Livres anciens : L E S G R A N D S A V E N T U R I E R S A T R A V E R S LE M O N D E ...
Retour à la notice complète


L E S G R A N D S
A V E N T U R I E R S A T R A V E R S LE M O N D E
LES R O B I N S O N S
DE LA G U Y A N E

P A R I S . — I M P R I M E R I E L A R O U S S E
1 9 , R U E M O N T P A R N A S S E

LOUIS B O U S S E N A R D
LES G R A N D S
A V E N T U R I E R S
A T R A V E R S LE M O N D E
L E S
ROBINSONS DE LA GUYANE
P A R I S
E . G I R A R D E T A . B O I T T E
4 2 , R U E D E L ' É C H I Q U I E R , 42
Tous droits réservés.


L E S
C H A P I T R E P R E M I E R
Un orage sous l'équateur. — L'appel des forçats. — Trop de zèle 1 — Aux armes! — L'éva-
sion. — Les « Meurt-de-faim ». — Les chasseurs d'hommes. — Il y a fagot et fagot. -
Entre chiens. — La forêt vierge la nuit. — La proie et l'ombre. — Tigre moucheté et tigre
blanc.
— Mauvais coup de fusil, mais superbe coup de sabre. — Vengeance d'un noble
cœur. — Le pardon. — Libre 1...
Les arbres géants de la forêt équatoriale se tordaient sous la rafale. Le ton-
nerre grondait furieusement. Les éclats de la foudre, simultanément sonores
ou étouffés, brefs ou prolongés, secs ou crépitants, bizarres parfois, terribles
toujours, semblaient se confondre en une seule et interminable détonation.
Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, s'étalait, à perte de vue, au ras des cimes
une immense nuée noirâtre, bordée d'une sinistre bande cuivrée. Des éclairs
1

s
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
aveuglants, affectant toutes les formes et toutes les couleurs, mêlés dans une
colossale fulguration, s'en échappaient comme d'un cratère renversé.
De ces vapeurs trop lourdes qu'un implacable soleil avait fait surgir d'inson-
dables marais et de solitudes inexplorées, roulaient de véritables trombes.
Ce que nous nommons en Europe des gouttes de pluie, semblait de larges
coulées de métal en fusion, à travers lesquelles se réflétaient étrangement les
éclairs.
Les feuilles tombaient, hachées comme par un ouragan de grêle, mieux
encore, comme par des millions de jets de pompes à vapeur.
De temps en temps, un acajou énorme, l'orgueil de la forêt vierge, s'abat-
tait lourdement ; une ébène verte, au tronc élevé de plus de quarante mètres
aussi dur que le fer, voltigeait comme une paille ; un cèdre séculaire, que
quatre hommes n'eussent pu entourer de leurs bras, éclatait, ainsi qu'une
planchette de sapin, un simarouba, un boco, ou un angélique, dont les cîmes
trouaient la nue, roulaient, fracassés les premiers.
Ces géants, reliés ensemble par d'inextricables lianes, et dont les maîtresses
branches disparaissaient sous des orchidées, des broméliacées ou des aroïdées
en pleine floraison, oscillaient, puis s'écroulaient sous la même poussée. Des
milliers de pétales rouges coulaient à travers les herbes : on eut dit des gouttes
de sang arrachées aux flancs des colosses foudroyés.
Les animaux affolés, se taisaient. Seule, mugissait la grande voix de l'ou-
ragan, qui atteignait alors une invraisemblable intensité.
Cette formidable symphonie de la nature, qu'on eut dit orchestrée par le
génie des tempêtes, et exécutée par un chœur de Titans, remplissait l'immense
vallée du Maroni, le grand fleuve de la Guyane française.
La nuit s'était faite tout à coup, avec cette rapidité particulière aux zones
équatoriales que le soleil éclaire sans a u r o r e , et d'où il disparaît sans cré-
puscule.
Quiconque n'eût pas été familiarisé de longue date avec ces terribles convul-
sions, fût resté passablement étonné, à la vue d'une centaine d'hommes de tout
âge, et de nationalités différentes, qui, debout, rangés sur quatre files, se
tenaient sous un vaste hangar, silencieux, impassibles, le chapeau à la main,
La toiture, en feuilles de « waïe » , semblait à chaque instant près de s'en-
voler. Les poteaux en « grignon » tremblaient dans leurs alvéoles, les quatre
falots, accrochés aux quatre angles paraissaient au moment de s'éteindre.
La physionomie des inconnus, Arabes, Indiens, Noirs ou Européens, con-
lervait quand même cette impression de morne impassibilité.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
3
Tous étaient pieds nus, vêtus d'un pantalon et d'une blouse de toile grise
au dos de laquelle se voyaient deux grandes lettres noires séparées par une
ancre, C.—P.
A travers les quatre files, circulait lentement un homme de taille moyenne,
aux épaules démesurément larges, à la figure brutale, que coupait une grosse
moustache brune, aux longues pointes cosmétiquées. Des yeux gris-bleu, sans
regard, ou plutôt qui voyaient sans regarder, donnaient à cette physionomie
une inquiétante expression de ruse et de duplicité.
L'homme, vêtu d'une vareuse de drap gros-bleu, au collet rabattu, entouré
d'un galon d'argent, portait sur chacune de ses manches, deux galons égale-
ment en argent. Un sabre-briquet, dans le ceinturon duquel était passé un pis-
tolet d'arçon, lui battait les mollets. Il tenait enfin à la main un solide gourdin
avec lequel il exécutait de temps à autre, d'un air satisfait, un moulinet, dont
la correction indiquait une science approfondie de l'art du bâtonniste.
Il inventoriait, de la cime à la base, tout en s'éventant avec la visière de
son képi, de la même étoffe que la vareuse, chacun des hommes qui répon-
dait à l'appel de son nom.
Cet appel était fait par un homme vêtu du même uniforme, qui se tenait
en avant du premier rang, et dont le physique formait avec celui de son com-
pagnon un contraste frappant.
Ce dernier, grand, mince, bien bâti pourtant, était porteur d'une physio-
nomie tout d'abord sympathique. Détail particulier : il n'avait pas de bâton
Il portait un petit carnet sur lequel étaient inscrits des noms.
Il appelait à haute voix, et s'interrompait souvent, tant était assourdissant,
le bruit de la tempête.
— Abdallah !...
— Présent !...
— Mingra samy !...
— Présent !... répondit d'une voix rauque un Hindou, qui grelottait, en dépit
de la température suffocante.
— Encore un qui a la danse de Saint-Guy... grommela l'homme aux mous-
taches cirées... Ça prétend avoir la fièvre. Attends un peu... mon drôle... J e
vais te faire danser avec mon éventail à bourrique !
— Simonin !...
— P r é s e n t ! . . . articula faiblement un Européen à la face livide, aux joues
creuses, et qui pouvait à peine se tenir debout.
— Mais réponds donc plus haut... animal

*
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Et le bruit sourd d'un coup de bâton résonna sur les épaules du pauvre
diable, qui plia et poussa un hurlement de douleur.
— Là !... Je savais bien que la voix lui reviendrait... Le voilà qui chante
maintenant comme un singe rouge.
— Romulus !...
— Présent !... cria d'une voix de stentor un nègre d'une taille colossale
en montrant une double rangée de dents dont un crocodile eût été jaloux.
— Robin !...
Pas de réponse.
— Robin !..., répéta celui qui faisait l'appel.
— Mais réponds donc !... canaille, hurla le porteur du bâton.
Rien. Un vague murmure circula sur les quatre rangs.
— Silence !... tas de chiens... Le premier qui abandonne sa place ou qui
dit un mot, je lui brûle la g , termina-t-il en armant son pistolet.
Il y eut quelques secondes d'accalmie pendant lesquelles le tonnerre se tut.
— Aux armes !... Aux armes !... cria-t-on dans le lointain.
Puis un coup de feu...
— Mille millions de tonnerre !... nous sommes dans de jolis draps. Voilà
bien sûr Robin évadé et c'est un politique ! Que j e crève à l'instant, si j e ne
tire pas du coup mes trois mois de clou.
Le « déporté » Robin fut porté manquant, et l'appel se termina sans autre
incident.
Nous disons déporté et non transporté ; la première de ces deux appellations
étant réservée aux hommes accusés de délit politique, la seconde servant à
désigner les criminels de droit commun. C'est, en somme, l'unique et plato-
nique différence établie entre eux par ceux qui les ont expédiés dans cet
enfer et ceux qui les gardent. Travaux identiques, nourriture, vêtements et
régime analogues. Les déportés et les transportés, confondus dans une horrible
promiscuité, reçoivent avec une égale surabondance jusqu'aux coups de
trique du garde-chiourme Benoît, lequel n'a — on a pu le constater — de
Benoît que le nom.
Nous sommes, avons-nous dit, en Guyane française, sur la rive droite du
Maroni qui sépare notre colonie de la Guyane hollandaise.
La colonie pénitentiaire où se passe présentement — février 185., — le pro-
logue du drame auquel nous allons assister, se nomme Saint-Laurent. Elle
est de fondation toute récente. C'est une succursale de celle de Cayenne. Les
forçats, encore peu nombreux, ne sont guère que cinq cents. Le lieu est mal-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANK
5
sain, les fièvres paludéennes y sont fréquentes, et les travaux de défrichement
écrasants.
Le surveillant Benoit — c'est le nom qu'on donne maintenant aux anciens
garde-chiourme des bagnes européens — accompagna sa brigade au caserne-
ment. Il avait l'oreille basse, le digne argousin, et la face déconfite d'un renard
pris au piège. Son gourdin n'évoluait plus au bout de son poignet robuste.
Les pointes de ses moustaches pendaient tristement sous l'averse, et la visière
de son képi n'avait plus cette conquérante inclinaison à quarante cinq degrés.
C'est que l'évadé était un « politique », un homme de haute intelligence,
d'énergie et d'action. Sa fuite devait être désastreuse pour le gardien auquel
la sollicitude du gouvernement l'avait confié.
Ah ! s'il eût été un vulgaire assassin, ou même un simple faussaire, Benoît
s'en fut soucié comme d'un verre de tafia.
Les hommes, ravis de cet incident qui désespérait leur chef, dissimulaient
mal la joie que leurs yeux reflétaient en dépit d'eux-mêmes. C'était, d'ailleurs,
la seule protestation qu'ils pussent élever contre les actes de brutalité dont ce
trop zélé serviteur se rendait coupable.
Ils s'allongèrent sur leurs hamacs, tendus entre deux madriers et s'endor-
mirent bientôt de ce sommeil que procure, à défaut d'une conscience tranquille,
un labeur écrasant.
Benoît, plus décontenancé que jamais, s'en alla, sans même se préoccuper
de la pluie torrentielle et des hurlements de la foudre, rendre l'appel au com-
mandant supérieur du pénitencier.
Celui-ci, déjà mis au courant de la situation par le coup de feu et l'appel aux
armes de la sentinelle, prenait avec cálmeles mesures qu'il croyait nécessaires
pour opérer les recherches.
Non pas qu'il espérât retrouver le fugitif, mais c'est la règle. Il comptait
bien plutôt sur la faim, cet implacable ennemi de tout homme isolé dans l'in-
terminable forêt. En effet, si les évasions étaient nombreuses, la famine rame-
nait invariablement tous ceux qu'avait entraînés le fol espoir de la liberté.
Trop heureux, quand, les entrailles tordues par la faim, ils pouvaient éviter
la dent des reptiles, la griffe des fauves, ou l'aiguillon souvent mortel des
insectes.
Quand il apprit pourtant le nom de l'évadé, le commandant, qui connaissait
son énergie et qui avait su apprécier son caractère, sentit diminuer sa con-
fiance.

6
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Iî ne reviendra pas, murmura-t-il. C'est un homme perdu.
— Commandant, dit Benoît, espérant qu'un peu de zèle détournerait de sa
tête la menace d'une juste punition, j e vous le ramènerai mort ou vif... Je m'en
charge. Il me le faut.
— « Mort » est de trop..., vous m'entendez, riposta sèchement le comman-
dant, homme très équitable, très ferme aussi, et qui savait rendre compatibles
ses terribles fonctions avec l'humanité.
« J'ai dû souvent refréner votre brutalité. J'ai formellement interdit les
voies de fait... vous savez ce que j e veux dire. Tenez-vous pour une dernière
fois averti.
« Tâchez de ramener le fugitif, si vous voulez éviter le conseil de discipline,
et vous en tenir aux huit jours de prison que j e vous inflige à dater du moment
de votre retour.
« Allez 1... »
Le surveillant salua brusquement et partit en expectorant un? série de
jurons à faire rougir encore le ciel en feu.
— Oui, j e le ramènerai, la canaille 1... J'étais fou 1... mort ou vif î... Halte-
là. C'est bel et bien vivant qu'il me le faut. Une balle à travers les côtelettes...
Allons donc, ce serait trop doux pour une pareille vermine. Je veux le tenir
encore sous mon bâton... Et, sang Dieu, je veux qu'il y crève !
« Allons, au trot 1 »
Le surveillant regagna la case que ses collègues habitaient en commun,
empila quelques provisions dans un havre-sac, se munit d'une boussole, d'un
sabre d'abatis, passa un fusil de chasse en bandoulière sur son épaule et
s'apprêta à partir.
Il était à peine sept heures du soir. Depuis trois quarts d'heure environ l'éva-
sion de Robin était signalée.
Benoît, qui était surveillant chef, commandait le poste; il s'adjoignit trois
autres surveillants, qui s'équipèrent sans mot dire.
— Voyons, Benoît, dit un de ceux qui restaient de garde, celui-là même
qui faisait en même temps que lui l'appel, tu ne penses pas à partir par un tel
temps et à pareille heure.
« Attends au moins la fin de l'orage. Robin ne peut être bien loin, et
demain...
— Je fais ce qui me plaît, riposta-t-il brutalement, je commande seul ici et
je ne te demande pas ton avis.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
7
« Et d'ailleurs, mon animal va essayer de franchir le Maroni, afin de se réfu-
gier chez les Arouagues ou les Galibis. Il va suivre la rive. Je vais le pincer
avant qu'il ait pu construire un radeau.
« Pardieu ! Je devine son plan. C'est bête comme tout. D'autant plus que
j ' a i vu rôder avant hier quelques-uns de ces sales Peaux-Rouges près de l'abatis
du Nord...
« Attendez un peu, mes gaillards, vous allez avoir prochainement de mes
nouvelles.
« N'est-ce pas, Fagot, que nous allons leur parler du pays. »
A ce nom de Fagot, un chien barbet, à figure hargneuse, aux poils hérissés,
aux pattes courtaudes, à l'œil intelligent, sortit en s'étirant de dessous une
table grossièrement équarrie.
Fagot signifie « forçat » dans l'argot des bagnes, et Benoît avait trouvé ingé-
nieux de donner ce nom au chien, qui partageait, à l'endroit des transportés,
toute l'animadversion de son maître.
Phénomène assez original et pourtant facilement explicable, les chiens des
forçats haïssent non seulement leurs congénères appartenant à des hommes
libres, mais ils accueillent ces derniers par des aboiements significatifs.
Tel est le genre d'éducation que leur donnent leurs maîtres, telle est aussi
l'intelligence de ces animaux de race indienne, aux oreilles droites, au museau
pointu, à l'œil vif, à l'odorat infaillible, que le passage d'un blanc ou d'un
noir libre, est toujours annoncé par eux.
Réciproquement aussi, les chiens des fonctionnaires éventent le forçat à
d'incroyables distances, et signalent à qui de droit sa présence par des cris
véritablement sauvages.
Bien plus, quand ces chiens de même race se rencontrent, il ne leur est pas
besoin d'un temps bien long pour se reconnaître. Sans aucun de ces prélimi-
naires habituels aux représentants de l'espèce canine, ils se précipitent l'un
sur l'autre, ou plutôt, le chien libre attaque l'autre avec furie. Ce dernier, qui
s'avançait, la queue basse, en rasant les buissons et les cases, avec l'allure
familière à son maître, se retourne, une lutte terrible s'engage, et ce n'est pas
toujours l'assaillant qui a le dessus.
Benoît, qu'un séjour assez long en Guyane avait familiarisé avec le pays, était
devenu un excellent chercheur de pistes. Aidé de son compagnon à quatre
pattes, il eût pu rivaliser avec les plus habiles « rastréadores » de la Plata.
Il emmena Fagot au casernement, décrocha le hamac du fugitif, le lui fit
humer à plusieurs reprises en claquant de la langue, comme les chasseurs.

s
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
— Cherche!... Fagot!... Cherche!... à moi!... à moi, mon chien!
L'animal flaira le tissu, aspira fortement l'air, frétilla de la queue, j a p p a ,
comme pour d i r e : « J'ai compris... » et s'élança au dehors.
— Fichu temps, et véritable temps d'évasion, grommela un des trois sur-
veillants, trempé jusqu'aux os par l'averse, avant même d'avoir fait dix mètres ;
du diable si nous allons jamais retrouver notre homme.
— Oui, renchérit un autre, il ne manquerait plus que de mettre le pied sur
un serpent grage, ou de nous envaser dans une savane tremblante.
— Avec ça, dit le troisième, que son chien pourra sentir l'évadé. Il y a
beau temps que la pluie a lavé toute trace et enlevé toute odeur. Robin ne pou-
vait véritablement mieux choisir son moment.
— Allons, vous autres, en avant! Vous entendez, il ne s'agit pas de s'amuser
à la moutarde. Dans un quart d'heure à peine, l'orage sera dissipé. La lune
brillera, on y verra comme en plein j o u r ; suivons la rive du M a r o n i , et, au
petit bonheur!
Les quatre hommes, précédés du chien, s'avancèrent sans bruit, en file
indienne, dans un petit sentier à peine frayé au milieu des broussailles et qui
devait s'étendre assez loin vers le haut du fleuve.
La chasse à l'homme était commencée.
Au moment où les forçats se rendaient sur deux rangs à l'appel, la senti-
nelle en faction près du bâtiment avait distinctement vu, à la lueur d'un éclair,
un homme quitter les rangs et s'enfuir à toutes jambes.
Il n'y avait pas d'erreur possible. Le fugitif portait la lugubre livrée du bagne.
Le soldat n'hésita pas. Les ordres étaient formels. Il arma précipitamment son
fusil, et fit feu sans avoir même crié : « Qui-vive?... »
En dépit des fulgurations dont le flamboiement continu lui permettait de
voir distinctement, il manqua son homme le plus naturellement du monde.
Celui-ci entendit siffler la balle, détala de plus belle et s'enfonça dans les
broussailles. Il disparut au moment où les soldats du poste accouraient en
armes.
Sans se préoccuper en aucune façon de la pluie, du vent et de la foudre, il
s'avança en plein bois avec l'assurance d'un homme auquel sont familiers les
moindres accidents de terrain. Il s'orienta à la lueur des éclairs, obliqua sur
la gauche, en tournant le dos au pénitencier, et en laissant par conséquent le
fleuve à sa droite.
Il suivait une imperceptible trace, précédemment ouverte dans l'épaisse

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
9
Tout en avançant, avec d'infinies précautions. (Pajre 13.)
muraille de verdure. Après une demi-heure de marche précipitée, il arriva à
une vaste clairière jonchée d'arbres renversés par la main de l'homme, et dont
les troncs épars étaient déjà en partie débités à la scie.
, C'était un des chantiers exploités p a r la transportation. A quelques pas à
peine de la zone défrichée s'élevait, à un mètre environ, un tronc énorme
abattu à cette hauteur suivant l'habitude des pionniers guyanais.
2

1 0
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Le fugitif s'arrêta près de ce tronc, le tâta, car les éclairs devenant plus
rares, ses yeux ne pouvaient plus distinguer quelque signe de reconnaissance.
— C'est bien ici, dit-il à voix basse, en mettant la main sur un morceau de
bois taillé en épieu et laissé là comme par mégarde.
Il saisit l'épieu, et opéra au pied du tronc mutilé une fouille rapide. La terre
friable, et remuée sans doute peu de temps auparavant, s'excava rapidement.
La pointe de bois, presque aussi dure que le fer, rencontra un corps résistant
qui rendit un son métallique.
L'inconnu retira sans effort une de ces boîtes de fer-blanc dans lesquelles on
enferme le biscuit de mer, et pouvant avoir quarante centimètres sur toutes
ses faces.
Une liane longue et flexible en faisait plusieurs fois le tour, et laissait
dépasser sur l'un des côtés deux larges boucles figurant assez bien les bretelles
d'un havre-sac. Il l'assujettit sur ses épaules, relira du fond du trou un sabre
d'abatis à poignée de bois cerclée de fils de laiton, à lame courte et légère-
ment recourbée, saisit son épieu de la main gauche et resta quelques minutes
appuyé le long du tronc.
Puis, sa haute silhouette se redressa fièrement.
— Enfin ! dit-il. Je suis libre I libre comme les fauves avec lesquels je vais
habiter. A moi comme à eux les grands bois et leurs terribles solitudes I
« Mieux vaut le reptile qui enlace, le tigre qui déchire, le soleil qui affole, la
fièvre qui ronge, la faim qui tue. Mieux vaut la mort sous tous ses aspects,
que la vie du bagne. Enfer pour enfer, celui où je puis mourir libre n'est-il
pas préférable I
« Qu'ils viennent donc maintenant me disputer ce lambeau de liberté! ter-
mina-t-il avec un indescriptible accent d'implacable énergie. »
Le surveillant chef ne s'était pas trompé dans ses prévisions relatives à
l'orage. Les convulsions de la nature équatoriale sont formidables, mais
passagères. Une demi-heure ne s'était pas écoulée, que les nuages étaient
envolés bien loin. La lune émergeait lentement de l'opaque rideau de fron-
daisons bordant le fleuve, son disque brillait d'un éclat inconnu dans les
latitudes européennes et faisait scintiller les vagues encore agitées, ainsi que
les feuilles emperlées des dernières gouttes de pluie. De place en place, un
rayon bleuâtre, d'une douceur infinie, trouait l'épaisse voûte de feuillages, et
glissait entre les troncs immenses, s'élançant d'un inextricable fouillis de
feuilles et de fleurs, comme les colonnes d'une cathédrale sans fin.
L'évadé n'était pas insensible à ce réveil de la nature, mais le temps pressait.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
H
Il fallait, pour compléter son œuvre de libération, s'enfuir au plus vite, et
mettre entre lui et ses ennemis une infranchissable barrière.
Il s'arracha brusquement à la muette contemplation qui avait, pendant
quelques minutes, succédé à son monologue, prit une nouvelle orientation et
se remit en marche.
Robin, depuis qu'il était au pénitentier du Maroni, avait vu s'accomplir
plusieurs évasions. Aucune n'avait réussi. Ceux qui les avaient tentées avaient
été repris par les surveillants, ou rendus par les autorités hollandaises, ou
étaient morts de faim. Quelques-uns, préférant à cet épouvantable épilogue
d'une tentative trop hasardeuse le régime du b a g n e , étaient revenus, agoni-
sants, se constituer prisonniers.
Ils savaient que les conseils de guerre leur imposeraient fatalement de deux
à cinq ans de double chaîne. Qu'importe! ils revenaient quand même, tant est
profondément invétéré chez l'homme l'amour de la vie, quelque misérable
qu'elle pût être.
Pour notre héros, il avait jadis fait bon marché de son existence, qu'il avait
sans hésiter consacrée au triomphe d'une idée ; peu lui importait la mort.
Il éviterait avec soin la rencontre des Hollandais. C'était facile. Il n'avait qu'à
rester sur la rive droite du fleuve. La faim, il était homme à la braver. Sa
vigueur athlétique et son indomptable énergie lui permettraient de tenir
longtemps. S'il succombait... Eh bien! il ne serait pas le premier dont on
retrouverait le squelette, nettoyé par les fourmis-manioc comme une pièce
anatomique.
Et d'ailleurs, il ne voulait pas mourir. Oh! non. Il était époux et père, ce
vaillant que l'effroyable labeur du bagne n'avait pu a b a t t r e , que la misère
n'avait pu dompter, dont la chiourme n'avait jamais fait baisser les yeux.
Il voulait vivre pour les siens. Et quand un homme de cette trempe dit :
« Je veux ! » Il peut.
Restait l'hypothèse d'une poursuite bien dirigée, et à laquelle les plus fins
limiers du pénitencier ne manqueraient pas de consacrer toutes leurs fa-
cultés.
Eh bien ! soit. Puisqu'il était gibier, à lui de dépister les chasseurs. Il fallait
d ' a b o r d , autant que possible, imprimer à leurs recherches une fausse direc-
tion.
— Ils sont déjà à mes trousses, dit-il à part lui. La pensée que j e veux
gagner les établissements hollandais va tout naturellement leur venir. Laissons
leur cette illusion, ou plutôt entretenons-la chez eux.

12 L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
« Construisons tout d'abord un radeau. »
Il dit, fit aussitôt volte-face et se dirigea séance tenante vers le fleuve dont
il entendait gronder les eaux sur sa droite.
— Bon, dit-il, les Roches-Bleues sur lesquelles le flot se brise. A un kilo-
mètre en amont, je trouverai mes matériaux.
Sans faire plus de bruit qu'un Peau-Rouge suivant le sentier de la guerre ou
poursuivant un gibier, il piqua droit au rivage, dont il était séparé p a r trois
quarts d'heure à peine de marche.
La réalisation de ce plan nécessitait une adresse et une audace incroyables.
Robin se savait poursuivi. Il n'ignorait pas que ceux qui le cherchaient sui-
vraient fatalement le Maroni, soit en a m o n t , soit en aval de Saint-Laurent. De
deux choses l'une : ou les chercheurs de piste auraient dépassé le point où il
comptait fabriquer son r a d e a u , ou ils ne l'auraient pas encore atteint. Dans le
premier cas, il ne courait aucune inquiétude, dans le second, il saurait bien se
tapir dans les herbes aquatiques et éviter le regard de ses ennemis, si perçant
qu'il fût. Quant au séjour plus ou moins prolongé dans l'eau, en compagnie
des requins d'eau douce, des « piraïes », des anguilles électriques ou des raies
épineuses, il n'y pensait même pas. C'était pour lui de simples incidents.
Il ne put tout d'abord savoir laquelle de ses deux suppositions était réalisée.
Mais comme il ne vit ni n'entendit rien de suspect au moment où il atteignit la
berge, il mit sans tarder son projet à exécution. Aviser deux longues gaulettes
de bois-canon, blanches et lisses comme des barres d'argent, les faucher de
deux coups de revers fut pour lui l'affaire d'un moment.
Puis, il entra résolument dans l'eau et pénétra jusqu'aux aisselles dans un
immense bosquet aquatique, composé d'une variété « d'arums », appelés ici
« moucoumoucou », et qui croissaient à profusion dans le lit du fleuve. Ces
plantes, terminées p a r un sphathe d'un beau vert, sont extrêmement légères,
se coupent aussi facilement que la moelle de sureau, tout en possédant une
écorce leur donnant une assez grande consistance.
Il choisit une trentaine de belles tiges longues de plus de deux m è t r e s , les
abattit sans bruit, en évitant tout contact avec la liqueur corrosive qui en
découle, les entre-croisa aux deux bouts dans chacune de ses gaulettes de
bois-canon, de façon à former une sorte de palissade analogue à celles qui
servent de clôture aux jardins.
Il avait de la sorte une plate-forme de deux mètres environ de côté, flottant
admirablement, insuffisante à la vérité pour porter le poids d'un homme,
mais devant parfaitement remplir le but qu'il se proposait.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
13
Cela fait, il se dépouilla de sa blouse de toile, la bourra de feuilles, de façon
à figurer tant bien que mal un homme accroupi, mit dans les bras de son
mannequin une tige représentant une p a g a y e , et poussa son esquif hors du
champ de verdure.
La marée, qui se fait sentir à plus de quatre-vingts kilomètres de l'embou-
chure de l'énorme cours d'eau, montait. Le radeau fut saisi par le courant,
qui l'entraîna lentement en lui imprimant un léger mouvement giratoire, vers
le côté d'amont, mais en l'éloignant peu à peu vers la rive hollandaise.
— C'est parfait, dit le fugitif. Je ne serais pas étonné que d'ici un quart
d'heure au plus, mes gaillards, lâchant la proie pour l'ombre, ne se mettent à
la poursuite de ce semblant d'embarcation.
Le fugitif, estimant alors que le meilleur procédé pour se cacher était, aussi
bien en plein pays sauvage, que dans les villes, de suivre les voies fréquentées,
prit sans plus de souci le petit chemin frayé, sur lequel devaient indubitable-
ment marcher ceux qui étaient à sa poursuite.
Quant à pénétrer en plein bois, il n'y fallait pas penser. La forêt pouvait
être un lieu de refuge, mais il était impossible à pareille heure de s'y frayer
un passage.
Tout en avançant avec d'infinies précautions, et en faisant d'inimaginables
efforts pour ne pas troubler le silence de la nuit, Robin s'arrêtait de temps en
temps, et tâchait de percevoir un bruit étranger au multiple murmure s'échap-
pant de cet océan de verdure.
Rien!... rien que le crépitement des dernières gouttes sur les feuilles miroi-
tantes, que le mystérieux glissement des reptiles dans les herbes, que la marche
silencieuse des insectes dans les tiges, ou l'imperceptible froufrou des ailes
d'un oiseau mouillé.
Il marchait toujours sous les voûtes sombres à peine bleuies [par la lune, à
travers des essaims de mouches à feu, zébrant les ténèbres d'inoffensifs éclairs.
Il arriva bientôt à une crique large de près de cinquante mètres, et qui porte
le nom de crique Balété. Il s'attendait effectivement à rencontrer ce cours
d'eau, tributaire du Maroni, et qu'il fallait au plus vite interposer entre lui et
ses ennemis.
Pour un nageur de sa force, franchir cette rivière, profonde de cinq mètres
à son embouchure, n'était qu'un jeu.
Avant d'opérer sa traversée, il s'arrêta, reprit haleine, et inspecta le rivage
avec plus d'attention que jamais. Bien lui en p r i t , car un chuchottement de

14
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
voix qui lui parvint distinctement, tant est grande la sonorité des nuits équa-
toriales, le cloua net au sol :
— Mais si,,.. je t'assure que c'est un radeau.
— Je ne vois rien.
— Tiens, là... en face... à cent mètres du rivage. Tu vois bien, cette tache
noire. Il y a un homme dessus. Je l'aperçois distinctement.
— Tu as raison.
— Un radeau , un homme dessus. Oui. Mais il remonte.
— Parbleu, c'est le moment du montant. Il va être pris par un tourbillon
et drossé à la côte hollandaise.
— Ah ! mais non. Pas de bêtises, nous ne nous sommes pas dérangés pour
rien.
— Si je lui criais de rallier la côte?
— Imbécile! Ahl si c'était un « fagot » de droit c o m m u n , je ne dis pas. La
peur d'attraper un lingot de plomb, le ferait rappliquer. Mais un politique !..-
Jamais.
— Ça, c'est vrai. Robin surtout.
— Un rude h o m m e , tout de même. t
— Oui, mais un rude homme qu'il faut pincer.
— Si seulement Benoît était là !
— A h ! bien oui. Benoît s'est emballé. Il a traversé la crique dans le b a c ,
et maintenant il est au diable, en avant.
— Alors, feu sur le radeau !
— C'est dommage. Moi, j e n'en ai jamais voulu à :Robin, qui était bien le
meilleur et le plus doux des hommes.
— E h ! oui, c'est toujours comme ça. Pauvre diable ! Nous allons lui casse.»1
la figure, et ce sont les aïmaras qui le mangeront.
— Feu donc !...
Et trois sillons rapides de lumière blafarde surgirent simultanément. Trois
détonations éclatèrent sourdement, faisant envoler effarés tout un clan de
perroquets.
— Que nous sommes bêtes ! Nous usons nos cartouches pour r i e n , quand il
y a un moyen si facile de crocher le radeau.
— Comment cela?
— C'est tout simple. Le canot dont s'est servi Benoît pour franchir la crique
est amarré de l'autre côté. Je vais me mettre à l'eau, saisir la liane qui relie

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
15
les deux rives et sert au passage du bac, ! traverser la rivière, revenir VOUS
prendre dans l'embarcation... puis nous recommencerons la chasse.
— ... Et nous la terminerons fructueusement.
Ce qui fut dit fut séance tenante accompli, et les trois hommes, pagayant
avec fureur, descendirent la crique Balété et s'élancèrent sur le Maroni.
Robin, impassible, avait tout entendu. Décidément, la chance était pour lui.
La pirogue était à peine disparue qu'il saisit à son tour la liane, la trancha
d'un coup de sabre, et se mit à l'eau en l'empoignant d'une main.
L'amarre végétale, au bout de laquelle il flottait, sollicitée par le courant,
décrivit le quart d'un cercle dont le centre était l'autre point d'attache, situé
sur la rive opposée. Cette évolution s'accomplit sans bruit, sans fatigue surtout,
et sans même troubler la surface de l'eau.
Dix minutes après, le fugitif était de l'autre côté. Sans commettre la même
faute que les surveillants qui avaient laissé subsister ce moyen de communica-
tion , il coupa la liane, qui s'enfonça aussitôt.
— Ah ! se dit-il, c'est Benoît qui me poursuit, Benoît est en avant. Parfait.
Jusqu'à présent, j ' a i suivi les chasseurs. Cette manœuvre a parfaitement réussi.
Continuons.
Tout en m a r c h a n t , il tira de sa boîte de fer-blanc un biscuit qu'il grignotta,
avala ensuite une gorgée de tafia; puis, réconforté par ce repas de Spartiate, il
accéléra encore sa marche.
Les heures succédaient aux heures. La lune avait accompli sa course. Bientôt
le soleil allait tordre sa rutilante chevelure. La forêt tout entière semblait
s'éveiller.
Au roucoulement plaintif des « tocros », au nasonnement monotone des
« agamis » , au rire strident du « moqueur » se mêlèrent tout à coup les aboie-
ments brefs et saccadés d'un chien qui empaume une voie.
— C'est un Indien qui chasse, ou le surveillant, pensa Robin. Mauvaise
rencontre. Le Peau-Rouge voudra gagner la prime. Quant au surveillant I...
« Bah ! c'était prévu. J'en fais mon affaire. »
Le bois s'éclaircissait rapidement. Les a r b r e s , de plus en plus élevés, mais
plus rares, appartenaient aux familles qui préfèrent le voisinage des lieux
humides. Les « pinots », dont la présence indique des marais desséchés, appelés
pinotières, dressaient majestueusement leur panache vert tendre.
Robin allait déboucher dans la clairière, quand brusquement le j o u r se lit. Il
n'eut que le temps de se jeter derrière un cèdre énorme, afin de ne pas être sur-
pris par cette brutale invasion de l'air et de la lumière.

16 L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
Les aboiements se rapprochaient. Le fugitif assura son épieu dans sa main,
et attendit.
Une minute s'écoula, puis un gracieux animal, de la grosseur d'un chevreuil
daguet, à la robe couleur cannelle, passa près de lui comme un trait de
lumière.
C'était un « kariakou », le chevreuil de la Guyane.
Au même m o m e n t , et à moins de vingt mètres du point où se tenait Robin,
eut lieu comme un subit écroulement d'une chose formidable. Cela quitta la
maîtresse branche d'un « boco », et s'abattit, mais une dizaine de secondes trop
tard, sur le kariakou, qui disparut.
C'était un jaguar énorme, qui, entendant un chien chasser, s'était mis à l'affût
du gibier, dont il comptait bien faire son profit.
L'homme ne poussa pas un c r i , ne donna aucun signe d'émotion, et resta
immobile. Le monstre, à sa v u e , eut comme un mouvement de recul. Mais,
comme il était lancé avec l'irrésistible vitesse d'un projectile, il ne put arrêter
son élan.
Surpris d'autre part à l'aspect de Robin, et intimidé peut-être p a r son attitude
résolue, il bondit une seconde fois, passa trois mètres au-dessus de sa tête, et,
s'accrochant des griffes au tronc le long duquel i l était appuyé, s'aplatit sur
une b r a n c h e , l'œil en feu, les moustaches hérissées, le muffle plissé, en
grondant sourdement.
l e s yeux rivés à ceux du terrible félin, l'épieu à la main, les muscles tendus,
l'homme attendait l'attaque. Un bruit de branches froissées lui fit un instant
tourner la tête.
Il aperçut à cinq pas un canon de fusil braqué sur lui... Une voix furieuse
lui envoyait en même temps ce brutal ultimatum :
— Rends-toi !... ou tu es mort !
Un sourire dédaigneux crispa sa lèvre en reconnaissant Benoît, le surveillant-
chef. L'outrecuidance de cet argousin, qui employait des formules surannées
de mélodrame, lui parut une chose bouffonne, surtout en présence du félir
dont les dents craquaient, et qui pétrissait sous ses ongles ainsi que du papier,
l'écorce dure comme du fer.
Il ramena ses yeux sur ceux du jaguar, lentement, à la façon d'un domp-
teur dont chaque mouvement est calculé, et en évitant ces soubresauts précur-
seurs d'une catastrophe.
L'animal, les paupières plissées, la pupille contractée en forme d'I, subissait
une sorte d'influence magnétique.

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
17
Et n'avaient plus laissé que leurs os! (Page 23.)
Le surveillant, les deux bras emmanchés à son arme, dans la posture d'un
Guillaume-Tell enluminé à Epinal, était grotesque.
— Eh bienl canaille... Tu ne réponds pas?
On entendit un de ces miaulements énormes familier? aux tigres, et qui
passant par leurs gorges ardentes se transforment en rugissements.
— Ah!... fit-il, plus surpris qu'effrayé. Deux pour un... Au plus pressé...
3

18
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Benoît était brave, en somme; et d'ailleurs, quel homme, bien armé, fami-
liarisé avec le maniement du fusil, pourrait hésiter un seul moment, étant
données surtout les circonstances présentes.
Il ajusta froidement le j a g u a r et fit feu. La charge, composée de chevro-
tines, frôla la joue de la bête, lui fracassa l'épaule, puis, glissant le long de su
robe tachetée, faucha le poil et troua la peau en traçant des sillons san-
glants.
Blessure dangereuse, mortelle peut-être, mais insuffisante pour l'arrêter sur
place.
Le surveillant en fit la triste expérience. A peine la détonation avait-elle
éclaté, que l'animal s'élançait, en dépit de son horrible blessure, sur le mal-
heureux chasseur et l'abattait sous le choc.
Benoît sentit sa chair frissonner sous la griffe, il lui. sembla qu'un lambeau
de lui-même sien allait, arraché comme p a r un engrenage Il vit devant ses
yeux, à quelques centimètres, une énorme gueule béante, hérissée de crocs
formidables.
Machinalement il y jeta en quelque sorte son fusil. Les mâchoires se refer-
mèrent avec un bruit de cisailles sur la monture, qui fut broyée au ras des
batteries, à la couche.
Il se sentit perdu et n'appela pas à l'aide. A quoi bon, d'ailleurs. Il ferma les
yeux, attendant le coup mortel. Prompt comme la pensée, Robin, dont l'âme
généreuse ignorait la haine, bondit à son tour.
Il saisit à pleine main la queue du jaguar, imprima une secousse brutale et
tellement douloureuse, que celui-ci, plus furieux que jamais, tenta d'aban-
donner sa première victime afin de s'élancer sur l'être assez téméraire pour
l'oser braver avec une pareille audace.
Mais il avait à faire à forte partie. Le déporté avait lâché son épieu, et sa
main droite brandissait son sabre d'abatis. La lame, emmanchée à un bras de
fer, retomba et trancha net le col de la bête, ce col aussi gros que celui d'un
jeune taureau et tressé de muscles énormes. Deux longs jets de sang sur-
girent en pulsations rapides et jaillirent à deux mètres, s'épandant en pluie
rouge et écumeuse.
Le surveillant gisait sur le sol, la cuisse ouverte jusqu'à l'os ; son fusil en
deux morceaux lui était aussi inutile qu'un manche à balai.
La dépouille pantelante du fauve agité de convulsifs soubresauts le séparait
de l'évadé.
Celui-ci essuyait froidement sur les herbes sa lame sanglante. On eût dit qu'il

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
19
venait de faire une chose toute simple et qu'il n'avai ta u c u n e m e n t conscience
du tour de force qu'il venait d'accomplir.
Il y eût un long silence, interrompu seulement par la voix aiguë de Fagot,
qui aboyait rageusement à distance respectueuse.
— Eh bien! vas-y donc... C'est mon tour, dit enfin le surveillant... continue
la besogne de l'autre.
Robin, les bras croisés, immobile comme une statue de pierre, ne répondait
pas, ne semblait même pas entendre.
— Allons, pas tant de façons. Tue-moi et que ça finisse. A ta place, il y a
longtemps que ça serait fait.
Pas un mot.
— Ah! tu jouis de ton triomphe. L'autre a fait la moitié de l'ouvrage. Le
tigre moucheté a été l'auxiliaire du tigre blanc!...1
« Parbleu, il m'a mis... dans un... joli état... J'y vois trouble... mon cœur
s'en va... c'est fini... j e suis... f... fichu. »
Le sang ruisselait en nappe de la plaie béante, le blessé, déjà sans connais-
sance, pouvait succomber à une rapide hémorrhagie.
Robin, qui, en égorgeant le jaguar, avait obéi à un mouvement spontané,
inspiré en partie par l'instinct de la conservation, oublia les insultes et les
coups.
Il ne se souvint plus de l'enfer du bagne dont Benoît personnifiait la féroce
individualité. Plus de gourdin, plus de blasphèmes, plus de chiourme, plus
d'embûches ni de poursuites. Il ne vit plus qu'un h o m m e . . . un homme blessé
qui allait mourir.
Il manquait des éléments nécessaires à un pansement. Son expérience allait
lui en fournir aussitôt.
La « pinotière », ou savane desséchée, commençait à quelques mètres du lieu
où ce drame venait de s'accomplir. Le déporté s'élança, écarta les herbes, et
fouilla précipitamment l'épaisse couche d'humus, composée de détritus
végétaux.
Il atteignit en quelques minutes un gisement d'argile grisâtre et poisseuse.
Il en fit une masse grosse comme la tête et l'apporta près du blessé toujours
évanoui. Retirant alors une des manches de sa chemise, il la déchiqueta en
menus morceaux, prépara une sorte de charpie grossière, qu'il imbiba de
tafia et posa sur les lèvres de la plaie préalablement rapprochées.
1 Les nègres Bosh et Bonis, ainsi que les Peaux-Rouges, désignent sous le nom de « tigres
blancs » les forçats fugitifs d'origine européenne.

20
LES R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Il prit ensuite un peu de terre glaise qu'il pétrit et appliqua couche par
couche en enveloppant le membre blessé comme d'un manchon. Le sang, qui
transsudait à travers le linge, ne put traverser cette couche imperméable.
Cela fait, Robin enveloppa l'appareil entier de grosses feuilles fraîches et
les maintint solidement à l'aide de lianes.
L'horrible plaie s'étendant de la hanche au genou était réunie par première
intention, et s'il ne survenait pas de fièvre traumatique, le blessé devait guérir
aussi bien que s'il eût été pansé par le plus habile chirurgien.
Cette opération, accomplie avec une dextérité infinie, n'avait pas duré plus
d'un quart d'heure. Le sang commençait à revenir aux pommettes livides de
Benoît.
Il s'agita, respira longuement et m u r m u r a d'une voix sourde :
— A boire !
Robin cueillit une longue feuille de « waïe » la plia en cornet, courut la
remplir au trou d'où il venait d'extraire la terre glaise et qu'une eau limpide
commençait à envahir.
Il souleva la tête du blessé, qui but avidement et ouvrit enfin les yeux.
Dépeindre l'expression de stupeur que refléta son visage en reconnaissant
le forçat, serait impossible. Puis, la brute se réveillant tout d'abord en lui,
il essaya de se lever pour se mettre en état de défense, peut-être même pour
attaquer.
Une horrible douleur le terrassa. La vue du cadavre du j a g u a r acheva de le
rappeler à la réalité. Eh quoi! c'était bien là Robin, cet homme qu'il pour-
suivait d'une haine aveugle, et qui, après l'avoir arraché aux griffes mortelles
de l'animal, venait, dans un moment d'abnégation sublime, de panser sa plaie
et d'étancher sa soif!
Tout autre se fut incliné devant un tel acte d'abnégation. Il eût parlé des
exigences du devoir, de la consigne, il eut enfin tendu la main à l'homme et
lui eût dit : Merci.
Benoît blasphéma!
— Eh ! bien, tu sais, tu es ce qu'on pourrait appeler un drôle de corps.
Moi, à ta place, je n'en aurais fait ni une ni deux... Crac ! et puis, bonsoir. Plus
de Benoît. C'eût été un bon moyen de me faire payer mes coups de trique avec
les intérêts.
— Non! dit froidement le déporté. La vie humaine est chose sacrée... Et
d'ailleurs, n'y a-t-il pas mieux que la vengeance?
— Et quoi donc, s'il te plaît ?

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
21
— Le pardon !...
— Connais pas... Dans tous les cas, j e ne te dis pas : à charge de revanche,
car j'espère bien te pincer un j o u r ou l'autre.
— Comme il vous plaira. J'ai rempli un simple devoir d'humanité. Si plus
tard les hasards de la vie nous mettent face à face, je défendrai ma liberté.
« Je ne vous conseille pas d'y attenter.
« Un mot encore. Je ne vous demande pas de reconnaissance. Souvenez-vous
seulement que s'il y a là-bas des hommes justement frappés par la loi, il en est
d'autres qui sont innocents. N'abusez jamais de la force à l'égard des uns et des
autres. Cette loi que vous représentez met dans l'impossibilité de nuire, mais
elle ne martyrise pas.
« Adieu ! je vous pardonne tout le mal que vous m'avez fait.»
— Au revoir! Tu as eu tort, Robin, de me laisser en vie.
Le fugitif ne détourna même pas la tête. Il disparut dans l'épaisse forêt.

C H A P I T R E I I
Nature admirable, mais stérile. — La faim. — Onze squelettes. — Les forçats cannibales. —
Ce que c'était que le tigre blanc. — Un chou de trente kilos. — Le premier Peau-Rouge,
— Encore un ennemi. — Ingratitude et trahison. — Vendu pour un verre de tafia. —Tou-
jours seul. — Terrible chute. — Tête-à-tête d'un surveillant militaire mourant et d'un
jaguar décapité. — La fièvre. — Comme quoi un concert de singes hurleurs pourrait s'ap-
peler une représentation à bénéfice. —Encore l'Indien. — Toujours la chasse à l'homme
— Le repaire du tigre blanc.
Robin marcha longtemps. Il ne lui semblait jamais être assez loin de ses
bourreaux. Chose incroyable, il avait pu jusqu'alors se maintenir à peu près
dans la ligne qu'il voulait parcourir. Supposez un homme seul, presque sans
vivres, sans boussole, flottant sur l'océan dans une frêle barque et réussissant
à s'orienter.
La forêt vierge, avec son dôme d'impénétrables frondaisons, son interminable
tapis d'herbes et de broussailles, ne lui offrait pas plus de point de repère que
les vagues mouvantes de la mer.
Trois jours déjà s'étaient écoulés depuis le moment de son évasion. La dis-
tance parcourue devait être considérable. Elle ne pouvait être évaluée à moins
de cinquante kilomètres, « à l'estime, » comme disent les marins.
Douze lieues et demie de forêt équatoriale, c'est l'immensité. Le fugitif
n'avait, pour le moment, rien à craindre des hommes civilisés.
Il n'en restait pas moins exposé à une terrible série de dangers, dont un seul
constitue une perpétuelle menace de mort.
C'est la faim! la faim, à laquelle les explorateurs, les fonctionnaires appelés
loin des centres, les colons eux-mêmes n'échappent qu'à grand renfort de
provisions patiemment accumulées. La faim, aux angoisses de laquelle succom-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
23
bent aussi les Noirs et les Peaux-Rouges, quand ils n'ont pas su amasser, pour la
saison pluvieuse, la quantité de vivres nécessaires à leur subsistance.
Ne croyez pas, que ces arbres admirables, pour lesquels la nature semble avoir
épuisé toutes ses forces créatrices, tous les trésors de son écrin, soient suscep-
tibles de fournir à l'homme un aliment quel qu'il soit.
Non. Ces végétaux superbes ne produisent ni un fruit ni une baie. Ni l'oran-
ger aux fruits d'or, ni le cocotier à la noix savoureuse, ni le bananier au
« régime » succulent, ni le manguier à la chair si fraîche, bien que parfumée
de térébentine, ni même l'arbre à pain, l'extrême ressource du voyageur, ne
croissent à l'état sauvage dans ces interminables forêts.
Ils se trouvent partout en Guyane, mais seulement dans les villages, lors
qu'ils ont été importés et plantés par les hommes.
Loin des cases, et en dehors d'un périmètre assez restreint, l'homme ne peut
pas plus assouvir sa faim, qu'il ne peut étancher sa soif sur les vagues salées de
l'océan.
Mais, la chasse... la pêche? L'homme désarmé, a-t-il la possibilité d'atteindre
un fauve, ou de prendre un poisson?
L'auteur de ces lignes a parcouru les forêts du Nouveau-Monde. Il a eu faim,
il a eu soif dans ce désert de verdure où se débat présentement notre héros.
Perdu au milieu de cet inextricable pêle-mêle de branches, de troncs et de
lianes, séparé de ses porteurs de vivres, il a fait une de ces rencontres inou-
bliables, qui, après quelques mois passés au milieu de notre civilisation euro-
péenne, amènent encore une indescriptible angoisse, un indéfinissable frisson.
Près d'une crique aux eaux fraîches et limpides, onze squelettes, vous avez
bien lu, onze squelettes!... secs et blancs, se trouvaient sous un angélique aux
larges « arcabas ».
Les uns, allongés sur le dos, les bras en croix, les jambes écartées ; les autres
tordus et convulsés ; d'autres, la tête à moitié enfouie, ayant encore entre les
dents la terre qu'ils avaient m o r d u e ; d'autres, accroupis sur leurs jambes
repliées, des Arabes sans doute, qui avaient stoïquement attendu la mort.
Six mois avant, onze transportés avaient quitté le pénitencier de Saint-
Laurent. On ne les avait jamais revus. Ces hommes étaient morts de faim...
Puis, les fourmis-manioc étaient passées et n'avaient plus laissé que leurs os!
Le commandant Frédéric Bouyer, un des officiers les plus distingués de notre
marine, doublé d'un écrivain de haut mérite, cite dans son bel ouvrage sur la
G u y a n e 1 un fait plus horrible encore.
1La Guyane française. Par M. F. Bouyer, capitaine de vaisseau. Hachette et C .
ie

2 4
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Des forçats évadés, mourant d'épuisement, ont été massacrés par leurs
compagnons, et de hideuses scènes d'antropophagie, que notre plume se refuse
à retracer, s'en sont suivies.
Telle était l'épreuve à laquelle son ardent amour de la liberté soumettait le
fugitif. Parti du pénitencier avec une douzaine de biscuits, prélevés sur la
maigre ration allouée au forçat par l'administration, quelques épis de maïs,
quelques grains de cacao et de café, tel était le viatique avec lequel cet homme
intrépide comptait entreprendre la formidable étape le séparant du pays de
l'indépendance.
Il avait fait de nombreux emprunts à cette boîte de fer-blanc, lugubre havre-
sac ramassé derrière un magasin, mais qui mettait au moins à l'abri des insectes
et de l'humidité sa triste provende d'indigent.
Ces collations d'anachorète avaient plutôt empêché les tiraillements de son
estomac, que sustenté son organisme. Et maintenant, la faim le tenaillait. Il
mâcha quelques grains de café, but une gorgée d'eau à une petite crique, et
s'assit sur un tronc renversé.
Il resta longtemps dans cette position, l'oeil fixé sur le ruisselet, regardant
sans voir, n'entendant plus que le sifflement de son sang appauvri, la tête prise
de vertige.
Il voulut se lever et se remettre en route, mais il ne put y parvenir. Ses pieds
gonflés, lardés en maint endroit d'épines d'aouara, ne pouvaient plus le soutenir.
Il retira péniblement ses souliers, — bien que les forçats marchent habituelle-
ment nu-pieds, l'administration leur fournit des souliers et des sabots — que
ces épines, longues et dures comme des aiguilles d'acier, avaient traversés en
dépit de leur épaisseur.
— Il me semble, dit-il en souriant amèrement, que ces légers incidents de la
première heure ont une importance sur laquelle j e n'avais pas compté.
« Est-ce que mon énergie faiblirait? Ne serais-je plus le m ê m e ? Eh quoi!
mon âme serait-elle, dès le début, ainsi anéantie par ces défaillances de son
enveloppe ?
« Allons, du courage. Un homme, même épuisé, peut rester quarante-huit
heures sans manger. Il faut que d'ici-là m a situation ait changé. Je le veux. »
Il ne pouvait raisonnablement continuer sa route en ayant les pieds ainsi
endoloris. Il le comprit et s'installa commodément sur une racine, puis s'assit
les jambes pendantes et immergées jusqu'aux chevilles.
Robin était un homme de trente-cinq ans à peine, grand, bien bâti, hardiment
découplé, les mains fines, attachées à des bras d'athlète. Sa figure régulière,

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
2 5
Sa lame rencontra un corps dur. (Page 2 7 . )
encadrée d'une longue barbe brune, au nez aquilin, aux yeux noirs et péné-
trants, avait une expression habituellement grave, triste, presque sévère. Sa
bouche, hélas 1 avait depuis longtemps désappris le sourire.
Telle était pourtant l'incroyable vitalité de cet homme, que son large front,
un peu dégarni sur les tempes, un véritable front de penseur et de savant,
n'avait pas une ride.
4

26
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Mais ses traits, amaigris par les travaux du bagne, et sa face blêmie par
l'anémie, portaient, en dépit de l'énergie qu'ils respiraient, la trace d'épouvan-
tables souffrances.
Souffrances morales et physiques. Robin, bourguignon d'origine, ingénieur
distingué, dirigeait à Paris une manufacture importante au moment du coup
d'État de Décembre. Il fut un de ceux qui poussèrent, à la nouvelle de l'attentat,
ce cri d'angoisse et de fureur, dont l'immortel auteur des Châtiments donna
un des premiers le signal.
Il prit aussi un fusil, et tomba sanglant derrière la barricade de la rue du
Faubourg-du-Temple.
Recueilli, pansé et guéri par des mains amies, il se cacha longtemps et fut
pris au moment où il allait passer la frontière. Son affaire fut instruite en
quelques j o u r s ; les commissions mixtes ajoutèrent un nouveau nom à leur liste,
et l'ingénieur Robin partit pour la Guyane.
Il partit sans avoir pu dire un dernier adieu à sa femme, bonne et vaillante
créature qui était mère depuis deux mois à peine de son quatrième enfant, et
qu'il laissait dénuée de toute ressource 1
Depuis trois ans, il rongeait son frein, en compagnie de ses hideux compa-
gnons, n'ayant que de loin en loin un lambeau de lettre, qui lui arrivait aux
trois quarts raturée, et dont, par un raffinement de cruauté inouïe, les passages
principaux étaient soigneusement enlevés.
Chose étrange et pourtant admissible, il avait, sans même s'en douter, pris
un singulier ascendant sur ses co-détenus. Cette figure austère, qui jamais
n'avait reflété le moindre sourire, leur en imposait non moins que la colossale
vigueur de celui qui en était porteur.
Puis, c'était un « politique », et tous, jusqu'aux grands dignitaires de cet
enfer qu'on appelle le bagne et qui ont conquis leurs titres à la pointe du
couteau, éprouvaient comme une sorte de malaise à l'énoncé du motif de sa
condamnation. Ils le sentaient en quelque sorte déplacé dans leur compagnie,
où il faisait une tache de propreté.
Un indice bien caractéristique de cette singulière déférence : nul ne le
tutoya jamais ! De plus, il était bon, comme les êtres forts. Tantôt, c'était un
forçat qu'il rapportait, frappé d'une insolation, du chantier éloigné d'une
demi-lieue, tantôt quelque malheureux dont il pansait les plaies. Il retira un
jour du Maroni un soldat qui se noyait, une autre fois ce fut un transporté. Il
assomma presque d'un coup de poing un de ces tyrans de bagne, un immonde
voleur, qui maltraitait indignement un pauvre diable que secouait la fièvre.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Il était à la fois redouté et respecté. Ces gens comprenaient qu'il n'était pas
de leur « monde ». Il avait, de plus, l'honneur d'être particulièrement haï
de la chiourne dont il endurait d'ailleurs les traitements sans proférer une
plainte.
Il vivait toujours seul et ne parlait jamais.
Nul ne s'étonna de son évasion, et tous firent des vœux pour son succès.
C'était en outre un bon tour dont le surveillant Benoît, la terreur de tous ces
bandits, devait être la première victime...
Un bain prolongé dans les eaux glaciales de la crique, procura au fugitif un
bien-être immédiat. Il retira patiemment les épines dont la présence le faisait
horriblement souffrir, frotta ses pieds avec la dernière goutte de tafia qu'il
gardait avec la parcimonie d'un avare, aspira une gorgée d'eau, et allait se
mettre en quête de son dîner, quand un cri de joie lui échappa, à la vue d'un
simarouba.
— J e ne mourrai pas de faim aujourd'hui, dit-il à la vue de l'admirable
végétal.
Le quassia simarouba de Linnée, l'amara simaruba d'Aublet, est employé
en médecine pour les propriétés toniques de son écorce et de ses racines, mais
il ne porte pas de fruits ni de bourgeons comestibles.
Rien ne semblait de prime abord légitimer le cri du fugitif et son espoir
d'apaiser sa faim. Il s'avança pourtant aussi vite que le lui permettaient ses
plaies, arriva bientôt près du tronc, et écarta de la pointe de son couteau les
feuilles sèches, formant un lit épais que jonchaient les fleurs et les fruits tombés
de l'arbre.
Sa lame rencontra un corps dur.
— Enfin, dit-il, mes compagnons ne se trompaient donc pas. Si, pendant ma
captivité, j ' a i entendu d'étranges et horribles choses, il en est d'autres qui
avaient bien leur utilité.
« Je me rappelle cette dernière recommandation, adressée par son voisin à
un de ceux que berçait aussi le fol espoir de la liberté : « Situ rencontres dans les
« bois un simarouba qui perd ses fleurs, cherche au pied de l'arbre. Tu trou
« veras certainement des tortues de terre. Elles sont très friandes du fruit qui
« commence à se développer. »
Le corps dur qu'avait heurté son sabre, était la carapace d'une de ces grosses
tortues si savoureuses que l'on rencontre par place en nombre incroyable

28
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Il prit le chélonien, le mit sur le dos, continua ses investigations, en trouva
deux autres qu'il retourna également, puis il se prépara à accommoder son
dîner.
Ce fut bien simple. Le bois mort abondait. On voyait épars sur le sol des
troncs immenses qui s'effritaient, et que le moindre choc faisait tomber en
poussière, véritable réceptacle d'araignées-crabes, de serpents ou de mille-
pattes, de vastes frondaisons d'aouaras, de grosses branches bien sèches abattues
par l'ouragan et quantité d'herbes mortes.
Il prépara un vaste bûcher, et réussit, après des peines infinies, à l'allumer à
l'aide d'un peu de linge calciné et d'un silex qu'il frappait sur son sabre. La
flamme pétilla et jaillit en chassant du sol tout un monde d'insectes.
Les préparatifs ne furent ni longs ni difficiles. La tortue fut déposée dans sa
carapace sur un lit de braise et recouverte de cendres rouges, procédé indigène
ort simple et qui dispensait d'un matériel encombrant.
Robin, pendant que son dîner mijottait, ne resta pas inactif.
Il lui semblait avoir aperçu tout à l'heure quelques beaux arbres verts de la
famille des palmiers, mais beaucoup moins élevés que ne sont leurs congénère
des zones cultivées, et atteignant seulement cinq ou six mètres. Il ne s'était pas
trompé. A cinquante pas à peine se dressait un de ces végétaux, dont le feuil-
lage vert sombre rompait agréablement la monotonie des longues lignes for-
mées par les troncs des grands arbres.
Ce palmier stérile, en apparence du moins, ne portait ni fleurs ni fruits. Robin
se mit pourtant aussitôt à l'abattre, et réussit après une demi-heure d'efforts
surhumains. Bien que le tronc ne fût pas plus gros que la cuisse, la substance
corticale est tressée de fibres tellement résistantes qu'il faut, pour en avoir rai-
son, un bras vigoureux et un instrument d'une trempe exceptionnelle.
Vous avez tous entendu parler du chou-palmiste, n'est-ce pas, chers lecteurs.
On vous a décrit un bouquet de feuilles tendres, formé par les jeunes pousses de
l'arbre et réunies en faisceau au centre de celles qui, ayant pris déjà leur
accroissement, sont devenues ligneuses.
Cette description, réelle quant au fond, est tellement insuffisante qu'elle
laisse croire que ce chou a quelque analogie avec le cœur du « brassica campes-
tris » ou choc commun, et qu'il suffit de le trancher comme fait une bonne
cuisinière avant de le mettre au pot.
Détrompez-vous. Ce chou, puisque chou il y a, n'en est pas un. Il suffit, pou
vous en convaincre, de suivre attentivement la manœuvre de notre h é r o s .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
29
Robin ébrancha la cîme de son arbre, de façon à ne conserver que le tronc
dont le sommet présentait un renflement un peu plus gros que la tige. Gela fait,
il décortiqua à grands tours de bras la base du pédoncule des feuilles s'imbri-
quant à la tête.
Les premières écorces concentriques de couleur vert pâle tombèrent l'une
après l'autre, puis apparut une substance cylindrique, longue de quatre-vingts
centimètres, du volume du b r a s , et lisse comme l'ivoire dont elle avait la
mate blancheur.
Le fugitif, dont les entrailles étaient tordues par la faim, cassa un morceau
de cette substance et la croqua à belles dents, ainsi qu'une grosse amande avec
laquelle elle offre comme contexture certains points de ressemblance.
Cela ne nourrit guère, mais empêche pour un temps de mourir de faim. On
a donné à ce bourgeon central le nom de chou-palmiste. Celui que Robin, après
avoir cédé à son premier mouvement, emporta près de son brasier est produit
par le patawa. Bien moins savoureux encore que le précédent, lequel, somme
toute, n'est qu'un manger peu agréable, le patawa est le palmiste du pauvre, la
dernière et insuffisante ressource des coureurs de bois.
La tortue était cuite à point. Une agréable odeur de friture s'exhalait des
coquilles carbonisées et craquelées par la chaleur. Notre héros la retira du
foyer, l'ouvrit sans peine, s'assit, puisa à l'aide de son sabre dans ce plat
improvisé, et se servant, en guise de p a i n , du bourgeon blanc du p a t a w a ,
commença ce frugal et bizarre repas.
Tout entier à cette fonction, il dévorait avidement, accroupi sur le sol nu
faisant face à l'arbre, oubliant et sa fuite et ses dangers.
Un sifflement aigu le fît bondir sur ses pieds. Quelque chose de long et de
rigide passa devant ses yeux et vint se planter en trépidant à travers l'écorce
lisse du simarouba.
C'était une flèche de plus de deux mètres, grosse comme le doigt, et dont
l'extrémité, empennée de rouge, frémissait en oscillant.
Robin saisit son épieu et se mit en défense, les yeux fixés sur le point d'où
venait ce terrible messager de mort. Il ne vit rien tout d'abord, puis les lianes
s'écartèrent doucement comme un rideau, et un Peau-Rouge apparut, son
grand arc tendu, les bras contractés, les jambes écartées, prêt à décocher une
nouvelle flèche dont la pointe menaçait le déporté.
Il était à la merci du nouveau venu. Quelle résistance opposer à ce sauvage,
qui, impassible comme une statue de porphyre rouge, semblait, par un raffi-
nement de cruauté, chercher pour frapper une place à sa convenance. La pointe,

30
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
en effet, évoluait de haut en bas, de droite à gauche, puis restait immobile,
mais sans cesser d'être infailliblement dirigée sur la poitrine du blanc.
L'Indien, presque complètement nu, portait pour tout vêtement un petit
morceau de calicot bleu serré à la ceinture, passant entre les cuisses et remon-
tant jusqu'aux reins. C'est ce qu'on nomme le calimbé.
Tout son corps, enduit de roucou semblait sortir d'un bain de sang. Des
lignes bizarres, tracées au pinceau à l'aide du suc du genipa, sur sa poitrine et
son visage, lui donnaient un aspect à la fois grotesque et terrible. Ses longs
cheveux noir-bleu, coupés au ras des sourcils, tombaient p a r derrière jusque
sur ses épaules.
Il portait un collier composé de dents de j a g u a r et des bracelets en griffes
de tamanoir.
Son arc en « bois de lettre » (bois de fer), haut de plus de deux mètres, tou-
chait le sol, et dépassait sa tête de plus de trente centimètres. Enfin, il tenait
de la main gauche, qui étreignait également l'arc, trois flèches démesurées.
Robin ne s'expliquait pas cette brutale agression. Les riverains du bas
Maroni, les Galibis, sont également inoffensifs; ils ont même des rapports très
pacifiques avec les Européens qui leur procurent du tafia en échange d'objets
de première nécessité.
Le Peau-Rouge avait-il simplement voulu l'effrayer en lui décochant sa flè-
che ? C'était probable, car telle est leur habileté au maniement de l'arc, qu'ils
descendent presque à coup sûr un singe rouge et même un p a r r a q u â (sorte de
faisan) du haut des plus grands arbres. La plupart traversent sans difficulté un
citron fiché à trente pas sur la pointe d'une flèche.
Il n'y avait donc pas lieu de supposer qu'il eût pu le manquer à une distance
relativement si courte.
Robin résolut de payer d'audace. Il lança loin de lui son épieu, croisa les
bras, et regardant son ennemi bien en face, avança à petits pas.
A mesure qu'il s'approchait de lui, le bras de ce dernier, celui qui bandai,
l'arc, se détendait peu à p e u , et le regard méchant de ses yeux noirs, bridés
comme ceux des Chinois, s'éteignait. La poitrine du blanc toucha presque la
pointe de la flèche, celle-ci s'abaissa lentement.
— Tig' blanc, li pas gain la peur... (le tigre blanc n'a pas peur) dit enfin
avec effort le Galibi en employant le patois créole, familier à ceux de sa race
ainsi qu'aux noirs riverains du Maroni.
— Non, je n'ai pas peur. Mais j e ne suis pas un tigre blanc. (Tel est, avons-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
31
nous d i t , le nom sous lequel sont désignés par les sauvages de la Guyane les
forçats fugitifs.)
— Si to pas tig' blanc, qué ça to fésé coté p a u v ' Kalina? (Si tu n'es pas un
tigre blanc, que fais-tu chez le pauvre Indien ?)
— Je suis un homme libre, comme toi. Je ne fais de mal à personne. Je veux
vivre ici, défricher, planter mon abatis, bâtir mon carbet.
— Oh!... To palé mento... si to pas tig' blanc... Poquoué to pas gain
fisil?... (Oh! Tu mens. Si tu n'es p a s un forçat, pourquoi n'as-tu pas de
fusil?)
— Je te j u r e par m a mère, tu entends, Kalina (Kalina est le nom que se don-
nent les Indiens); je te j u r e que j e n'ai jamais commis de crime. Je n'ai jamais
tué. J e n'ai jamais volé !
— To j u r é maman !... Ça bon... Mo kré to ! (Tu as j u r é p a r ta mère, c'est bien,
je te crois...)
« Poquoué to pas coté to madame? coté pitit moun to? Poquoué to vini coté
Kalina pô prend li la té?... pô prend li z'abatis... (Pourquoi n'es-tu pas près
de ta femme, de tes enfants?... Pourquoi viens-tu chez l'Indien prendre sa
terre et ses abatis ?)
« Atoucka pas oulé!... Soti! Ké allé coté moun blancs!... (Atoucka ne veut
pas... Va-t-en chez les blancs.)
A ce cher souvenir de sa femme et de ses enfants, si durement évoqué par
le Peau-Rouge, qui lui reprochait de ne pas être près d'eux, Robin se sentit
étouffé par un flot de larmes.
Il se raidit contre cette émotion qu'il ne fallait pas laisser deviner à l'Indien
et répondit :
— Ma femme et mes enfants sont pauvres. C'est pour les nourrir et les abri-
ter que j e suis i c i .
— Atoucka pas o u l é ! . . . répliqua l'Indien avec colère. Li pas pati coté
moun blancs... Li pas fléché koumarou, li pas bati carbet, li pas planté
manioc coté mouns blancs... Ça moun blanc, resté coté li... Ça Kalina resté
coté Kalina... (Atoucka ne veut pas. Il ne va pas chez les blancs p o u r flécher
le koumarou, bâtir un carbet ou planter le manioc. Que l'homme blanc reste
chez lui et l'Indien aussi.)
— Mais, voyons, Atoucka, nous sommes tous des hommes... La terre est ici
a moi, comme celle de mon pays est à toi.
— O h ! . Ké koumba di Mama-Boma!... riposta-t-il furieux, to palé
mento !... coupé la té ké to sab'; to trouvé zos à m o p é . . . zos papa l i . . . a tou v i e

32
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
moun Kalina... Si to trouvé zos moun blancs!... mo baïe to la t é . . . mo fika te
chien!... (Oh! par le nombril de la Maman-Couleuvre, tu mens! fouille la terre
avec ton sabre, tu trouveras les os de mon père, ceux des Indiens, mes ancê-
tres... Si tu y trouves les os d'un seul blanc, j e te donne toute la terre, je deviens
ton chien.)
— Mais, Atoucka, j e n'ai jamais dit que j e voulais m'établir chez toi. J e
compte me rendre chez les nègres Bonis. Je suis ici en passant, j e ne veux même
pas m'y arrêter plus longtemps.
A cette nouvelle, l'Indien laissa échapper, malgré toute sa finesse et tout son
empire sur lui-même, un vif mouvement de désappointement.
Toute cette longue tirade patriotique, ce pompeux étalage de sentimen
familial, tout, jusqu'à cette tentative d'intimidation opérée en décochant sa
flèche, avait un seul but, et d'une importance bien minime. On le verra tout à
l'heure.
Son visage se rasséréna soudain, mais pas assez vite, cependant, pour que
Robin n'en vit l'altération passagère.
— Si to pas tig' blanc, fit-il en reprenant sa marotte, to vini ké mo, coté
Bonapaté. (Si tu n'es pas un tigre blanc, viens donc avec moi à Bonaparte.)
« To touvé là mouns blancs, carbet, viande, tafia, posson... (Tu trouveras là
des hommes blancs, un carbet, de la viande, du tafia, du poisson...)
A ce mot de Bonaparte, qu'il ne s'attendait pas à entendre à pareille place
et trouver dans une telle bouche, Robin haussa les épaules. Puis, il se rappela
tout à coup que le pénitencier s'appelait Saint-Laurent depuis quelques années
seulement, du nom de l'amiral Baudin, gouverneur de la Guyane.
Ce terrain avait été jadis occupé, pendant plus de trente ans, par un vieil
Indien surnommé Bonaparte. De là le nom de pointe Bonaparte, donné à cette
bande de terre qui longe le M a r o n i 1 et où s'élève présentement la « commune »
de Saint-Laurent.
L'Indien n'y avait mis aucune malice, cela va sans dire ; mais il faut une
fois de plus reconnaître que le hasard opère souvent de singuliers rapproche-
ments.
— Nous verrons, répondit évasivement Robin.
La raideur de l'Indien sembla tomber tout à coup. Il reposa près de son épaule
son arc et ses flèches, comme un soldat l'arme au pied, tendit avec une appa-
rente et peut-être sincère cordialité, la main au fugitif.
1 Historique

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE.
3 3
« Satanés singes rouges (Page 40.)
- Atoucka compé tig' blanc.
— Tu tiens à ce nom, soit. Il en vaut bien un autre. Tigre blanc est le
banaré (compère) d'Atoucka ; viens donc manger avec moi ce qui reste de ma
tortue.
L'Indien ne se le fit pas répéter. Il s'accroupit sans façon et travailla tant
et si bien des mains et des mâchoires, sans s'occuper de son « compé », qu'il
5

34 L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
ne resta bientôt plus que la carapace, nettoyée comme par un clan de fourmis-
manioc.
Le dîner, apprêté à la diable sur un brasier mal établi, avait contracté
une forte odeur de fumée dont le glouton ne s'était pas préoccupé tout
d'abord.
— Oh! banaré !... oh !... dit-il, en manière de remerciement, to pa savé fé
cuisine!...
— Il est vraiment bien temps de t'en apercevoir... Mais j ' a i là encore deux
tortues, nous verrons ce soir ton talent.
— A h ! . . . banaré... t o gain tou araka (Ah ! compère, tu as deux tor-
tues?...)
— Oui, tiens.
— Bon.
Puis, voyant que son nouveau « banaré », après avoir largement étanché sa
soif à la crique, s'apprêtait à s'endormir, il lui demanda avec un naïf accent
d'ardente convoitise :
— To pas baïé tafia Atoucka. (Tu n'as pas donné de tafia à Atoucka.)
— Je n'ai plus de tafia...
— To pas gain... moi oulé voué çà boite là... (Tu n'en as pas? Je veux
voir ce qu'il y a dans la boîte.)
Le contenu n'était, hélas ! guère long à inventorier. Une chemise de grosse
toile, le flacon vide, ayant contenu le tafia, et que le sauvage flaira avec une
avidité de macaque, les épis de maïs, quelques fragments de papier blanc, le
petit étui renfermant le linge calciné, — l'amadou de l'indigent — c'était tout.
Atoucka dissimulait mal son mécontentement.
Robin, brisé de fatigue, sentait le sommeil l'envahir. Le Peau-Rouge s'ac-
croupit et se mit à chanter une longue et plaintive mélopée. Il célébrait ses
exploits... racontait que ses abatis regorgeaint d'ignames, de patates, de ba-
nanes et de millet... son carbet était le plus grand, sa femme la plus belle, sa
pirogue la plus rapide...
Nul comme lui ne fléchait le koumarou. Nul ne savait trouver la trace du
maïpouri (tapir) et le percer comme lui d'une flèche infaillible... Nul enfin ne
pouvait rivaliser avec lui quand il poursuivait le paque et l'agouti... ses j a m -
bes défiaient à l i course le kariakou lui-même...
Le fugitif s'était profondément endormi. Longtemps son âme erra dans le
pays des songes. Il lui sembla revoir les chers absents, et vivre quelques heures

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
35
là-bas, au delà de l'Océan immense, près de ceux dont l'implacable destinée
l'avait depuis si longtemps séparé.
Le soleil avait accompli les deux tiers de sa course quand il s'éveilla.
Le sentiment de la réalité l'envahit soudain et l'arracha brusquement à son
cher et douloureux cauchemar.
Mais ce sommeil avait au moins rétabli ses forces. Et d'ailleurs, n'était-il
pas libre ! Il n'entendait donc plus ce monotone bourdonnement, accompagnant
chaque matin le réveil des forçats... et ce lugubre roulement de tambour, et
ces imprécations...
Pour la première fois, la forêt lui semblait belle. Pour la première fois, il en
goûtait l'incomparable splendeur. Cette végétation, vagabonde, capricieuse,
immense, se tordait, s'échevelait, roulait à travers des bleuissements de crépus-
cule. Çà et là, des lumières irisées trouaient en ricochant la colossale voûte
d'émeraude, et retombaient en cascades de couleurs comme réfléchies à tra-
vers des vitraux gothiques.
Et ces mâtures d'arbres géants, aux agrès de lianes, pavoisées de corolles
éclatantes, pavillon multicolore, arboré pour toujours p a r la fée de?
fleurs...
Et ces colonnes, droites et rigides comme les piliers d'un temple sans fin,
drapées de vert, au gracieux chapiteau d'orchidées, dont les arceaux immobiles
se profilaient à l'infini sous cette coupole de feuilles et de fleurs...
Les joies des proscrits sont, hélas I bien courtes. La vue de ces splendeurs,
devant lesquelles un voyageur bien pourvu de tout fût resté en extase, évo-
quait pour le fugitif la lugubre idée du tombeau.
... Et l'Indien?... Ace souvenir, Robin se leva brusquement, chercha et ne
vit rien. Il appela... pas de réponse. Atoucka avait disparu en emportant non
seulement les deux tortues formant toute la réserve de l'infortuné, mais encore
ses chaussures, sa boîte-havre-sac renfermant ce qu'il lui fallait pour faire du
feu.
Il ne restait à Robin que son sabre d'abatis, sur lequel il s'était p a r hasard
couché, et que le voleur n'avait pu lui ravir. Le mobile du Peau-Rouge lui
apparut dans toute sa naïve simplicité. Sa flèche, son entrée dramatique, ses
tirades n'étaient que de l'intimidation. Il pensait que le blanc avait du tafia, ne
fut-ce qu'une bouteille, il lui en fallait.
Déçu de cette espérance, il avait, sans plus de façon, accepté le frugal repas
du fugitif. C'était autant de pris, et une journée de plus de passée dans cette

36
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
chère et adorée paresse, la seule divinité qui, avec l'ivrognerie, soit de la part
de l'Indien l'objet d'un culte assidu.
Trouvant à sa convenance les bibelots de son hôte, il se les était appropriés,
pensant naturellement que ce qui était bon à prendre était bon à garder. En le
privant d'ailleurs des moyens, quelque élémentaires qu'ils fussent, de continuer
sa route, le « pauvre Kalina » avait un autre but.
Si le tigre blanc eût eu en sa possession quelques larges rasades de tafia, le
résultat eût été identique. L'Indien aime à boire et à ne rien faire. Il ne tra-
vaille, ne pêche ou ne chasse que quand la faim le talonne. Il eût, sans hésité,
vécu pendant quelques jours, comme on dit vulgairement, aux crochets de
son banaré. puis eut disparu de la même façon pour aller le dénoncer à
l'autorité.
Et maintenant il y avait gros à parier qu'il était en route pour Saint-Lau-
rent — Bonapaté. Il savait parfaitement que l'administration donne une
prime à quiconque ramène ou fait retrouver un forçat.
Cette prime, dix francs, je crois, représente dix litres de tafia ; c'est-à-dire
dix journées complètes d'ivrognerie dans sa brutale et répugnante plénitude.
Oh I les préliminaires sont de courte durée. L'Indien prend une bouteille, la
débouche, avale le goulot, et engloutit sans reprendre haleine la liqueur
corrosive.
Il titube un moment, regarde d'un air hébété autour de lui, cherche une
place à sa convenance, s'y allonge comme un pourceau repu, et s'endort.
Il s'éveille le lendemain. A peine éveillé, il recommence. Il en est comme cela,
sauf de légères variantes jusqu'à complet épuisement de la provision.
S'il a près de lui sa femme, ses enfants, ses amis, le cérémonial est identique,
mais la ripaille dure moins longtemps. Tous, mâles et femelles, grands et petits,
ceux-là même qui peuvent à peine marcher, ingurgitent à gosier que veux-tu.
Et tous, ayant atteint en quelques minutes les extrêmes limites de l'ivresse, s'en
vont culbutant, roulant, tombant, pêle-mêle, s'échouer en famille sous l'épaisse
feuillée.
Telle était le motif de la visite de digestion que Atoucka comptait rendre sous
peu à son banaré. Voyant qu'il était impossible, et pour cause, de le ramener à
Saint-Laurent, il était allé chercher du renfort.
Robin ne pouvait être bien loin. L'Indien, mettant à profit son habileté de
chercheur de piste, conduirait à coup sûr les représentants de l'autorité. Son
compé serait pris, et il empocherait la prime.
Le fugitif ne s'y trompa pas un moment. Il lui fallait reprendre au plus tôt

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
37
sa course vagabonde, piquer droit devant lui comme un fauve, accumuler les
obstacles, augmenter les distances et marcher jusqu'à complet épuisement.
Il partit en mâchonnant quelques fruits verts de l'aouara, à la saveur aigre-
lette, et fortement astringente.
En avant ! Et, sans plus se soucier de ses pieds qui saignent sous les morsures
« herbes coupantes », il s'élance à travers bois, contournant les massifs,
caladant les troncs renversés, écartant les rideaux de lianes, r a m p a n t sous
les branchages fracassés.
En avant! Qu'importe le voisinage des fauves à l'affût, qu'importe le trigono-
céphale ou le crotale tapis dans l'herbe, qu'importent les milliers d'insectes aux
dardse mpoisonnés, qu'importe le torrent avec ses cascades et ses roches aiguës,
la savane avec ses vases sans fond... Qu'importe enfin la mort sous toutes ses
formes, sous tous ses aspects I
Si les farouches habitants de la grande solitude équatoriale sont redoutables,
plus redoutables encore sont les hommes de la pointe Bonaparte, qui demain
e chasseront sans trêve ni merci.
Les animaux n'attaquent pas toujours, la bête féroce n'est pas toujours impla-
cable. Elle n'a pas toujours faim. Seule la haine de l'homme est mortelle.
En avant! Qu'importent les miasmes qui s'élèvent des marécages, formant
e s buées épaisses, énergiquement appelées le « Linceul des Européens ! » Il
faut marcher, faire de la route, comme disent les marins. Les chasseurs
d'hommes seront là demain.
Le délire commençait à envahir le fugitif. Mais la fièvre lui donnait des ailes.
Il courait comme un cheval e m p o r t é , sentant vaguement et comprenant
inconsciemment qu'il tomberait tôt ou tard et qu'il ne se relèverait peut-être
pas...
La nuit vint, la lune se leva éclairant de sa douce lumière la forêt qu'empli-
rent bientôt les bruits les plus divers.
Robin semblait n'en entendre aucun. Il marchait sans même penser à frayer
sa route, sans voir les écueils, sans même s'apercevoir qu'il laissait aux épines
des lambeaux de sa chair.
La vie semblait pour lui s'être résumée et concentrée dans une seule fonction:
la marche.
Où était-il ? où allait-il? Il n'en savait rien. Il n'en avait pas conscience...
Il fuyait.
Cette course désordonnée dura la nuit entière. Le soleil du matin chassait
déjà les ombres de la forêt, que le fugitif, trempé de sueur, la respiration hale-

38
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
tante, les yeux hors de la tête, les lèvres frangées d'une écume sanglante, cou-
rait encore.
Puis sa robuste nature fut enfin vaincue par ce formidable effort. Il lui sem-
bla que son crâne supportait toute la voûte de f e u i l l a g e . Le vertige s'empara de
lui, il buta, tituba, broncha et s'abattit lourdement sur le sol.
Le surveillant Benoît endurait de véritables tortures. Sa cuisse, ouverte
par la griffe d'un jaguar, enfla rapidement, sous l'appareil posé par la main du
forçat.
L'hémorrhagie était arrêtée, mais le surveillant était un homme mort si
une médication énergique et savamment conduite n'était bientôt employée.
La fièvre le saisit, cette terrible fièvre de la Guyane, véritable Protée qui prend
toutes les formes, qu'une cause même futile détermine, et qui devient si rapide-
ment mortelle.
Une morsure d'araignée-crabe, aussi bien qu'une piqûre de fourmi-flamande,
quelques minutes d'exposition au soleil, comme un bain trop froid, une marche
trop prolongée, un écart de régime, une ampoule produite par une chaussure
trop étroite, un furoncle, que sais-je encore, suffisent pour donner la fièvre.
La tête devient alors le siège d'une douleur atroce. Les articulations d'abord
douloureuses s'immobilisent, le délire survient avec son cortège de spectres ;
puis le coma, et souvent la mort à courte échéance.
Benoît savait tout cela, il eut peur. Isolé aussi dans la forêt, blessé grièvement,
sans autre compagnon que son chien, faisant vis-à-vis à un j a g u a r décapité, on
conviendra qu'il y avait là de quoi émouvoir l'homme le plus vigoureusement
trempé.
Une soif ardente le dévorait, et bien qu'il entendît à quelques pas le murmure
d'une crique, il n'avait pu jusqu'à présent se traîner jusqu'aux bords.
Chose étrange et monstrueuse tout à la fois, il trouvait encore entre un blas-
phème et un cri arraché par la douleur la force de maudire Robin, auquel il
devait la vie et qu'il accusait de son malheur.
— Oh ! le gueux !... la vermine !... Dire que tout ça est de sa faute...
« Et ça fait le grand seigneur avec moi... Ça me pardonne !... Canaille !... si
jamais je te trouve... je t'en administrerai un pardon.
« Silence donc, Fagot... bête de malheur... sauvage ! dit-il à son chien, qui
aboyait bravement à cinq pas du j a g u a r pantelant.
« Oh que j ' a i soif 1 . . . A boire I... sang-Dieu !... de l'eau !... A boire !... Et ces
trois brutes que j ' a i laissés là-bas, comme des canards empêtrés...

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
39
« Tas d'ânes... vont-ils avoir au moins l'instinct de suivre ma piste. »
Le surveillant, tordu par la soif, trouva dans la colère la force d'opérer quel-
ques mouvements ; s'accrochant des mains aux herbes et aux racines, rampant
sur les coudes et sur son genou valide, il put accomplir ce voyage de quelques
mètres.
— Enfin I dit-il en buvant avidement... Oh ! que c'est bon de boire... J'ai un
volcan dans le corps.
« Ah ! Je me sens renaître. Je guérirai... Je ne veux pas mourir... Il me faut
vivre... vivre pour ma vengeance.
« En attendant, j e vais rester là comme une bête estropiée... J'ai de quoi
manger, heureusement, ne fût-ce que le tigre 1 que l'autre a laissé là.
« J'ai de quoi me défendre aussi; mon sabre... Joli sabre d'invalide... Ah !
mon pistolet. Il est en état. Ça va bien.
« Impossible de faire du feu !... oh !... Tonnerre de tonnerre ! Que j e souf-
fre ! C'est comme si une demi douzaine de chiens rongeaient ma cuisse.
« Pourvu qu'il ne prenne pas fantaisie à toutes les vermines des bois de se
mettre après ma peau.
« Benoît, mon garçon, tu vas passer une fichue nuit. Bien certainement
que mes clampins ne seront pas là avant demain... et encore.
« Tiens... où donc est F a g o t ? . . . La sale bête. Il m'a quitté. Ces chiens, c'est
ingrat comme des hommes !
« Encore un à qui j e règlerai son compte... Allons, bon. Le soleil se cou-
che... Il va faire une nuit de tous les diables... Ah ! non, la lune.
« Tiens, c'est drôle... d'être comme ça tout seul ici... Je me sens tout...
chose ! »
Si les nuits sont interminables pour celui qui chemine lentement, combien
elles sont affreuses pour celui qui souffre et qui attend. Imaginez-vous un ma-
lade, les yeux fixés sur le cadran d'une horloge, et forcé de regarder avancer
les aiguilles pendant douze heures. Voyez-le assister au laborieux entassement
des minutes, épier le mouvement circulaire de la grande aiguille, pendant que
la petite semble ne s'avancer qu'à regret, et de quantités infinitésimales que son
œil ne peut apprécier.
Imposez-lui ce supplice là-bas, sous les géants de l'équateur, au milieu des
1 Que le lecteu r ne s 'étonn e pas d e nou s voir employer indistinctemen t le mo t de tigre
en parlant du jaguar, du léopard ou du puma, de même que celui de biche pour tous les
cerfs d'espèces et de sexes différents. C'est l'habitude à la Guyane. Nous aurons soin d'ail-
leurs, pour éviter toute erreur, de les désigner en principe par leurs noms véritables.
L. B.

40
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
insondables solitudes, et vous aurez à peine une idée des tortures endurées par
le surveillant.
La lune avait accompli la moitié de sa course. Le blessé rongeait son frein,
lorsqu'un tintamarre épouvantable retentit au-dessus de sa tête.
C'était comme un formidable rugissement, auquel nul bruit n'est compara-
ble. Figurez-vous le vacarme produit par un train lancé à toute vitesse au mo-
ment où il s'engouffre sous un tunnel et auquel se mêlerait le cri aigu d'une
douzaine de porcs qu'on égorge.
Ce tapage assourdissant commence brusquement, grave et aigu en même
temps, comme un duo expectoré par j e ne sais quels montres, roule, change de
ton, monte, descend et s'arrête tout net pour recommencer.
— Allons ! bon, grogna pendant une accalmie Benoît, sans s'émouvoir de ce
charivari sans nom, de la musique, maintenant...
« Satanés singes rouges ! Que le diable les emporte. »
Le surveillant ne s'était pas trompé. Un clan de singes hurleurs prenait ses
ébats au h a u t de l'arbre sous lequel il était couché.
Il pouvait les apercevoir, à travers un rayon de lune, rangés en cercle au-
tour de l'un d'eux, le chef de la bande, qui poussait ces atroces beuglements,
et qui seul arrachait de son appareil vocal ces deux sons se répercutant à une
distance de plus de cinq kilomètres.
Quand il avait bien hurlé, il s'arrêtait, et tous ses auditeurs, charmés sans
doute, poussaient quelques rauques hon !... h o n ! . . . de contentement.
Un mot en passant sur ce singulier quadrumane. Le singe hurleur de la
Guyane, stentor seniculus, appelé aussi singe rouge, et alouate par les naturels,
mesure à peine un mètre quarante, du museau à l'extrémité de la queue. Son
pelage est roux-écureuil, et noirâtre à reflets fauves aux pattes et à la queue.
L'examen de son appareil vocal permet de se rendre compte de cette curieuse
propriété qu'il possède d'émettre simultanément des sons graves et des sons
aigus.
J'ai pu disséquer un vieux mâle, et reconnaître tout d'abord que l'air qu'il
aspire peut s'échapper directement par la glotte, ce qui donne naissance au
son aigu. En outre, son os hyoïde (petit os situé chez l'homme entre la base
de la langue et le larynx), au lieu d'avoir les modestes dimensions de la pomme
d'Adam, est aussi gros qu'un œuf de dinde, et forme une cavité sonore comme
un tuyau d'orgue. Quand il chante, sa gorge se gonfle et prend les proportions
d'un gros goître. L'air qui passe par cette vaste cavité osseuse augmente d'une

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
41
L e vieux nègre, en dépit de la lèpre. ( P a g e 4S.)
manière incalculable l'intensité de la voix et produit le son grave, de façon
que le singe rouge possède à lui seul la faculté de chanter un duo.
Enfin, c'est toujours le chef qui vocifère, à l'exclusion de ses humbles sujets.
Si l'un d'eux, emporté par l'ardeur, veut mêler sa note à la symphonie, le
chanteur lui administre une verte correction qui le fait rentrer dans le silence.
L'auditoire a seulement le droit d'applaudir.
6

42
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Benoît, peu sensible à cette mélodie de quadrumane, enrageait. Les alouates
ne voulaient pas abandonner la place. Le clan des hurleurs était en liesse. Il
les vit bientôt s'accrocher p a r la queue, se balancer comme des lustres, et
pousser, la tête en bas, leurs hon !... hon !... approbateurs, pendant que le
chef, également renversé, beuglait à crever le tympan à tous les habitants de
la forêt.
— Que je suis donc bête, se dit-il, mais j ' a i là de quoi les faire taire.
Et, armant son pistolet, il fit feu dans la direction de la bande qui s'épar-
pilla en un clin d'oeil. A peine le silence était-il rétabli, qu'une faible détona-
tion se fit entendre dans le lointain.
L'espoir revint soudain au blessé.
— Sacrebleu! on me cherche... Feu à volonté, alors.
Il chargea son arme tout en sacrant et en geignant, puis il tira. Un nouveau
coup de feu retentit, mais sensiblement rapproché.
— Allons, ça va bien. Dans un quart d'heure mes clampins seront ici. Avant
peu, j e serai sur pied, et alors gare à toi, Robin !...
Les prévisions du surveillant furent pleinement réalisées. Ses collègues, après
s'être aperçus, mais trop tard, qu'ils lâchaient la proie pour l'ombre, arrivè-
rent, munis de torches fabriquées avec un bois résineux, et précédés du
chien Fagot, qui se mit à gambader et à japper joyeusement en revoyant son
maître.
Ils improvisèrent à la hâte un brancard, et ramenèrent, après des fatigues
inouïes, leur camarade, repris de nouveau par le délire.
Ce diable d'homme avait réellement l'âme chevillée au corps.
Trente-six heures ne s'étaient pas écoulées, que l'Indien Atoucka arrivait au
pénitencier et racontait à qui voulait l'entendre qu'il avait rencontré « tig'
blanc » et qu'il se faisait fort, moyennant récompense, de mettre la force ar-
mée sur ses traces.
Benoît eut vent de l'affaire. Il fit venir l'Indien à son chevet, lui promit ce
qu'il voulut, lui adjoignit deux compagnons de son choix, et les fit partir
séance tenante, bien pourvus d'armes et de vivres, pour leur lugubre croisière.
En agissant de cette façon, à l'insu de son chef hiérarchique, le surveillant
chef espérait bien se targuer de la découverte, ainsi que de la réintégration du
fugitif, et détourner l'orage qui allait fondre sur lui après sa guérison.
Les chasseurs d'hommes, guidés par l'Indien, pour lequel la forêt n'avait pas
de mystère, retrouvèrent bientôt la piste. Bien que Robin, lors de sa course
désespérée, eût à peine laissé de traces, le Peau-Rouge, rivé à la voie comme

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
43
an limier, savait reconnaître, à un brin d'herbe foulé, à une feuille tordue, à
une liane froissée, que « tig' blanc » était passé par là.
Quatre jours après leur départ du pénitencier, ils trouvèrent dans les brous-
sailles une large empreinte foulée comme par la chute d'un corps, puis une
tache de sang qui brunissait une pointe de quartz.
Le déporté était tombé là. Une bête féroce l'avait-il dévoré ?
Atoucka secoua la tête. Il prit silencieusement les grands-devants, comme
on dit en termes de vénerie, resta près d'une heure absent, et revint en posant
un doigt sur ses lèvres.
— Ou qu'à vini, dit-il à voix basse.
Ses compagnons le suivirent sans mot dire. A cinq cents mètres à peine, ils
trouvèrent une clairière, et aperçurent, au milieu, un petit carbet en feuilles
de macoupi, de construction ancienne, mais bien clos, et de la toiture duquel
s'échappait un mince filet de fumée.
— Ça tig' blanc, là, fit l'Indien joyeux.
— Kalina, mon garçon, dit un des hommes, c'est très bien. Benoît n'ira pas
au clou, et tu as gagné la prime, car nous allons pincer notre homme.

C H A P I T R E I I I
Le vampire, — Les lépreux de la vallée sans nom. — L'Eden du déshérité. — La compas-
sion d'un malheureux.— Accès de fièvre pernicieuse.— Remèdes de bonne femme. — Con-
currence à la cantharide et à la quinine.— Les fourmis-flamandes. — Au nom de la loi 1...
— Ce qu'un Peau-Rouge peut faire pour une bouteille de tafia.— Le serpent aye-aye- —
Les gardes du corps du lépreux. — La force armée en déroute. — Désagréable entrevue
d'un garde-chiourme et d'un trigonocéphale. — Le charmeur de serpents.— Lavage sans
lessive.
Robin, hors d'haleine, affolé par la course, brisé par la fatigue, congestionné
par la chaleur, avait roulé comme foudroyé sur le sol.
Son corps disparut dans les hautes herbes, qui l'enveloppèrent ainsi que
d'un linceul de verdure. Étant données les circonstances accompagnant cette
chute, la mort devait arriver à courte échéance.
L'infortuné expirerait sans même avoir repris connaissance.
Eh quoi 1 se pouvait-il qu'un nouveau nom s'ajoutât au martyrologe de la
déportation ! qu'un nouveau squelette blanchit dans le lugubre ossuaire de
l'équateur !
L'épais tapis de végétaux amortit le choc, et le corps, semblable à un cadavre,
resta de longues heures allongé sur les tiges flexibles. Nul j a g u a r en quête ne
passa et les fourmis-manioc ne se montrèrent pas. Ce fut un hasard miraculeux.
Le fugitif s'éveilla lentement, après un temps dont il lui fut impossible d'ap-
précier la durée. Il était en proie à une prostration dont il ne put tout d'abord
s'expliquer la cause, quoique les idées lui revinssent bientôt avec une rapidité
singulière.
Phénomène incroyable, il ne sentait plus aucune pesanteur dans la tête, l'étau
qui lui serrait le crâne semblait desserré, ses oreilles ne tintaient plus, et perce-
vaient distinctement le glapissement aigu de l'oiseau-moqueur, ses yeux s'ou-

L E S R O I H N S O N S DE LA GUYANE
45
vraient à la lumière, son pouls battait régulièrement, une respiration facile
gonflait sa poitrine ; la fièvre avait disparu.
Mais telle était sa faiblesse, qu'il ne put tout d'abord se lever. Il lui semblait
être de plomb. II se sentait en outre comme inondé p a r un liquide tiède, exha-
lant une odeur fade et bien caractéristique.
Un regard jeté sur sa chemise la lui fit voir rouge écarlate.
— Mais j e suis dans un bain de sang, murmura-t-il. Où suis-je ? Que s'est-il
donc passé?...
Il se tâta partout et finit par se dresser sur les genoux.
— Je ne suis pourtant pas blessé... mais ce sang... oh ! que j e suis faible !
Il se trouvait dans une large vallée, encaissée p a r des collines boisées dont la
hauteur ne dépassait pas cent cinquante mètres et qu'arrosait une crique peu
profonde aux eaux claires et délicieusement fraîches.
Ces criques, abondantes en Guyane, sont d'ailleurs la seule compensation offerte
par la nature aux tourments que l'on endure dans cet enfer.
Robin s'y traîna, but avidement, se dépouilla de ses habits lacérés, se plon-
gea dans les eaux, et enleva les épais caillots souillant sa face et sa poitrine.
Ses ablutions terminées, il allait sortir du lit du petit ruisseau, quand la
même sensation d'écoulement d'un liquide tiède vint l'intriguer de nouveau,
non sans l'inquiéter. Il porta la main à son front et la retira rougie.
C'est en vain qu'il tâta de nouveau. Nulle plaie ne déchirait son épiderme, il
fallait pourtant se rendre compte de la cause de cette effusion de sang...
— Mon Dieu ! que l'homme dit civilisé est donc emprunté ici.
i< Depuis cinq minutes un nègre ou un Peau-Rouge aurait déjà un miroir.
Faisons comme eux. »
Il dit, et, malgré sa faiblesse qui allait toujours en augmentant, il avisa quel-
ques larges feuilles vert brun appartenant à une variété de nénuphar très
commun en Guyane.
Couper une de ces feuilles, l'aîifoncer horizontalement dans l'eau et la
maintenir à quelques centimètres de la surface fut pour lui l'affaire d ' u t
moment.
Son image, réfléchie comme p a r an verre doublé d'une feuille d'étain, lui
apparut aussi distinctement que s'il eut possédé la meilleure glace.
— Tiens, dit-il, après un moment d'attentives recherches et en apercevant
aurde_ssus de son sourcil gauche, près de la tempe, une petite cicatrice. J'ai été
visité par un vampire.

4 6
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Puis, se rappelant enfin sa rencontre avec l'Indien, sa fuite vertigineuse,
son délire et sa chute finale :
— Quelle étrange destinée est la mienne ! Poursuivi p a r les fauves, traqué
par les hommes, il faut que la vorace gloutonnerie d'une hideuse bête me
sauve la vie !
Robin ne se trompait pas. Il était perdu sans la bizarre intervention du vam-
pire, qui l'avait littéralement saigné à blanc.
L'on sait que la chauve-souris vampire fait sa nourriture presque exclusive
du sang des mammifères qu'elle surprend endormis, et qu'elle suce avec
avidité.
Elle est pourvue à cet effet d'un suçoir, ou plutôt sa bouche se termine en
un petit cornet formant ventouse et armé de papilles cornées à l'aide des-
quelles elle perfore lentement et sans douleur l'épiderme du bétail, des singes,
des grands mammifères et de l'homme lui-même.
Elle s'approche de sa victime en agitant doucement ses longues ailes mem-
braneuses, dont le mouvement continu procure un sentiment d'exquise fraî-
cheur et ajoute encore à son engourdissement. Puis, sa bouche répugnante se
colle lentement au point qui lui semble propice, ses ailes papillottent toujours,
la peau est bientôt percée et l'horrible goule se remplit peu à peu comme une
ventouse vivante, puis s'envole repue en laissant la plaie ouverte.
Si les désordres causés par le vampire s'arrêtaient là, il n'y aurait que
demi-mal. Les deux cents ou deux cent cinquante grammes prélevés pour son
repas ne seraient pas absolument préjudiciables au « sujet », bien qu'il soit
ordinairement affaibli par l'anémie.
Mais comme le réveil ne vient presque jamais après cette saignée, et que le
sang coule une nuit entière par cette minuscule ouverture, le malheureux,
pâle, livide, exsangue, a perdu toutes ses forces, sa vie est en péril si un régime
exceptionnellement tonique et fortifiant ne répare pas au plus vite les ravages
occasionnés par cette perte.
Combien de voyageurs, surpris dans leur hamac, sans avoir eu la précaution
d'envelopper leurs pieds, leur gorge, ou leur tête, s'éveillent au jour dans
un bain rouge et tiède !
Combien ont payé de leur existence ou tout au moins de cruelles maladies
cet instant d W M i l Car bien peu possèdent, au milieu des bois, les ressources
suffisantes pou r restaurer leur organisme appauvri ; ils deviennent alors une
proie trop facile sur laquelle viennent fondre ces terribles affections équato-
riales auxquelles on ne peut résister qu'en étant dans un parfait équilibre.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 47
Mais, a quelque chose malheur est bon parfois. Notre héros vient d'en faire
l'expérience. Cette énorme saignée l'a sauvé pour le moment.
Il se rhabille lentement. Telle est sa faiblesse, qu'il peut à peine couper un
bâton sur lequel il s'appuie péniblement. N'importe, pas plus aujourd'hui
qu'hier son énergie de fer ne l'abandonne.
Puisqu'il faut marcher. Eh bien, en avant !
Tant de constance doit enfin avoir sa récompense.
— Voyons, dit-il bientôt... Est-ce que je rêve? Mais non. C'est impossible...
Quoi! Un bananier!... Mais cette clairière... C'est un abatis.
« Cette herbe drue qui court sur la terre, couverte de feuilles triangulaires...
C'est la patate !
« Voici des cocotiers... des ananas... des calaloups... du manioc!
« Oh! Je veux m a n g e r ! j e meurs de faim. Suis-je donc dans un village
d'Indiens? Quels que soient les propriétaires, il faut les trouver. Advienne que
pourra ! »
- Et, obéissant à un mouvement plus prompt que la pensée, il sabra une tige
d'ananas, arracha la pulpe écailleuse du fruit, le mordit à pleine bouche, le
pressura, le tordit, le but.
Puis, rafraîchi, un peu restauré par l'absorption de ce beau fruit, il saisit le
bouquet feuillu qui le surmonte, pratiqua un trou dans le sol, l'y planta 1,
rabattit la terre et se dirigea vers un petit carbet qu'il aperçut à cent mètres à
peine.
Cette habitation solitaire était plutôt une case très confortable, couverte en
feuilles de « waïe », un palmier presque indestructible formant une toiture
pouvant durer une quinzaine d'années. Les murailles, formées de gaulettes
entrelacées, étaient impénétrables à la pluie. La porte était hermétiquement
close.
— C'est une case de noir, pensa Robin, en reconnaissant la forme spéciale
des habitations de la race nègre. Le propriétaire ne doit pas être loin. Qui
sait, c'est peut-être un fugitif comme moi. !
« Cet abatis est merveilleusement tenu. »
Il frappa à la porte et n'obtint pas de réponse.
Il frappa plus fort.
1 Touchante coutume à laquelle n e manquen t jamai s les coureurs des bois. Quand ils ont
mangé le fruit, ils replantent toujours le bouquet. Six mois après, il a pris racine, sa crois-
sance est complète, tant est active la végétation ; alors, il donne un fruit qui sauvera peut-être
la vie à un autre voyageur.
L. B.

48
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Que çâ oulez ? (que voulez-vous) ? fit une voix cassée.
— Je suis blessé et j ' a i faim.
— Ah ! pauv' moun à bon Gué ! (Ah ! pauvre homme du bon Dieu !) Ou cé pas
pouvé entré dans case là non. (Vous ne pouvez pas entrer dans ma case.)
— Je vous en p r i e ! ouvrez-moi... Je vais mourir... articula péniblement le
déporté qu'une subite faiblesse envahit soudain.
— Mo pas pouvé!... Mo pas pouvé (Je ne peux pas), articula la voix, comme
entrecoupée p a r un sanglot. Ou prend' tout çà qué oulé (Prenez ce que vous
voudrez). Ou qu'à pas touché rien di mo la case (Ne touchez à rien dans ma
maison) ; ou qu'à mouri ! (vous mourriez !)
— A m o i ! . . . au secours!... râla l'infortuné en s'affaissant.
La voix cassée — une voix de vieillard sans doute — sanglotait toujours.
— Oh! pauv' mouché blanc! O h ! . . . saint bon Gué m o ! . . . O h ! . . . Mo pas
pouvé laissé mouri li, non.
La porte s'ouvrit enfin toute grande, et Robin, incapable de faire un mou-
vement, aperçut comme dans un cauchemar l'être le plus épouvantable dont
jamais la vue ait hanté le cerveau d'un fiévreux.
Sur un front bossué de pustules luisantes, végétait une chevelure d'un blanc
de neige, touffue p a r places comme la broussaille des bois, ou pelée comme une
savane. Ici des verrues, avaient en se chevauchant bizarrement, creusé des
sillons livides, étagé des mamelons inclinés, étalé des zones inflammatoires du
plus hideux aspect.
Un œil bleuâtre, décomposé, sans regard, sortait de son orbite, comme un
œuf de sa coque. La joue gauche n'était qu'une plaie, les cartilages des oreilles,
se montraient comme des chairs blanches sous le haillon noir de l'épiderme
en lambeaux.
La bouche tordue n'avait plus de dents, et les mains sans ongles, aux doigts
pleins de rugosités, restaient crispées et rigides comme celles d'un mort.
Enfin, l'une des deux jambes, aussi grosse que le corps, informe, luisante,
ronde comme un poteau, semblait près d'éclater sous l'effort de l'œdème qui
la gonflait.
Le vieux nègre, en dépit de la lèpre qui le rongeait, de l'éléphantiasis qui
immobilisait sa j a m b e comme celle d'un forçat rivée à un boulet, avait l'air
triste et bon des déshérités.
Il allait, venait, tournait, en claudiquant sur sa j a m b e mutilée, levait ses
doigts crochus, et n'osant pas toucher le moribond, poussait des cris déses-
pérés...

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
49
Ça bon... (Page 54.)
— Mi m a m a n ! . . . o h ! . . . Mi dédé !... To pas pouvé prend' li, pauv'
« kokobé... » Li mouri caba !... (Oh ! ma mère... Je suis mort ! Tu ne peux pas
le toucher, toi, pauvre lépreux; il en mourrait.)
« Mouché... criait-il anxieusement, Mouché... allons, bon mouché... ou vini
coté g r a n ' z'arb' là... à l'omb' li. (Venez à l'ombre de cet arbre.)
Robin reprenait ses sens. La vue de l'infortuné lui produisit une impression
7

5 0
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
d'immense pitié, mais, et il est inutile de le d i r e , exempte de dégoût.
— Merci, mon brave, dit-il d'une voix mal assurée, merci de toutes vos
bontés, j e me sens mieux. Je vais continuer ma route.
— Oh ! mouché... ou pas parti caba... mo baïé ou morceau di l'eau, ou
morceau cassave, morceau poisson... vié Casimir avé gain tout ça côté la
case. (Oh! monsieur, ne partez pas encore. Je vous donnerai un peu d'eau, de
la cassave, du poisson. Le vieux Casimir a tout cela dans sa case.)
— J'accepte, mon brave homme, j'accepte, murmura-t-il attendri. Pauvre
créature déshéritée, dans laquelle se trouve une âme compatissante, comme
une perle d'une incomparable pureté enfouie sous la fange.
Le vieux noir ne se sentait plus de joie. Il se démenait comme quatre, tout
en prenant d'infinies précautions pour éviter à son hôte un contact qu'il
croyait contagieux.
Il rentra dans sa case et en sortit bientôt, tenant un coui (moitié de cale-
basse) tout neuf, et qu'il portait au bout d'un morceau de bois fendu. Il passa
le coui à la flamme de son feu, se rendit en trottinant à la crique, le rapporta
plein d'eau et le lendit au malade qui but avidement.
Pendant ce temps, une bonne odeur de poisson grillé s'exhalait à travers le
gauletage de la case. Casimir avait mis sur les charbons un morceau de kou-
marou boucané, et la chair de ce magnifique poisson fondait en grésillant,
emplissant le réduit de succulantes effluves culinaires.
Partant de cet axiome que le feu purifie tout, Robin put se repaître sans
crainte de contracter la lèpre. Le noir semblait ravi de la façon dont le nouveau
venu faisait honneur à son hospitalité.
Loquace comme ceux de sa couleur, jaseur comme les gens habitués à vivre
seuls, il se dédommageait amplement du silence imposé par sa solitude et des
monologues d'antan.
Il n'avait pas été longtemps avant de s'apercevoir de la position sociale du
nouveau venu. Peu lui importait, d'ailleurs. Le brave homme voyait un mal-
heureux, cela lui suffisait. Ce malheureux frappait à sa porte, il lui devenait
plus cher encore.
Puis, il aimait les blancs de tout son pauvre cœur. Les blancs avaient été si
bons pour lui. Il était vieux ! . . . mais vieux à ne pas savoir son âge. Il était né
esclave, sur l'habitation de la Gabrielle, appartenant jadis à M. Favart et située
sur la rivière de Roura.
— Oui, mouché, disait-il non sans orgueil, mô, neg' bitation. Mô savé cui-
sine, condui chival, planté girof' soigner roucou. (Oui, monsieur, je suis nègre

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
51
d'habitation. Je sais la cuisine, conduire un cheval, soigner les plantations de
girofle et de roucou.)
M. Favart était un bon maître. On ignorait à la Gabrielle ce que c'était que le
fouet. Les noirs étaient les enfants de la maison. Ils étaient bien traités, on les
regardait comme des hommes.
Casimir vécut là de longues années. Il y vieillit. Peu de temps avant 1840, il
sentit les premières atteintes de la lèpre, ce mal terrible qui a désolé l'Europe
au Moyen Age et qui est encore à ce point fréquent en Guyane que l'adminis-
tration a dû fonder la léproserie d'Acarouany.
Le malade fut isolé. On lui bâtit une case non loin de l'habitation, on pourvut
a ses besoins.
Puis, sonna l'heure mémorable où s'accomplit le grand acte de réparation
qui s'appelle l'abolition de l'esclavage ! Tous les noirs furent enfin libres... Tous
les hommes furent égaux. Il n'y eut plus d'autre supériorité que celle du mérite
et de l'intelligence.
L'industrie coloniale reçut un rude coup. Sa prospérité, injustement basée
sur le travail non rétribué, sur l'exploitation gratuite des forces humaines, fut
irrémédiablement atteinte. Les planteurs, habitués à de folles dépenses, se
trouvaient la plupart sans avances et vivaient au jour le jour, une année pous-
sant l'autre.
La plupart ne purent, de la veille au lendemain, faire face aux exigences du
labeur salarié. Et quel salaire pour tant de peines 1
Les noirs pourtant ne demandaient pas mieux que de travailler. Leurs forces
n'étaient-elles pas décuplées par ce mot magique de liberté !
Quoi qu'il en soit, et faute de savoir s'organiser, les colons laissèrent aller en
débâcle leurs habitations. Les noirs se retirèrent, reçurent des concessions,
défrichèrent, plantèrent, travaillèrent pour eux et vécurent libres. Ce sont
aujourd'hui des citoyens !
Mais, dès le début, un grand nombre restèrent attachés à la fortune de leurs
maîtres, et travaillèrent comme par le passé, donnant gratuitement et de grand
cœur leurs fatigues et leurs sueurs.
Tels furent ceux de la Gabrielle. Mais un j o u r vint où le maître partit. Le lien
de commune affection et de communs besoins était rompu. Les noirs s'épar-
pillèrent. Casimir resta seul. Pour comble de malheur, son abattis fut ravagé
par l'inondation. Dénué de ressources, incapable de vivre dans les villages,
envahi par la lèpre, devenu pour tous un objet d'horreur, il partit, marcha

52
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
longtemps, bien longtemps, et finit par arriver au point où il se trouvait pré-
sentement.
Le lieu était admirablement fertile. Il s'y installa, travailla comme quatre,
attendant sans se plaindre le moment où son âme quitterait sa misérable
enveloppe.
Il était le lépreux de la vallée sans nom.
Son labeur le rendait heureux.
Robin écoutait sans interrompre le récit du bonhomme. Pour la première fois
depuis son départ de France il savourait, sans amertume, un instant de bonheur.
Ses yeux ravis contemplaient FEden du déshérité. La voix cassée du vieillard
résonnait avec des intonations affectueuses. Plus de bagne, plus de geôle, plus
de blasphèmes...
Ah ! qu'il eût voulu presser dans ses bras cet être humain dont une|infortune
plus cruelle encore que la sienne l'avait rapproché !...
— Qu'il ferait bon vivre ici, murmurait-il... Mais suis-je assez loin? N'importe,,
je resterai... Je veux demeurer près de ce vieillard, l'aider dans ses travaux...
l'aimer !
— Ami, dit-il au lépreux, le mal te ronge, tu souffres, tu es seul. Bientôt ton
bras n'aura plus la force de soulever la pioche et de fouiller la terre. Tu auras
faim; si la mort vient, nul ne veillera près de toi, nul ne fermera tes yeux.
« Je suis, moi aussi, un déshérité. Je n'ai plus de patrie ; ai-je encore une
famille ? Veux-tu que j e vive près de toi? Veux-tu que j e m'associe, de corps et
d'esprit, à tes joies comme à tes peines, comme à tes t r a v a u x ?
« Dis, ie veux-tu ? »
Le vieillard, ravi, transporté, ne sachant s'il rêvait tout éveillé, riait et san-
glotait en même temps.
— Ab 1 mouché ! Ah ! maître ! Ah 1 bon fils blanc à mo 1
Puis, le sentiment de s a h i d e u r l'envahissant tout à coup, il cacha sa face
ravagée dans ses doigts crispés et tomba sur les genoux, la poitrine agitée de
convulsifs soubresauts.
Robin s'endormit sous un bananier. Son sommeil fut hanté par le cauchemar.
A son réveil, la fièvre le reprit avec violence. Le délire survint.
Casimir ne perdit pas la tête. Il fallait à tout prix un abri pour son nouvel
ami. Sa case était contaminée, croyait-il. Il fallait au plus vite l'approprier à,
sa nouvelle destination, et la rendre habitable pour le malade. Il saisit sa
pioche, gratta profondément le sol. emporta au loin la terre, éparpilla sur le

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 3
plancher des charbons ardents, puis recouvrit ce plancher de belles frondaisons
de macoupi, qu'il coupa sans y toucher, et étala avec son sabre.
La couche du malade étant purifiée, il fit lever celui-ci en lui disant
doucement :
Allons, compé, ou vini couché là.
Robin obéit comme un enfant, entra dans la case, s'allongea sur le lit de
verdure, et s'endormit d'un sommeil de plomb.
— Pauv' mouché, disait pendant ce temps le noir. Li bien mala... Li mouri
si pas vini coté mo... Ah ! mais non, Casimir li pas oulé.
L'accès de fièvre arrivait rapide, presque foudroyant. Le blessé délira bientôt:
Il éprouvait à l'occiput d'intolérables douleurs ; d'effroyables visions obsédaient
sa vue ; sur ses yeux s'étendait comme un voile sanglant où se tordaient des
milliers de reptiles plus hideux les uns que les autres.
Le noir connaissait heureusement de longue date l'accès pernicieux et aussi
les remèdes indigènes employés souvent par les « bonnes femmes » du pays.
Son abattis, cultivé avec amour, contenait non seulement les plantes et les
arbres utiles à l'alimentation, mais encore les végétaux dont la médecine créole
fait un si fréquent et si salutaire usage.
Là, se trouvait le « calaloup » dont le fruit coupé en tranches est l'élément
indispensable de la boisson rafraîchissante dite « rafraîchi » et qui, écrasé en
bouillie, forme le plus émollient des cataplasmes. Puis, l'« yapana » ou thé de
la Guyane, tonique et sudorifique, le « b a t ô t o », un arbuste aux feuilles atroce-
ment amères, contenant un principe fébrifuge et antipériodique, analogue à la
quinine ou la salicine, le « tamarin » purgatif, le « ricin », le « calaloup-diable »,
dont les graines, infusées dans le tafia, sont un spécifique contre la morsure
du serpent, etc.
Mais le cas de Robin nécessitait l'usage immédiat d'une médication plus éner-
gique. Casimir le comprit bien. En dépit de la saignée copieuse à laquelle le
vampire avait soumis son compagnon, l'accès affectait la forme congestive.
L'application d'un vésicatoire était urgente.
Un vésicatoire !... Par cinq degrés de latitude nord ! Le noir n'avait ni can-
tharides, ni ammoniaque, ni aucune substance pouvant produire la vésication.
Le vieux docteur in partibus ne semblait pourtant pas embarrassé.
— Pitit' minute... mouché. Mo allé... pis, vini.
Il prit son sabre, son coui, s'en alla claudiquant, et explora minutieusement
les abords de la crique.
— Ah I Ça bien bon, dit-il en se baissant Oui... oui, ça même...

54
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Il se courba, ramassa quelque chose, mit ce quelque chose dans son v*se
végétal, et recommença à huit ou dix reprises. Puis il revint.
Son absence avait duré dix minutes.
Debout près du malade, l'air grave et recueilli, il saisit avec d'infinies pré-
cautions un insecte long d'un centimètre et demi, noir d'ébène, luisant, au fin
corselet, à l'abdomen renflé et mobile. Tenant alors l'animal par la tête, il
applique son autre extrémité derrière l'oreille du malade. -. ;
Un dard court et rigide surgit, s'implantant profondément dans l'épiderme.
— ... Hein! hein!... dit-il en nasonnant... ça bien bon... •
Il jeta l'insecte, en prit un second, et lui fit opérer la même manœuvre
derrière l'autre oreille. Puis un troisième, deux centimètres plus bas... puis un
quatrième, un cinquième, puis un sixième... 1
Le malade hurlait, tant cette minuscule ponction le faisait souffrir.
— ... Hein! hein ! disait toujours le noir... Ça même. Ça michant bête là,
bon bon pou mouché. (Cette mauvaise bêle est très bonne pour le monsieur.)
Excellente en effet. Un quart d'heure ne s'était pas écoulé, que deux énormes
cloques, remplies de sérosité j a u n â t r e , soulevaient l'épiderme qu'elles
bossuaient, produisant une vésicalion analogue à celle qui eût résulté au bout
de douze heures de l'application du meilleur vésicatoire
Le malade semblait renaître ; sa respiration rauque s'adoucissait. Ses pom-
mettes enfiévrées pâlissaient. Un miracle, auquel la thérapeutique civilisée était
étrangère s'accomplissait. •
— Ça fourmi-flamand, bon bon, dit alors Casimir, qui, sans plus tarder, saisit
une longue épine de « counanan » et perça les cloques, d'où jaillit un jet d'un
liquide citrin. Il eût bien voulu appliquer sur la plaie une poignée de coton
imbibée d'huile tirée du fruit du « bâche », mais il n'osa pas, dans la crainte de
communiquer sa lèpre.
— Ça bon... bon... même !
Robin reprit connaissance, ou plutôt, une douce somnolence succéda rapide-
ment à son état comateux. Il put à peine balbutier un remerciement et
s'endormit.
Le bon nègre avait opéré un véritable miracle. Les éléments de cette cure
merveilleuse, dont le résultat avait été immédiat, étaient bien simples pourtant.
Un vulgaire remède de bonne femme. La piqûre des fourmis-flamandes est
horriblement douloureuse. Telle est en outi e la propriété particulière du venin
dont leur aiguillon est le véhicule, qu'elle amène séance tenante la vésicalion.
Tel est aussi le résultat produit par la fourmi-eau-bouillante de l'Afrique équa-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 5
toriale. L'épiderme se soulève instantanément comme sous une compresse
d'eau à cent degrés. Les phénomènes sont absolument identiques à ceux qui
résultent de l'application de cantharides.
Au réveil, une bonne infusion de feuilles de batoto, compléta cette médica-
iion tropicale dont l'effet fut à ce point satisfaisant, que vingt-quatre heures
après, le malade, bien que horriblement faible, se trouvait hors de danger.
Qui donc avait enseigné au vieux nègre celte médecine qui se rapproche si
singulièrement de celle qu'emploient nos praticiens, les dérivatifs et les anti-
périodiques? car, en somme, un vésicatoire produit par une fourmi, est-il infé-
rieur à celui qui est formé par des cantharides, et l'absorption d'infusion de
batoto, n'a-t-elle pas souvent guéri les coureurs des bois, aussi bien que la
quinine?
N'est-ce pas là un merveilleux rapprochement à établir entre un résultat
obtenu par des sauvages qui ont étudié le livre de la nature, et des savants qui
ont pâli sur les ouvrages de pathologie !...
Le fugitif, enfin soustrait à l'influence de la malaria équatoriale, était sauvé.
L'inclémence de la nature était vaincue, mais la haine des hommes veillait.
Quatre jours s'étaient à peine écoulés, que Casimir, absent depuis quelques
heures, rentrait effaré en s'écriant:
— Compé m o ! . . . Là-bas, michants mouns blancs qu'à vini côté nous...
— Ah!... dit Robin, dans l'œil duquel surgit comme un éclair... Des blancs...
Des ennemis... N'y a-t-il pas un Indien avec eux?
— Ça même. Kalina qu'à vini.
— Bien! Je suis horriblement faible, mais j e me défendrai. Ils n'auront que
mon cadavre. Tu entends.
— Ça même. Mo pas oulé eux tué ou. Ou pas bougé... Ou resté là... sous
feuilles macoupi. Vié Casimir joué oune bon tour à michants blancs.
Le fugitif s'arma de son sabre, trop lourd, hélas ! pour son bras débilité ; puis,
connaissant les ressources que tenait en réserve son vieux compagnon, il se
blottit sous les feuilles vertes et attendit.
Des pas rapides se firent bientôt entendre. Puis une voix rude retentit accom-
pagnée du craquement bien connu d'un chien de fusil.
La formule employée par les arrivants, sinistre en pays civilisé, était à la
fois lugubre et grotesque en pareil lieu :
— Au nom de la loi! ouvrez.
Le noir, sans attendre une seconde sommation, ouvrit doucement la porte,
et montra sa face hideuse!

56
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Sa vue produisit sur les blancs l'effet d'une tête de trigonocéphale. Quant à
l'Indien, qui ne s'attendait pas à pareille rencontre, il resta un moment parfai-
tement ahuri.
Il y eut un silence.
— Entrez, dit Casimir en donnant à ses traits l'expression de la plus ave-
nante cordialité, vaine tentative d'ailleurs qui aboutit à la plus atroce grimace.
— C'est un lépreux, dit un des nouveaux venus qui portait le costume des
surveillants militaires. Plus souvent que j'entrerai dans la cabane, pour attra-
per des chiques, des tiques, et risquer de pincer le « pian » qui le ronge.
— E h ! bé ou qu'à pas vini?
— Jamais de la vie. Tout doit être pourri, là-dedans, ça suinte la lèpre.
Jamais le « fagot » ne se serait réfugié là.
— Qui sait, reprit le second surveillant. Nous ne sommes pas venus ici pour
retourner bredouille... En prenant quelques précautions... Voyons, nous ne
sommes pas des enfants.
— A ton aise... moi, j e bats en retraite... avec ça que j ' a i les jambes encore
trouées par les « malingres ». L'air seul de ce poulailler suffirait à les
envenimer.
— Mô qu'allé, fit l'Indien en pensant à la prime et aux innombrables verres
de tafia qui en seraient la conséquence.
— Moi aussi, parbleu, reprit le surveillant. Je n'en mourrai pas, après tout.
— Ça même, fit le noir radieux.
L'argousin, le sabre d'abattis à la main, pénétra le premier dans l'humble
réduit à peine éclairé par quelques minces rayons filtrant à travers le gaule-
tage.
Le Peau-Rouge suivit en marchant sur la pointe des orteils. Un hamac tendu
en travers était le seul « meuble » de la case. A terre, quelques ustensiles gros-
siers, des couis, des gargoulettes, un grage à manioc, une couleuvre à passer la
pulpe rapée, un mortier, un long pilon de bois noir, et une plaque circulaire
en tôle.
Sur le sol, un lit épais de feuilles en macoupi ; dans un coin, plusieurs
brassées d'épis de maïs et quelques galettes de cassave.
C'était tout.
— Et là-dessous, grogna le surveillant en désignant de la pointe de son sabre
la litière de frondaisons, y a-t-il quelque chose ?
— Mo pas savé, fit le noir d'un air idiot.
— Ah ! to pas savé, eh bien, j e vais voir.

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE 37
Un serpent la gueule béante. (Page 58.)
Il dit, et leva le bras comme pour planter la pointe de son sabre à travers
les folioles.
Un sifflement aigu, bien que peu intense, retentit, et le surveillant, terrifié,
resta la main haute, la pointe basse, la jambe allongée, dans la position d'un
maître d'armes qui porte un coup de seconde.
Il semblait pétrifié. L'Indien était déjà dehors. Il était épouvanté, lui aussi,
8

56
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
le digne Peau-Rouge, et paraissait avoir absolument oublié les rasades de
l'avenir.
— Aye-aye!... beuglait-il, aye-aye !... et son accent indiquait une folle
terreur.
Le surveillant fut près d'une demi-minute avant de reprendre ses esprits. Le
lépreux, immobile aussi, le regardait avec une expression diabolique.
— Pourquoi ou qu'a pas sersé (cherché).
Le son d'une voix humaine le fit sursauter.
— Aye-aye 1... murmura-t-il d'une voix étranglée, c'est un aye-aye 1... et
son regard ne quittait pas deux points qui luisaient au milieu d'un petit
paquet noirâtre, enroulé comme un bout de filin.
« Un brusque mouvement, et je suis mort.
« Allons, en retraite. »
Et doucement, bien doucement, avec d'infinies précautions, il ramena la
j a m b e droite, relira la gauche, se cambra en arrière et chercha à gagner la
porte.
Un second sifflement se fit entendre au-dessus de sa tête, au moment où il
poussait un soupir de soulagement. Ses cheveux se dressèrent. Il lui sembla que
la racine de chacun d'eux était une pointe rougie.
Puis, un objet long, mince, de la grosseur du col d'une carafe, glissa lente-
ment d'une poutrelle, avec un susurrement d'écaillés froissées.
Il leva la tête, et faillit tomber à la renverse, en voyant à quelques pouces de
sa figure un serpent, la gueule béante, qui, accroché par la queue, allait se
laisser tomber et lui planter en plein visage ses crocs empoisonnés.
Fou de terreur, il bondit en arrière, en envoyant à toute volée un coup de
sabre sur le terrible ophidien. Heureusement pour lui, sa lame porta d'aplomb,
et décapita net l'animal, qui s'abbatit sur le sol.
— Un grage !... hurla-t-il... Un grage 1
La porte était, derrière lui, grande ouverte. Il la franchit avec la prestesse
d'un clown traversant un cerceau de papier, non sans butter sur un troisième
serpent qui rampait en agitant les anneaux cornés de sa queue.
Celte scène n'avait pas duré une minute. Le second surveillant, alarmé par
les cris de l'Indien, restait interdit à la vue de son compagnon qui, pâle, trempé
de sueur, la face contractée par la terreur, semblait près de tomber en
défaillance
— Eh bien 1 interrogea-t-il brièvement, qu'y a-t-il ? allons, parle.
— C'est plein... de serpents... là-dedans, articula-t-il faiblement.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
59
Le noir sortait en même temps de la case, avec autant de rapidité que pouvait
le lui permettre sa jambe atteinte d'éléphantiasis.
Il paraissait également terrifié.
— Ah ! mouché. Serpents... là trop beaucoup. Plein mo la case.
— Mais tu ne l'habites donc pas, ta case?
— Si mouché, tit morceau (un peu).
— Gomment se fait-il qu'elle pullule de serpents. Ordinairement, ils ne ni-
chent que dans les carbets abandonnés.
— Mo pas savé.
— To pas savé !... To pas savé... Il me semble qu'il y a bien des choses que
tu sais et que tu feins d'ignorer.
— Mo qu'a pas mis serpents là, non.
— Ça, je veux bien te croire. Aussi, pour qu'il ne t'arrive pas malheur pen-
dant la nuit, je m'en vais flanquer le feu à ta niche. La garnison est trop dange-
reuse.
Le vieux nègre frémit. Si sa cabane brûlait, c'en était fait de son hôte. Aussi
fût-ce avec un réel accent de douleur, qu'il implora la pitié des deux argousins.
Il n'était qu'un pauvre homme, bien vieux, bien malade. Jamais il n'avait fait
de mal à personne, sa case était son seul bien. Comment trouverait-il un abri
désormais? Ses bras débiles ne pourraient plus en construire une autre.
— Après tout, il a raison, reprit celui qui était entré dans la case, et qui,
ravi de la fin de son aventure, ne demandait pas mieux que de s'en aller.
« Il y a gros à parier que notre homme n'est pas caché avec de pareils cama-
rades de lit. L'Indien s'est moqué de nous et, de deux choses l'une : ou Robin
est bien loin à l'heure présente, ou il est mort. »
— Ma foi, cela me paraît juste, et nous avons raisonnablement fait notre
possible.
— Si tu veux m'en croire, nous ne prendrons pas racine ici.
— C'est mon avis. Laissons le moricaud se débrouiller comme il l'entendra
avec ses locataires, et filons.
— Tiens, mais, à propos, et l'Indien?...
— L'Indien, il nous a mis dedans comme des fantassins de deuxième classe
il s'est donné de l'air.
— Si jamais il me tombe sous la main, il peut être bien sûr d'empoigner une
de ces roulées...
Les surveillants, acceptant philosophiquement leur bredouille, reprirent
leur trace et disparurent.

6 0
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Casimir les regardait s'en aller en riant d'un rire de démon.
— A h ! . . . a h ! . . . a h ! . . . serpent « a y e - a y e » , serpent « grage », « boïci-
nenga » !... tout ça bons pitits bêtes à mo.
Puis, il rentra dans la case en sifflottant doucement. Quelques frémissements
imperceptibles agitèrent pendant quelques minutes la litière, puis tout bruit
cessa.
Il n'y avait plus d'autre indice de la présence des reptiles qu'une forte odeur
de musc bien caractéristique.
— Eh! compé, dit-il joyeusement... Comment ou fika? (Comment vous
portez-vous ?)
La tête pâle du fugitif émergea lentement, puis le corps tout entier s'arracha
péniblement du trou au fond duquel Robin venait d'endurer un quart d'heure
de mortelle angoisse.
— Ils sont donc partis ?
— Oui, compé, eux partis... pas contents, li gain la peur... oh ! la peur ! (Ils
ont eu peur, mais une peur !)
— Mais comment as-tu donc fait pour les mettre en fuite, j e les ai entendus
hurler de terreur... Puis, cette odeur de musc.
Le lépreux raconta alors à son hôte qu'il était charmeur de serpents. Il savait
les appeler, les faire venir ; non seulement il pouvait impunément les toucher,
mais encore il n'avait rien à craindre de leur morsure, au cas où ces sauvages
visiteurs commettraient quelque écart de mâchoire.
Non seulement le boïcinenga, ou serpent à sonnettes, mais encore le redou-
table grage et le terrible aye-aye, ainsi nommé parce que la personne mordue n'a
que le temps de jeter ce cri entre le moment de la morsure et celui de la mort.
Quant à l'immunité de Casimir, elle s'expliquait parce qu'il avait été « lavé »
pour le serpent par « mouché » Oleta, un blanc bien connu en Guyane, qui, au
moyen de breuvages et d'inoculations, savait rendre absolument inoffensive la
morsure de tous les reptiles.
— Mo qu'appelé serpents, quand blancs vini côté nous. Ça blancs là, pas
« lavés ». Li soti qu'é allé. (J'ai appelé les serpents quand les blancs sont venus.
Comme les blancs ne sont pas « lavés », ils sont sortis et se sont enfuis.)
— Mais si l'un d'eux m'avait mordu ?
— Oh ! pas danger. Mo qu'avé mis côté ou, z'herbes. Serpents pas contents
herbes là Li pas vini côté ou.
1 Plusieurs faits analogues m'ont été racontés par des témoins dignes de foi. Le suivant,
entre autres, m'a été affirmé par un des plus hauts fonctionnaires de la Guyane, sous les

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
61
« A présent, ou pas sorti. Kalina parti, allé côté grands bois. Li pas content.
Pas gain sous marqués, pas gain tafia... Li ouvri so z'œil côté ou. (Et mainte-
nant, restez ici, l'Indien s'en est allé dans les grands bois. Il est furieux. Il
n'aura pas de sous marqués — la prime — il n'aura pas de tafia, et il ouvrira
l'œil de votre côté.)
Le bonhomme ne s'était pas trompé. Six heures à peine après l'algarade
irrivée aux surveillants, et leur déroute précipitée, Atoucka vint rôder impu-
demment près de la case.
— Ou michant moun. Empêché mo prend' tig' blanc.
— Soti, mauvais Kalina, riposta Casimir en crachant dédaigneusement,
chia !... (Va-t-en, mauvais Indien. Rien qui vaille!) Si to vini côté mo la case, to
voué ça vié, kokobé, baïe to oun piaye... (Tu verras, le vieux lépreux te jettera
un sort !)
A ce mot de piaye, l'Indien, superstitieux ainsi que ceux de sa race, s'enfuit
éperdu, comme un kariakou poursuivi par le tigre.
yeux duquel il s'est passé à Cayenne. On venait de prendre vivants deux trigonocéphales
énormes. M. Oleta, dont il est question un peu plus haut, vint à passer. L'occasion était
superbe pour montrer l'efficacité de son spécifique. On lui amena deux chiens de moyenne
taille. Tous deux furent mordus par les serpents.
— Lequel des deux voulez-vous me voir sauver? demanda Oleta.
On lui en désigna un. Il lui fit, séance tenante, absorber son breuvage, lui en inocula
quelques gouttes sous la peau, et l'animal, au bout d'un quart d'heure, s'enfuyait parfai-
tement guéri, pendant que son compagnon expirait dans de terribles convulsions. Ce
c'est pas tout. Oleta se laissa mordre par un des « grages » également désigné au hasard,
3t ne fut victime d'aucun accident. Cent cinquante personnes au moins assistaient à cette
expérience, qui eut lieu rue de Choiseul. M. Oleta est mort, il y a une dizaine d'années, en
laissant sa recette à son fils. J'ai vu ce dernier à Rémire. J'aurai occasion de parler de lui
dans la suite. — L. B .

C H A P I T R E I V
Projets insensés, mais réalisables. — La lèpre n'est pas contagieuse. — Construction d'un
canot. — L'Espérance. — Reconnaissance d'un damné. — Le carnet du forçat. — Une
perle dans la fange. — Une lettre de France.— Trop tard ! — A l'ouvrage! — Ce qui se
passait le 1 e r janvier 185. dans une mansarde de la rue Saint-Jacques. — La famille du
proscrit.— Touchante pensée d'un ouvrier parisien. — Misère et fierté. — Des enfants
qui pleurent comme des hommes. — Souvenir à l'exilé. — Souhaits de nouvel an. —
Inquiétude, angoisses et mystère. — Les « Robinsons » en Guyane.
Robin, dans sa course aventureuse, n'avait, en cette série d'incidents divers,
pas trop dévié de la direction qu'il s'était primitivement tracée.
Il ne voulait pas s'écarter du Maroni qui forme la limite des deux Guyanes,
et avait à peu près réussi à se maintenir dans la direction Nord-Ouest, que ce
fleuve affecte depuis son embouchure jusqu'au 5° degré de latitude nord.
Dépourvu de tout instrument de précision, il lui était impossible d'évaluer
autrement que par à peu près et la distance parcourue et le point où il se
trouvait. Il tenait surtout à se maintenir dans la ligne du Maroni, la grande
artère navigable, qui tôt ou tard lui servirait de voie de communication avec
les pays civilisés.
Son compagnon était incapable de le renseigner. Peu importait au pauvre
homme qu'il fût ici ou là ; l'essentiel était pour lui de subvenir à sa malheu-
reuse existence. Il savait vaguement que le fleuve devait se trouver à trois ou
quatre journées de marche vers le couchant, et c'était tout. Il ignorait jusqu'au
nom de la crique dont les eaux fertilisaient la vallée.
Robin conjecturait qu'elle pourrait être la crique Sparwine. Si sa supposi-
tion était vraie, le séjour avec le lépreux ne lui offrait aucune sécurité. L'ad-
ministration pénitenciaire venait d'établir à l'embouchure de cette rivière un
chantier pour l'exploitation des bois. Une escouade de transportés y avait élu

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
63
domicile. Qui sait si d'un moment à l'autre quelqu'un de ses anciens compa-
gnons, ou même un surveillant, ne déboucherait pas inopinément dans la
clairière?
La vigueur lui était revenue, et, avec la force, un irrésistible besoin de con-
server à tout prix celte liberté conquise après de si terribles souffrances.
Un mois s'était écoulé déjà depuis le jour où ses ennemis avaient été si rapi-
dement mis en déroute par le corps d'armée de reptiles, dont Casimir était le
commandant en chef. Il s'était bien vite habitué à cette vie tranquille, dont le
calme profond reposait son âme et son corps de l'enfer du bagne.
Mais aussi la pensée des siens ne quittait plus son cerveau. Chaque jour,
chaque heure était remplie du doux et triste souvenir des absents. Chaque nuit,
son sommeil était hanté par ce cher et douloureux cauchemar.
Comment les prévenir que l'heure de la délivrance avait sonné ? Comment
les revoir? Comment leur donner un simple signe d'existence, sans s'exposer
au plus cruel d a n g e r ?
Les idées les plus folles, les projets les plus irréalisables se présentaient à son
esprit. Tantôt il voulait gagner la rive hollandaise, traverser la possession tout
entière et arriver à Demerara, capitale de la Guyane anglaise. Là, il pourrait
trouver de l'ouvrage pour subvenir à ses premiers besoins, puis prendre pas-
sage à bord d'un navire en partance pour l'Europe, et sur lequel il s'embar-
querait comme matelot.
Mais les raisonnements de Casimir avaient bientôt réduit à néant ce chimé-
rique projet. Il serait indubitablement arrêté par les Hollandais, et dans le cas
contraire il n'avait aucune chance de gagner la colonie anglaise, avec laquelle
la France n'a pas de traité d'extradition.
— Si d'autre part je remontais le Maroni, je suis sûr, d'après les cartes de
Le Blond, que sa branche principale, YAoua, correspond avec le bassin de
l'Amazone. Ne pourrais-je descendre le Yarry, ou tel autre affluent jusqu'au
Brésil ?
— Ou pas prouvé caba (déjà), compé, répétait le noir. Ou qu'attendez mor-
ceau. (Attendez un peu).
— Oui, mon bon Casimir, j ' a t t e n d r a i . . . le plus longtemps'possible. Nous
ferons des provisions, un canot, puis nous partirons tous deux.
— Ça même.
Ce fut seulement après de longs débats que Robin consentit à associer le*
vieillard aux hasards de son entreprise. Non pas qu'il craignit outre mesure
son contact et la contagion pou trant en résulter ; loin de là. Mais Casimir

64
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
était bien vieux. Avait-il le droit de spéculer sur la profonde affection que iui
témoigna dès le premier jour le déshérité, pour lui faire quitter l'Eden
embelli par ses mains mutilées, ce confort de solitaire, ces chères habitudes
de reclus, cette vie facile de grand air et de liberté !
Ah I certes, Robin n'était pas égoïste. Il rendait de tout son cœur l'affection
que lui témoignait le vieillard, et s'ingéniait à lui rendre agréable ce lambeau
d'existence.
Mais Casimir avait tant et si bien insisté, que Robin avait dit oui. Le
lépreux avait pleuré de joie et remercié à genoux son bon compé blanc.
D'un mouvement irréfléchi, d'un de ces gestes commandés par le cœur, le
déporté l'avait relevé.
— Ah! fit douloureusement le vieillard. Ou qu'a touché m o . . . Ou fika
kokobé (vous deviendrez lépreux).
— Non, Casimir, n'aie aucune crainte. Je suis heureux d'avoir serré ta main,
bonne et chère créature qui n'existes que pour le bien...
« Crois-moi, mon ami, ta maladie est bien moins contagieuse qu'on ne le
croit généralement. J'ai beaucoup étudié en France. Eh bien! des médecicj.
de grands savants affirment qu'elle ne se communique pas.
« Quelques-uns même qui exercent dans les pays où sévit la lèpre, p r é -
tendent qu'on peut en enrayer les progrès en s'éloignant des lieux où elle a
été contractée.
« Ainsi, c'est un double motif pour que je t'emmène en quelque endroit
que j'aille. »
Casimir n'avait compris qu'une chose, c'est que son blanc ne le quitterait
pas. De plus, il lui avait serré la main. Depuis près de quinze ans, pareille
chose ne lui était arrivée. Il serait donc inutile de décrire l'émotion dont il
fut agité.
A dater de ce moment, leur résolution fut prise. Ils construiraient un canot
bien léger, d'un faible tirant d'eau, et dans lequel on entasserait le plus
de provisions possibles. Ces provisions se composeraient essentiellement de
couac (farine de manioc) et de poisson séché.
Quand l'embarcation serait prête, on descendrait la crique pendant la nuit
seulement. Pendant le jour, la pirogue serait dissimulée dans les lianes et les
plantes encombrant les berges, et les deux hommes reposeraient sous les
arbres. 4
' Us traverseraient le Maroni, remonteraient son cours jusqu'à ce qu'ils aient
trouvé un affluent considérable coupant la pointe de la Guyane hollandaise

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Go
Il resta comme pétrifié. (Page 67.)
et communiquant avec le bassin de l'Esséquibo, le grand fleuve de la colonie
anglaise.
Là ils seraient sauvés, car Georgestown ou Démérara se trouve près de l'em-
bouchure de ce cours d'eau.
Tel était l'ensemble de ce projet colossal, sauf modifications ultérieures
résultant des événements. Quant aux difficultés presque insurmontables, les
9

66
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE;
deux hommes les avaient énumérées pour la forme, et pour qu'il n'en fut plus
question.
Les provisions abondaient. Il suffirait de recueillir des produits végétaux et
de les emmagasiner en temps et lieu. "Restait la question de l'embarcation.
Un canot d'écorce ne saurait suffire pour accomplir une semblable traversée.
Son imperméabilité est loin d'être parfaite, et les provisions, le. suprême res-
source des fugitifs, seraient avariées. De plus, elle ne pourrait jamais résister
aux chocs et aux soubresauts résultant d'une navigation à travers les rapides
qui hérissent les fleuves et les criques des Guyanes.
Il fut résolu que la pirogue serait construite sur le modèle de celles des Bosh
et des Bonis, d'une seule pièce, dans le tronc imputrescible et imperméable du
bemba. Effilée, relevée et renforcée aux deux extrémités, elle serait susceptible
de naviguer en avant comme en arrière. Les deux pointes aiguës laissées pleines
jusqu'à cinquante centimètres, pouvant impunément heurter les roches. Elle
aurait enfin cinq mètres de long, et porterait, indépendamment des deux
canotiers, environ cinq cents kilos de provisions.
Il s'agissait tout d'abord de trouver un arbre réunissant toutes les qualités
requises, c'est-à-dire ni trop gros ni trop petit, d'âge moyen, sans nœuds ni cre-
vasses, et surtout à proximité de la crique et de l'abattis.
Il ne fallut pas moins de deux pénibles journées de recherches à travers ces
arbres géants de la Guyane, qui, on le sait, ne vivent pas en famille et sont
éparpillés de ci, de là, sur des zones immenses.
Le sujet fut enfin trouvé et déclaré « bon-bon » par Casimir, ingénieur en
chef de la construction navale. On se mit incontinent à l'œuvre. Le travail,
hélas I n'avançait que bien lentement. Le vieux solitaire n'avait qu'une hache
de petite dimension, dont le tranchant rebondissait sur les fibres tenaces du
bemba, en ne pratiquant que de bien faibles entailles.
Heureusement, Casimir connaissait à fond toutes les ressources des habi-
tants de la forêt. Puisque le fer était insuffisant, on demanderait au feu son
secours. Un bûcher fut allumé à la base de l'arbre qui s'enflamma lentement,
charbonna, brûla à l'étouffée pendant quarante-huit heures, et s'abattit enfin
pendant la nuit avec un fracas terrible.
Casimir, éveillé en sursaut, s'agita dans son hamac et s'écria joyeusement :
— Compé, ou qu'a entendu... Boum... li tombé là... crac... crââââc !...
Robin, tout joyeux, ne put se rendormir.
— Ces" bien, voilà le commencement de notre délivrance. Nous manquons
d'outils pour creuser le canot, mais...

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
67
— Oh! interrompit le noir... neg' Bosh, neg' Boni, pas gain outils. Eux fa-
briquent canot avec feu...
— Oui, j e sais cela; ils creusent leurs pirogues avec le feu et les polissent
ensuite avec leur sabre, ou même des pierres t r a n c h a n t e s , mais j ' a i trouvé
mieux que cela.
— Que chose, ou qu'a trouvé? compé.
— Tu as une pioche, n'est-ce pas, une bonne pioche, eh ! bien, j e m'en vais
l'affûter comme il faut, y ajuster un manche solide, cela nous fera une hermi-
nette parfaite. Avec un pareil outil, vois-tu, Casimir, je me fais fort de rendre
la pirogue aussi unie qu'une feuille de barlourou, aussi bien à l'intérieur qu'à
l'extérieur.
— Ça même, compé, ça même ! fit le nègre joyeux.
Ce qui fut dit fut fait, et les deux hommes, après avoir adapté la pioche à sa
nouvelle destination, s'en allèrent à leur chantier.
Ils portaient chacun leur provision pour la journée, et s'avançaient en devisant
gaiement.
— Vois-tu, Casimir, disait Robin devenu plus communicatif depuis que sa
vie avait un but et que ce but allait se rapprocher, vois-tu, avant un mois, nous
serons partis.
« Bientôt, nous serons loin. Dans un pays libre. Je ne serai plus une bête
fauve qu'on poursuit, un forçat qu'on traque... Je ne serai plus le gibier des
Indiens et des argousins... Je ne serai plus le tigre blanc !
— Ça même, compé... ça même, disait doucement le lépreux, heureux de la
joie de son ami.
— Puis, songe donc... Je pourrai revoir ma femme, mes chers petits. Oublier
dans un seul moment les tortures du passé... Effacer par un baiser le souvenir
du bagne... Les presser dans mes bras... les voir... les entendre !...
« A h ! tiens cet espoir me donne une force de géant. Il me semble que j e met-
trais la forêt en morceaux. Tu vas voir comme j e fouillerai le canot... ce cher
petit canot, mon espérance... Tiens ! nous l'appellerons de ce nom : l'Espérance!
Ils arrivaient à ce moment à la clairière formée p a r la chute du bemba, qui
avait en tombant entraîné plusieurs autres arbres. Un large rayon de soleil
trouait la voûte disloquée. La base de l'arbre fumait encore.
— Allons, à l'ouvrage !... mon...
Robin n'acheva pas sa phrase. Il resta comme pétrifié à la vue d'un homme
armé d'un sabre d'abattis, revêtu de la lugubre livrée du bagne et qui se leva
brusquement en prononçant ces simples mots :

68 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Tiens ! c est vous, Robin. Du diable si je m'attendais à vous trouver là...
Robin, foudroyé par l'imprévu de cette rencontre, ne répondit pas. La vue de
son ancien compagnon de bagne évoqua soudain tout un cauchemar de souvenirs
lugubres.
Il vit d'un seul coup la geôle et ses hideurs !... Le conseil de guerre, la double
chaîne. La réintégration au pénitencier. La pensée ne lui vint même pas que cet
homme était peut-être un évadé aussi.
Ce forçat n'était pas, ne pouvait pas être seul. Là peut-être à deux pas, sous
le couvert, se tenait le clan des maudits avec son escorte de surveillants.
Eh quoi ! tant de souffrances auraient-elles été endurées en pure perte ? Fallait-
il dire adieu à cette liberté à peine entrevue ? Une fièvre étrange et terrible
envahit l'ingénieur. Une fugitive pensée de meurtre traversa son cerveau. En
somme, que lui importait ce bandit, dont la venue constituait pour lui le plus
grave danger.
Il eut honte aussitôt de ce mouvement inconscient et redevint subitement
maître de lui même.
L'autre ne semblait pas s'apercevoir de ce trouble, ni s'étonner de ce silence.
Il continua.
— Ah ! oui, j e comprends, vous n'êtes guère causeur. C'est égal, j e suis tout
de même content de vous revoir.
— C'est vous, reprit-il enfin avec effort, Gondet...
— Gondet lui-même, en chair et en os... surtout en os. Voyez-vous, l'ordinaire
ne s'est pas amélioré depuis votre départ et dame, avec la température et le
métier qu'on nous fait faire, ça n'est pas le moyen de nous retaper.
— Mais, que faites-vous ici?...
— A un autre que vous, j e répondrais qu'il est trop curieux et que ça ne le
regarde pas. Mais vous avez le droit de tout savoir.
« Je suis tout simplement chercheur de bois. »
— Chercheur de bois ?
— Mais, oui. Vous savez bien que dans chaque chantier l'administration
détache un homme connaissant bien la forêt et les essences de bois. Il part un
peu à l'aventure, découvre les plus beaux sujets, les marque, puis, quelque
temps après, les « pensionnaires » de l'État les exploitent pour le compte de
leur patron.
— Oui.
— Pour lorss' avant d'être « dans la peine» j'étais ébéniste, d'où le sobriquet
de « P'tit ébéniste » que j e porte depuis mon arrivée. J'ai été nommé chercheur

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
69
avec quarante centimes de haute paye par jour. Et voilà pourquoi j e tombe chez
vous comme une corneille qui abat des noix.
« Mais, savez-vous que vous avez une fière mine. On voit bien que vous vivez
de vos rentes. »
— Et les autres, où sont-ils ?
— Oh! ils sont à plus de trois journées d'ici. Vous pouvez être tranquille pour
le moment.
— Alors, vous n'êtes pas évadé?
— Pas si bête. Je n'ai plus que six mois à faire, plus mon doublage. Dans six
mois, je serai en liberté provisoire mais résident forcé à Saint-Laurent et à la
veille de devenir concessionnaire.
— Ah! vous n'êtes pas évadé?...
— Mais non, que j e vous dis. On croirait que ça vous contrarie. Vous auriez
préféré, pour être bien sûr de moi, que j e ne retourne pas là-bas.
« Soyez tranquille. Voyez-vous, nous autres rien qui vaille, nous avons des
idées comme ça. Jamais un « fagot » n'a dénoncé un copain évadé. »
Robin eut un brusque haut-le-corps.
— Oh ! dit l'autre qui s'en aperçut, quand j e dis copain faut pas vous fâcher...
Je sais bien que vous ne l'étiez que pour la frime, notre copain.
«Eh bien ! si vous voulez savoir la vérité, tout le monde a été ravi de vous
avoir vu filer en douceur.
« Et Benoît ! Benoît que les argousins ont rapporté tout démoli. En voilà un
qui se fait un sang !... Oh ! mais un sang.
« Mais, quoi, ça vous a la fressure si bien accrochée que ça rapporte sa peau
de là où u n autre laisserait j u s q u ' à ses os.
« C'est égal, vous êtes un rude homme. Vous n'êtes pas de chez nous, mais on
vous « estime » tout de même.
— Et, pense-t-on à me poursuivre? demanda comme à regret Robin, gêné de
prendre des renseignements à pareille source.
— Personne autre que Benoît... Vous êtes sa bête noire, soit dit sans vous
offenser. Il j u r e du matin au soir, au point que les pauvres soeurs de l'hôpital
en sont toutes sens dessus dessous. C'est après vous qu'il en a, naturellement.
« Pour moi, je suis sûr que quand il sera sur ses pattes, il essaiera de vous
pincer. Mais, va-t-en voir s'ils viennent.
« Vous n'êtes pas un enfant, et j e suis bien sûr que vous serez loin alors
D'ailleurs, on vous croira mort. »
Le chercheur de bois, loquace comme les forçats quand ils trouvent une

7 0
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
occasion de parler avec d'autres que leurs compagnons habituels, ne tarissait
pas.
— Savez-vous que vous avez eu une rude chance de rencontrer ce vieux
« négro » qui est avec vous ! Il est laid à faire peur au diable lui-même. Mais il a
dû vous être fièrement utile.
« Eh bien ! je n'aurais jamais pensé en trouvant ce matin le bemba par terre
que c'était vous qui l'aviez abattu. Ça fera une crâne pirogue. Tiens, une idée.
Ah ! elle est bien bonne. Je suis ici pour le compte de l'administration. J'ai une
bonne hache, si je vous donnais un solide coup de main?
— Non, dit presque brutalement le proscrit qui ne voulait pas d'un semblable
auxiliaire.
Le forçat comprit sans doute le motif de ce refus et dut en sentir toute la
portée. Il tressaillit, et son visage blême, aux traits hardis jusqu'à l'impudence,
se contracta douloureusement.
— Ah ! c'est vrai, dit-il d'une voix triste. Nous ne pouvons rien donner aux
honnêtes gens... nous autres.
« C'est dur, allez, d'avoir « fauté ». Il n'y a pas de régénération possible. Je le
sais bien. Tenez, je suis d'une bonne famille. J'ai reçu une certaine éducation,
mon père était un des premiers ébénistes de Lyon. Malheureusement je le perdis
à dix-sept ans. Je fis de mauvaises connaissances. Le plaisir m'attira.
« Je me rappelle encore ma pauvre mère me disant : « Mon enfant, j ' a i appris
hier que des jeunes gens de la ville ont fait du tapage. Ils ont passé la nuit au
poste. Si pareille chose t'arrivait, j ' e n mourrais de chagrin. »
« Deux ans après, j e fis un faux. Et l'on me condamna à cinq ans de travaux
forcés I
« Ma mère resta deux mois entre la vie et la mort. Elle a été folle deux ans.
Ses cheveux ont blanchi. Elle n'a pas quarante-cinq a n s , elle en paraissait
soixante lors de mon départ.
« Je n'ai jamais volé depuis que j e suis au bagne. Je ne suis ni pire ni meilleur
que les autres, mais j e suis un damné. Voyez, j e ne puis même pas pleurer en
parlant de ça.
« Vous, monsieur, le bagne vous a ennobli, moi, il m'a ravalé !... »
Robin, ému malgré lui, s'approcha et, pour faire diversion à cette scène
pénible, offrit à l'homme la moitié de son repas.
— Je devrais vous refuser aussi, dit-il, mais j e n'ai pas le droit de faire le fier,
j'accepte. Vous êtes bien toujours le même... et ce n'est pas la première fois que
je reçois de bons offices de vous.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
71
— Comment cela? demanda Robin surpris.
Oh 1 parbleu, c'est bien simple. Vous m'avez retiré du Maroni, un jour que,
emporté p a r le courant, j'allais bel et bien me noyer. Vous n'avez pas hésité à
sacrifier votre vie pour conserver ma misérable existence de forçat.
« Voyez-vous, je ne puis que faire des vœux pour le résultat de votre entre-
prise, mais c'est de bon cœur, allez.
— Je me rappelle en effet, reprit le proscrit, et croyez que je vous suis obligé
des sentiments que vous me témoignez.
— Ah 1 bon Dieu, et moi qui oubliais l'essentiel.
« La lettre !
— Quelle lettre ?
— Voici : moins de quinze jours après votre fuite une lettre est venue pour
vous de France ; naturellement, l'administration en a pris connaissance. Les
chefs en ont parlé entre eux. Leurs propos nous ont été rapportés par le garçon
qui les sert, un transporté. On disait comme ça que vous aviez là-bas des amis
qui faisaient des démarches p o u r vous faire gracier. Que les affaires n'allaient
pas vite, mais que si vous vouliez vous-même signer votre demande en grâce,
vous pourriez l'obtenir.
— Jamais ! interrompit Robin, dont les pommettes s'empourprèrent. Et pour-
tant, ai-je bien le droit de priver ma famille du bras et de l'affection de son
chef ? Faut-il donc me déshonorer pour assurer au mieux leur subsistance ?
« Et d'ailleurs, il est trop tard I
— C'est ce que disaient comme ça les chefs : « Il est trop tard. » D'autant plus
que si vous n'obteniez pas votre grâce, il était question de vous faire conces-
sionnaire, avec la faculté d'amener votre famille.
— Hein ! que dites-vous ?... Concessionnaire. Ma femme, mes enfants i c i !
Dans cet enfer ?
— Dame, c'eût été peut-être le plus sûr moyen de les revoir. Puis, vous savez,
tout ça, c'est des on-dit. C'est le contenu de la lettre qu'il faudrait connaître.
— Oh ! cette lettre I . . . Maudite soit] ma folle précipitation. Que ne puis-je
retourner là-bas, et payer de tous les supplices un trop court moment de
bonheur.
— Tenez, laissez-moi vous dire deux mots, ça ne sera pas long. J'ai une idée,
une vraie. Je suis à peu près libre ici. On ne se défie pas de moi, étant à la veille
de ma libération, et l'on a raison. Je vais rentrer au chantier. Je me colle une
fièvre de cheval. C'est mon affaire, nous avons des trucs pour ça. On me débar-

72 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
que de Sparwine à Saint-Laurent, j ' e n t r e à l'hôpital, et j e me débrouille pour
savoir le fin mot de l'affaire.
« Quand j e suis au courant de tout, j e guéris comme par enchantement, j e
reviens au chantier, j'accours ici et j e vous conte la chose.
« Gela vous va-t-il?, C'est que, voyez-vous, j ' a i contracté une rude dette vis-à-
vis de vous et j e serais bien aise de vous rendre service. »
Robin se taisait. Un terrible combat se livrait en lui. Il ne pouvait vaincre la
répugnance qu'il éprouvait à employer un tel messager pour une chose aussi
sacrée.
Le forçat le regardait d'un air suppliant.
— Je vous en prie. Laissez-moi faire une bonne action. Au nom de ma pauvre
mère, la bonne et sainte femme qui me pardonnera peut-être... Au nom de vos
petits enfants... sans p è r e . . . Là-bas, dans une grande ville...
— Partez ! Oh 1 oui, partez.
— Merci, monsieur, merci...
« Un mot encore : j ' a i là un petit carnet, sur lequel je marque ma route et
j'inscris mes arbres. Il m'appartient... loyalement. Je l'ai payé. Il y a encore
quelques pages blanches. Si j'osais, j e vous prierais d'y écrire quelques mots
pour envoyer en France.
« Un navire hollandais chargé de bois se trouve en face l'habitation Kœppler.
Il part incessamment en Europe. Je me charge de faire parvenir votre billet à
bord. Il y aura un bon cœur qui ne refusera pas de l'envoyer à votre famille,
surtout quand on saura que vous êtes un politique.
« Vous acceptez, n'est-ce pas ?
— Oui, donnez, murmura Robin.
Et, séance tenante, il couvrit d'une écriture fine et serrée deux feuillets
détachés, y mit l'adresse, et rendit le tout au forçat.
— Maintenant, dit celui-ci, j e pars. Ce soir j ' a u r a i la fièvre. Surtout, cachez-
vous bien. A bientôt !
— A bientôt, et puissiez-vous réussir!
Le transporté disparut aussitôt derrière les lianes épaisses.
Le vieux Casimir avait gardé le silence pendant toute cette scène, en partie
inintelligible pour lui. Il fut stupéfait, à la vue de la transfiguration qui venait
s'opérer sur les traits de son ami.
Robin n'était plus reconnaissable. Ses yeux brillaient d'un feu inaccoutumé,
sa figure pâle s'empourprait. A son habituelle taciturnité avait tout à coup
\\

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 7 3
Ses yeux se tournèrent vers un grand portrait. (Page 75.)
succédé une incroyable loquacité. Il parlait... Il parlait avec volubilité, racon-
tait à son compagnon ravi, ses travaux, ses luttes, ses espérances, ses décep-
tions.
Il lui expliqua la différence existant entre un criminel de droit commun et
un condamné politique, et put faire apprécier à son interlocuteur la profondeur
de l'abîme qui les séparait.
1 0

74
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Le pauvre homme avait peine à comprendre l'implacable rigueur du châti-
ment, eu égard à la nature du délit.
— Maintenant, termina-t-il, que je suis presque rassuré sur le sort de mes
chers absents, le manche de la hache brûle mes mains.
« A l'ouvrage ! Casimir, à l'ouvrage. Creusons, fouillons ce bois, sans trève,
sans relâche. Parachevons l'œuvre de la liberté, et que ce canot nous emporte
au plus vite loin de ces rivages maudits.
— Ça même, dit doucement le noir.
Et ils se mirent à la besogne avec acharnement.
Quarante jours a peine avant l'évasion de Robin, une scène bien touchante,
et que nous retracerons brièvement, se passait à Paris, rue Saint-Jacques. On
était au 1er janvier. Il faisait un de ces froids durs, encore aiguisés par le vent
du Nord, dont l'haleine glacée transformait la grande ville en un véritable
coin de Sibérie.
Une femme en deuil, pâle, les yeux rougis par le froid, par les larmes peut-
être, montait lentement l'escalier malpropre d'une de ces énormes maisons
que l'on retrouve encore dans certaines parties du vieux Paris. Véritables
casernes aux innombrables recoins, accessibles aux plus petites bourses et où
s'abritent tant bien que mal des légions de déshérités.
Cette femme avait grand air, sous ses pauvres vêtements de veuve dont la
méticuleuse et touchante pauvreté attestait et des soins constants, et une misère
vaillamment supportée.
Arrivée au sixième étage, elle s'arrêta un moment essoufflée, lira une clef de
sa poche, et l'enfonça doucement dans la serrure. Au faible glissement de fer,
répondit un concert de voix enfantines.
— C'est maman ! Voilà maman !...
La porte s'ouvrit et quatre enfants, quatre gamins dont l'aîné avait dix ans,
et le plus jeune à peine trois, s'élancèrent vers la nouvelle venue qu'ils cou-
vrirent de caresses.
Elle les embrassa tous, nerveusement, avec ces mouvements de tendresse
fébrile et passionnée, tenant à la fois de la joie et de la douleur.
— Eh bien ! mes chéris, vous avez été bien sages, n'est-ce pas ?
— Je crois bien, répondit l'aîné, déjà sérieux comme un petit homme, la
preuve, maman, c'est que Charles a eu la croix de sagesse.
— La troix!... tite mère, dit en s'avançant avec la gravité de ses trois ans,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
7 5
le plus jeune, un adorable bébé, qui montrait de son tout petit doigt à fossette
la croix accrochée par un ruban rouge à son vêtement de lainage gris.
— Bien! mes chers petits, très bien, reprit-elle en les embrassant encore.
A ce moment, elle aperçut dans le fond de la pièce un grand garçon de
vingt à vingt-deux ans, vêtu d'une vareuse de molleton noir, qui tortillait dans
ses grosses mains, d'un air embarrassé, son petit chapeau de feutre.
— C'est vous, mon brave Nicolas, bonsoir, mon ami, lui dit-elle affectueuse-
ment.
— Oui, madame, j ' a i quitté l'atelier de bonne heure, afin de venir vous « la
souhaiter bonne et heureuse », ainsi qu'aux enfants... ainsi qu'à... au patron...
à monsieur... Robin, quoi!
Elle tressaillit. Son beau visage, amaigri par la souffrance, pâlit, ses yeux
se tournèrent vers un grand portrait, dont le cadre d'or contrastait singulière-
ment avec les murailles nues de la mansarde et quelques meubles é p a r s , der-
niers débris d'une ancienne aisance.
Un petit bouquet de pensées, une rareté à pareil moment, s'épanouissait dans
un verre plein d'eau, devant cette toile, représentant un homme dans la force
de l'âge, aux fines moustaches brunes, aux yeux luisants, aux traits pleins
d'énergie et de distinction.
A la vue de cette touchante offrande faite par l'ouvrier parisien, à celui qui
fut son bienfaiteur, de ce témoignage d'exquise délicatesse sorti du cœur d'un
humble artisan, ses yeux se remplirent de larmes et un sanglot mal contenu
déchira sa gorge.
Les enfants, debout devant le portrait de leur père, pleuraient silencieuse-
ment en voyant pleurer leur mère. La douleur du jeune âge est ordinairement
bruyante. Les larmes silencieuses de ces quatre petits avaient quelque chose de
poignant.
On sentait qu'ils avaient l'habitude du chagrin, comme ceux de leur âge ont
l'habitude du rire.
C'était le jour de l'an pourtant. Les opulents magasins aussi bien que les
humbles boutiques des marchands de joujoux avaient été mis au pillage. Paris
en fête, flamboyait, des fusées de rire s'échappaient des hôtels et des man-
sardes. Les fils du proscrit sanglottaient.
O h ! ils ne demandaient pas de joujoux. Ils étaient depuis longtemps privés
de ce bonheur du premier âge, et savaient déjà s'en passer. Et d'ailleurs peut-il
y avoir des joies pour des enfants d'exilé ? Que leur importait cette année qui

7 6
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
venait de s'écouler morne et désespérée, que leur importait aussi celle qui com-
mençait peut-être sans espoir?
La mère essuya ses larmes, tendit simplement la main à l'ouvrier et lui dit :
— Merci ! merci pour lui et pour moi !
— Eh bien ! madame, demanda-t-il, est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau?
— Rien encore. Et nos ressources s'épuisent. Mon travail devient insuffisant.
Celle jeune Anglaise à laquelle je donnais des leçons de français est malade.
Elle s'en va dans le Midi. Bientôt nous n'aurons plus que mes broderies, et mes
yeux se fatiguent.
— Ah! madame, vous oubliez mon travail. Je ferai des heures supplémen-
taires. Puis, l'hiver ne durera pas toujours.
— Non, mon cher Nicolas, je n'oublie rien, ni votre bonté ni votre abnéga-
tion, ni l'amour que vous témoignez à mes chers enfants, mais j e ne veux rien
accepter.
— Oh ! ça serait la moindre des choses. Est-ce que le patron ne m'a pas élevé,
quand mon père a été tué par l'explosion de la machine. Qui donc a donné du
pain à ma mère infirme? Et si la pauvre vieille a pu mourir tranquille, n'est-ce
pas à vous et à lui que j ' e n dois la reconnaissance?
« Voyez-vous, madame, j e suis de la famille.
— Et c'est pour cela que vous voudriez vous tuer de travail, quand vous avez
à peine pour vivre.
— On a toujours de quoi vivre quand on a bon pied, bon œil et bon cœur à
l'ouvrage. Pensez donc, mécanicien-ajusteur, et des heures de supplément, je
me fais de vraies journées de contre-maître.
— Que vous voudriez nous donner en vous privant du nécessaire!...
— Mais, puisque je suis de la famille.
— Oui, mon enfant, vous en êtes... et pourtant je refuse. Je verrai plus
tard... si la misère devenait trop g r a n d e , si la maladie s'abattait sur les
enfants, si la faim... Oh! ce serait affreux. Non, nous n'en viendrons pas là.
Croyez bien que je suis aussi touchée de votre offre que si je l'avais acceptée.
— Et... alors, on ne veut pas le ramener de là-bas? Il y en a pourtant un
certain nombre qui sont arrivés de Belle-Isle et de Lambessa.
— Ils ont demandé leur grâce... Mon mari n'implorera jamais ceux qui
l'ont condamné. Jamais il ne désavouera sa conduite, qui fut toujours celle d'un
homme d'honneur
L'ouvrier baissa la tête et ne répondit pas.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 77
— Du reste, continua Mme Robin d'une voix étouffée, je vais lui écrire,
ou plutôt nous allons lui écrire sa troisième lettre du jour de l'an...
« N'est-ce pas, mes enfants ?
— Oh! oui, maman, dirent les aînés, pendant que le petit Charles, accroupi
gravement dans un coin, s'escrimait sur un carré de papier qu'il lendit d'un
air satisfait en disant :
— Tiens, ma lettre... pour p a p a !
La femme du proscrit, sachant en quelles mains devait passer sa lettre avant
de parvenir à son mari, sachant aussi quelles mutilations on faisait subir à
celles qui étaient spécialement destinées aux condamnés politiques, écrivit
brièvement, de façon à tranquilliser Robin sur l'état de la famille, et en évitant
rigoureusement tout commentaire de nature à soulever les rigueurs de la
chiourme.
Ah! qu'il dut lui en coûter à cette noble mère, à cette vaillante épouse,
d'atténuer les expressions de tendresse qui se pressaient sous sa plume ! Mais
elle avait la pudeur de son affection et de sa douleur.
« Mon cher Charles — écrivit-elle,—
« C'est aujourd'hui le premier janvier. L'année qui vient de finir a été bien
« triste pour nous, terrible pour toi. Celle qui commence apportera-t-elle un
« allègement à tes souffrances, une consolation à nos peines ? Nous l'espérons
« comme toi, cher et. noble martyr, et cette espérance fait notre force.
« Je suis vaillante, va! Et nos braves enfants, de petits hommes, tes dignes
« fils. Henri grandit. Il étudie. Il est sérieux déjà. C'est tout toi. Edmond et
« Eugène deviennent de grands garçons. Ils sont plus rieurs, un peu étourdis,
« comme moi avant notre malheur. Quant à notre Charles, impossible de
« rêver pareil amour d'enfant. Un adorable bébé rose, joufflu, joli et intelli-
« gent!... Croirais-tu que tout à l'heure, quand il a entendu dire que je t'écri-
« vais, il m'a tendu un petit papier tout barbouillé qu'il a bien précieusement
« plié en disant : « Tiens, ma lettre pour papa ! »
« Je travaille. Et je réussis toujours à subvenir à nos besoins. Tranquillise-
« loi de ce côté, mon bon Charles, et pense bien que si notre vie est affreuse
« s a n s toi, les exigences matérielles en sont à peu près remplies. Tes amis
« ont continué les démarches entreprises à ton intention. Aboutiront-elles ? On
« exige comme condition essentielle que t u signes un recours en grâce...
« A ce prix peut-être obtiendrais-tu ta liberté? Sinon, on nous affirme que tu
« pourrais devenir concessionnaire d'un terrain en Guyane. J'ignore en quoi

78
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« cela consiste. Tout ce que je vois, c'est que j e pourrais venir te rejoindre,
« avec les enfants. Rien ne m'effraye. Et la misère avec toi, là-bas, serait le
« bonheur!
« Dis-moi ce que je dois faire. Les moments sont précieux. Chaque minute
« qui s'écoule loin de toi, mon cher proscrit, est une minute d'angoisse, et nous
« pourrions encore être heureux dans ce pays du soleil.
« Courage, cher bien-aimé, nous t'envoyons nos souhaits les plus ardents,
« avec tous les baisers de notre cœur, et tout notre amour. »
Au-dessous, se lisaient avec le nom de la mère, la signature déjà virile de
l'aîné, les noms d'Edmond et d'Eugène un peu tremblottés et très appliqués,
puis un gros pâté commis par le petit Charles qui avait voulu que sa mère
conduisît sa main. -,
Cette lettre était partie trois jours après par un voilier de Nantes qui faisait
directement route pour la Guyane. Les communications, pour être moins régu-
lières qu'aujourd'hui, grâce aux lignes transatlantiques, n'en étaient pas moins
fréquentes, et Mme Robin avait toutes les cinq ou six semaines un mot de
son mari.
Janvier et février s'étaient écoulés tout entiers sans nouvelles, mars commen-
çait, rien encore I L'inquiétude de la pauvre femme se compliquait d'angoisses
quand elle reçut un matin une lettre timbrée de Paris, dans laquelle on la priait
de passer, pour une communication très-importante, chez un homme d'affaires
qui lui était complètement inconnu.
Elle se rendit aussitôt à l'adresse indiquée, et trouva un homme jeune encore,
mis avec une certaine recherche, de figure et de manières assez vulgaires, mais
en somme parfaitement convenable.
Il se tenait dans un de ces bureaux à l'ameublement banal d'acajou, aux
casiers multiples, dont l'aspect est bien connu. Il était seul.
Mme Robin se fit connaître. L'inconnu salua froidement.
— Vous avez, m a d a m e , l'invitation que j ' a i eu l'honneur de vous expé-
dier hier.
— La voici.
— Bien. J'ai reçu avant-hier de mon correspondant de Paramaribo des nou
velles de votre m a r i . . .
La pauvre femme se sentit le cœur tordu par une mortelle angoisse.
— Paramaribo... mon mari.. J e . . . ne comprends pas.
— Paramaribo, ou Surinam, capitale de la Guyane hollandaise,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
79
— Mais, mon mari ! Dites vite... Oh ! dites-moi ce que vous savez.
— Votre mari, madame, dit simplement l'homme, comme si c'était la chose
la plus naturelle, vient de s'évader du pénitencier de Saint-Laurent.
La foudre tombant aux pieds de Mme Robin l'eût moins stupéfiée que
cette nouvelle imprévue.
— Évadé... bégayait-elle... Évadé !...
— Comme je viens, madame, d'avoir l'honneur de vous le dire. Et vous m'en
voyez sincèrement réjoui.
« J'ai d'ailleurs le plaisir de vous remettre un mot venant de lui, et que ren-
fermait la lettre de mon correspondant.
« Le voici. »
Surprise, altérée presque par ce coup inattendu, Mme Robin sentait comme
un brouillard devant ses yeux. Mais sa vaillante nature, réagissant aussitôt, elle
put déchiffrer le billet au crayon, écrit par le proscrit sur la feuille détachée du
carnet du forçai, près de la crique Sparwine.
C'était bien là l'écriture de son mari, sa signature, tout, jusqu'à quelques
lignes en caractères cryptographiques dont elle avait seule la clef.
— Mais alors, il est libre !... Je puis le revoir !...
— Gui, madame. Je tiens à votre disposition des fonds, envoyés en une traite
par mon correspondant. Mais vous concevez qu'il doit se cacher. Il n'a pas quitté
les Guyanes, où il est plus en sûreté que partout ailleurs. J'estime qu'il serait
préférable que vous allassiez le rejoindre.
« Vous partirez d'Amsterdam sur un navire hollandais, afin d'éviter les
formalités de passeport. Vous débarquerez à Surinam, et mon correspondant
vous mettra à même de retrouver votre mari, sans donner l'éveil à la police
française.
— Mais, monsieur, expliquez-moi... cet argent, ce correspondant ?
— Mon Dieu, madame, j e ne sais pas un mot de plus. Votre mari libre, son
désir de vous revoir, des fonds envoyés à votre destination par mon entremise,
et l'invitation pour moi de pourvoir à votre sécurité jusqu'à ce que vous soyez
sur le navire hollandais.
— Eh bien! soit. J'accepte. Je partirai. Avec mes enfants?
— Oui, madame.
— Quand?
— Le plus tôt sera le mieux.
Le mystérieux homme d'affaires employa si bien son temps que vingt-quatre

80
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
neures après, Mm* Robin quittait Paris avec les enfants et le brave Nicolas, qui
n'avait pas voulu quitter sa bienfaitrice.
Ils débarquèrent tous les six à Surinam au bout de trente-cinq jours d'une
heureuse traversée.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E 81
Il râpait à tour de bras. ( P a g e 88.)
C H A P I T R E V
Construction d'un canot. — Le bois à rames. — Souvenir au Rowing-Club. — Le retour du
messager. — Une copie qui vaut bien l'original. — Une plante qui a beaucoup de noms
latins n'en est pas moins très bonne à manger. — Ce qu'on entend par « grager le ma
nioc ». Le « couac » et la cassave. —Vénéneux mais alimentaire. — Dans la couleuvre. —
Pirogue volée. — L'incendie. — Irréparable désastre. — Quel est le traître ? — Désespoir
d'un vieillard. — Celui qu'on n'attendait plus. — La citadelle de verdure et son chemin
11

82
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
couvert. — L'Atlantique plus large que la Seine à Saint-Ouen. — Drôle de pays. — Mys-
tère et bienfaisance. — Le Tropic-Bird. — Le capitaine hollandais ne veut rien dire. —
LES proscrits. — Plus de patrie. — C'est lui qu'on tue!...
Robin et le vieux nègre firent tant et si bien, s'escrimèrent d'une telle façon
contre le tronc du bemba, qu'après avoir taillé, coupé, brûlé, rogné, creusé,
poli, la pirogue se trouva prête.
Le gréement ne fut ni long ni difficile. Deux petits bancs, en bois de « génipa »
très léger, très résistant, et facile à travailler, furent posés en travers de la
coque, et encastrés, « à queue d'aronde », dans les deux plats-bords. Tous deux
furent percés à jour d'un trou ayant environ cinq centimètres de diamètre, et
pouvant au besoin permettre l'adaptation d'un petit mât de bambou.
Bien que les riverains du Maroni, nègres et Peaux-Rouges, aient l'habitude
d'aller presque exclusivement à la pagaye, il n'est pas rare, quand ils naviguent
sur les grands cours d'eau, de les voir hisser en guise de voile une natte de
paille quand ils ont vent arrière. C'est leur unique façon de profiter de la brise,
car ils ignorent absolument la manœuvre de la voile.
Quand ils n'ont pas de natte, et que le vent souffle, ils sautent à terre, coupent
des branches de waïe, de macoupi, de bache ou de barlourou, et les dressent
devant la brise. Voilure économique, très peu encombrante, et nécessitant une
science nautique fort élémentaire
Ces cas où le vent arrière peut servir a adjuvant à la pagaye sont limités aux
grands fleuves. Ils sont peu fréquents, car les Indiens et les Noirs habitent de
préférence les lieux baignés p a r les petites criques, et encaissés entre deux
murailles de verdure interceptant le moindre souffle de l'air.
Nos deux amis comptaient bien, le cas échéant, établir une voile avec le grand
hamac de Casimir tissé par les Bonis en excellente toile de coton.
Restait la question des pagayes. Grave question. Il n'appartient pas au pre-
mier venu de fabriquer secundum artem cet indispensable engin de naviga-
tion. Elles sont de trois sortes. Les Indiens en emploient deux modèles. L'un
figurant assez bien une bassinoire emmanchée, dont le récipient, aplati, ne
serait pas plus épais que la main ; l'autre, semblable à une pelle de boulanger à
manche très court.
Elles sont bien inférieures l'une et l'autre à la grande pagaye des Bonis et des
Bosh, canotiers incomparables, qui peuvent, n'en déplaise aux lauréats du
« Rowing-Club », nager pendant trente et quarante jours. Haute de deux mètres
à deux mètres trente, cette pagaye a une belle forme lancéolée. Le manche

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
83
long d'un mètre, légèrement aplati à Ja base, se renfle au milieu, acquiert la
grosseur d'un goulot de carafe, s'aplatit de nouveau, s'élargit doucement en une
courbe gracieuse donnant naissance à la palette, qui n'a pas plus de douze cen-
timètres de large sur un demi seulement d épaisseur et se termine enfin en une
pointe analogue à celle des feuilles d'iris.
C'est à cette dernière forme que Casimir donna la préférence, tout en mani-
festant son profond mépris pour les pagayes indiennes, plus lourdes, moins
maniables et moins jolies, en dépit de leurs curieux dessins au suc de génipa.
Le bois employé par excellence est le « yaruri », appelé pour cette raison,
« bois à rames ». Le bonhomme voyait juste et loin, quoiqu'il n'eût qu'un œil. Il
eut bientôt découvert un « yaruri » superbe, qui fut abattu p a r le procédé em-
ployé jadis pour jeter à terre le bemba.
Chose curieuse, et qui montre combien sont observateurs ceux que nous appe-
lons des sauvages, ce bois se fend presque sans efforts, ou plutôt se décolle en
planches d'une longueur indéfinie et seulement épaisses comme la main.
Il se travaille avec une incroyable facilité quand il vient d'être abattu, et
acquiert en peu de jours par le séchage une dureté sans pareille, tout en conser-
vant une grande élasticité. -
Les doigts crochus du vielilara, insuffisants pour un travail de ïorce,
maniaient le sabre d'abattis avec une surprenante habileté. Il procédait par
petits coups secs, bien mesurés, détachait de minces copeaux, tapotait toujours,
n'enlevant jamais trop et finissant par donner à sa planche la gracieuse forme
de la pagaye bonie.
Il mit quatrs jours à en confectionner quatre, voulant en avoir au moins
deux de réserve en cas d'accident.
Ces préparatifs achevés à la grande joie des deux solitaires, Robin aurait
volontiers approvisionné séance tenante l'embarcation et serait parti sans
désemparer, mais il attendait avec impatience le retour du forçat.
Gondet était bien longtemps à revenir. Plus de trois semaines s'étaient écou-
lées depuis son départ, et le proscrit, que ne distrayait plus l'écrasant labeur de
chaque jour, trouvait aux heures une longueur interminable.
C'est en vain que le bon Casimir s'ingéniait de toutes façons, lui racontait
toutes les belles histoires logées dans les impérissables casiers de son étonnante
mémoire, qu'il l'emmenait à la chasse, lui apprenait le maniement de l'arc et
l'initiait ajoutes les subtilités de la vie sauvage. Un morne ennui rongeait le
vnalhcu roux.

84
LES R O B I N S O N S D E LA GUYANE
Qui sait ce que pouvait être devenu le chercheur de bois, au milieu de
ces solitudes sans fin, peuplées de fauves, hérissées d'obstacles, parsemées d'in-
visibles abîmes, hantées par les maladies.
— Allons, disait-il en poussant un profond soupir, c'en est fait ! Nous parti-
rons demain.
— Non, compé, répliquait invariablement le noir, ou qu'a pas gain
patience... Tendez pitit morceau... Li pas gain oun sô, temps allé vini. (Vous
n'avez pas de patience, attendez un peu. Il n'a pas eu seulement le temps d'aller
et de revenir.)
Le lendemain arrivait sans rien changer à la situation.
On avait essayé la pirogue. Sa stabilité, en dépit de son faible tirant d'eau,
était parfaite. Elle évoluait admirablement sous l'impulsion de Robin, qui avait
rapidement acquis le tour de main particulier nécessité par la difficile manoeu-
vre de la pagaye.
Casimir se tenait à l'arrière. Il barrait et pagayait. Ce poste demande une
moindre dépense de force et exige une grande habileté. En effet, les canots
indigènes, de simples coques, sans quilles, rondes en dessous, chavirent avec
une extrême facilité, et obéissent à la moindre pression.
Disons tout d'abord que la pagaye est moins rapide que la rame mais que
l'emploi de cette dernière est impossible dans les criques, eu égard a leur peu
de largeur. Comment, en effet, « nager » avec des avirons d'au moins deux
mètres, ce qui donne un développement de près de six mètres, dans les cours
d'eau souvent larges de quatre ou cinq, et dont les berges disparaissent sous
un inextricable enchevêtrement de lianes et de plantes aquatiques 1
Avec la pagaye, au contraire, on peut circuler à l'aise dans une crique de
moins de deux mètres. L'homme prend son point d'appui sur les bras, et non
pas sur le bord de l'embarcation. Il saisit à cet effet, le manche de son ins-
trument des deux mains, la gauche en haut quand il nage à tribord, la droite
en haut quand il nage à bâbord, en laissant entre ses poings un espace d'envi-
ron cinquante centimètres.
Il enfonce alors verticalement dans l'eau, le long de la coque et en évitant
de la toucher, la pagaye jusqu'à ce que la palette disparaisse; il appuie la main
placée en haut en opérant une poussée sur le sommet du manche, pendant que
la main placée en bas, au ras de la palette, opère un mouvement de traction et
sert de point d'appui. C'est un simple levier.
Le canot, sollicité en avant, glisse sur l'eau ; et avance assez rapidement. Les
pagayeurs opèrent tous la même manœuvre, y compris le barreur, qui doit de

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
85
plus, pour imprimer la direction, donner de temps à autre à la pagaye des
mouvements de godille. Un autre avantage, c'est qu'à l'inverse des bâtiments à
rames, l'équipage d'une pirogue a le visage tourné à l'avant.
Casimir, pour faire patienter son compé, l'avait minutieusement rompu à
ces manœuvres. L'élève était maintenant passé maître, et sa vigueur herculéenne
insi que son énergie, devaient lui permettre de tenir presque indéfiniment.
Cinq semaines s'étaient écoulées depuis le départ de Gondet.
Robin, complètement désespéré, allait quitter la paisible demeure du lépreux,
quand la veille même du jour irrévocablement fixé pour le départ, le transporté,
pâle, maigre, se soutenant à peine, fit son apparition dans l'abattis.
Deux exclamations de joie accueillirent son arrivée.
— Enfin ! Ah mon pauvre garçon, que vous est-il donc arrivé ? demanda le
proscrit en le voyant dans un pareil état.
— Ne m'en veuillez pas d'avoir autant tardé, dit-il d'une voix éteinte. Mais
j ' a i cru mourir. Je n'ai pas été reconnu malade par le docteur, et Benoît, qui
peut à peine se traîner, m'a roué de coups...
« On m'a mis alors à l'hôpital... et pour tout de bon, allez ; mais Benoît me
le paiera.
— La lettre... demanda anxieusement Robin... La lettre?...
— Bonnes nouvelles. J'ai eu mieux que je n'espérais.
— Parlez !... Dites... Oh ! dites-moi vite ce que vous savez.
Le transporté se laissa tomber, plutôt qu'il ne s'assit, sur un tronc renversé, tira
de sa poche son petit carnet, et en sortit un morceau de papier qu'il tendit à Robin.
C'était la lettre écrite p a r sa femme le 1 e r janvier dans la mansarde de la
rue Saint-Jacques. Ou plutôt, c'était la copie de cette lettre.
Il lut avidement, d'un trait, d'un regard, puis recommença. Un tremble-
ment convulsif agitait ses mains, puis ses yeux s'obscurcirent, un rauque san-
glot déchira sa gorge...
Cet homme de fer pleura comme un enfant. Larmes de bonheur, rosée bénie,
seule manifestation de la joie chez ceux qui ont trop souffert.
Le noir, inquiet, n'osait interroger. Robin ne voyait plus, n'entendait plus. Il
relisait à haute voix, maintenant ; répétant à satiété les noms chéris de ses
enfants, se retraçant par la pensée la scène qui avait précédé la rédaction de la
lettre, vivant un moment au milieu des bien-aimés absents.
Casimir écoutait, les mains jointes, pleurant aussi.
— Ça bon... murmurait-il... bonne madame... gentils pitits mouns... mo
content...
Robin s'arracha enfin à son extase, et se tournant vers le forçat, lui dit douce
ment :

86
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
— Vous avez fait là une bonne action, Gondet. Je vous remercie... de tout
mon cœur.
Le malheureux, secoué par la fièvre, balbutiait :
— Oh ! ça n'est vraiment pas la peine. Vous m'avez bien sauvé la vie, vous.
Puis, vous m'avez parlé comme à un h o m m e . . . à moi tombé si bas. Vous m'avez
montré comment on supporte héroïquement une infortune imméritée.
« Quel exemple pour un coupable !... J'ai appris le repentir...
— Bien, cela, continuez... Et surtout, pas de vengeance contre celui qui vous
a frappé. Vous serez d'autant plus fort dans vos résolutions.
Le transporté baissa la tête et ne répondit pas.
— Mais cette lettre, comment avez-vous pu vous la procurer?
— Ça a été tout simple. Ces gens de police sont bien les plus naïfs qu'on
puisse voir. On l'avait tout bêtement mise avec votre dossier. Le garçon de
bureau n'a eu qu'à l'enlever pour un moment, il me l'a apportée, j ' e n ai pris
copie, puis il l'a remise en place. Et c'est tout.
« J'aurais bien pris l'original, mais vous n'auriez peut-être pas voulu d'une
chose volée, bien qu'elle vous appartînt. Et d'ailleurs, la soustraction de ce
papier eût attiré l'attention sur vous. Vous seul y aviez intérêt.
« Car, il faut bien vous le dire, votre évasion a mis tout le pénitencier sens
dessus dessous. On a parlé du renvoi de Benoît. Il y a eu enquête sur enquête..
Heureusement que l'on commence à vous croire mort... sauf peut-être ce sur-
veillant de malheur.
« Aussi, cachez-vous bien !
— Me cacher 1 J'ai mieux que cela à faire maintenant. Rien ne m'attache
plus à ce sol maudit. Je veux fuir bien loin, dire adieu pour jamais à cet enfer.
Dès demain nous partons 1 . . . Tu entends, Casimir.
— Ça même, fit le noir.
— Mais, reprit vivement le forçat, vous ne le pouvez pas en ce moment, du
moins dans votre canot. L'embouchure de la crique est encombrée de travail-
leurs, et les surveillants redoublent de vigilance.
« Attendez au moins que je trouve d'autres essences de bois à exploiter, que
le chantier se déplace un peu.
— Nous partons quand même, vous dis-je.
— C'est impossible. Ecoutez-moi. Patientez une semaine.
— Vous ne voyez donc pas que je meurs ici minute par minute. Qu'il faut à
tout prix sortir, fût-ce par la force...
— Mais vous êtes sans armes... sans argent pour faire face à vos dépenses en
pays civilisé.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
87
Ah ! faut-il être si près du but, sans pouvoir briser les dernières entraves
« Eh bien I soit, nous attendrons.
— A la bonne heure, dit avec empressement le forçat, qui se préparait à ren-
trer au chantier.
— Non, ou qu'a pas aller caba, ou mangé.
— Oh I j e n'ai pas besoin de grand'chose, avec la fièvre qui me ronge,
surtout...
— Ou qu'à prend oun so tit morceau batoto. (Prenez seulement un peu de
batoto.) Ça bon bon pour couper fièvre passé coup de sabre. (Ça vous coupe la
fièvre comme d'un coup de sabre.)
Robin vit que les refus du pauvre diable provenaient de l'insurmontable
dégoût que lui causait l'idée du contact, même indirect, du lépreux avec les
ustensiles du ménage
— Allons, venez, il ne serait pas prudent de vous mettre en route pendant
l'accès. Je vous préparerai l'infusion.
Il accepta alors de grand coeur, avala avec force grimaces l'horrible et salu-
taire breuvage; puis, il partit en emportant une bonne provision de feuilles, et
non sans renouveler aux deux solitaires, avec une insistance toute particulière,
sa recommandation de retarder leur départ.
Il fallait, d'ailleurs, une semaine au moins pour préparer l'approvisionne-
ment. Nous l'avons dit déjà, les voyageurs ne doivent pas compter sur ce qu'ils
pourront rencontrer en route, mais uniquement sur ce qu'ils emportent. Robin
en avait fait la cruelle expérience. Heureusement que l'abattis du vieux nègre
était là. Ses produits constituaient une incomparable ressource.
Il était urgent de fabriquer tout d'abord le « couac » ou farine de manioc,
qui devait être l'élément essentiel de l'approvisionnement. On verrait ensuite à
prendre le poisson et à le boucaner.
Le proscrit n'avait sur la plante et sur son emploi que des notions vagues
d'homme civilisé. Autant dire nulles. L'alimentation des forçats se composant
de farine et de légumes secs arrivés d'Europe, il n'avait mangé le couac et la
cassave que depuis sa cohabitation avec le lépreux, et comme la manipulation
de ce produit ne s'opère que de loin en loin, il en ignorait le procédé, et surtout
les lenteurs qu'il comporte
Heureusement que l'homme de la nature était la, avec son matériel.
— Eh ben! compé, nous qu a gragé manioc, caba. (Nous allons d'abord
graqer le manioc.)

88
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Grager !... qu'est-ce que cela pouvait bien être?
On avait arraché la veille et l'avant-veille une ample provision de racines de
manioc, et les grosses masses tuberculeuses, dont quelques-unes atteignaient le
volume du mollet, formaient sous le h a n g a r un monceau respectable.
Le vieillard prit dans un coin un morceau de bois de fer, long de cinquante
centimètres, large de dix, et pourvu sur une de ses faces de dents écailleuses.
sculptées au couteau et figurant une râj)e.
— Ça, grage. (Voici le grage '.)
— Très bien, et que me faut-il faire?
— Grager racines, pour gain farine.
— Mais, reprit Robin en saisissant d'une main l'instrument et de l'autre une
racine, si c'est le seul procédé, j ' e n aurai bien pour un mois.
— Pa'ce que ou pas savez.
Et le bonhomme, ravi de pratiquer ex professo, arc-bouta le grage sur la poi-
trine de son élève et sur un des montants de la case, lui mit, après l'avoir pelée,
une racine entre les deux mains, et lui dit :
— Allons, ou qu'a gragé.
Et Robin fit énergiquement glisser sur sa râpe le tubercule farineux, qui
s'émietta facilement, et tomba sur le sol recouvert de larges feuilles comme de
la sciure de bois mouillée.
— Ça même... reprit Casimir en lui en passant encore une, dont il enleva la
pean avec son couteau.
L'apprenti, qui possédait indépendamment d'une grande vigueur une égale
sonne volonté, fit en quelques minutes ctes progrès surprenants. Il râpait à tout
ds b r a s , et la pulpe humide forma bientôt à ses pieds un a m a s considérable.
Casimir devait de temps"ên temps modérer son ardeur, dans îa crainte qu'un
faux mouvement ne fît porter ses mains sur les dents du grage. Une écorchure
en fût aussitôt résultée, et le contact du suc laiteux s'écoulant de la pulpe, eût
produit de graves accidents.
— Ou mouri, compé, si li touché bobo la main.
— Sois tranquille, mon brave... Puis il ajouta en a parte :
« Si ie suis novice en pratique, j e suis ferré sur la théorie. J e n'ignore pas que
> On donne en Guyane le nom de serpent grage au trigonocéphale, à cause de la ressem-
blance de ses écailles avec celles de l'instrument à râper le manioc. Sa morsure est extrê-
mement dangereuse.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE.
89
Du courage, mon ami. (Page 9 3 . )
le manioc frais contient un suc volatil très vénéneux. Des chimistes l'ont
distillé, et en ont tiré un liquide dont quelques gouttes appliquées sur la langue
d'un chien ont amené en trois minutes la mort de l'animal.
« Boutron et Henry, si je ne me trompe, prétendent que c'est l'acide cyan-
hydrique.
1 2

90 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« C'est égal, je serais curieux de savoir quel procédé tu vas employer pour
débarrasser notre farine de cet hôte incommode. »
Ce ne fut ni long ni difficile. Un long instrument d'apparence bizarre, ouvert
en haut, fermé en bas et rappelant assez bien un gros serpent, ou plutôt la
peau d'un serpent, était accroché à une des solives de la case.
Cet engin, finement tressé en fibres corticales d'arouma (maranta arundina-
cœa), d'une solidité à toute épreuve, avait au moins deux mètres, et sa perméa-
bilité aux liquides était parfaite.
Robin avait plusieurs fois demandé à son hôte ce que c'était, et Casimir avait
invariablement répondu :
— Ça bête-là, couleuvre à manioc 1.
Les explications qui avaient suivi furent tellement embrouillées, que Robin
n'y avait rien compris. Il allait donc apprendre l'usage à « ça bête-là ».
— Ou prend' farine, mettre h dans bagage-là. (Prenez l a farine et mettez-la
dans cette machine-là.)
Il obéit, et entonna la pulpe humide jusqu'à ce qu'elle affleurât à l'orifice
supérieur. La couleuvre, gonflée à éclater, avait des attitudes de boa repu, qui
serait resté suspendu par les crocs pendant le laborieux travail de la digestion.
A la partie inférieure, on voyait une anse également en arouma, dont le pros-
crit comprit bien vite la destination.
Sans même demander avis au noir, il passa dans celte anse un long et dur
morceau de bois, appuya l'un des bouts sous un des montants de la case, pesa
sur l'autre bout en formant un levier puissant et l'amarra solidement
Sous cette énergique pression, le liquide vénéneux perla de tous c o t é s a travers
Ses tresses et coula bientôt en un filet continu. Casimir était positivement ravi.
— Oh ! compé... compé... ça bon bon. Ou fika neg' oui ! (C'est très bien, vous
voilà passé nègre.)
Robin, sensible à cet éloge renfermant le summum de considération qu'un
blanc puisse acquérir, reprit son grage et recommença de plus belle.
Le liquide cessa bientôt de couler de la couleuvre, et le bonhomme, qui ne
restait pas non plus inactif, retira la farine qui formait comme un bloc tant la
pression avait été énergique.
Il étala en plein soleil sur des feuilles cette belle farine, aussi blanche que celle
qui est produite par le froment, mais aussi grosse que de la sciure de bois.
Elle était après deux heures d'exposition, sèche comme de l'amadou. Pen-
dant que son compagnon grageait toujours avec ardeur le noir prit un tamis de

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
91
moyenne grandeur, appelé « manaret », également en, arouma, et passa sa pro-
vision tout entière, afin d'extraire les débris de pulpe qui s'y trouvaient mêlés.
Le travail ainsi commencé, les rôles ainsi distribués, la besogne continua les
jours suivants, mais avec variantes, la préparation de cette manne équatoriale
exigeant encore d'autres manœuvres.
Robin grageait toujours, et mettait la couleuvre en pression, pendant que
Casimir, après avoir séché et tamisé la farine, étendait celle-ci sur une large
plaque de tôle, chauffée en-dessous par un feu doux et l'agitait sans cesse avec
une palette de bois. De celte façon, non seulement les dernières molécules du suc
vénéneux étaient volatilisées, mais encore l'eau interposée se vaporisait. La
substance alimentaire parfaitement pure, restait à l'état de granules irréguliers,
durs, secs et absolument inaltérables quand on les conserve en vase bien clos.
C'est ce que l'on nomme le « couac », qui forme avec la cassave la base de la
nourriture de toutes les peuplades de la zone torride américaine. Il se mange
en guise de pain. Il suffit de le délayer avec un peu d'eau dans un coui, et l'on a
une bouillie jaunâtre, épaisse, savoureuse, très nourrissante, à laquelle les
Européens s'habituent bien vite.
La cassave diffère du couac tant par l'aspect que par le dernier tour de main.
Au lieu de remuer la farine avec une palette, on entoure la plaque nommée pla-
tine d'un rebord circulaire de trois centimètres de hauteur, on le remplit de
farine qu'on laisse prendre comme une crêpe. On retire alors le moule, et l'on
déplace sans cesse la galette pour l'empêcher de brûler ou de s'attacher. Quand
elle est cuite des deux côtés, on l'expose au soleil. On en empile l'une sur l'autre
jusqu'à cinq ou six douzaines.
Ce travail, on le voit, est le plus essentiel de tous, le seul peut-être auquel les
bons sauvages, paresseux avec délices, ne peuvent se soustraire. Aussi, dans
leurs inexplicables et fréquentes migrations, le bagage par excellence est-il le
grage, la couleuvre et surtout la platine de tôle, importée de temps immémo-
riaux par les Européens, qui constitue un objet d'échange très recherché, et
qu'ils se lèguent de génération en génération.
La possession d'une platine est une fortune; sa perte équivaut à une calamité.
Certains villages, renfermant trente à quarante individus, n'en possèdent
souvent qu'une seule, rappelant assez bien le four banal du Moyen Age.
Les deux compagnons mettaient à la préparation de leurs aliments un achar-
nement analogue à celui qu'ils avaient déployé lors de la fabrication de canot.
C'est qu'ils en sentaient l'importance. Rien, en effet, ne saurait remplacer la
couac. On sait que le froment ne pousse pas sous l'équateur, ou plutôt sa crois-

92
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
sance est tellement activée par le soleil, que le grain ne peut se former. Le blé
n'est qu'une sorte de chiendent stérile.
La ration d'un homme valide étant calculée par jour à sept cent cinquante
grammes, c'était un kilo et demi que les deux solitaires devaient emmagasiner.
Leur voyage durerait au moins trois mois. Il leur fallait donc un minimum de
cent trente-cinq kilos. La prudence leur conseillait d'en préparer cent soixante
pour les besoins imprévus.
C'était, on le voit, une rude besogne qui leur prit, en dépit de la fiévreuse
activité de Robin, près de quinze jours. L'abattis du lépreux était presque entiè-
rement moissonné. Une catastrophe imprévue eût fatalement amené la famine.
Cependant le couac, bien enfermé dans de vastes jarres de terre, échangées
jadis par le vieillard avec les Indiens, n'attendit bientôt plus que l'arrimage dans
le canot. Les galettes de cassave, parfaitement séchées, étaient enveloppées
dans des feuilles imperméables, qui en garantissaient la parfaite conservation.
Restait la question de l'approvisionnement du poisson boucané. Elle allait
être sous peu résolue.
Depuis que ces travaux étaient commencés, Gondet n'avait pas reparu. Son
absence inquiétait Robin. Le pauvre diable était-il malade? Mort peut-être. En
Guyane, il faut s'attendre à tout.
Avait-il réussi à déplacer le chantier et à dégager l'embouchure de la crique?
Le lendemain du jour où la préparation du manioc fut terminée, le proscrit
eut envie de revoir la pirogue, qui avait été habilement dissimulée dans une
petite anse, sous des lianes et des feuilles.
Ce lieu se trouvait à peine à trois heures de marche : une promenade. Il
emporta quelques provisions, prit son sabre, s'arma d'un solide bâton, et partit
au petit jour, avec son inséparable Casimir, ravi comme un écolier en vacances.
Ils s'avançaient en devisant presque gaîment, parlant de l'avenir, faisant des
projets dont la réalisation était prochaine. C'est ainsi qu'ils atteignirent l'endroit
détourné où ils avaient caché la barque, afin de la soustraire aux yeux
indiscrets.
Casimir proposa une petite course sur la crique, et Robin ne crut pas devoir
priver le vieillard de cette légère satisfaction.
Ils atteignent l'épais entrelacement de lianes et de plantes, au milieu des-
quelles la pirogue est maintenue p a r une forte liane.
Le proscrit met la main sur l'amarre fixée à une racine et hâle dessus pour
faire aborder l ' a v a n t . Il ne sent aucune résistance, la. liane obéit doucement.
Une sueur froide l'envahit soudain, en voyant l'extrémité tranchée comme d'un
coup de couteau.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
9 3
Appréhendant une irréparable catastrophe, il s'élance à corps perdu au milieu
des végétaux et les sabre furieusement.
Un large périmètre est bientôt déblayé. Rien encore. Qui sait, les pluies ont
sans doute empli l'embarcation, elle aura coulé et doit reposer sur le fond de la
crique. Il est même préférable qu'il en soit ainsi, les alternatives de pluie et de
soleil n'auront pu la gercer.
Robin plonge, cherche, tâtonne, regarde, remonte et plonge de nouveau.
Rien ! Quelques caïmans s'enfuient effrayés. Le noir fait retentir l'air de cris
désespérés ; il s'agite sur la berge, va, vient, écarte les lianes, se glisse sous les
basses branches et ne trouve aucune trace.
Plus de doute, et le proscrit désolé, mais non abattu, acquiert la triste cer-
titude que la pirogue a été volée.
— Courage, ami, dit-il au vieillard... courage; nous en ferons une autre. Ce
sera trois semaines de retard... Heureusement que nos provisions sont prêtes et
en sûreté.
Le retour fut triste. Il s'effectua rapidement. Sans savoir pourquoi, les deux
hommes éprouvaient un impérieux besoin d'être chez eux. Dans quelques
minutes, ils seront à l'habitation.
Mais quelle nouvelle et terrible surprise leur ménage la fatalité? Quelle irré-
parable catastrophe va fondre sur eux ?
Une âcre fumée flotte lourdement sur l'abattis, une insupportable odeur de
roussi les prend à la gorge...
Robin, d'un bond, se précipite vers la case, enfouie sous les bananiers.
Elle n'existe p l u s ! . . . Un monceau de cendres encore fumantes en marque
seul la place. Les instruments, les outils, les provisions patiemment emmaga-
sinées, tout a disparu... L'incendie a tout consumé.
Robin avait dit quelques heures auparavant, lorsqu'il constata la disparition
du canot :
— Heureusement que nos provisions sont prêtes et en sûreté !
Quel ironique et cruel démenti lui donnait tout à coup la fatalité ! Jamai
!
s i
s l
n'avait ét
t
é s
é i rapproch
i
é d
é
u but
u
, jamais
,
, depui
,
s l
s e
e j o u r d
r
e so
e
n évasion
n
, i
, l n'avai
l
t
touché d
é
e s
e i prè
i
s l
s e momen
e
t d
t
e l
e a libert
a
é san
é
s entraves..
s
.
Et maintenant tout était perdu, disparu, anéanti! Il avait suffi
suff à une étincelle
envolée sans doute du foyer mal éteint pour dévorer en quelques moments le
fruit de tant de peines. Non seulement il ne fallait pas penser à quitter de long-
temps la colonie, mais
mais encore le premier résultat de cette catastrophe était à
courte échéance, l'évocation du spectre de la famine.

94
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Le pauvre vieux noir était tombé du coup dans une prostration profonde. Sa
douleur était navrante. Il regardait, hébété, ce monceau de cendres, seul reste
de ce qui avait été l'abri de sa triste vieillesse, ces tronçons charbonnés qui
étaient les poteaux élevés par ses mains mutilées, ces débris de poteries noir
cies, renfermant les provisions, ses outils, fidèles auxiliaires de son travail de
solitaire...
Il regardait... et ne trouvait ni une plainte, ni une larme.
Toute autre était l'attitude du blanc. Sa vaillante nature était bien celle d'un
homme bâti pour toutes les luttes.
l i tressaillit à la vue du désastre, pâlit légèrement, et ce fut tout.
Chose étrange et pourtant naturelle. L'embrasement au carbet ne lui produisit
pas, à beaucoup près, autant d'impression que l'enlèvement de la pirogue. C'est
que l'incendie pouvait, devait même n'être que l'effet d'un hasard malheureux,
tandis qu'il fallait attribuer à une main ennemie l'absence de l'embarcation.
Toute la série des suppositions les plus alarmantes s'offrait à son esprit, et
quelque peu pessimiste qu'il fût, Robin se trouvait en face de ce double point
d'interrogation : Qui a commis le vol? Dans quel but?
Le surveillant était encore au pénitencier et d'ailleurs, s'il eût été averti de la
présence du fugitif dans le bassin de la crique, il fût arrivé avec une escouade
et eût arrêté l'homme sans autres formalités.
Le transporté Gondet, qui n'avait pas donné signe de vie depuis l'épisode de
la lettre... Mais non. Cette supposition était absurde. Il était sincère, ses preuves
de repentir ne pouvaient être mensongères, non plus que l'expression de sa
reconnaissance.
Mais son insistance à empêcher les deux hommes de quitter leur habitation...
N'était-elle pas, sinon compromettante, du moins un peu exagérée ?
Robin se disait qu'il était trop défiant. En somme, le forçat devait être de
bonne foi. Les preuves abondaient.
Ah! l'Indien!
Le misérable Peau-Rouge pouvait être seul coupable de ce double attentat.
Son ignoble passion pour l'alcool, déçue tout d'abord, voulait être assouvie.
Son plan était tout simple : immobiliser le proscrit dans la vallée, puis
l'affamer. Alors quand le tigre blanc, au bras terrible, serait affaibli par les
privations, quand la case du vieux nègre, cette forteresse défendue par les ser-
pents, serait en cendres, le bon Atoucka s'en viendrait avec les « mouché di
Bonapaté » (les hommes de la pointe Bonaparte), le tigre blanc serait de
bonne prise, et le « Kalina » s'offrirait une ces lampées de tafia comme
jamais estomac équatorial n'en a ingurgité

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
95
Ces suppositions devaient être vraies comme les choses simples.
Il fallait agir. Les regrets étaient superflus, les plaintes stériles. Robin était
homme d'énergie et d'action, on a pu s'en convaincre. Ces réflexions, longues
à écrire, avaient traversé son cerveau comme un trait de lumière.
Son plan fut bientôt tracé.
— Casimir, dit-il doucement au lépreux, pâle à la façon des nègres, c'est-
à-dire gris de cendre..., Casimir...
Le son d'une voix humaine arracha le pauvre homme à sa torpeur. Il gémit
plaintivement comme un enfant qui souffre.
— Ah... ah! mo m a l a d e ! . . . l a . . . massa bon Gué. La... mo m o u r i ! . . .
— Du courage, encore une fois du courage, mon ami...
— Mo... pas pouvé..., blanc, cher blanc, m o . . . Casimir..., mouri là..., côté
so la case... (Je ne peux pas, mon cher blanc; Casimir va mourir là où était
sa case.)
— Viens..., j e vais emporter nos outils. Les manches sont brûlés, j ' e n mettrai
de neufs... Je te construirai un carbet. Tu seras à l'abri de la pluie qui recom-
mence à tomber. Je te donnerai à manger... Viens, mon pauvre vieil enfant.
— Mo pas pouvé..., répétait-il plaintivement..., mo pas pouvé..., mi dédé
caba..., mi maman, o h ! . . . (Je suis mort déjà... oh ! maman.)
— Allons, reprit-il avec une douceur qui n'était pas exempte de fermeté, tes
plaintes ne sont, hélas ! que trop légitimes ; mais ne restons pas ici, il y a un
danger réel.
— Ou qu'à oulé allé, caba... Pauv' kokobé, li pas pouvé soti... (Où voulez-
vous aller déjà? Le pauvre lépreux ne peut pas sortir.)
— Je te porterai s'il le faut, mais encore une fois, partons.
— Oui, mo que allé..., reprit-il en trébuchant.
— Pauvre bonne créature. Il y a vraiment de la cruauté de ma part à le
pousser ainsi.
« Ecoute, je vais te faire pour cette nuit un carbet de feuilles, et demain nous
irons nous établir dans la forêt, un peu plus loin, mais à proximité de l'abattis.
Nous vivrons tant bien que mal avec les ignames, les patates, les bananes et le
peu de manioc que nous avons sur pied... Je viendrai aux provisions.
— Ça même..., ou bon comme bon Gué !...
— A la bonne h e u r e . . . ; va, mon b r a v e , j e travaillerai comme deux, j ' a i bon
courage et j e suis fort, rien n'est perdu.
— Non, rien n'est perdu, dit une voix derrière eux, mais il faut convenir qu'il
y a de fières canailles sur la terre.
Robin se retourna brusquement et reconnut Gondet.

96
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
— Je vois le malheur qui vous frappe. Votre canot disparu. Je me suis
aperçu de ça en longeant la crique. Votre abattis ruiné, votre case brûlée. C'est
d'autant plus malheureux que la voie est libre.
— Vous avez réussi !
— Comme j e n'aurais jamais osé l'espérer. J'ai trouvé une vraie forêt de
bois de rose mâles et femelles, avec des angéliques.
— Quel m a l h e u r !
— Oh ! tranquillisez-vous, ils en ont pour plus de trois mois, et dans trois
mois... vous serez loin.
— Puissiez-vous dire vrai !
— J'en suis sûr. E h ! bien mieux que ça, j ' a i idée que toutes ces calamités
vous seront plus utiles que nuisibles.
— Qu'entendez-vous par l à ?
— Que la saison des pluies va finir pour six semaines à deux m o i s , que le
petit été de mars va commencer, que les Bosh et les Bonis vont descendre, que
vous trouverez des canotiers, et que pour une pirogue perdue vous en
aurez dix.
— Quelle confiance puis-je avoir en ces hommes, quand j e vois l'indien
Atoucka, mon hôte d'une h e u r e , qui veut me vendre pour une bouteille
de tafia.
— Les Bonis et les Bosh sont des noirs. Ils ne sont pas traîtres, comme
ces vermines de Peaux-Rouges. De plus, ils ne sont pas ivrognes comme eux.
A peine s'ils boivent l'alcool des blancs ; de plus, quand vous serez à bord
d'un de leurs canots, vous serez en sûreté. Ce sont de braves gens, très fidèles,
ne livrant jamais celui auquel ils donnent l'hospitalité.
— Ça même, dit Casimir. Li parlé bon bon.
— Alors votre avis est d'attendre encore quelques semaines ici?
— Non pas ici même, mais à quelques centaines ou milliers de mètres. Vous
n'avez qu'à construire un carbet en plein bois, à ne pas laisser de traces de
votre passage... Pas le moindre coup de sabre surtout. Ces Indiens sont malins
comme de vrais singes. Je vous garantis qu'à moins de tomber de la lune, ou
d'être le diable, ils ne vous trouveront pas.
— Mais le prix de notre passage dans un canot boni?
— Vous avez encore en terre et sur les arbres de quoi nourrir vingt personnes
pendant un mois. Après la saison des pluies, les nègres du Maroni ont épuisé
toutes leurs provisions. Ils sont maigres comme des clous. Vous en ferez tout ce
que vous voudrez en leur donnant des vivres.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
97
Livrait à la nausée un inutile combat.
- C'est bien, d'autant plus que j e ne vois pas pour le moment d'autre parti
à prendre.
- Si j e puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi. Vous savez bien
que j e vous suis tout dévoué.
— Oui, j e le sais, Gondet, et j e me fie tout à vous.
— Et vous faites bien, allez... Voyez-vous, nous autres, c est ou tout bon ou
1 3

9 8
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
tout mauvais. Une fois la route tracée, on va jusqu'au bout. Grâce à vous, j'ai
pris la bonne. Vaut mieux tard que jamais.
« A propos, il y a là-bas, non loin de l'endroit où vous aviez caché votre
canot, sur la rive droite de la crique, un taillis immense. C'est fourré à n'y pas
laisser tomber une épingle. Impossible d'y tracer un chemin. C'est entouré de
milliers d'aouaras, dont les épines se dressent comme des millions de cheveux
de frise.
« On n'y peut arriver qu'en suivant le lit d'un petit affluent de la crique ; un
mètre de profondeur et autant de largeur. Ce ruisseau se perd dans une savane
tremblante; derrière la savane on trouve l'endroit dont j e vous parle.
— Mais cette savane, comment la traverser?
— Ah ! voilà : j ' a i fini par trouver sous les herbes et sous la vase un petit
chenal solide. Ça doit être de la r o c h e , c'est large comme une lame de couteau.
Mais avec un peu de volonté et un solide bâton, on peut s'y tenir.
« Une fois chez vous, c'est-à-dire au milieu de ce fouillis d'herbes, de lianes
et d'arbres, c'est bien le diable si l'on vient vous y dénicher.
— C'est parfait. D'autant plus que nos courses dans le lit du ruisseau ne lais-
seront aucune trace. Entendu. Nous partons demain.
— Oui, demain, reprit comme un docile écho Casimir, que la confiance et le
sang-froid de son compagnon avaient déjà rassénéré.
— Je vous conduirai, dit le forçat en hésitant un peu. Vous m'autorisez à
rester avec vous, n'est-ce-pas ? termina-t-il avec un accent de prière.
— Restez.
Le lendemain, les trois hommes quittaient la vallée sans nom.
— Bon Gué pas oulé oun so mo mouri côté là, dit en soupirant le vieux nègre.
(Le bon Dieu n'a pas voulu que j e meure là.)
— Pour être un drôle de pays, vrai de vrai, c'est tout de même un drôle de
pays. Des négros en veux-tu, en voilà, des arbres sans branches, avec des
feuilles en zinc comme la cheminée des bains de la Samaritaine, des maisons
bâties avec des persiennes, des petites bêtes qui vous lardent du matin au soir,
un soleil qui ne donne pas d'ombre, une température de four à plâtre, des
fruits... oh ! des fruits qu'on dirait des conserves à l'essence de thérébentine...
« J'avais des engelures il y a un mois, aujourd'hui mes oreilles pèlent et j e
vais quitter la peau de mon nez.
« Drôle de pays ! »
Une femme en grand deuil, au teint pâle, aux traits fatigués, écoutait en sou-

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
99
riant tristement, cette boutade, envoyée tout d'une haleine, par un grand
garçon d'une vingtaine d'années, dont l'inimitable accent trahissait un vrai
Parisien du faubourg.
— Et avec ça, continua le jeune homme, des singes et des perroquets dans
toutes les maisons, ça braille ou ça dépèce tout. Quant à la langue des indigènes
du cru... on croirait entendre un paquet d'Auvergnats parlant du pays, fouchtra.
« Taki » « lougou » « lougou » « taki », on n'entend que ça. Mais pour com-
prendre, c'est autre chose. Et la nourriture, du poisson sec comme des
semelles de bottes, avec de la bouillie, une espèce de p u r é e , qu'on frémit en la
voyant.
« Pourtant, tout ça c'est du vrai nanan, en comparaison du bonheur que nous
a procuré le voyage.
« Que d'eau ! bon Dieu ! Que d'eau ! Moi qui n'avais jamais passé le
parc de Saint-Maur dans la belle saison, et qui ne connaissais que la Seine à
Saint-Ouen !...
« On dit que les voyages forment la jeunesse. J'espère que voilà de quoi for-
mer la mienne, de jeunesse.
« Mais, je bavarde comme ce grand perroquet avec lequel j ' a i voulu jouer ce
matin à « pigeon vole » et qui m'a croqué le bout du doigt. Tout ça, ça n'avance
à rien, et je vais réveiller les enfants qui ont l'air de dormir p o u r tout de bon
dans ces drôles de machines qu'ils appellent des hamacs.
— Mais, je ne dors pas, Nicolas, dit une voix d'enfant sortant d'un hamac
enveloppé d'une moustiquaire.
— Tu ne dors pas, mon petit Henri, reprit Nicolas...
— Moi non plus, dit une autre voix.
— Faut dormir, Edmond. Tu sais bien qu'on dit qu'il faut rester au Ut dans
le jour, parce que sans ça on a des coups e soleil.
— Moi, je voudrais m'en aller voir papa. Je m'ennuie d'être toujours
couché.
— Soyez sages, mes enfants, dit à son tour l'inconnue. Nous partons demain.
— Oh ! bien vrai, petite mère, que j e suis donc content!
— Est-ce qu'on ira encore sur l'eau, dis ?
— Hélas ! oui, mon cher petit.
— Alors, j ' a u r a i encore mal au cœur... Mais, après, je verrai papa.
— Gomme ça c'est décidé, pas vrai, madame Robin? Nous quittons demain ce
pays de négros qu'on appelle chez nous Surinam, parce que les gens du pays
le nomment Paramaribo.

100
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Eh bien, ils ne s'amusent guère en route, nos postillons d'eau salée. Nous
partions de Hollande il y a un peu plus d'un mois. A peine sommes-nous ici
depuis quatre jours, que crac... appareillage pour... voir le patron.
« Ça me va assez de quitter ce pays-ci. Celui où nous allons ne vaut peut-
ê'.re pas mieux, mais, au moins, nous serons en famille.
« Alors, madame, vous ne savez toujours rien.
— Rien, mon enfant. Vraiment il me semble rêver, t a n t cette rapide suc-
cession d'événements a été inattendue. Voyez d'ailleurs comme ces mystérieux
amis ont rempli toutes leurs promesses.
« Nous étions attendus ici, comme à Amsterdam. Combien eussions-nous été
éperdus dans ce pays dont nous ignorons même la langue, sans leur interven-
tion.
« Le correspondant, qui nous a reçus à l'arrivée du navire du Hollandais, a
pourvu à tous nos besoins, et demain nous partons.
« Je ne sais rien autre chose. Ces inconnus, polis sans empressement, froids
comme des hommes d'affaire, sont ponctuels comme une consigne. On dirait
qu'ils obéissent à un mot d'ordre.
— Ah 1 oui, ceci est à l'adresse du correspondant qui a des lunettes et une
tête de bélier, M. van des... des... ma foi j e ne sais plus.
« Il ne s'emporte pas, celui-là, mais il est débrouillard comme un vrai juif
j u i f est.
« Enfin, jusqu'à présent, nous n'avons pas eu à nous plaindre d'eux. Nous
avons voyagé comme des ambassadeurs. La fin fera le reste.
« C'est égal, remonter encore sur un bateau, jouer à la balançoire russe sans
pouvoir s'arrêter, sentir sa pauvre personne secouée comme un panier à salade...
ça va encore être gai.
— Allons, courage, dit en souriant malgré elle Mme Robin, que ces boutades
amusaient. Dans trois jours nous serons arrivés.
— O h ! ce que j ' e n dis c'est manière de parler. D'autant plus que vous et les
enfants vous supportez assez bien tout ce traintrain, et c'est l'essentiel.
Le lendemain, en effet, les six passagers s'embarquaient à bord du Tropic-
Bird, un joli cotre de quatre-vingts tonneaux qui deux fois p a r mois fait le ser-
vice de la côte hollandaise, communique avec les habitations de la rivière de
Surinam, ravitaille les hommes stationnant sur le Light-Ship, littéralement
bateau-feu, servant de p h a r e et ancré à l'embouchure de la rivière.
Le correspondant, nous savons seulement qu'il est un des plus riches négo-
ciants israélites de la colonie, a présidé à l'embarquement. Les enfants, vêtus de

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
101
flanelles légères, sont coiffés de petits salaccos destinés à préserver leurs têtes
des implacables ardeurs du soleil équatorial. Nicolas lui-même a inauguré
cette coiffure exotique, sous laquelle il ressemble à un mandarin de la foire aux
pains d'épices.
Le capitaine reçoit en personne ses passagers, le correspondant échange avec
lui quelques mots en hollandais, puis il salue respectueusement Mme Robin
et descend dans le canot. L'ancre est dérapée, la marée est étale, dans quelques
minutes, le « perdant » commencera. L'Oiseau-du-Tropique s'incline gracieuse-
ment sur sa hanche de tribord, les voiles frémissent, on p a r t . . .
Il est six heures du matin. Le soleil rougeoie tout à coup comme une pièce
d'artifice qui s'allume au-dessus des rideaux de palétuviers bordant les rives.
La ville qui s'éloigne, l'eau qui bouillonne sous l'étrave, les mangliers immo-
biles sur leur piédestal de racines enchevêtrées, semblent flamboyer.
Les oiseaux, surpris pour ainsi dire p a r cette incandescence, s'envolent à tire-
d'ailes. Aigrettes à panaches, sawacous solitaires, perroquets jaseurs, flamants
rouges au plumage sanglant, mouëttes criardes, frégates rapides, tourbillonnent
au-dessus du navire et semblent lui faire une conduite accompagnée de souhaits
de bon voyage, formulés sur tous les tons et dans toutes les gammes.
Le fort d'Amsterdam, avec ses talus gazonnés et ses canons sombres, allongés
dans les herbes comme de gros reptiles, disparaît. Les habitations se succèdent
avec leurs longues cheminées d'usine qu'empanache un nuage d'opaque fumée.
Les champs de canne à sucre, unis comme un tapis dé billard, s'étalent à l'entour
avec des tons vert-tendre d'une douceur infinie. Des nègres, que l'éloignement
fait paraître tout petits, regardent passer le Tropic-Bird et semblent de grands
points d'exclamation.
Voici la Résolution, une admirable plantation sur laquelle travaillent plus de
cinq cents esclaves. Voici le Light-Ship, avec son équipage noir et son mât sur-
monté d'un puissant réflecteur. Le pilote descend, reprend sa place sur le
bateau-feu jusqu'à ce qu'un autre navire soit en vue. Voici enfin l'Océan, avec
ses eaux jaunâtres, sales, vaseuses, aux lames courtes et dures, sur lesquelles le
cotre se met aussitôt 5 danser.
Le voyage de la Guyane française à la Guyane hollandaise s'opère avec une
grande facilité, grâce au courant d'Est-Nord-Ouest, qui éloigne tout naturelle-
ment les bâtiments de la région équatoriale. La traversée du Waroni à la rivière
de Surinam s'accomplit souvent au retour en vingt-quatre heures. On comprend
sans peine que ce courant contrarie singulièrement la marche à l'aller. On a vu des

102
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
navires n'ayant pas le vent favorable rester huit ou dix jours et plus en mer
sans pouvoir presque avancer.
Tel est l'inconvénient dont sont menacés nos passagers. Le courant a un
nœud et demi de vitesse, soit deux mille sept cent soixante-dix-huit mètres à
l'heure, le nœud étant de mille huit cent cinquante-deux mètres.
Heureusement qu'une brise s'élève bientôt, une brise de l'arrière — cas tout
à fait exceptionnel — qui permet au cotre de prendre le courant debout, et de
faire, sous cette allure, environ quatre nœuds.
La femme du proscrit, assise avec ses enfants sous la tente de l'arrière, regar
dait d'un œil distrait le sillage du navire, insensible au tangage, au soleil même,
comptant les minutes, franchissant par la pensée le court espace qui lui restait
à parcourir. Les quatre petits supportaient assez bien la mer.
Il n'en était pas de même du pauvre Nicolas, qui, pâle, livide, exsangue, les
narines pincées, allongé sur un paquet de cordages, livrait à la nausée un inutile
combat.
Le léger bâtiment, bien appuyé par sa voilure, ne roulait pas, mais il tan-
y
guait rudement sur les lames courtes, et le Parisien, que ce mouvement abru-
tissait littéralement, se croyait à chaque instant sur le point de rendre l'âme.
Une voix arracha Mme Robin à sa méditation. C'était celle du capitaine. Il se
tenait debout près d'elle, son chapeau à coiffe blanche à la main, dans l'attitude
du plus profond respect.
— Vous portez bonheur au Tropic-Bird, madame ; car jamais traversée ne
s'est aussi heureusement annoncée.
— Mais vous êtes Français, dit-elle, non moins stupéfaite de la correction de
cette phrase que de l'accent de celui qui la prononçait.
— Je suis capitaine d'un navire hollandais, reprit l'officier en évitant de
répondre à la question. Dans notre métier, il faut savoir plusieurs langues.
D'ailleurs, j e n'ai aucun mérite à parler l'idiome de votre pays : mes parents
sont Français. ;
— Oh ! monsieur, puisque j e trouve en vous un compatriote, puisque j e par-
cours depuis de longs jours en aveugle cette route si mystérieusement tracée,
dites-moi quelque chose... dites-moi comment j e dois retrouver celui que je
pleure et à qui j e devrai ce bonheur? Que me reste-t-il à faire? Où me condui-
sez-vous ?
— Madame, j'ignore d'où viennent les ordres auxquels je suis heureux d'obéir.
Je m'en doute bien un peu, mais ce secret n'est pas le mien.
« T o u t ce que j e puis vous dire, à vous, la vaillante épouse d'un proscrit, c'est

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
' 0 3
que ce n'est pas sans motif que je commande ici, et que votre mari n'est pas
le premier condamné politique qui se soit évadé.
« Malheureusement, le gouvernement hollandais qui, jadis, fermaitles. yeux
sur les évasion», affecte aujourd'hui, dans la crainte sans doute de complications
diplomatiques, de confondre avec les criminels de droit commun les con-
damnés politiques. Il les rend à l'administration française.
« Nous sommes, en conséquence, tenus à la plus excessive réserve et à
d'incroyables précautions. Votre mari, madame, devrait être depuis longtemps
à Paramaribo, tandis qu'il vous faut remonter le cours du Maroni, bien au delà
des établissements civilisés, attendre patiemment son arrivée, et cela dans de
bien difficiles conditions.
— Oh ! la misère m'importe peu. Je suis forte. Mes enfants n'ont plus de
patrie, ils vivront là où est leur père. Mieux vaut ce pays déshérité q u e l a F r a n c e
qui nous chasse et que j ' a i quittée pourtant les larmes aux yeux.
— Entre autres précautions indispensables, ajouta le capitaine, ému malgré
sa froideur et d'un ton un peu embarrassé, je vous prierai, madame, d'user d'un
subterfuge destiné à tromper vos compatriotes, au cas où nous serions obligés
d'aborder à la côte française.
— Dites, que faut-il faire? Je suis prête.
— On s'étonnerait, et à bon droit, de vous voir en pareil lieu avec vos
enfants... Il serait urgent, le cas échéant, que j e passasse un moment... p o u r
leur père...
« Parlez-vous anglais ?
— Gomme ma langue maternelle.
— C'est parfait. Vous ne direz pas un mot de français. Si l'on vous parle, si
par hasard l'on vous interroge, répondez invariablement en anglais. Quant
aux enfants... votre fils aîné parle-t-il également anglais?
— Oui.
— Nous tâcherons que l'on ne voie pas les autres. Mon navire s'arrête à Albina,
devant la factorerie fondée par un négociant hollandais. Sous prétexte d'emmener
ma famille en partie de plaisir, voir, par exemple, le Saint-Hermina, j e vous
confierai à deux hommes de mon équipage, deux noirs dont j e suis absolu-
ment sûr. •
« Ils vous débarqueront sur un îlot situé à trois quarts d'heure des rapides et
pourvoironx à vos besoins. Je ne quitterai mon poste qu'après leur retour, et
après une affirmation écrite que vous avez retrouvé votre mari.
— Bies, iàonsieur. J'ai compris ; je souscris à tout de grand cœur. Quoi qu'il

104
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
advienne, j e ne faiblirai pas. J'ai depuis longtemps dit adieu à la vie civilisée.
Elle m'a ravi le bonheur. Puisse la vie sauvage que nous allons mener appor-
ter un soulagement à nos maux, un dédommagement à nos peines !
« Dans tous les c a s , croyez-bien, monsieur, vous la personnification
de nos bienfaiteurs inconnus, que ma reconnaissance est profonde, inaltérable.
Où que vous soyez, quel que soit le sort que l'avenir nous réserve à tous, celui
qui souffre et qui attend vous bénira, et ces pauvres petits exilés s'uniront tou-
jours à lui dans cette pensée de gratitude. »
Les proscrits avaient, comme le disait le mystérieux capitaine, porté bonheur
au Tropic-Bird. Jamais peut-être, de. mémoire de matelot guyanais, traversée ne
fut plus rapide. Le cotre fila d'une telle allure, que trente-six heures après avoir
quitté la rivière de Surinam, on signalait l'île Clotilde située à l'extrémité de la
pointe Galibi, qui forme un côté de l'embouchure du Maroni.
Telle est la largeur du fleuve, que l'on apercevait à peine la rive française.
Le bâtiment, son pavillon à l'arrière, s'engagea dans la passe, franchit la barre,
longea au plus près la rive hollandaise, et jeta l'ancre en face le poste d'Al-
bina sans avoir atterri au pénitencier français.
Cet ennui une fois évité, le capitaine se mit aussitôt en quête d'une embarca-
tion indigène. Il la fit recouvrir à la partie médiane d'une sorte de dais en feuilles
de palmier qui devait protéger les passagers contre l'insolation, et l'approvi-
sionna largement. P a r bonheur, un nègre boni qui se trouvait à l'habitation
allait remonter dans son village situé à quinze j o u r s de canotage dans le h a u t
du fleuve. Il consentit, moyennant quelques bibelots d'exportation, à s'ad-
joindre aux deux matelots. Cet appoint d'un homme rompu à la navigation
fluviale était une bonne fortune inespérée.
Au lieu de vingt heures, on n'en mettrait que douze pour arriver au saut
Hermina.
Pour plus de sûreté, le voyage s'effectua la nuit. Il s'accomplit avec non
moins de bonheur que le précédent.
M m c Robin et ses enfants, encore tout étourdis de cette fantastique succes-
sion d'événements, habitaient depuis quelques heures un minuscule continent à
peu près circulaire, de cent mètres à peine de diamètre. Un véritable bouquet
feuillu, ayant sa petite plage de sable fin et sa roche granitique.
Les petits Robinsons, ravis, emplissaient l'air de cris joyeux. Nicolas, soustrait
au mal de mer, trouvait que la vie est une excellente chose. Le campement était
installé. Le Boni avait déjà péché un aïmara superbe, qui grésillait sur un bra-
sier. On allait prendre le premier repas, quand là-bas, bien loin sur la rive

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
105
Lui!... c'est lui... qu'on tue!.., (Page 106.)
française éloignée de près de deux kilomètres, surgit un léger flocon de fumée,
suivi à un long intervalle d'une faible détonation. Un point noir, qui ne pouvait
être qu'un canot, se détacha du rivage et gagna rapidement le milieu du
fleuve. Une autre détonation se fit entendre, et une seconde embarcation s'é-
lança à la poursuite de la première, dont elle n'était séparée que de trois à
quatre cents mètres.
1 4

1 0 6
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
En pareil lieu, le moindre incident possède une signification. Celui-là prenait
aussitôt les proportions d'un événement. Il y avait des fugitifs qu'il importait
de reprendre à tout prix, puisque les poursuivants n'hésitaient p a s à se servir de
leurs armes.
Le premier canot grandissait. Il gagnait sur l'autre, mais si peu. Il allait en
diagonale vers la rive hollandaise. On vit bientôt qu'il était monté par deux
hommes pagayant furieusement. L'autre portait quatre passagers, dont deux
armés de fusils.
Les fugitifs allaient tenter d'interposer l'îlot entre eux et leurs ennemis.
C'était la seule manœuvre possible.
Mme Robin sentit son cœur se serrer. A quel drame allait-elle assister, sur
cette terre maudite de la transportation qu'elle foulait depuis quelques heures
à peine ?
Les enfants se taisaient effrayés. Nicolas tourmentait, assez maladroitement
d'ailleurs, les batteries d'un fusil à deux coups, présent de l'officier hollandais.
Les poursuivants, devinant le dessein des fugitifs, tentèrent de leur couper la
route. Ils tiraillaient toujours. Leurs armes devaient avoir une portée excep-
tionnelle, car, à plusieurs reprises, les spectateurs épouvantés de cette scène
sauvage virent l'eau jaillir près de la pirogue.
Elle n'était plus qu'à cent mètres à peine de l'île. Une balle mieux dirigée
cassa net le manche de la pagaye du premier des canotiers. Il en saisit une autre
aussitôt et recommença de plus belle.
Si rapide qu'eût été son mouvement, on put voir que c'était un blanc. A
l'arrière se tenait un nègre tête nue.
Mme Robin vit s'élever comme un brouillard devant ses yeux. Il lui sem-
bla que la voûte du ciel, chauffée jusqu'à l'incandescence, l'écrasait sous son
poids.
Elle lit quelques pas en chancelant, les yeux hagards, la bouche ouverte, les
doigts crispés. Un cri terrible, étranglé, affolé, lui échappa
— Lui !... C'est lui... qu'on tue !...
Et elle tomba comme foudroyée sur le sable.

C H A P I T R E VI
Paysages de la zone torride. — Retour de l'Espérance. — Coups de feu inutiles. — Habile
manœuvre. — Réunis !... — Passage d'un rapide. — Le saut Hermina. — Habileté des bate-
liers du Maroni.— Père !... j'ai faim.—L'arbre à lait. — Effarements d'un naturel de Saint-
Ouen. — Jaune d'œuf végétal. — Poissons ivres-morts. — Le « Robinia-Nikou » ou Bois-
Enivré.—Pèche miraculeuse. — L'Anguille-Electrique.— Les Robinsons devenus boucaniers.
— A qui doivent-ils le bonheur?— Aventure d'un tigre qui mange la pimentade.—Le tyran
des grands bois a la colique.
Littéralement enfouis sous un impénétrable monceau de verdure, le pros-
crit et le vieux nègre attendirent longtemps le moment de la délivrance.
Cette idée d'enfouissement, évoquant l'image de mineurs disparus dans les
ténébreuses galeries d'une houillère, pourrait tout d'abord paraître bizarre,
appliquée à un séjour en forêt. Le mot et l'idée n'ont pourtant rien de bien
exagéré.
C'est que les expressions les plus hyperboliques entassées comme à loisir, les
métaphores les plus audacieuses, les qualificatifs les plus énergiques, sont à
peine suffisants pour exprimer l'impression d'écrasante stupeur, d'implacable
isolement produit par certains coins de ces solitudes.
Imaginez-vous des zones feuillues se stratifiant à l'infini, au point de former
des montagnes, des plans de troncs énormes se doublant, se décuplant, se cen-
tuplant et devenant des murailles, des lianes accrochées à tout cela comme la
trame d'une draperie sans fin, et vous ne pourrez rêver d'abîme insondable, de
galerie de mine sans lumière, de souterrain humide qui puisse rivaliser avec ce
décor élaboré par la nature équatoriale, féconde jusqu'à la monstruosité, et qui
s'appelle la Forêt- Vierge !
Connaissez-vous ces ruelles sombres du vieux Paris, aux maisons lépreuses,
au pavé gluant, à l'atmosphère fade, qui s'appellent la rue Maubuée, la rue de

108
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Venise, ou la rue de Brantôme ? Jamais le soleil ne sèche leurs ruisseaux fan-
geux, jamais le roulement d'une voiture ne s'y fait entendre ; la nuit, les réver-
bères semblent y agoniser.
Votre œil a-t-il plongé, du haut d'une maison dans ces cours étroites, noires
comme des puits, au fond desquelles s'agitent confusément des êtres dont on ne
peut que deviner la forme, sans la distinguer ?
Et pourtant à quelques pas de ces cloaques circulent à flots l'air et la lumière,
et les splendeurs de la grande ville s'étalent dans un perpétuel flamboiement.
Tels les grands bois de la Guyane, qui recèlent au milieu d'incomparables
merveilles végétales des coins perdus, non moins obscurs, non moins désolés,
plus lugubres encore.
C'est que deux forces créatrices d'une incommensurable intensité se trouvent
en présence. D'un côté, le soleil de l'équateur dont les implacables rayons
surchauffent cette zone torride, la bien n o m m é e ; de l'autre, un terrain gras,
humide, formé de séculaires débris organiques et saturé jusqu'à la plétore de
principes nutritifs.
La graine, humble embryon de colosse, germe en un moment dans cet humus
productif jusqu'à la prodigalité. Elle se développe à vue d'œil dans cette
immense serre-chaude et devient arbre en quelques mois. Sa cime s'allonge, son
tronc grêle et rigide monte comme un tuyau d'appel, par lequel le soleil semble
aspirer les sucs de la terre.
Le jeune arbre veut de l'air. Il lui faut de la lumière. Ses feuilles pâles, ané-
miques comme celles qui végètent dans les souterrains, ont besoin de cette
« chlorophylle » qui est leur matière colorante, comme « l'hématosine » est
celle du sang. Le soleil peut seul la leur fournir. Aussi, leur unique fonction est-
elle de monter toujours afin d'aller chercher ses ardents baisers. Nulle force ne
saurait arrêter cet élan. Elles trouent l'opaque voûte de feuillages et ajoutent
une nouvelle goutte à cet océan.
Ces phénomènes de végétation sont étranges, stupéfiants. Il faut, pour s'en
faire une idée, avoir erré sous ces vastes rameaux qui font corps ensemble, la
haut, près des nuages, et avoir escaladé ou contourné ces monstrueuses racines
où s'élabore sans cesse le mystérieux enfantement de la vie.
Ah 1 combien est petit l'homme qui se meut péniblement dans ce formidable
fouillis 1 Comme sa marche est lente à travers ces colosses ! Et pourtant, il s'a-
vance, la boussole d'une main, le sabre d'abattis de l'autre, évoquant, par son
travail de sape, la pensée d'une fourmi qui réussirait à percer de son aiguillon
le flanc d'une montagne.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
109
C'est dans ces catacombes végétales que vécurent, presque sans avoir la n o t i c e
du temps, nos deux héros, après le double malheur dont ils furent frappés
L'air et la lumière leur manquaient aussi. Nul chant d'oiseau ne troublait ce
silence de tombeau. Les hôtes ailés de la forêt ne s'aventurent pas dans de
semblables cavernes, redoutées des fauves eux-mêmes. Pas d'herbes, encore
moins de fleurs sur ces racines qui suintent comme la base des piliers de cathé-
drales gothiques ; mais des mousses glissantes, verdâtres, gonflées ainsi que des
éponges, et sous lesquelles grouille tout un monde de serpents, de lézards, de
crapauds, de scolopendres, d'araignées-crabes et de scorpions.
Ils demeurèrent près d'un mois dans cet antre de la fièvre où la vie semblait
impossible, car c'est à peine si la flamme de leur foyer trouvait assez d'oxygène
dans cette athmosphère appauvrie.
Ils existèrent à la façon d'un brasier qui se consume à l'étouffée.
De deux en deux jours, Robin allait aux provisions et rapportait de l'abattis
des ignames, des patates, du maïs et des bananes. Triste restauration, en vérité,
suffisante à peine pour empêcher la douloureuse torsion de leurs viscères, pour
entraver l'œuvre mortelle de la faim. Heureusement que l'existence humaine
possède parfois d'étonnantes ressources.
Les deux reclus attendaient vainement d'heure en heure un signal, quand un
beau matin, Robin, qui pour la quinzième fois suivait le cours vaseux du ruis-
selet, sursauta comme à la vue d'un reptile. Un léger canot, armé de quatre
pagayes, flottait devant lui, amarré à une grosse racine. Plus de doute. C'était
bien cette pirogue, construite par lui et Casimir, qu'il avait nommée l'Espé-
rance, et qui avait si singulièrement disparu.
Par quel mystérieux concours de circonstances se trouvait-elle si bien à
point et toute parée à partir ? Un gros régime de bananes bien mûres l'emplis-
sait au centre. Quelques ignames et des patates cuites sous la cendre, et, chose
plus étonnante encore, une douzaine de biscuits, avec un flacon de genièvre
complétaient cet approvisionnement. L'embarcation devait avoir été submergée
depuis le j o u r de sa disparition, car ses parois humides et encore vaseuses
se couvraient p a r places d'une légère couche de végétaux aquatiques.
Sans s'arrêter à ce que ce fait avait d'insolite, le proscrit, préparé à tout, ne
songea qu'à sortir de son humide réduit, quitte à chercher plus tard le mot de
l'énigme.
Il revint en courant.
— Casimir !... Nous partons !
— Qué côté ça, compé, nous qu'allé ? (De quel côté allons-nous, compère ?)

110
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— La pirogue est retrouvée. Elle est là, tout près. Cela veut dire, à n'en pas
douter, que la crique est libre, que nous pouvons quitter cette terre maudite,
que nous pouvons enfin nous élancer sur le Maroni.
— Ça bon. Mo qué allé côté ou. (C'est bon, je vais avec vous.)
Raconter la série d'interjections, de formules d'étonnement patoisée par le
bonhomme serait superflu. Mais s'il parlait beaucoup, il agissait de même.
Sa jambe éléphantiasique semblait ne pas peser plus que l'autre. Il trottinait, le
pauvre « Kokobé »; il fit tant et si bien qu'il réussit à embarquer en même temps
que son compère.
Une joie d'enfant se peignit] sur son visage atrocement fouillé, quand il put
assurer dans ses doigts ergotés le manche d'une pagaye. L'esquif, sollicité par
les deux hommes, glissa lentement entre les herbes qu'il frôla légèrement, et
descendit jusqu'à la grande crique.
Rien de suspect n'entravait leur manœuvre silencieuse. Ils revoyaient aussi la
lumière. Les yeux bien ouverts, les muscles tendus, l'oreille au guet, ils avan-
çaient en enfonçant doucement leurs pagayes, évitant de heurter la coque et de
faire clapoter l'eau.
Ils passèrent près d'un chantier en exploitation, mais que les travailleurs
semblaient avoir momentanément déserté. La pirogue cotoya d'énormes pièces
de bois, flottant amarrées à des futailles vides, et s'en allant, seules, au gré des
flots, vers le Maroni. Tout était pour le mieux. Dans quelques minutes la passe
dangereuse serait franchie; la Sparwine s'élargissait en estuaire. On apercevait
le fleuve.
Les fugitifs stoppèrent un moment, regardèrent de tous côtés, inventorièrent
minutieusement les moindres anfractuosités formées par les terres, les racines
et les troncs. Rien de suspect ne leur apparut.
— En avant donc et à toute vitesse ! dit à voix basse Robin.
Le batelet fila comme une flèche sur les eaux du Maroni, dont l'autre rive
apparut aussitôt, éloignée de près de trois kilomètres.
Les deux compagnons commençaient à se croire enfin en sûreté. Quatre cents
mètres environ les séparaient déjà de cette terre inhospitalière, quand des cris
de rage mêlés à des imprécations retentirent derrière eux.
Puis, un coup de feu. La balle, mal dirigée, fit jaillir l'eau à plus de vingt
mètres
— En avant !... Casimir! en avant! siffla Robin en se courbant sur sa pagaye,
qui plia.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
111
Les cris repercutés sur la surface liquide arrivaient distinctement aux oreilles
des canotiers :
— Arrête !... Arrête !... Aux armes !... Aux armes !...
Un second coup de feu, puis un troisième ponctuèrent cette brutale injonction.
Le proscrit tourna la tête, et vit un canot armé de quatre avirons se détacher
de la rive et prendre la chasse.
— Courage !... ami !... courage !... Nous gagnons sur eux. Oh ! les bandits!
Ils ne nous tiennent pas encore. D'ailleurs ils ne m'auront pas vivant.
— Ça m ê m e ! . . . Mo qu'allé ; ça michant mouns, qu'a pas tini nous, non.
(C'est ça. Je vais aussi ; ces méchants hommes là ne nous tiennent pas, non.)
— Gouverne sur l'îlot, là, en face... comme si nous voulions aborder.
— Oui compé. Ou qu'a parlé bon bon.
— Quand nous le toucherons, nous obliquerons, puis nous passerons derrière.
Nous serons au moins pour un moment à l'abri des balles.
La distance entre l'Espérance et l'îlot diminuait rapidement, en raison
d'ailleurs de l'intensité de la poursuite, qui continuait toujours acharnée,
implacable. Les détonations d'armes à feu se succédaient sans grand succès
jusqu'au moment où la pagaye de Robin fut fracassée par une balle.
Il étouffa un cri de rage, saisit une pagaye de rechange et leva la tête. A son
exclamation répondit l'appel désespéré qui jaillit de la gorge de sa femme
quand elle le reconnut.
Il vit une forme noire s'abattre sur le sable, des enfants s'agiter éperdus, des
nègres gesticuler... Un homme vêtu à l'européenne s'élança...
Ceux-là n'étaient pas des ennemis. Cette plainte déchirante n'était pas une
menace.
Mais cette femme... ces enfants, en pareil lieu !...
Grands dieux!...
L'Espérance n'était plus qu'à quatre-vingts mètres. Le fugitif, rigide comme
une barre d'acier, les muscles contractés jusqu'à la catalepsie, produisit un de
ces terribles efforts sous lesquels un organisme humain se brise quand l'obs-
tacle résiste.
La pirogue vola sur la vague. Sa coque érailla le sable dans lequel son avant
s'enfonça profondément. D'un élan de tigre, Robin bondit sur le sol, souleva
sa femme inanimée,contempla, de ses yeux dilatés p a r l'épouvante, les enfants
muets et terrifiés !...
L'ennemi avançait rapidement. Le proscrit aperçut du même coup Nicolas

!1-J L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
qu'il reconnut, le nègre boni appuyé sur son fusil, et le grand canot recouvert
de son abri de feuilles.
— Monsieur Robin !... hurla le Parisien.
Nicolas !... à moi !... au canot !... Tiens bon, vous autres, et restez-là !...
cria-t-il aux matelots hollandais.
Il dit, et tenant sous son bras gauche sa femme inerte, saisit à pleine main
son plus jeune fils p a r ses vêtements, s'élance vers l'autre p i r o g u e , les y
couche, pendant que Nicolas accourt avec les trois autres, suivi du vieux
Casimir.
— Embarque !... dit-il d'une voix brève.
Le Boni obéit également, sans mot dire.
— Les pagayes...
Un matelot hollandais les lui tend. Casimir prend place à l'avant, Robin
s'instale sur le second banc, le Boni s'arc-boute à l'arrière.
— Pousse !...
Le canot démarre pendant que les deux nègres de Surinam, stupéfiés par
cette scène étrange, restent sur l'îlot avec l'Espérance échouée.
Le Boni comprend la manœure. Il vire aussitôt,et contourne l'île. Les assail-
lants disparaissent. Robin a heureusement reconquis son avance au moment où
les garde-chiourmes s'aperçoivent que les deux hommes du Tropic-Bird sont
seuls.
La poursuite recommença bientôt, mais sans grande chance de succès. La
pirogue, il est vrai, était plus pesamment chargée que jadis l'embarcation des
fugitifs, mais la présence du nègre boni était un rude appoint. Il valait à lui
seul un équipage.
Malheureusement, ils n'étaient pas hors de la portée des carabines, et Robin,
l'homme intrépide que le péril ne pouvait émouvoir, tremblait à la pensée des
êtres chéris qu'il venait de retrouver si miraculeusement. Courbé sur sa
pagaye, concentrant toutes ses facultés dans la manœuvre qui devait assurer
le salut commun, le pauvre père pouvait à peine jeter à la dérobée un regard
de tendresse sur les petits tout frissonnant de peur.
Leur mère reprenait lentement ses sens, grâce aux affusions d'eau froide
que Nicolas, plus zélé qu'habile, faisait sans interruption.
— Sauvé !... Il est sauvé !... balbutia-t-elle enfin.
— P è r e ! . . père !... cria l'aîné des fils, Henri, ils vont tirer encore.
L'enfant n'avait pas achevé, qu'une balle frôlait la coque et faisait jaillir ne
pluie l'eau du fleuve.

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E .
113
Mais c'est du lait, du vrai lait! (Page 117.)
Alors, Robin, qui n'avait pu encore serrer dans ses bras cette femme héroïque
qui avait tout bravé, ces petits êtres que son cœur appelait depuis si longtemps,
se senti envahit p a r une colère terrible contre ceux que le plus élémentaire
sentiment d'humanité ne pouvait apaiser. Il avait pardonné à Benoît son bour-
sfeau. Il l'avait sauvé. Lui seul était en cause. Mais aujourd'hui, l'on menaçait
les siens. Une balle pouvait les frapper là... devant lui !
1 5

114
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Un nuage de sang s'étendit sur ses yeux. Une fièvre de meurtre lui monta au
visage. Au risque d'entraver la fuite, il saisit le long fusil du Boni. L'arme était
chargée à plomb. Le noir, devinant sa pensée, sortit de sa bouche deux balles
qu il mâchonnait, et les fit glisser dans les canons.
— Bandits sans cœur et sans entrailles ! cria le proscrit. N'avancez pas, ou je
vous tue !
Les argousins dominés par son attitude, et craignant tout du désespoir
d'un tel homme, abaissèrent leurs armes. Ils allaient d'ailleurs bon gré mal.
gré être forcés d'interrompre leur chasse, car les bouillonnements de l'eau
annonçaient la présence d'un rapide.
La pirogue était en vue du saut Hermina.
Le Boni Angosso était seul capable de remonter cette barre de récifs sur les
quels le flot se brise et roule en cascades écumantes. En deux coups de pagaye,
il vira sur place et se trouva à l'avant.
Casimir et Robin se retournèrent sur leurs bancs pour nager de l'avant, et
l'heureux père put enfin voir ses chers enfants et leur vaillante mère.
Le petit Charles, inconscient du danger, battait des mains et paraissait ravi.
Laissons les un moment au bonheur du premier épanchement, et expliquons
en quelques mots comment Robin et le lépreux se trouvaient au saut Hermina,
quand en réalité ils eussent dû l'atteindre seulement quatre heures au moins
après leur sortie de la crique.
C'était grâce à une confusion de nom que l'ignorance du proscrit relative-
ment à la région géographique rendait suffisamment admissible. Le transporté
Gondet avait été de bonne foi quand il lui avait dit que le cours d'eau était bien
la crique Sparwine, mais il se trompait. Le chantier où il travaillait en qualité
de chercheur de bois était détaché du pénitencier et situé à quinze kilomètres
plus haut. Comme les hommes chargés de ces deux exploitations n'avaient
entre eux que de rares communications, Gondet ignorait jusqu'alors l'exis-
tence de la première. Le petit chantier portant également le nom de Sparwine,
le transporté en avait conclu qu'il tirait son nom de la rivière qui le traverse et
qui s'appelle en réalité la crique de Sakoura.
De là son erreur quant à la proximité du rapide. L'îlot qui porte le nom de
Sointi-Kazaba se trouve à quinze kilomètres de la Sparwine et émerge en
regard d'un autre cours d'eau situé sur la rive hollandaise. Ce cours d'eau était
encore inconnu à cette époque, il a été dénommé seulement en 1879 crique
Ruyter, par MM. Gazais et Labourdette, deux Français qui exploitent les terrains
aurifères de la rive gauche du Maroni.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
115
La marée, qui se fait sentir jusqu'à ce point éloigné de quatre-vingt-quinze
kilomètres du littoral, poussait les fugitifs vers le saut Hermina. Les surveillants
ne pouvaient raisonnablement espérer le remonter avec leur embarcation à
quille et à gouvernail. Ils se fussent fatalement échoués dès le début. Ils durent
se contenter de suivre d'un œil d'envie et non sans pousser d'inutiles impréca-
tions, la légère pirogue qui s'avançait avec la vélocité d'un poisson.
Le saut Hermina est de tous les rapides du Maroni le moins difficile à fran-
chir. En effet, la barre rocheuse qui forme une sorte d'écluse naturelle a
environ huit à neuf cents mètres de largeur, et la différence de niveau n'est
que de cinq mètres. La pente est donc insignifiante. Il n'en faut pas moins une
extrême habileté, et un canot spécial, sans quille, sans gouvernail, relevé a
l'avant et à l'arrière, pour opérer sans encombre la traversée.
Le Boni Angosso, familiarisé depuis l'enfance avec cette difficile manœuvre,
contournait les pointes aiguës de roches sombres, choisissait tel ou tel chenal,
et n'engageait jamais la pirogue sans s'être assuré du passage. De temps en
temps, le remous secouait comme un fétu la frêle embarcation qui menaçait de
s'en aller à la dérive au grand effroi des enfants, mais un coup de pagaye la
remettait en bonne route.
Angosso, qui patoisait un peu le créole, expliquait à Robin, qui l'écoutait
distraitement, que là-haut il y avait des rapides bien autrement redoutables,
le haut Singa-Tetey entre autres, situé un peu au-dessous du point où la réu-
nion de l'Awa et du Tapanahoni forme le Maroni. La descente surtout est ter-
rible. Les eaux, resserrées entre les roches, s'élancent en mugissant des chenaux
trop étroits, se tordent en écumant, roulent en cascades bruyantes, et s'engouf-
frent dans d'autres défilés pour en sortir en épais tourbillons et en produisan
un tapage infernal.
Cette descente du Singa-Tetey, dont le nom signifie eh boni : « L'homme-est-
mort », est donc particulièrement périlleuse. Les canotiers abandonnent leurs
pagayes. Deux seulement manœuvrent, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière. Ils sai-
sissent chacun une longue et solide perche, nommée tacari, dont ils appuient
une extrémité sur leur poitrine.
Le canot, emporté comme une plume, vole sur la crête d'une lame. Des tor-
rents de poussières diamantées, produites par l'eau qui se pulvérise sur les bri-
sants, aveuglent les passagers couchés et cramponnés des deux mains aux borda-
ges- La frêle embarcation projetée sur une pointe de récif par l'irrésistible
courant va se briser. L'homme de l'avant s'arc-boute, pose l'extrémité antérieure
de son « tacari » sur le roc, et reçoit sans broncher le choc sur sa poitrine qui

116
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
sonne comme un tam-tam. Le péril est conjuré pour une minute. La manœuvre
recommence, exécutée tantôt par l'un ou par l'autre des deux compagnons, et
généralement avec un égal succès. Enfin, après cinq ou six minutes de véritables
angoisses, le voyageur, trempé, assourdi, crispé, respire à l'aise sur une eau
tranquille, et conserve pour la vie un ineffaçable souvenir de cette course verti-
gineuse, ponctuée à chaque instant des coups sourds du tacari contre la poitrine
de ses guides.
Mais le moment n'était pas encore venu pour Angosso d'utiliser ses talents de
canotier-gymnaste. La pagaye suffisait. Tout en fouillant de son œil d'enfant
de la nature le fond des eaux tourmentées, le brave garçon apercevait de temps
à autre quelque superbe koumarou qui se jouait dans le courant, et il se disait
que cet admirable poisson, à la chair exquise et fondante, à la graisse parfumée,
serait de bonne prise. Il jetait un regard d'envie sur son grand arc en « bois de
lettre » long de plus de deux mètres, avec lequel il décochait si bien une
immense flèche à trois pointes, qui ne manquait jamais son but.
— Hélas! mouché blanc, madame li, pitits mouns blancs, contents parti caba.
Li pressés trop beaucoup, et Angosso pas pouvé flécher Koumarou!
La chaleur était accablante. Pour comble de malchance, la marmite avait
été renversée lors de la brusque apparition de Robin sur l'îlot, et telle fut la pré-
cipitation avec laquelle s'opéra l'embarquement, qu'il n'y avait pas à bord un
gramme de substance alimentaire.
La loquacité de Nicolas était bientôt tombée. Son estomac criait famine. Les
enfants, engourdis au fond du canot, à demi suffoqués, poussaient de plaintifs
gémissements. Les pauvres petits n'avaient pas mangé depuis longtemps. Et
rien !... rien qu'un peu d'eau tiède puisée dans le fleuve, dont l'absorption exci-
tait leur soif plutôt que de la calmer.
Leurs souffrances devenaient intolérables. Il fallait aborder, d'autant plus que
le rapide était bien loin, et que les argousins avaient depuis longtemps disparu.
Les Robinsons de la Guyane n'avaient plus rien à craindre des hommes ; en
revanche, ils se trouvaient déjà exposés à toutes les horreurs de la disette.
Enfin, n'y tenant plus, brisés de fatigue, sans souffle, haletants dans cette
fournaise, les entrailles tordues, ils se prirent à pleurer, et le plus jeune laissa
sortir de ses petites lèvres desséchées, ce cri lugubre :
— Père !... père !... j ' a i faim !...
Ce cri douloureux articulé par le plus faible fit frémir Robin. La mère, épui
sée elle aussi par les secousses morales et le besoin, regarda son mari d'un ai
soucieux.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
117
Il fallait en finir au plus vite, sous peine d'un danger immédiat et mortel.
— Casimir, dit brusquement le proscrit, nous allons rallier la côte. Il nous est
interdit d'aller plus loin. Ces enfants demandent à manger. Dis, que faut-il
faire? Je suis prêt à tout. La fatigue importe peu. Je réaliserai l'impossible.
— Nous qu'allé caba, répondit le vieillard après un rapide colloque avec
Angosso.
La pirogue obliqua en formant avec la rive droite un angle aigu, et aborda
au bout d'une demi-heure à une petite anse perdue au milieu des grands arbres,
et à laquelle donnait accès un imperceptible chenal d'un mètre à peine de
large.
— Oh! compé, mo content. Mo baïe pitits mouns morceau di lait avec jaune
d'œuf ! (Je vais donner aux enfants du lait et des jaunes d'œufs.)
Robin regarda son compagnon avec inquiétude. Il crut qu'il perdait la tête.
Quant à Nicolas, qui n'entendait rien au patois créole, il avait saisi deux mots :
« lait, jaune d'oeuf. »
— Le pauvre vieux déménage, j e ne vois ni oiseaux, ni chèvres, ni vaches, et
à moins que ces arbres ne soient des poules pondeuses, ou des vaches laitières,
je me demande comment il va se tirer d'affaire.
En quelques coups de sabre, envoyés avec la dextérité d'un maître de contre-
pointe, le Boni avait jeté sur le sol une épaisse jonchée de feuilles de maripa et
de waïe. Planter en terre deux pieux, les joindre p a r une traverse, appuyer sur
celle-ci, en auvent, les plus longues et les plus épaisses, fut pour lui l'affaire d'un
moment. En trois minutes, un ajoupa était construit pour la mère et les enfants,
qui s'étendirent sur un bon matelas de fraîches frondaisons.
Robin piétinait d'impatience, malgré la rapidité des évolutions du noir. Ce
dernier tira de sa pirogue deux couis bien imperméabilisés avec une couche
de goudron végétal, nommé « mani » et tiré du moronobœa coccinea. Puis,
avisant deux arbres magnifiques, au tronc lisse, roussâtre, hauts de plus de
trente mètres, il entailla en biais l'écorce, à quelques centimètres du sol.
0 merveille, qui stupéfie positivement le brave Nicolas, les plaies se couvrent
instantanément de gouttes larges, épaisses, blanches, qui se réunissent et s'écou-
lent en deux filets jusque dans les vases, où les conduit la déclivité de la coupure.
— Mais, c'est du lait!... Du vrai lait. O h ! p a r exemple, qui se serait douté
d'une chose pareille ! dit-il en s'emparant d'un coui.
« Tiens, mon petit Charles, bois du bon lait, tout frais tiré. »
L'enfant porta avidement le vase à sa bouche, et but à longs traits la bienfai-
sante liqueur.

188
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— C'est bien bon, n'est-ce pas, mon chéri?
— Oh! o u i , dit le bébé d'un air convaincu, donne aussi à m a m a n , puis à
Eugène, puis à Edouard, aussi à Henri.
L'autre récipient débordait déjà. La distribution continua, et quand tous
furent bien désaltérés et un peu restaurés, Nicolas but à son tour avec une
expression si comiquement heureuse, que chacun, y compris Robin, se mit à
rire, mais à rire de tout cœur.
C'était la première fois depuis bien longtemps !
— Savez-vous bien, patron, que je n'ai jamais rien goûté de pareil ! Du lait
d'arbre! On n ' a p a s i d é e de ça à Paris, où l'on fabriquedu lait avec d e l à cervelle,
de l'amidon, de blanc de Meudon, et de l'eau, pas toujours très p r o p r e .
« Ma foi, j e vous avouerai, entre nous, que j e commence à croire qu'ils vont
nous trouver des œufs. Eb bien ! voici un arbre que je reconnaîtrai. Je voudrais
bien savoir son nom, par exemple. Onne m'a pas appris beaucoup de botanique,
à l'école primaire.
— Ça, balata, dit Casimir.
— Comment, interrompit Robin, c'est le balata, l'arbre à lait, le mimosops
balata. Je serais passé bien souvent près de lui sans le reconnaître. Vois-tu,
Nicolas, il ne suffit pas d'étudier uniquement dans les livres.
— Ça, c'est vrai. Il faut la pratique. La pratique, voyez-vous...
Il s'interrompit brusquement, et pour cause. Un objet rond, de la grosseur
d'une prune de reine-claude, s'était détaché de l'arbre sous lequel il se trou-
vait et était tombé juste sur son salacco.
11 leva la tête, et vit Angosso, qui, perché sur une des maîtresses branches,
riait jusqu'aux oreilles de la bonne farce qu'il venait de faire.
— Le j a u n e d'œuf ! s'écria-t-il joyeux, enramassant l'objet en question, rond
comme une boule, ferme et d'une belle couleur orange.
— Ou qu'a mangé, dit Casimir. Li bon bon.
— Ça ne sera pas de refus. D'autant plus qu'il y en aura largement pour bien
le monde. On peut au moins être sûr qu'il n'est pas couvé, celui-là.
Et le brave garçon mordit à pleine bouche dans la pulpe, qu'il croyait pouvoir
avaler d'une bouchée.
— Aïe!... fit-il avec une grimace, il y a le poulet dedans.
— Comment, le poulet !
— Manière de parler. Le petit de cette poule couveuse de cent pieds de h a u t ,
est un noyau, et un dur, je vous assure. J'ai cru que mes dents allaient y rester.
« Tiens, c'est'drôle; ce noyau n'est pas pareil des deux côtés. Une de ses face-s

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 119
est lisse comme l'ivoire et toute miroitante, tandis que l'autre est pleine de
petites aspérités très curieuses. On dirait que c'est travaillé à la main.
— Est-ce mangeable, au moins ?
— Ça n'est pas plus mauvais qu'autre chose ; c'est un peu sec, friable, mais
savoureux ; ma foi, si ça ne vaut peut-être pas un véritable jaune d'oeuf, mon
estomac s'en accomode fort bien. Et d'ailleurs, vous allez pouvoir vous en
assurer vous-même, termina-t-il en se sauvant p o u r éviter l'averse que le Boni
faisait dégringoler.
Le jaune d'œuf (c'est le nom sous lequel on le désigne en Guyane) fut déclaré
excellent par tous les membres de la petite colonie, qui s'endormirent bientôt
—nous parlons des enfants — d'un profond sommeil.
Robin, à peu près restauré p a r l'ingestion de ce bizarre r e p a s , envisageait le
lendemain avec inquiétude. Il savait que cette n o u r r i t u r e , bonne pour
apaiser un moment la faim, serait bientôt insuffisante. Les enfants et leur mère
avaient besoin d'aliments toniques, surtout sous cette latitude où l'anémie
règne en maîtresse souveraine.
Angosso, la providence du jour, le tira de sa préoccupation.
— Mô qué enivré crique, dit-il sans préambule.
— Comment dis-tu? interrogea le proscrit, qui crut avoir mal entendu.
— Mo qué enivré crique, pour gain poisson. Enivré avec nikou; nikou l à .
trop beaucoup. (Je vais enivrer la crique, pour avoir du poisson, avec du nikou.
Il y en a beaucoup ici.)
— Ça même, renchérit Casimir. Posson content nikou. Li boire, et puis li saoul
passé Indien. (C'est ça. Le poisson aime le nikou, il boit, puis il est plus ivre
qu'un Indien.)
— Et après?
— Nous prend' li, boucaner li, tout mouns mangé li.
— Je ne sais ce que tu veux dire, enivre donc ta crique, mon cher, et fais pour
le mieux, Puis-je être bon à quelque chose?
— Ou fika côté madame, côté pitits mouns, Boni chercher nikou, caba.
(Restez avec madame et les enfants, le Boni va chercher le nikou.
L'absence du noir dura une heure au moins, et Robin commençait à trouver
le temps bien long, quand Angosso a p p a r u t , chargé comme un mulet de con-
trebandier.
Mais, à l'encontre de ce solipède aimable auquel on fait une injuste réputa-
tion d'entêtement et qui porte son fardeau sur l'échine, le bimane équatorial
tenait sur sa tête un énorme monceau de lianes fraîchement coupées.

120
L E S R O B I N S O N S DE L A GUYANE
Il y avait bien quarante kilos de tiges sarmenteuses, à l'écorce b r u n e ,
sectionnées en tronçons de cinquante centimètres, et réunies en bottelettes ana-
logues à celles que confectionnent nos vignerons avec le plant de vigne. Il tenait
en outre à la main un petit bouquet de feuilles et de fleurs jaunes que Robin,
botaniste de la veille, reconnut aussitôt.
— Ça bois enivré, dit-il en laissant tomber sa charge et en poussant un pro-
fond soupir de soulagement.
— Nikou, renchérit Casimir joyeux.
L'aîné des enfants s'éveillait à ce moment, et avançait curieusement la tête.
Son père l'appela.
— Tiens, mon petit Henri, voici une occasion doublement favorable pour
étudier la botanique. Nous allons sans doute passer ici bien des jours, peut être
de longues années, demandant à la nature seule notre subsistance. Il nous
faudra bientôt la connaître à fond, afin d'en pouvoir utiliser fructueusement les
ressources.
« Le besoin de vivre activera encore le désir de nous instruire. Tu me com-
prends bien, n'est-ce pas, mon enfant?
— Oui père, répondit-il en fixant sur ceux du proscrit ses yeux intelligents
et doux.
— A l'aide de cette plante, dont j e reconnais l'espèce et la famille, mais dont
j'ignorais jusqu'à présent les propriétés, nos compagnons prétendent nous p r o -
curer une grande quantité de poissons. C'est là une précieuse ressource dont
nous devons apprendre à tirer parti pour l'avenir.
« Ces fleurs et ces feuilles, tu les reconnaîtras bien... »
L'enfant prit le bouquet des mains d'Angosso, regarda attentivement, fit
comme un effort pour fixer dans sa mémoire les formes et les nuances. Robin
continua :
— C'est une légumineuse, dont l'accacia est l'un des types. Par un bien singulier
hasard, cette plante qui va assurer notre vie, porte notre nom. C'est le robinia
nikou, ainsi appelée par mon homonyme Robin, jardinier de Henri IV, qui
donna son nom à la famille des robiniers. Le mot indigène de nikou a été ajouté,
par Aublet, j e crois, pour désigner la variété que nous avons devant les yeux.
« Tu as bien compris, et tu te souviendras?
— Oui père, j e reconnaîtrai toujours le « robinia nikou ».
— Mouché, ou qu'a vini, interrompit Angosso qui, pendant ce colloque, avait
coupé le courant d'un léger barrage formé de branches feuillues.
Le Boni avait déposé dans le canot ses paquets de lianes. Il fit embarquer le

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
121
Il enfonça d'abord dans le sol. (Page 126.)
père, la mère et les quatre enfants avec Casimir et Nicolas ; il saisit la pagaye et
traversa rapidement l'anse formée par l'embouchure de la crique et que celle-ci
traversait comme le Rhône le lac de Genève. Puis, il vint aborder de l'autre côté
dans le lit du ruisseau qui remontait en pleine forêt.
Un nouveau carbet de feuilles fut aussitôt construit en quelques minutes,
puis, cet indispensable préliminaire de toute halte en forêt étant terminé,
16

122
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Angosso se mit en devoir d'enivrer la crique. Quelques roches rougeâtres, cri-
blées comme des éponges, appelées ici roches à ravets, émergeaient sur une
des rives. Il s'accroupit sur l'une d'elles, saisit une botte de nikou, la trempa
dans l'eau, l'assujettit sur une autre roche, et de sa main droite, armée d'un
court et solide gourdin, frappa comme un sourd sur les sarments qui furent
bientôt réduits en bouillie.
La sève se répandit de tous côtés, et teignit les eaux en une belle couleur
d'opale.
— C'est tout? fît Robin.
— Oui, mouché, reprit l'homme en continuant rapidement sa besogne.
— Alors je puis t'aider, si ce n'est pas plus difficile que cela.
Et, joignant l'acte à la parole, le proscrit s'empressa d'imiter son sauvage
précepteur. Toute la provision y passa. Les eaux de la crique, devenues laiteuses,
se mêlèrent bientôt en tournoyant lentement à celles du petit lac. Elles devin-
rent nacrées à leur tour.
— Ah! ça bon bon. Nous qu'attendé morceau, caba. (C'est très bien, atten-
dons un peu maintenant.)
Le Boni, avec la sagacité particulière aux hommes de sa race, avait admira-
blement choisi son endroit. Telle était la configuration de son quartier de pêche,
qu'il devait infailliblement trouver dans le lac, non seulement les poissons des
eaux courantes, vivant dans la crique, mais encore ceux des savanes, ceux du
Maroni et même quelques espèces habitant la mer, et que la marée amène jus-
qu'à ce point éloigné de près de vingt cinq lieues de l'Océan ; c'est-à-dire pres-
que toutes les variétés de la Guyane.
L'attente fut courte. Angosso, de son œil émerillonné, aperçut bientôt quel-
jues points indécis, flottant au centre du lac, agité de légers remous.
— Ça m ê m e . . . ou qu'à vini côté barrage.
Robin voulait y aller seul et laisser sa femme et ses enfants à la garde de
Casimir et de Nicolas, mais ils insistèrent avec tant de chaleur qu'il les emmena
tous. Comme la forêt était impraticable, ils montèrent dans la pirogue.
Quel singulier spectacle s'offre tout à coup à leurs regards. De tous côtés, le
lac bouillonne. A l'avant, à l'arrière, à droite, à gauche du canot, des poissons
de toute couleur, de toute nuance, de toute grosseur, montent du fond à la sur-
face, s'éclipsent un moment pour remonter le ventre en l'air et flotter comme
s'ils étaient morts. Ils ne sont qu'étourdis, enivrés par le nikou, incapables de
fuir, de se cacher, de se défendre.
Ils sont là, par milliers, ouvrant la gueule, dilatant leurs ouïes, battant

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
123
l'eau de leurs nageoires paralysées, avec des gestes incohérents d'ivrognes. Les
uns ont dix centimètres, les autres jusqu'à un mètre cinquante.
L'embarcation se dirige vers le barrage où tous arriveront infailliblement
poussés par le courant. Angosso, pour ne pas perdre de temps, assomme au
passage d'un coup de sabre quelque aïmara récalcitrant, ou quelque requin-
marteau, méchant animal auquel il en veut particulièrement.
Plus on approche du barrage, plus le fourmillement devient épais.
Les enfants, ravis, battent des mains. Les cris de joie retentissent. Le canot
peut à peine passer, son étrave vient butter sur ce banc qu'Angosso entr'ouvre
à grands coups de pagaie. C'est une fièvre, un délire, une véritable pêche mira-
culeuse.
On aborde enfin, après une formelle recommandation de Robin, qui enjoint
à ses fils de ne toucher aucun poisson, car un grand nombre sont dangereux, la
piqûre de quelques-uns est mortelle.
Il y a devant le barrage, plus de cinq cents kilos de poissons ivre-morts,
Comment s'en emparer? Telle est la question adressée au Boni par Robin, car
il ne faut pas penser à descendre dans la crique, au risque de mettre le pied
sur une raie épineuse, ou d'être happé par un piraïe.
Angosso sourit d'un air entendu, et déroule sans mot dire son grand h a m a c ,
tressé en coton par les Indiens Roucouyennes, aux larges mailles, aux rabans
solides, dans lesquels sont passées deux longues amarres également en coton.
Il le leste avec une pierre, le fait descendre au fond de la crique, tient une
des amarres dans sa m a i n , confie l'autre à Robin qui comprend du coup, puis
tous deux, réunissant leurs forces, tirent jusque sur la rive le hamac trans-
formé en filet et plein à éclater de tous les échantillons de la faune aquatique
de la Guyane.
Les plus gros sont régulièrement assommés à coups de sabre au moment où
ils quittent leur élément, et passent de vie à trépas comme les sectaires du
Vieux de la Montagne après une copieuse absorption de haschisch. Le hamac-
filet à peine vidé revient bientôt plein, et un véritable monceau s'élève, en dépit
des protestations de Robin, qui dit que c'est assez.
Poissons plats, poissons ronds, avec ou sans écailles, à la gueule hérissée ou
aux mâchoires lisses, aux dards empoisonnés, aux anneaux de serpent, aux
formes étranges, glissent, roulent, soubresautent. Parassis (mugil alba),
vieilles, louvines, mulets, turbots même qui ont remonté le fleuve, ainsi que
le superbe machoiran-jaune (silurus mystus) aux reflets d'or, pesant dix kilos,
aïmaras à la tête énorme, exquis en pimentade, koumarous à la graisse savou-

1241
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
reuse, piraïes voraces, raies d'eau-douce, aux trois ou quatre paires d'yeux
couleur de brique, aux piquants redoutables, counamis, massorons, carpes
blanches, coulimatas, lunes, occarons, barbes-à-roches, véritables ventouses
qui s'accrochent aux rochers, monstreux, bizarres, mais exquis, s'entassent
mêlés à je ne sais combien d'espèces dont le nom ne figure dans aucun traité
d'icthyologie, et qu'il faut désigner sous les noms que leur ont donnés les natifs
Tels, le koulan, le poisson-agouti, à la tête évidée, ramassé à l'arrière,
presque sans nageoire caudale, jaune roux comme l'agouti dont il rappelle la
forme, le poisson-madame, petit, tacheté comme la truite, le poisson-crapaud,
à la tête monstrueuse de batracien, à la peau brunâtre verruqueuse, délicieux,
en dépit de l'horreur qu'inspire sa vue, la langue-morte, le patagaïe, le gorret,
le papou, le prapra, l'ayaya, habitant les vases, le koulan particulier aux eaux
douces, le kroupia, le zappat, ainsi nommé par les noirs, parce qu'il sert
d'appat, analogue à l'éperlan, etc.
Parmi les espèces connues et souvent décrites, le gros-yeux (cattus galbio).
vivipare long de douze à vingt centimètres, sans écailles, aux yeux énormes et
saillants, d'une agilité prodigieuse; il s'élance hors de l'eau et parcourt en une
dizaine de bonds successifs jusqu'à trente et quarante mètres. Il affectionne les
rives plates et il est tellement abondant sur certains points,qu'on en tue souvent
deux ou trois douzaines d'un coup de fusil chargé à plomb. C'est un manger
sans pareil, ainsi que l'atipa et le gorret, qui sont pourvus d'une cuirasse
analogue à celle du tatou, et d'où ils ne peuvent être retirés qu'après la cuisson.
Enfin, pour clore .cette longue et pourtant bien incomplète nomenclature,
mentionnons un poisson bizarre entre tous, de la famille des silures et nommé
le pémécrou.
Le Boni venait de fendre la tête à l'un d'eux, d'une taille colossale. Au grand
étonnement de Robin, tout un clan de petits pémécrous, longs et gros comme
une cigarette, s'échappèrent de ses branchies aux feuillets hypertrophiés, au
point de former un gros bourrelet sous les ouïes.
Comme il manifestait toute sa surprise, Casimir lui fit une courte description
des mœurs de ce curieux poisson. Le pémécrou,au moment de la ponte,recueille
les œufs de la femelle et les loge dans les interstices semblables aux dents
d'un peigne, dont la réunion constitue les branchies. Les petits éclosent et ne
quittent pas, pendant les premiers jours, cet asile protecteur. Peu à peu, ils
grossissent, et sortent sans s'éloigner de leur p è r e , avec lequel ils marchent
toujours de conserve. Au moindre danger, ce dernier ouvre ses ouïes comme
une poule ses ailes, et tous les petits effarés viennent s'y blottir.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
125
— Ça, bon papa, mouché, termina le noir, li quitter pitits, quand pitits fika
forts. (Il quitte ses petits quand ils sont devenus forts.)
Et comme Robin avançait la main pour saisir l'un d'eux et l'examiner de
plus près :
— Non, pas touché ça bête-là, compé. Li méchant, li piqué passé raie. (Ne
touchez pas, compère ; il est méchant et sa piqûre est aussi dangereuse que
celle de la raie.)
Angosso continuait toujours sa manœuvre, bien qu'il y eût là du poisson en
quantité suffisante pour rassasier cent cinquante personnes. Mais le brave gar-
çon ayant enivré une crique, il voulait que tous les habitants lui passassent par
les mains. La seule concession qu'il put faire, fut de rejeter les plus petits. Ce
monceau de victuailles l'affriandait. Il allait manger pendant trois ou quatre
jours, gaspiller, gâcher sans besoin, pour endurer la faim peut-être la semaine
suivante.
Qu'importe. Les Noirs comme les Peaux-Rouges ignorent l'économie. Quand
on tue un maïpouri (tapir), la tribu tout entière, nombreuse ou non, s'attable
devant cinq à six cents kilos de chair, et tous, grands et petits, jeunes ou
vieux, se bourrent jusqu'à l'indigestion inclusivement.
Il s'arrêta pourtant un moment à la vue d'une grosse anguille, longue d'un
mètre cinquante, et qui, moins ivre que les autres habitants de la rivière, ou
peut-être déjà soustraite à l'influence du nikou, frétillait entre les herbes.
Robin leva son sabre.
— Pas coupé li, mouché, s'écria-t-il brusquement.
Trop tard, la lame s'abattit sur la tête du malacoptérigien ; mais, phéno-
mène étrange, le sabre échappa soudain à la main du proscrit, et celui-ci ne
put retenir un cri de surprise, presque de douleur.
— Ça, anguille-tremblante, dit Casimir. Michant bête-là.
— Oh ! papa, s'écrièrent les enfants. Cela t'a fait mal, dis?
— Non, mes chers petits, répondit-il en souriant, non, ce n'est rien.
— Qu'est-ce que c'est, alors, qui t'a fait mal?
— Une anguille électrique.
— Oh ! dit étourdiment Eugène, une anguille électrique, comme un télé-
graphe.
— Mais non, rectifia doucement Henri. Je vais te dire ce que c'est. Je le sais
bien, je l'ai lu. C'est un poisson qui produit de l'électricité comme quand on
tourne très vite la roue de verre d'une machine électrique entre les deux cous-
sins. Alors, quand on y met un doigt, cela donne une grande secousse, Eh ! bien

126
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
l'anguille donne aussi une secousse, comme si elle avait une machine électrique
dans la tête.
« N'est-ce pas, papa, que c'est vrai ? »
— A peu près, mon enfant, et ta petite définition ne manque ni de justesse ni
d'à-propos. Elle est bien incomplète, mais suffisante pour le moment. Nous
aurons l'occasion d'étudier plus tard à loisir ce singulier animal. Sachez seu-
lement que son contact est très dangereux, et que sa décharge électrique
constitue pour lui un moyen d'attaque et de défense presque aussi terrible que
la dent empoisonnée des reptiles.
« Soyez donc bien prudents, et ne touchez jamais à un animal ou à un
insecte quel qu'il soit, sans que j e sois près de vous.
— Anguille-tremblante, li bon, quand li boucanée, dit à son tour Casimir.
— Tiens, c'est vrai. J'avais oublié le boucanage. Mais j e vois que si Angosso
ne dit rien, il n'en travaille pas moins.
— Il nous prépare à manger, dit à son tour M m e Robin, et nous ne pou-
vons même pas l'aider. Comme notre civilisation est maladroite, comparée à
leur prétendue sauvagerie.
— Nous sommes réunis depuis si peu de temps ! Et d'ailleurs, nous savons
déjà enivrer une crique ; dans peu d'instants, nous aurons appris à boucaner
non seulement le poisson, mais encore toutes les variétés d'animaux comes-
tibles.
« L'adresse de ce Boni est vraiement surprenante. Quel incomparable
bûcheron! »
Angosso se démenait comme quatre. C'est que le brave garçon savait bien
que tous les blancs avaient grand faim, que les tiraillements de leur estomac,
un instant apaisés par les jaunes-d'œuf et le suc du balata, allaient recommencer
plus douloureux que jamais.
Il enfonça d'abord dans le sol quatre pieux fourchus, qu'il réunit l'un à
l'autre par quatre perches, de façon à posséder un carré parfait de quatre
mètres, s'élevant de cinquante centimètres au-dessus de la surface de la terre.
Vingt à vingt-cinq gaules, d'égale longueur, furent simplement posées sur
cette légère charpente qui devint aussitôt un gril, — conservons-lui son nom
de boucané— de dimensions respectables.
Les feuilles et les menues branches furent déposées sous ces b a r r e a u x paral-
lèles. Plus, le Boni saisit un à un les poissons morts et les aligna dessus. Les
enfants et leur mère voulaient l'aider dans cette facile besogne. Il s'y refusa
énergiquemt, et pour cause. On ne manipule pas impunément de pareilles

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 127
bêtes. Tantôt, c'était la large mâchoire d'un aïmara agonisant qui se refermait
brusquement, et dont Angosso évitait adroitement l'atteinte, tantôt c'était une
raie qu'il saisissait délicatement et dont il enlevait les épines d'un coup de
revers, tantôt enfin une anguille-tremblante qu'il décapitait.
Le boucané était garni. Le noir alluma le monceau de feuilles et de bran-
chages verts d'où se dégagea une épaisse fumée. Moins d'une demi-heure
après, deux autres grils de mêmes dimensions fumaient comme des fourneaux
de charbonnage, pendant que l'air s'emplissait d'effluves très appétissantes,
ma foi, s'échappant de ces primitifs et commodes appareils.
Ce n'est pas tout. Le boucanage, on le comprend facilement, est institué
dans le but de conserver les aliments en les desséchant et en les imprégnant
de fumée. Les viandes ne doivent pas être cuites, ni même grillées, mais sim-
plement séchées. Aussi, cette opération est-elle fort longue et assez difficile.
Elle exige près de douze heures de soins assidus. Si le feu ne doit pas être trop
vif, il faut éviter de le laisser tomber. Le brasier ne doit être ni trop près, ni
trop loin de la viande. On peut dire du boucanier ce que je ne sais plus quel
Grimod de la Reynière disait du bon rôtisseur :
On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
Il faut naître boucanier, sous peine de rôtir sans retour tout une fournée.
Aussi Angosso, tout en surveillant attentivement ses trois boucans, avait-il
installé un petit brasier sur lequel crépitait en grésillant un superbe aïmara,
en compagnie de deux douzaines d'atipas et d'une plantureuse raie épineuse.
Le premier dîner de famille des Robinsons allait être un repas d'icthyo-
phages, auquel manquerait et le pain et le sel. Il n'en fut pas moins gai en
dépit, ou plutôt à cause des protestations de Nicolas, qui, pendant toute cette
succession d'incidents bizarres et imprévus, avait gardé un silence complète
ment inusité.
Nicolas voulant du pain. Il ne lui semblait pas plus difficile de trouver sur
les arbres un pain de munition ou même un simple biscuit, puisque les uns
fournissaient du lait et les autres des œufs durs. Et d'ailleurs, si le petit Henri
avait lu dans les livres la description des anguilles électriques, lui, Nicolas, se
rappelait parfaitement qu'on parlait d'arbres-à-pain. Tous les naufragés en
avaient mangé. C'était imprimé. Tous les Robinsons possibles s'étaient nourris
du fruit de l'arbre-à-pain. Il voulait, en sa qualité de Robinson de la Guyane,
adopter le genre de nourriture habituel à ses collègues et devanciers. Il ne

128
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
sortait pas de là, à la grande joie de ses amis, petits et grands, qui trouvaient
que le poisson, quand on a bien faim, est une excellente chose.
— Mais, mon pauvre Nicolas, je vois que vos idées relativement aux produits
de la zone torride américaine ont été déplorablement faussées. Vous vous
imaginez que le jacquier, appelé par les naturalistes artocarpus incisa, ce qui
vous laisse pour le moment bien indifférent, croît ici à l'état sauvage.
« Détrompez-vous, mon ami. Il est originaire de l'Océanie. On l'a introduit
aux Antilles et à la Guyane, mais il faut le cultiver, ou tout au moins le
planter. Si l'on en trouve par place dans les forêts, c'est sur d'anciens abattis
abandonnés.
— Alors il faudra nous passer de pain, jusqu'à... plus faim.
— Calmez vos inquiétudes, nous aurons avant peu du manioc, et vous ferez
alors connaissance avec la cassave et le tapioca.
— Oh! ce que j ' e n dis, c'est plutôt pour les enfants et pour leur mère que
pour moi.
— Je n'en doute pas, mon ami, et je connais bien votre excellent cœur. Nous
vivrons préalablement de poissons. D'autres l'ont fait souvent. Avant que nos
provisions soient épuisées, nous aurons, j e pense, assuré notre subsistance pour
l'avenir.
Brusquement le soleil s'éteignit. La clairière où campaient les Robinsons ne
fut plus éclairée que par les feux rougeâtres des boucans, sur lesquels crépi-
taient toujours les p??ssons ; points lumineux perdus dans l'immensité,
semblables à des lucioles immobiles.
Jusqu'à présent, les proscrits, pressés d'échapper aux dangers de toute sorte
et à la faim, avaient à peine trouvé le moment d'échanger quelques pensées.
Quand il est à ce point malheureux qu'il a perdu tout espoir, quand un péril
immédiat et mortel le menace, quand il dispute à chaque seconde un lambeau
d'existence à la mort, l'homme n'est plus surpris de rien. Les événements les
plus imprévus, heureux ou malheureux, le trouvent impassible, et les faits les
plus invraisemblables rentrent pour lui dans le domaine de la vie réelle.
Te! Robin. Il avait si souvent rêvé la liberté. Il avait depuis si longtemps
escompté par la pensée la joie d'être réuni aux siens, que tout en goûtant un
bonheur surhumain dont nulle expression ne saurait donner une idée, il n'é-
prouvait qu'une surprise relative. Son rêve le plus ardent avait pris une forme
palpable, son vœu le plus cher était exaucé, il ignorait pourquoi et comment,
et il éprouvait à peine le besoin de le savoir, tant son âme était remplie.
Les enfants dormaient déjà, Henri et Edmond reposaient dans le hamac du

L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
129
On l'entendit rugir près de la crique. (Page 131.)
Boni. Dix minutes d'exposition au soleil avaient suffi pour sécher cette couche
transformée en engin de pêche. M m e Robin, assise près de son mari, tenait
son jeune fils Charles endormi sur ses genoux, Robin regardait avec attendris-
sement le petit Eugène, que le sommeil avait surpris les deux bras noués au
col de son père.
Le mari racontait son évasion à sa femme qui frissonnait, malgré sa vail-
17

130 L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
lance, au récit des périls courus, des fatigues endurées. Elle détaillait à son
tour les horreurs de la vie de misère subie à Paris, rappelait l'épisode de la
lettre mystérieuse, les soins empressés et discrets tout à la fois dont elle avait
été l'objet de la part d'inconnus, le voyage en Hollande, la traversée de l'Atlan-
tique, l'arrivée à Surinam, les attentions respectueuses du capitaine hollandais
qui parlait si bien le français.
Robin écoutait ému non moins qu'intrigué. Quels pouvaient bien être ces
bienfaiteurs ? Pourquoi ces précautions ? Pourquoi dissimulaient-ils comme
une mauvaise action cet immense service ? Mme Robin ne trouvait pas davan-
tage d'explication plausible. Elle avait encore en sa possession la lettre de
l'homme d'affaires de Paris ; l'écriture ne leur révéla rien.
L'ingénieur pensait, et non sans quelque raison sans doute, que des exilés,
échappés aux commissions mixtes, avaient consacré leur temps et leur fortune
au soulagement de leurs frères qui pliaient sous la chaîne du bagne. Un pros-
crit, célèbre entre tous, A... B . . . , avait pu se réfugier à la Haye ; peut-être y
avait-il lieu de reconnaître son intervention dans l'évasion de Robin. Quant au
capitaine du cotre, sa stature d'athlète, son urbanité, sa bonté, tout semblait
le désigner au fugitif comme étant C..., un officier de la marine française, qui
avait réussi à quitter Paris dans des circonstances dramatiques. C... avait pris
du service dans la marine marchande de la Hollande. Il croisait, à n'en pas
douter, en vue des côtes de la Guyane, épiant une occasion favorable de venir
en aide à ses coreligionnaires politiques.
Cette hypothèse était raisonnable entre toutes. Les deux époux l'admirent
sans peine, tout en bénissant les auteurs de leur bonheur quels qu'ils fussent.
Ce doux épanchement continuait, sans qu'ils eussent la moindre notion des
heures écoulées. Les enfants dormaient, le Boni, attentif au boucanage, tron-
çonnait des branches et les jetait sur ses foyers quand ils pâlissaient.
Cet homme semblait charpenté en bois de fer. Ni les fatigues de la journée,
ni les recherches du bois-enivré, ni la manœuvre de la p a g a y e , ni la construc-
tion des carbets et des boucanés, rien enfin ne paraissait avoir de prise sur son
organisme. Tout en continuant sa besogne, [il jetait de rapides regards, sous
les sombres voûtes qu'ensanglantaient les brasiers ; il semblait inquiet, tour-
menté.
Un grondement sourd, accompagné d'un souffle puissant, lui fit dresser
la tête. Ce bruit rappelait le ronron d'un chat, mais cent fois plus fort. Puis
deux points surgirent des herbes bordant la clairière, et fixèrent les bou
cans.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
131
Robin l'interrogea à voix basse et apprit que ces deux lumières étaient
produites par le rayonnement des yeux d'un tigre, à jeun sans doute, et
qu'attirait l'odeur du poisson grillé. L'animal ne semblait pas d'ailleurs
autrement pressé d'attaquer. A en juger par son ronron de maton en belle
humeur, il était permis de penser qu'il avait le caractère assez débonnaire.
Pourtant, ce voisinage inquiétait visiblement Robin ; il saisit le fusil du Boni,
et se prépara à envoyer un lingot de plomb à l'indiscret visiteur.
— Oh ! mouché, pas besoin fusil, dit doucement Angosso, coup fusil réveiller
z'enfants. Mo fika (faire) bonne malice à tig' là.
Le noir avait une bonne provision de p i m e n t , de ce fameux poivre de
Cayenne avec lequel on assaisonne, faute de sel, les ragoûts équatoriaux. Une
parcelle suffit pour donner à la ration d'un homme une saveur â c r e , mordante,
à laquelle on s'habitue peu à peu.
Angosso, riant à la perspective de la bonne charge qu'il allait faire, prit un
gros poisson à peu près desséché, pratiqua plusieurs trous dans la chair, et y
introduisit une demi-douzaine de baies de piment, puis, il jeta à toute volée le
poisson dans la direction où se tenait, comme un gros chat poltron, le tigre
famélique.
— Tiens, michant bête, gourmand, dit-il en riant de plus belle.
Robin opinait toujours pour le coup de fusil, mais si l'animal était seulement
blessé, que deviendraient les enfants exposés à sa fureur? Du reste, à peine le
poisson farci de piment avait-il touché la terre, que le félin l'enleva d'un coup
de griffe, s'enfuit et disparut. Il dut l'avaler comme une fraise, bien qu'il pesât
plus de deux kilos.
Moins d'un quart d'heure après, on l'entendit rugir près de la crique. Le
Boni se tordait littéralement, sans que le proscrit, qui ignorait l'assaisonne-
ment du souper, pût soupçonner la cause de cette joie.
Robin s'enquit du motif de cette hilarité, et son compagnon ne fit aucune
difficulté pour le lui exposer.
— Tig' là gourmand passé (plus que) Indien. Li mangé poisson avec piment,
piment chauffé stomac ; et stomac tig' fika sec passé fer-blanc. (Le piment ronge
l'estomac du tigre, et le rend plus sec que du fer-blanc). Tig' bu morceau
di l'eau la crique. (Le tigre a bu de l'eau de la crique.)
— Et alors, il va être enivré comme le poisson?
— Non, nikou enivré poisson oun sô (seulement). Li baïe colique trop beau-
coup à tout moun, à tout bête. (Il donne de grandes coliques aux hommes et
aux animaux.)

132
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Entendez ; li pas content, non !
Le félin, en effet, semblait très mal à son aise; il poussait des cris plaintifs,
soufflait, geignait et grondait comme un chat malade. Puis, désespérant sans
doute d'éteindre avec cette eau purgative le volcan qui flambait dans ses
entrailles, il s'enfuit avec un grand bruit de branches froissées.
Le campement des Robinsons redevint calme et silencieux.

C H A P I T R E V I I
L'argent monnayé ne perd pas sa valeur sous l'équateur. — Situation sauvée pour vingt francs.
Les sous marqués font des « rouleaux », et les rouleaux deviennent des pièces de cinq
francs. — Splendeurs mortelles. — Filles de la fièvre et des miasmes. — Le saut de
l'Iguane. — Périlleuse manœuvre.— Le premier canotier du monde.— La barrière de récifs.
— L'Abattis abandonné. — Après la disette, l'abondance. — L'anse aux Cocotiers. — La
géographie des Robinsons. — L'habitation de ta Bonne-Mère. — Architecture qui n'a pas
été étudiée dans Vitruve. — Casse-cou ! — A travers bois. — Maison sans meubles. — La
vaisselle ronde. — Poterie végétale. — Nicolas contemple à son grand étonnement des
arbres nommés : l'arbre à beurre, l'arbre à chandelles, l'avocatier, le fromager, etc. —
Echange de présents. — Les adieux du Boni.
La subsistance des Robinsons était donc assuree p o u r plusieurs jours, à la
condition toutefois de suivre un régime presque exclusivement icthyophagique,
de faire le carême, disait plaisamment Nicolas en s'éveillant. Bien qu'ils eussent
lieu de se croire en sûreté, ils tinrent conseil dès l'aube, pour ne pas perdre
de temps.
Il ne fallait pas songer à remonter le Maroni afin de pénétrer dans la haute
Guyane. Non pas qu'il y eût quoi que ce fut à redouter de la part des Bonis ou
des Indiens, mais l'arrivée des Européens ne manquerait pas de produire quel
que sensation, la nouvelle ne tarderait pas à se propager jusqu'au pénitencier,
sans mauvaise intention ; mais cette indiscrétion pourrait coûter à Robin cette
liberté si chèrement achetée. On continuerait à s'enfoncer en plein bois. La crique
semblait se diriger à l'Ouest. On irait donc à l'Ouest, en suivant le « chemin
qui marche ». On s'arrêterait non loin de la source, autant que possible sur
un point un peu élevé, découvert et éloigné des marais. P u i s , comme
disent les marins, on se débrouillerait afin de pourvoir à la subsistance de
tous.
Malheureusement, ils étaient au moment de perdre leur plus puissant auxi-

134
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
liaire. Angosso avait rempli toutes ses promesses. Il parlait de retourner à son
village et, comme il était le légitime propriétaire de la pirogue, son dépari
constituerait pour nos amis un véritable désastre. Il fallait le décider à pousser
en avant, et ce n'était pas chose facile.
Nos pauvres Robinsons, vu leur dénûment complet, n'avaient rien à lui offrir
pouvant exciter sa convoitise de sauvage. Pourvu d'un assortiment complet de
couteaux à six sous, de colliers, de perles et de cotonnades, échangés à la fac
torerie d'Albina, Angosso était pour le moment un capitaliste désireux d'étaler
ses trésors aux yeux de ses compatriotes.
Il résistait doucement, mais avec fermeté, à toutes les prières, et Robin cons-
tatait non sans angoisse qu'il ne pourrait peut-être pas le fléchir, quand, par le
plus grand hasard, Nicolas sauva la situation. Il n'entendait pas un traître mot
au patois nègre, il comprenait pourtant à la pantomime du proscrit que les
affaires n'allaient pas.
— Est-il long à se décider, celui-là. Voyons, dit-il en interpellant le Boni
vous êtes un bon garçon, n'est-ce pas, moi aussi. Entre braves gens, il y a tou-
jours moyen de s'entendre.
Angosso, impassible comme un manitou d'ébène, écoutait sans interrompre
et sans comprendre.
— A Paris, on pourrait à la rigueur trouver du crédit en souscrivant des
billets, mais c'est une monnaie qui n'a pas cours ici, car je crois que les endos-
seurs sont rares. Si pourtant vous vouliez accepter un paiement en argent..
Ma foi, j e paierais bien la course, et j e donnerais un pourboire raisonnable.
— De l'argent... interrompit Robin, vous avez de l'argent?
— Ma foi, oui, quelques vieilles pièces de cent sous qui se promènent dans
ma poche... Tenez, dit-il au Boni en lui montrant cinq francs, connaissez-vous
ces médailles-là, monsieur le sauvage ?
— Oh 1 s'écria Angosso radieux, les yeux ouverts jusqu'aux tempes, les
narines aplaties sur les joues, la bouche béante, ça, rouleau I...
— Tiens ! il connaît notre métal blanc, le naïf enfant de la nature. Bonne
affaire alors. Il appelle ça un rouleau dans son patois ; au fait, les philosophes
de la langue-verte les nomment bien des roues de derrière.
« Oui, estimable canotier, un rouleau, deux rouleaux, trois et même quatre
rouleaux... Une fortune, en échange de votre péniche et de vos bons soins.
Cela vous va-t-il ?
— Mouché, disait Casimir... mouché, ou gain sous marqués. (Vous avez des

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
135
sous marqués.) Ou baie deux rouleaux à Boni, li vini caba. (Donnez deux rou-
leaux au Boni, il viendra aussitôt.)
Voyons, patron, vous qui connaissez le langage de ces insulaires, ayez
donc l'obligeance de m'expliquer un peu ce qu'ils entendent avec leurs rouleaux
et leurs sous marqués.
C'est bien simple. L'unité monétaire, en Guyane, est le décime, mais ce
décime n'est pas la grosse pièce de dix centimes qui a cours en Europe, c'est
l'ancien liard de France en cuivre auquel on a donné arbitrairement la valeur
de deux sous. On appelle cela des sous marqués. On les empile en rouleaux de
cinquante comme des louis, de là le nom de rouleau donné à votre pièce de
cinq francs par Angosso.
— Ou qu'à baie mo rouleaux, dit-il enfin... mo qu'à vini. (Donnez-moi vos
rouleaux, et je viens.)
— Mais certainement, mon brave homme, que je vais vous les bailler, avec
joie. Entendons-nous, pourtant. Deux comptant, les voici, et les deux autres
quand nous serons à destination. Voilà comment j'entends les affaires. Ça vous
va, tope là !
Robin traduisit la proposition de Nicolas. Le Boni aurait bien voulu les
quatre rouleaux, mais le Parisien fut inflexible.
— Mon garçon, quand je prends un sapin, j e paie l'heure ou la course après,
jamais avant. Et voilà.
Angosso maquignonna quelques moments encore, discuta pour la forme,
puis consentit. Il prit avec une joie d'enfant les deux pièces, les fit sonner, les
tourna, les examina, et finalement les noua dans un des coins de son calimbé,
— Pas bête, le voisin, termina Nicolas en manière de péroraison. Il prend
son caleçon de bain pour porte-monnaie.
Rendons à Angosso cette justice, qu'aussitôt son engagement pris il se mit
en devoir de le remplir. Il se hâta d'empaqueter les poissons dans de larges
feuilles et de les déposer au milieu du canot, recouvrit de branchages verts
cette cambuse improvisée, enroula son hamac, prit sa pagaye et s'installa à
l'arrière en tâtant le coin d'étoffe qui recelait son trésor.
— Nous parti caba ? interrogea-t-il.
— Partons, répondit Robin après avoir installé sa femme et ses enfants aussi
commodément que le permettait l'aménagement de l'embarcation.
Les ressources de cette intéressante famille étaient, hélas! fort précaires, et
la nomenclature en sera bien courte. Ils ne possédaient pas, comme l&.*rs con-
frères et devanciers, les Robinsons des légendes, an vaisseau à leur portée

136
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
échoué sur des récifs et dans lequel se trouvent tous les objets indispensables
à la vie. Un navire est un monde. Il recèle tout, et les richesses qu'il renferme
constituent une fortune pour des naufragés.
Mais combien est terrible la situation de ceux qui, dans un tel pays, m a n -
quent des choses les plus élémentaires, et se trouvent plus dénués encore que
les hommes des époques préhistoriques, avec leurs armes et leurs engins pri-
mitifs. N'oubliez pas que sur ces huit fugitifs il y avait quatre enfants en bas-
âge et une femme, plus un invalide : le pauvre vieux noir. Gomme objet de
première nécessité, deux petites caisses contenant quelques effets et un peu de
linge, deux sabres d'abattis, une hache et une pioche sans manche, derniers
débris échappés à l'incendie de la case, plus un fusil à deux coups, présent du
capitaine hollandais. Comme munition, deux kilogrammes de p o u d r e , quatre
cents charges environ, et un peu de plomb.
Il faudrait donc tout inventer, tout fabriquer. Robin était plein d'espoir. Quant
à Nicolas, il ne doutait de rien. La situation n'en était pas moins fort critique.
L'embarcation glissait vivement sur les eaux tranquilles, entre deux murailles
de verdure, au fond desquelles serpentait, comme encaissée, la petite crique. De
temps à autre, un gros martin-pêcheur, de la taille d'un pigeon, s'enfuyait en
poussant son cri bref et saccadé ; des oiseaux-mouches, en quête d'insectes,
bourdonnaient et rutilaient comme des écrins au soleil, pendant que des
oiseaux-diables, jaseurs et familiers ainsi que des pies, mais aussi noirs que
des merles, voletaient en piaillant. Puis une grosse houppe de plumes multi-
colores traversait lourdement la brèche en poussant d'assourdissantes clameurs :
a r a ! . . . a r a l . . . a r r r r a ! . . . Le cri nous dispense de nommer l'oiseau. L'honoré
solitaire chantait ses quatre notes : do, mi, sol, do, avec une incroyable justesse
d'intonation, le cassique jetait son joyeux appel, le moqueur lançait son éclat
de rire sarcastique, des macaques et des sapajous grimaçaient en se balançant
par la queue, pendant que tout un monde de cigales, de criquets, de grillons,
de sauterelles, grattaient furieusement leurs élythres.
A droite et à gauche, s'étalaient les merveilles de la flore tropicale. Il y avait
de l'air et de la lumière, les fleurs surabondaient. Sur les longues et larges
feuilles du barlourou, dont les tiges couvraient la berge, se détachaient les
admirables fleurs de l'héliconia, aux pétales alternées, aux reflets de pourpre ;
le cacaoyer sauvage, le splendide padura aquatica, ainsi nommé à cause de la
ressemblance de son fruit avec celui du cacaoyer, émergeait des eaux légère-
ment saumâtres encore. Les voyageurs ne pouvaient se lasser de contempler
ces admirables fleurs, dont les étamines nombreuses, veloutées, soyeuses,

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
137
A v e c u n e v i g u e u r e t u n e a d r e s s e . ( P a g e 1 4 2 . )
fines, impalpable duvet, longues de plus de trente centimètres, se dres-
sent en aigrettes d'argent et de corail. Et ces colosses, comme le wapa aux
fleurs rouges disposées en panicules flamboyant ainsi que des panaches,
l'ébène verte, couverte de pétales d'or, sous lesquels disparaissaient les feuilles
comme la chevelure d'une bayadère sous les sequins étincelants, le
gayac, à la fève odorante, le mincouart au tronc percé à jour, et semblable à
18

1 3 8
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
un faisceau de maillons de chaîne, l'iciquier, aux effluves balsamiques, le
couratari (courataria guyanensis), à la cime gracieusement arrondie, aux
grandes fleurs argentées lavées de pourpre, disposées en épis axillaires, aux
fruits ligneux, pointus, à l'opercule évasé, formant une tête, longs de quinze
centimètres, dont la bizarre conformation rappelle un grand clou,— d'où le
nom populaire de clou de Jésus-Christ. Le panacoco, aux « arcabas » gigantes-
ques, les cèdres, les acajous, les sassafras, les simaroubas, les grignons, les
wacapons, les bois de rose, les bois-violet, les carapas, les coupis, les courba-
rils, les génipas, les mahots, les boccos, les angéliques, les lettres-mouchetés,
les satinés, les bagots, les moutouchis, les maria-congo, les canari-macaque,
etc..., que sais-je encore !
Tous ces merveilleux végétaux, serrés à la base, confondus à la cime,
enlacés par les lianes, couverts par les plantes parasitaires, semblaient plier
sous la végétation supplémentaire qui les envahissait. Orchidées, broméliacées
aroïdées1, accrochées aux branches, étalées sur les troncs, incrustées aux écorces,
exposaient les fantastiques nuances de leur inépuisable écrin. Coryanthes aux
touffes pendantes, gynopétalons aux fleurs violettes à reflets bleuâtres, méléa-
gria qui entourent les troncs de gracieuses collerettes feuillues, pendant que
les fleurs portées sur de longs pédoncules, retombent jusque sur lès racines,
comme d'interminables queues d'oiseau de paradis.
El les gongora, les stanhopœa, les brassia, les maxillaria, les brassavola, qui
toutes rivalisent de grâce, d'éclat et de fraîcheur. Et les bromélia karatas, aux
feuilles de plus de deux mètres, aux longues épines en crochets, véritables che-
vaux-de-frise aériens, les barbacenia houretia, aux fleurs multicolores comme
un bouquet d'artifice, les tillandria aux épis garnis de belles bractées roses...
Le proscrit pouvait à peine les citer au passage et jeter aux enfants ravis et
curieux, les noms de ces incomparables merveilles. A chaque instant il eût
fallu descendre et rapporter quelques échantillons, mais Casimir et Angosso
ne l'entendaient pas ainsi. Courbés sur leurs pagayes, ils nageaient avec éner-
gie, comme s'ils avaient voulu fuir au plus vite ce spectacle enchanteur.
Questions, prières, rien n'y faisait.
— Nous ké allé, grognait Angosso, dont la peau fumait comme une chaudière.
— Nous ké allé caba, vite, passé kariakou, renchérissait le lépreux. (Allons
encore, plus vite qu'un kariakou.)
— Mais pourquoi? Sommes-nous en danger? Qu'y a-t-il? Parle, mon vieil ami.
1 Seules dans le règne végétal, les aroïdées possèdent la curieuse propriété de dégager
pendant leur floraison une chaleur appréciable au thermomètre.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
139
— Ah! compé. Nous gain la fièvre, si nous pas allé. Ça michant pays.
Tout mouni, mouri caba côté nous fika. (Nous aurons la fièvre si nous ne
fuyons pas. Ce pays est malsain. Tout le monde mourrait au lieu où nous
sommes.)
Robin frémit. Il savait bien, qu'en certains points, la malignité des effluves
marécageuses est telle, qu'il suffit d'y séjourner quelques heures pour con-
tracter l'accès pernicieux.
Il lui semblait en effet [respirer j e ne sais quelle odeur fade, douceâtre et
écœurante de végétaux en dissolution. D'invisibles vapeurs de vases flottaient
dans l'atmosphère épaisse que la brise ne renouvelle jamais, de ces vapeurs
qui tuent les hommes et vivifient les fleurs. Cette terre putride, qui distillait à
la fois des miasmes et des parfums, transsudait la mort.
La pirogue volait sur les flots lourds, stagnants comme ceux d'un lac asphal-
tite et saturés aussi d'impalpables détritus.
Trop juste et trop légitime, dit éloquemment l'admirable M i c h e l e t 1 ,
l'hésitation du voyageur à l'entrée des redoutables forêts où la nature tropi-
cale, sous des formes souvent charmantes, fait son plus âpre combat.
Le danger est plus grand peut-être dans ces forêts vierges, où tout
vous parle de vie, où fermente éternellement le bouillonnant creuset de la
nature.
Ici et là, leurs vivantes ténèbres s'épaississent d'une triple voûte, et par des
arbres géants et par des enlacements de lianes, et par des herbes de trente
pieds à larges et superbes feuilles. Par places, ces herbes plongent dans le
vieux limon primitif tandis qu'à cent pieds plus h a u t , par-dessus la grande
nuit, des fleurs altières et puissantes se mirent dans le brûlant soleil.
Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent ses rayons, c'est une scin-
tillation , un bourdonnement éternel, des scarabées, papillons, oiseaux-
mouches et colibris, pierres animées et mobiles qui s'agitent sans repos. La
nuit, scène plus étonnante, commence l'illumination féerique des mouches
luisantes, et qui, p a r milliards de millions, font des arabesques fantastiques,
des fantaisies effrayantes de lumière, des grimoires de feu.
Avec toute cette splendeur, aux parties basses clapote un peuple obscur,
un monde sale de caïmans, de serpents d'eau. Aux troncs des arbres énormes,
les fantastiques orchidées, filles aimées de la fièvre, enfants de l'air corrompu,
bizarres papillons végétaux se suspendent et semblent voler. Dans ces meur-
1 L'Oiseau, par Michelet. Lib. Hachette.

140
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
trières solitudes, elles se délectent et se baignent dans les miasmes putrides,
boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent par le caprice de leurs couleurs
inouïes, l'ivresse de la nature.
N'y cédez pas, défendez-vous, ne vous laissez point gagner au charme de
votre tête appesantie. Debout ! debout ! Sous cent formes le danger vous envi
ronne. La fièvre jaune est sous ces fleurs et le vomito negro; à vos pieds traînent
les reptiles. Si vous cédiez à la fatigue, une armée silencieuse d'anatomistes
implacables prendrait possession de vous, et d'un million de lancettes, ferait
de vos tissus une admirable dentelle, une gaze, un souffle, un néant...
Les voyageurs accéléraient encore leur course. Il leur fallait à tout prix
franchir cette zone marécageuse avant la nuit. Il leur eût été à peu près impos-
sible d'atterrir et de se frayer un chemin à travers les broussailles. Du terrain
humide et mou, susceptible d'engloutir un campement, s'élèverait aux heures
sombres l'opaque brouillard dont les mortelles émanations ont reçu le nom de
Linceul des Européens.
Après avoir évité les hommes, il était urgent d'échapper aux miasmes.
Qu'elles sont longues et douloureuses, ces heures passées entre deux murailles
végétales surchauffées, sur une rivière qui semble bouillir, sous un ciel bleu
pâle que calcine le soleil de l'équateur. La bouche se parchemine, la gorge
devient brûlante, le poumon ne peut plus aspirer cet air de haut-fourneau ;
une dyspnée douloureuse survient, les oreilles tintent, les yeux s'obscurcissent.
En dépit de l'immobilité la plus complète, une sueur dont on ne peut concevoir
l'abondance, enveloppe le corps, coule en nappe du front dans les yeux, dans
la bouche, roule sur le tronc, sur les membres, imprègne les vêtements, et
tombe en pluie, pour s'évaporer bientôt.
Ce n'est pas sans une sorte de terreur, que l'homme le plus aguerri assiste
impuissant à cette annihilation, à cette vaporisation de son être. Il sent ses
forces diminuer. Il a conscience de cette rapide usure de son organisme. Ses
traits se creusent, sa peau devient livide, ses oreilles jaunissent, l'anémie
arrive foudroyante. Vienne la fièvre portée sur son invisible nuage de myco-
dermes, quelle proie facile pour elle !
Les Robinsons, grands et petits, supportèrent vaillamment cette épreuve. Il
n'est pas besoin de dire que le Boni et Casimir, jouissant tous deux des immu-
nités particulières à la race noire, semblaient ne pas s'apercevoir de la chaleur;
ils évoluaient dans cette étuve comme deux salamandres humaines. En dépit
de sa vigueur, Robin avait dû renoncer à la pagaye. Une pluie copieuse vint
heureusement rafraîchir l'atmosphère. Les couches d'air fouettées par le grain

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
141
devinrent bientôt respirables. Un long soupir de soulagement s'exhala de
toutes les poitrines.
La crique s'enfonçait toujours dans l'Ouest. La nature des terrains se modi-
fiait, et naturellement les essences végétales changeaient. Aux berges plates,
molles, envahies par les plantes aquatiques, succédaient des bandes d'argiles
mêlées de grès ferrugineux, de sables granitiques, et que déchiraient çà et là
des roches dioritiques. Les eaux qui charriaient en abondance de l'oxyde de
fer étaient vivement colorées en rouge. Des interstices des roches, s'élançaient
droites et rigides, les longues tiges quadrangulaires de l'euphorbe cactiforme
hérissées d'épines, l'immense panache de Y agave, aux fleurs jaune-verdâtre, qui
surgissent d'un monceau de feuilles larges, épaisses, charnues, longues de plus
de deux mètres, et que terminent de véritables javelots. Là s'étageaient bizar-
rement les « articles » ovales et aplatis des cactus nopals, connus vulgairement
sous le nom de raquettes, et couverts de fruits pulpeux appelés figues de Bar-
barie. Quelques iguanes gigantesques aux flancs d'émeraude baillaient immo-
biles sur les rocs, regardaient passer d'un œil morne l'équipage de l'Espérance.
Angosso lâcha sa pagaie, saisit son arc, un sifflement, aigu retentit, et un de
ces inoffensifs sauriens, roula sur le dos, troué par le triple dard d'une longue
flèche à hampe de gynerium.
Cette prouesse de l'adroit chasseur rompit le charme. Chacun sembla
s'éveiller. Les enfants battirent des mains. Nicolas cria bravo !
— Ça, c'est enlevé; et lestement. Oh! la vilaine bête.
— Vilaine, mais délicieuse à manger.
— Oh! papa, dit Henri, on mange donc les crocodiles?
— Ce n'est pas un crocodile, mon enfant. Mais un iguane, une espèce de gros
lézard inoffensif, à la chair excellente, et dont nous nous régalerons ce soir.
N'est-ce pas, Angosso?
— Oui mouché, répondit le noir en sautant lestement sur le roc, ça bête là,
li bon grillé.
— Si nous nous arrêtions ici pour camper, qu'en dis-tu ?
— Oh ! mouché, ou qu'à vini morceau, dit-il, sans répondre à la question.
Robin prit pied à son tour sur le rocher, et regarda de tous côtés. La rivière
faisait un brusque crochet et filait presque à angle droit vers le Nord De ce
point élevé de quelques mètres au-dessus du niveau de l'eau, le proscrit aperçut
à travers une échancrure formée par un caprice du courant une colline bleuâtre
éloignée de plusieurs lieues. En prêtant attentivement l'oreille, il lui sembla
entendre un sourd murmure de cascade.

142
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Oh! ce serait trop de b o n h e u r ! Une montagne dont le sommet est inac-
cessible aux miasmes, que rafraîchit la brise, et un torrent qui coule le long de
ses flancs! Mes enfants, nous sommes sauvés ! Avant deux jours nous serons
au terme de nos souffrances.
La crique s'élargissait pour la seconde fois, formant un lac encore plus
étendu que celui où avait eu lieu la pêche miraculeuse. Une longue barre de
rochers la coupait en biais. Les flots se brisaient avec un sourd frémissement
sur les pointes aiguës, et roulaient sur les croupes noirâtres qu'elles lavaient
sans relâche. Çà et là émergeaient de grosses masses sombres, aux flancs pom-
melés d'écume, drapés de mousses, hérissés de plantes grasses.
Cette barre se dressait comme une infranchissable muraille, d'au moins trois
cents mètres de largeur, sur quatre mètres de h a u t e u r moyenne. De chaque
côté, s'étendaient à une distance incalculable des pripris, ou savanes noyées,
à l'insondable fond de vase molle, aux herbes géantes, aux eaux moirées, peu-
plées de serpents d'eau, de caïmans et d'anguilles électriques.
Toute communication semblait interceptée entre le haut et le bas de la
crique. Muraille ou cascade, l'obstacle était continu, sauf en un point, où il
était coupé par une brèche large d'un m è t r e , et où se précipitaient les eaux
avec une folle impétuosité.
— Si nous réussissons à franchir cette fortification, nous serons préservés de
toute visite intempestive, dit après un moment de réflexion Robin, qui examina
attentivement cette curieuse disposition. Mais pouvons-nous passer?
— Nous passer bon bon (très bien), répondit avec assurance le Boni.
Angosso passer partout.
— Mais, comment feras-tu?
— Ça, mo z'affaire, mouché. Où qu'a passé, madame qu'a passé, ca mouché
blanc l à , — i l désignait Nicolas, — pitits mouns, vié kokobé passé... Ou qu'a
pas parlé caba...
Angosso, pour donner plus de solennité à son opération, demandait le silence ;
chacun se tut. Il y avait un réel péril à tenter une semblable aventure. Seul
parmi les habitants du Maroni, le Boni était peut-être capable de la mener à
bien. Le canot, rangea au plus près le rapide, puis Robin, aidé de Nicolas et
de Casimir, s'arc-boutèrent à des pointes de roc, et le maintinrent au bas de
la muraille granitique.
Angosso, sans dire un mot, après avoir enroulé son hamac autour de ses
reins, se hissa lentement, avec une vigueur et une adresse qui eussent fait
l'envie d'un gymnaste. S'accrochant des pieds, des mains, des ongles aux

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
143
racines, aux anfractuosités, il arriva sur la crête après un quart d'heure de
travail surhumain.
Sans perdre un moment, sans même étancher le sang qui perlait en gouttes
rouges de son torse et de ses membres déchirés, il déroula son hamac, aux
rabans noircis avec le suc du mani, aux longues et solides amarres de coton.
Il fixa ces amarres à une crète rocheuse et laissa pendre le hamac dans le vide.
— Ou qu'a monté, dit-il à Nicolas, en lui désignant le lourd et épais tissu
de coton, qui ressemblait assez bien à une fronde immense.
— Ah 1 c'est moi qui vais essayer l'appareil, fit le Parisien. Ça me va. Une
et deusse... en douceur, et du nerf...
Il n'avait pas achevé sa phrase, qu'à la grande stupéfaction du noir, il s'était
en trois temps hissé, avec la prestesse d'un quadrumane, et avait pris place
près de lui sur le roc.
— Voilà comment nous sommes, nous autres, dit-il en se rengorgeant. Avec
deux sous de ficelle on grimperait aux tours Notre-Dame... à vous, patron.
— Non, pas tig' blanc. Li qu'a metté madame dans z'hamac. Là... ça
même...
Mme Robin fut enlevée doucement par les deux hommes, qui réunirent leurs
efforts, et une demi-minute après elle se trouvait aussi sur la barre de récifs.
Ce fut ensuite le tour de chacun des enfants. Robin ne pouvait suivre la même
voie. Ses forces, combinées à celles de Casimir, suffisaient à peine à maintenir
l'embarcation chargée de provisions et que le courant menaçait à chaque ins-
tant d'entraîner. Angosso descendit, reprit sa place à l'avant de la pirogue,
pria Robin de monter rejoindre les siens, et de hisser à son tour le vieillard.
Ils étaient enfin réunis sur cet étroit espace, environnés de tous côtés par les
flots hurlant, attendant anxieux que le Boni terminât sa manœuvre. Ce dernier,
cramponné d'une main à la barque, de l'autre à une racine, luttait énergique-
ment contre le courant.
— Baïe mo cord'là, z'hamac. (Jetez moi les cordes du hamac.)
Robin comprit, il fit glisser les deux amarres des rabans, les noua bout à
bout, lança au noir une des extrémités et retint l'autre dans sa main.
— Tiens bon, Nicolas ; il y va de notre vie.
— As pas peur, patron. Faudrait m'arracher le bras plutôt que de me déra-
ciner de là...
Angosso fixa en un tour de main la corde à l'embarcation, et tenta d'enga-
ger le frêle esquif dans l'étroit chenal. Les deux blancs, debout à l'extrême
rebord de la coupure, hâlaient doucement, pendant que le noir, impassible,

144
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
fouillait de son « tacari » les flots furieux qui menaçaient à chaque instant de
l'engloutir. Un faux coup de son instrument, une demi-seconde d'hésitation, et
c'en était fait. L'amarre, tendue à se rompre, craquait... Le Boni voit le péril.
Dût sa poitrine être écrasée par le tacari sous la poussée du flot, il passera. Le
brave garçon, concentrant son incomparable vigueur dans un dernier et formi-
dable effort, se cambre en arrière, se jette à corps perdu sur ce morceau de
bois qui plie comme un arc sous la main du chasseur.
Au risque de briser l'amarre, les deux blancs impriment une brusque
secousse. Le tacari se détend sans que le torse de l'athlète noir fléchisse ; la
barque, lancée en avant p a r cette irrésistible poussée, vole sur le flot en fureur,
disparaît un moment dans un tourbillon d'écume, pour reparaître bientôt,
après avoir en quelque sorte troué la cascade.
Cinq secondes après, le brave Angosso abordait près de nos amis en pous-
sant un long cri de triomphe. Il venait d'accomplir un de ces tours de force
dont les seuls noirs de la haute Guyane sont susceptibles. Pour bien com-
prendre la difficulté presque insurmontable d'une telle entreprise, qu'il suffise
au lecteur de savoir que la barre n'avait pas plus de cinq mètres de largeur,
et que sa h a u t e u r dépassait trois mètres 1
Le soleil déclinait. Il fut décidé que l'on passerait la nuit sur les rochers.
On fit choix d'une place bien nette, sur laquelle furent étalées les feuilles for-
mant la toiture recouvrant l'Espérance, et chacun s'endormit après avoir
absorbé un bon morceau de poisson boucané.
Le lendemain, dès l'aube, on mit le cap sur la montagne aperçue la veille
dans les brumes du lointain, le lac fut franchi, la côte se rapprocha bientôt
tant la proximité du but donnait d'ardeur aux pagayeurs.
Phénomène singulier, la végétation subissait encore une deuxième transfor-
mation. Au fond d'une petite anse s'élevaient de grands palmiers qui semblaient
être des cocotiers. Quelques bananiers montraient également leur panache
aux feuilles immenses, puis d'autres arbres bien distincts comme forme de ceux
que l'on trouve habituellement dans les forêts, étalaient presque jusqu'à terre
leurs branches portées sur des troncs bas et trapus. On eût dit des manguiers.
Une folle profusion de végétaux parasitaires, herbes géantes, lianes inextri-
cables, plantes vertes, épaisses comme une muraille, drues et serrées comme
des tiges de blé, couvrait le sol, et ne laissait apercevoir que la partie supé-
rieure des arbres entrevus par les voyageurs.
Enfin, une brèche immense, affectant de la forme d'un triangle isocèle dont le
sommet s'appuyait au sommet de la colline et la base sur la petite anse où

L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
145
Casimir s'avance le premier. (Page 149.)
flottait l'Espérance, semblait pratiquée à travers les géants séculaires de la
forêt vierge. Des plantes, dont il était impossible, vu l'éloignement, de déter-
miner l'espèce, s'étendaient sur ce versant en un tapis offrant à l'œil tous les
tons de verdure, depuis le vert pâle de la canne à sucre jusqu'au vert épais et
foncé du manioc.
— Mon Dieu, dit Robin, je crains de me tromper... Pourtant, ces arbres
19

14G
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
que l'on trouve seulement dans les grands bois quand ils ont été apportés par
l'homme, cet envahissement par les parasites d'un terrain jadis déblayé, ce
pan de forêt a b a t t u . . . Tout semble indiquer que ce lieu n'a pas toujours été
désert.
« Casimir!... Ne sommes-nous pas en face d'un ancien abatis?
— Oui, compé ; ça même, vié z'abatis.
— Chère femme, chers petits, j e ne m'étais pas trompé hier, avant de fran-
chir le rapide. Ce coin perdu a été habité jadis, il y a bien longtemps sans
doute, par des hommes comprenant merveilleusement la culture. Il est main-
tenant abandonné ; à nous de tirer parti des richesses qu'il contient.
La pirogue aborda bientôt sur une petite plage ombragée de splendides
cocotiers, et dont par bonheur le sol avait été respecté par les plantes
vivaces.
Angosso, aidé de Robin et de Nicolas, se hâta de fabriquer deux carbets dont
l'un devait servir d'abri provisoire à la famille, et l'autre de magasin à p r o -
visions. On y déposa le poisson séché, puis on tint conseil sur l'urgence des
travaux à exécuter. Ce conseil débuta p a r une interpellation d'Henri.
— Père, dit l'enfant, qu'est-ce donc qu'un abatis?
— Depuis que tu es un gentil Robinson et un vaillant coureur des bois, tu
as remarqué, n'est-ce pas, mon cher fils, que tous ces grands et beaux arbres
de la forêt vierge ne produisent pas de fruits alimentaires et qu'il est impos-
sible de planter ou de semer quoi que ce soit dans le sol qui les porte.
— Oui, père, puisque les plantes n'auraient pas de soleil.
— C'est parfait. Que fait l'homme poursuivi toujours par l'impérieux besoin
de manger? Il s'arme d'une hache, renverse tous ces géants, fait place nette,
en un mot. Au bout de trois m o i s , ce bois est sec, il y met le feu, et le
sol à peine refroidi est propre à recevoir l'arbre fruitier ou la graine alimen-
taire.
— Ah! bon, j e comprends. On appelle ces champs-là des abatis, parce qu'il a
fallu d'abord abattre les arbres qui s'y trouvaient.
— Tout simplement; l'action désignée par le verbe a subsisté et a servi
d'appellation non seulement au sol débarrassé, mais encore au champ ense-
mencé et planté.
— Mais, savez-vous-bien, patron, que la culture ne me paraît ni bien diffi-
cile, ni bien pénible ici, dit à son tour Nicolas. On n'a nullement besoin, à ce
que j e vois, de charrues, de herses, d'engrais, ni même de pioche. Il suffit

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
147
d'un morceau de bois pointu, d'un trou dans le sol; la pluie et le soleil se char-
gent du reste.
— Vous oubliez les difficultés résultant de l'abattage des arbres.
— Peuh! avec une bonne hache, on joue sa partie de quilles là-dedans, e
ça doit dégringoler à plaisir.
— Vous m'en direz des nouvelles dans quelques jours. Et notez bien que
nous n'aurons qu'une besogne relativement minime qui consistera à recon-
quérir sur les plantes sauvages cet abatis abandonné depuis dix ans au moins.
« Savez-vous, mes chers amis, que notre nouvelle propriété est admirable-
ment située, et fort judicieusement plantée, continua le proscrit en invento-
riant d'un rapide regard les végétaux épars de tous côtés.
— Y a-t-il des arbres à pain? demanda Nicolas qui, on s'en souvient, avait
une prédilection toute particulière pour les fruits bizarres constituant à eux
seuls un mets tout entier.
— Il y a des arbres à pain, reprit en souriant Robin, j'aperçois aussi des
goyaviers, des passiflores quadrangulaires ou barbadiniers, des coumiers ou
poiriers de la Guyane, des sapotilliers, des poivriers, des muscadiers, des
pommiers-cythère, des orangers,... des citronniers
— Mais, c'est un paradis... Un paradis terrestre, s'écria le brave garçon
enthousiasmé.
— Tu oublies le cotonnier, dit à son mari M m e Robin, qui effilait entre ses
doigts une houppe soyeuse enlevée à un arbrisseau de sept à huit pieds, por-
tant en même temps des fleurs j a u n e pâle, à taches pourpres près de l'onglet.
— Du coton !... Ta découverte, ma chère femme, est un trésor, Nous sommes
assurés d'avoir des vêtements. Cet échantillon est admirable. C'est le gossy-
pium herbacœum, une des espèces les plus robustes et dont la croissance est la
plus rapide.
« Voyons, il s'agit de ne pas perdre de temps et profiter de la présence
d'Angosso. Nous allons partir en exploration avec Casimir. Vous, Nicolas,
vous resterez avec les enfants et leur mère. Bien qu'il n'y ait aucun danger,
ne les quittez pas d'une minute. Vous avez d'ailleurs un fusil. Et maintenant,
mes chéris, ne vous écartez pas. Il y a peut-être non loin d'ici quelque vilain
serpent dont la rencontre serait terrible.
— Patron, comptez sur moi. Je garde la faction jusqu'à ce que vous m'en
ayez relevé.
Les trois hommes s'armèrent chacun de leur sabre. Le Boni prit en outre sa
hache. Le proscrit embrassa sa femme et ses enfants, serra la main du Pari-

148
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
sien, puis ils pénétrèrent rapidement dans l'épais taillis en s'ouvrant ur.
chemin à coups de sabre.
La journée se passa sans encombre, et le soleil allait disparaître quand ils
revinrent harassés, la face et les mains lacérées, mais radieux. Vous dire si
l'on fit fête au poisson boucané, aux bananes, aux patates et aux ignames
rapportées de l'expédition, serait superflu. Nicolas connut enfin les joies de
l'arbre à pain. Le brave garçon éprouva pourtant un mécompte. Il s'attendait
à mieux. Non pas qu'il trouvât que ce fut mauvais, mais cela vous avait un
petit goût...
— Eh bien ! demanda Robin, quand la faim fut un peu apaisée, comment
se sont comportés nos Robinsons ?
— Nos Robinsons, répondit la mère, ont été charmants. Ils ont étudié ! Oui,
mon ami, étudié. Ils ne veulent pas être des ignorants, de petits sauvages
blancs.
— Et qu'ont fait nos petits savants?
— Ils ont fait « une » géographie.
— De la géographie, veux-tu dire.
— Non, mon ami. Je maintiens le mot. Une 'géographie. A tout seigneur
tout honneur. Henri, pouvant revendiquer la paternité de l'idée, parlera le
premier. Henri, comment s'appelle la crique où nous avons abordé après avoir
franchi le saut Hermina ?
— Elle s'appelle la crique Nikou, en souvenir du Robinia Nikou.
— Edmond, quel nom as-tu donné au lac qu'elle traverse ?
— Le lac Balata... en souvenir du bon lait que nous avons bu. .
— Edmond a la reconnaissance de l'estomac.
— Moi, interrompit vivement le petit Eugène, j ' a i appelé les vilains rochers...
— C'est un rapide, un saut, mon enfant, continua gravement la mère.
— ... Le saut de l'Iguane... c'est Iguane, qu'on dit, n'est-ce p a s , maman?
— Oui, mon cher enfant. Quant au point où nous sommes présentement,
nous l'avons nommé, sauf avis contraire, l'anse aux Cocotiers. Tu vois, mon
ami, que nous avons tous collaboré à cette nomenclature qui a le double
mérite d'être simple et de perpétuer nos souvenirs.
— Mais, c'est parfait, c'est charmant, fit l'heureux père attendri. Et toi,
mon petit Charles, tu n'as rien ajouté à cet important travail?
— Moi, j e suis trop petit... quand j e serai grand, tu verras, dit le bébé en
se dressant sur la pointe des pieds.
— Et vous, demanda M w e Robin, qu'avez-vous trouvé? Etes-vous contents?

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
149
Le résultat a-t-il répondu à vos espérances ? Il me semble, en voyant les traces
des épines, que vous avez dû enlever des taillis d'assaut.
— La bataille a été rude, mais le succès complet. Nous nous sommes pour
aujourd'hui imposé la plus extrême discrétion... Ne m'en demande pas davan-
tage.
— Alors il y aura une surprise.
— Dont j e te prie de me laisser toute la joie.
L'attente ne fut pas longue. Le proscrit et ses deux compagnons firent
encore deux absences d'égale durée, puis, le soir du troisième jour, les habi-
tants de l'anse aux Cocotiers tressaillirent de joie en entendant ces simples
mots :
— Nous partons demain matin.
La distance n'était pas considérable, mais quel chemin! Si toutefois l'on
peut donner ce nom à un sentier à peine tracé au sabre d'abatis, au milieu
d'un inextricable fouillis de végétaux de toute s o r t e , hérissé de tiges tran-
chées en biseau à hauteur du genou, et parsemé de racines en formes de petites
ogives, assez semblables à des étriers, et que les naturels appellent « z'oreilles-
chien ». Cet ingénieux casse-cou est admirablement construit pour faire tomber
à chaque pas le voyageur. S'il n'a pas la précaution de bien lever la jambe ,
son pied s'engage dans l'anse, et il s'en va donner de la face sur la terre
avec une intensité proportionnelle à la rapidité de sa marche.
Nous ne parlons que pour mémoire de la rencontre des serpents. D'autant
plus que Casimir s'avance le premier et qu'il frappe de droite et de gauche
les taillis avec une longue perche feuillue. Nicolas portant le petit Charles
lui emboîte le pas. Vient ensuite Mme Robin, appuyée sur une tige de « cou-
nanan », puis Robin tenant sur ses robustes épaules Eugène et Edmond, puis
Henri qui marche comme un h o m m e . Enfin, Augosso, armé du fusil, forme
l'arrière-garde.
Le sentier, tracé en ligne droite, monte au bout de trois cents mètres environ.
Bien que la pente soit très douce, la marche est horriblement pénible. N'im-
porte ; nul ne dit un mot, les enfants eux-mêmes ne laissent échapper aucune
plainte.
Enfin, après une course de deux heures coupée d'une halte, la petite troupe
débouche dans une vaste clairière située à mi-côte de la colline, et sur une
sorte d'esplanade large de plus de deux cents mètres.
Une exclamation de bonheur échappe à Mme Robin, à la vue d'une grande

150
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
case qui se dresse gracieusement au milieu de l'espace découvert. Les enfants
oub ient leurs fatigues et s'élancent en poussant des cris de joie.
— Moi aussi, ma chère et vaillante femme, dit avec une profonde émotior.
Robin, dont la voix tremble légèrement, j ' a i fait un peu de géographie pen-
dant ton absence. J'ai donné à cette habitation le nom de la Bonne-Mère.
« Cette appellation te convient-elle?
— Oh ! mon ami, combien j e suis heureuse ! comme je te remercie 1
— Eh b i e n ! entrons donc à la Bonne-Mère.
Les trois hommes avaient réalisé un tour de force. Il est vrai que le Boni
était passé maître ès architecture coloniale, que les doigts du pauvre lépreux
possédaient encore une dextérité sans pareille, et que les travaux du péni-
tencier avaient, hélas! fait de l'ingénieur un charpentier sans égal. Aussi, cette
case dans la confection de laquelle ne sont, et pour cause, entrés ni un clou
ni une cheville, est une véritable merveille. Elle ne mesure pas moins de
quinze mètres de longueur, sur cinq de largeur, et trois cinquante de h a u -
teur jusqu'à la toiture. Les murailles légères, tressées en fins gauletages per-
méables à l ' a i r , mais non à la pluie, sont percées de quatre fenêtres et
d'une porte.
Elle peut impunément braver la rafale, car les quatre piliers, formant le
gros œuvre de la construction, sont quatre arbres vigoureux, solidement
implantés dans le sol par de profondes racines, et dont le tronc a été coupé
au niveau de la base du toit. Ces arbres ont été réunis entre eux par quatre
poutrelles attachées avec des fibres d'arouma arundinacœa, consolidées elles-
mêmes p a r des lianes de bignone-osier. Les chevilles cèdent quelquefois, les
mortaises éclatent souvent, ces lianes indestructibles valent mieux que le fil
de fer galvanisé.
Sur ce rectangle a été dressée une toiture en feuilles de waïe dont les che-
vrons en bois-eanon, extrêmement léger, sont reliés à leurs extrémités p a r le
même procédé. Nous avons déjà parlé du waïe. C'est un beau palmiste à tige
très courte, formant un énorme bouquet plutôt qu'un arbre. Ses feuilles sont
composées. La nervure médiane a souvent quatre mètres de longueur, et les
folioles atteignent jusqu'à cinquante et soixante centimètres. Elles s'insèrent
des deux côtés comme les barbes d'une plume. L'ouvrier qui veut en faire une
toiture rabat sur celles qui leur sont opposées les folioles insérées de l'autre
côté, les tresse à la base à la façon des paillassons des maraîchers. Il possède
de la sorte une surface plane de quatre mètres de long sur cinquante centi-
mètres de large, qu'il pose sur les chevrons, et immobilise comme les poutres

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 51
avec les fibres de l'arouma. Ces folioles tressées, mises bout à bout e l o n g u e u r ,
superposées et imbriquées en largeur, forment bientôt un toit absolument
imperméable qui dure plus de quinze ans, et que ne peuvent détériorer ni le
vent, ni le soleil, ni la pluie. Les feuilles, d'abord vert tendre, prennent en vieil-
lissant une belle nuance maïs du plus agréable aspect.
Les chevrons dépassent sur chaque façade la muraille de plus de deux mètres
de façon à former une large galerie couverte. La case enfin est séparée en trois
parties. L'une forme le dortoir commun de la mère et des enfants, celle du
milieu servira de salle à manger ; on pourra en outre y tendre aussi des hamacs
pour Nicolas et Robin. La troisième sera le magasin, confié à l a garde de
Casimir.
Le sol, purifié p a r le feu, ne recèle plus les hôtes incommodes qui avaient
jadis élu domicile parmi les herbes et les racines. Les abords sont entièrement
dégagés; partout circulent l'air et la lumière. Deux beaux manguiers, deux
arbres à pain, plusieurs calebassiers ombragent agréablement la case, et une
épaisse broussaille, hérissée d'épines, mais chargée littéralement de ces petits
citrons de la Guyane à l'écorce aussi mince que l'ongle, s'étend comme une
haie derrière la partie réservée aux enfants.
Robin fit visiter non sans orgueil cette belle habitation aux nouveaux venus.
Les enfants et leur mère étaient radieux. Chez Nicolas, la joie se compliquait
d'une forte dose d'étonnement.
— Savez-vous bien, patron, que nous allons être logés comme de véritables
ambassadeurs.
— Calmez votre enthousiasme, mon cher enfant. Les ambassadeurs ont des
tables, des lits, des meubles, des ustensiles de cuisine, de la vaisselle, et nous
n'avons même pas une assiette ni une bouteille.
— Tiens, c'est vrai, fit le Parisien un peu refroidi... Nous coucherons par
terre, nous mangerons avec nos doigts et nous boirons dans des feuilles roulées
en cornet. Ça peut être drôle pour un moment; j e vous avouerai, entre nous
que je ne serais pas fâché d'avoir un peu de vaisselle plate.
— Nous en ferons, Nicolas. Tranquillisez-vous, mon ami. Je vous dirai tout
d'abord que nous avons des arbres qui portent une superbe batterie de cuisine.
— A un autre que vous, patron, j e dirais : Quelle plaisanterie. Mai du
moment que vous me l'affirmez... J'ai d'ailleurs vu de si drôles de choses.
— Et vous en verrez bien d'autres, mon cher. Votre désir relativement à la
vaisselle, va être promptement exaucé. Ce ne sera pas de la vaisselle plate,
mais nous serons forcés quant à présent;dè;no.us en contenter.

152
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
« Vous voyez cet arbre qui porte de gros fruits verts, assez semblables à des
citrouilles ?
— Je l'ai remarqué tout d'abord, et j ' a i pensé que si le paysan de la fable
avait reçu un gland de ce calibre-là sur le nez, il ne serait pas rentré chez lui
en trouvant que tout était pour le mieux.
— Eh bien ! voici nos assiettes et nos plats.
— Tiens, c'est vrai. Ils appellent ça ici des « couïs », si j e ne me trompe.
— Vous avez raison. Faisons comme eux.
— Cela ne doit pas être bien difficile.
— Essayez. Je vous préviens pourtant que vous ne réussirez pas tout d'abord
si vous ne possédez pas le secret de la fabrication.
— Vous allez voir.
Le brave garçon, sans perdre un moment, se haussa sur la pointe des pieds,
saisit à deux mains une courge grosse comme la tête accrochée à une petite
branche du volume d'un manche de porte-plume, et qui pliait à se rompre. Il
prit son couteau, et chercha à entamer l'écorce luisante et polie. Peine inutile,
la lame glissait, tailladait en zigzags la mince pulpe verte. Nicolas crut faire
un coup de maître en enfonçant la pointe, comme s'il voulait trancher un
melon.
Crac !... et voici la calebasse éclatée en cinq ou six morceaux informes. Et
chacun de rire, comme bien vous pensez. Une seconde tentative eut un même
résultat, une troisième allait amener un nouvel échec quand Mme Robin
intervint.
— Ecoutez-moi, Nicolas, dit-elle. Je me souviens d'avoir lu jadis que les
sauvages séparaient fort adroitement les calebasses en deux parties égales, en
les serrant fortement avec une ficelle ; si vous essayiez avec une liane ?
— Merci, madame, de votre avis, il doit être bon. Mais j e suis si maladroit
que je n'ose pas.
— A mon tour alors, répartit Robin, qui, pendant que le Parisien s'escri-
mait vainement, avait employé le procédé qu'il connaissait fort bien aussi.
La liane avait par sa pression tracé un mince sillon dans la carapace végé-
tale, et l'ingénieur n'eut plus qu'a passer légèrement la pointe d'un couteau
pour obtenir deux hémisphères, dans lesquels n'existait pas la moindre fêlure.
— Ce n'est pas plus difficile que cela.
— Que j e suis donc bête, reprit le brave garçon tout confus. C'est tout à fait
comme si j e voulais couper un morceau de verre sans diamant.
— Votre comparaison est parfaitement juste, mon ami. Il nous reste à sec-

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E . 153
Oh! murmura-t-il, li beau! (Page 156.)
tlonner une douzaine de calebasses, puis nous arracherons la pulpe qui les
remplit...
— Puis nous les mettrons sécher au soleil et...
— ... Et elles éclateront tout net, si vous n'avez pas la précaution de les
remplir de sable bien sec. Nous pourrons par la même occasion nous offrir une
douzaine de cuillers. Quant aux fourchettes, on verra plus t a r d .
20

154
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— En vérité, je vous assure, patron, qu'en nous voyant encore il y a quel-
ques jours si dénués de tout, j e n'aurais jamais osé espérer un changement
aussi rapide. C'est vraiment prodigieux.
« Ce qui me surpasse, c'est qu'ici, toutes les choses indispensables à la rie
croissent sur les arbres. Il n'y a qu'à se baisser et à en prendre.
— Vous voulez dire à se hausser... Si ces arbres vivaient en famille, s'ils se
rencontraient dans les bois à l'état sauvage, la zone équinoxiale serait, comme
vous le disiez tout à l'heure, un paradis terrestre. Mais, hélas ! il n'en est pas
ainsi. Qui sait au prix de quelles fatigues cet abatis, que les hasards de notre
destinée nous ont fait trouver, a été ainsi agencé? Combien de patientes
recherches, guidées par une merveilleuse entente de la colonisation, n'a-t-il pas
fallu pour réunir ici la plupart des végétaux utiles, originaires du pays, et ceux
qui ont été introduits depuis la découverte du Nouveau-Monde ?
« Je le répète, la destinée, jadis si cruelle à notre égard, nous a traités en
enfants gâtés. Que fussions-nous devenus dans cet incommensurable désert de
plantes stériles, sans abri, sans vivres, presque sans instruments ?
« Le gibier est peu abondant, et la chasse demande des armes et une apti-
tude toute spéciale. La p ê c h e ! . . . Nous connaissons le Nikou depuis quelques
jours seulement.
« La terre sera donc notre unique ressource. Nous trouverons des aliments
sains et abondants sur les arbres et dans l e sol.
— Oui, les arbres... dit en aparté Nicolas, songeur. On trouve de tout, sur
ces arbres, quand on a la chance de les rencontrer.
— Je vous disais tout à l'heure que vous en verriez bien d'autres. Ce sera
avant peu ; quand nous aurons pourvu aux plus pressants besoins de notre
installation. J'ai trouvé en quelques heures des trésors inestimables. Il y a sur
le haut de la colline des cacaoyers et des caféiers. Cette découverte a bien son
importance.
« Que dites-vous de l'arbre-à-beurre?... et de l'arbre-à-chandelles ? et du
savonnier ? »
Nicolas, qui voulait connaître des arbres aux produits tout à fait inusités,
passait de l'étonnement à la stupeur.
— Ce n'est pas tout, et je ne vous parle que pour mémoire du roucouyer,
du cannelier, du giroflier, du muscadier et du poivrier; mais l'avocatier méritera
votre attention.
— Un arbre sur lequel poussent des avocats!...
— Oui, des avocats...

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
155
— Et ça se mange ?
— Ça se mange.
— Ah !... fit-il effaré.
— Passons, si vous le voulez bien, sur l'ipécacuanha, le caoutchouc et le
ricin, et arrivons au fromager.
— M'sieu Robin, j e vous regarde comme un homme sérieux, et vous ne vou-
driez pas vous moquer d'un pauvre garçon comme moi. Mais avouez entre
nous que c'est raide. Voilà maintenant un arbre sur lequel poussent des
gruyère, des mont-dore, des roquefort ou des camembert...
— Non. Vous n'y êtes plus. Le fromager ne produit pas de fromage.
— Pourquoi alors lui donner ce nom qui me met la double crème à la
bouche ?
— Parce que le bois du bombax — bombax est son nom scientifique — est
blanc, mou, poreux, et assez semblable à du fromage. Ses fruits et sa gomme
ne sont pour nous d'aucune utilité. Mais il porte de longues épines aussi dures
que le fer. Ces épines nous serviront de clous. Quant au duvet si fin, si soyeux,
qui entoure ses graines, nous l'utiliserons en guise d'amadou.
« Eh bien ! êtes-vous content de cette leçon à bâtons rompus de botanique
équinoxiale ?
— J e suis ravi, enchanté. Du moment que la nature remplit si bien sa fonc-
tion de mère-nourrice, à moi de recueillir ses produits...
— Dites : à nous, mon cher enfant.
— C'est manière de dire, monsieur Robin. Voyez-vous, j e compte travailler
comme quatre, employer mon temps, mettre tout ça en ordre, fabriquer des
ustensiles, faire la récolte, enfin devenir un véritable Robinson, tel qu'il n'y
en a jamais eu dans les livres.
— Je ne doute pas de votre bonne volonté, mon ami. Je connais votre vail-
lance. Nous allons dès demain entreprendre une lourde tâche. Les enfants ne
pourront pas de longtemps prendre part à nos travaux. Il nous faudra pourvoir
à leur subsistance, à celle de leur mère. Mon vieux Casimir, en dépit de son
courage, est bien affaibli par l'âge et la maladie.
« C'est sur nous deux que repose presque exclusivement le souci de l'appro.
visionnement. Le brave Angosso va nous quitter.
— Tiens, c'est vrai. Ce bon sauvage... Quand j e dis sauvage, cela signifie,
sans mauvaise intention, un particulier qui n'a jamais vu la colonne de Juillet,
Je m'étais attaché à lui. Ce que c'est que de nous ! Autrefois, les nègres me

156
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
produisaient un drôle d'effet, tandis qu'aujourd'hui je vois qu'il y a de bien
bonnes gens parmi eux.
« A propos, vous me rappelez que j ' a i de l'argent à lui donner. Il faut qu'il
passe à la caisse...
« Hé 1 Angosso !... Angosso 1
— Qué ça oulé, mouché, fit le noir.
— ... Ça oulé... ça oulé... Je veux te donner tes deux pièces de cent sous,
tes sous marqués ; les rouleaux, quoi.
— Ah 1 oui. Mo content.
— Moi aussi, j e suis content. Nous sommes tous enchantés de tes services.
Voici la somme, mon camarade, termina-t-il en lui remettant ses deux pièces
de cinq francs.
Le noir, après avoir reçu son salaire, resta un moment bouche béante de-
vant le Parisien. Ses deux gros yeux de porcelaine contemplaient avec une
ardente fixité la chaîne d'argent aux « coulants » de jade vert, à laquelle
était attachée la montre de Nicolas.
— Oh! murmura-t-il, li beau!
— Vingt-trois francs trente, à la foire aux pains d'épices. C'est pour rien.
— Li beau trop beaucoup!
— Peuh! un pauvre petit article de Paris. Tiens, dites donc, m'sieu le Boni,
si le cœur vous en dit, l'objet est à votre service. Vous vous êtes assez gen-
timent conduit à notre égard pour qu'on vous procure un petit plaisir.
« Et voila! estimable canotier, dit-il après avoir décroché la chaîne. »
Angosso pâlit de bonheur en la recevant du bout des doigts avec une joie
craintive.
— Ça bagage-là pou mô ? demanda-t-il anxieusement.
— Ça bagage-là pou tô, riposta Nicolas, ravi de placer un mot de créole.
Le Boni demeura un instant comme écrasé par ce bonheur inespéré.
Sans dire un mot, il bondit vers son « pagara », sur lequel était enroulé son
hamac, un de ces admirables tissus filés p a r les femmes de son pays, le déplia,
et l'apporta en disant :
— Ou compé Angosso. Angosso content bon bon. Li baïe z'hamac pour pitits
mouns, li baïe sab' la pour compé blanc. (Vous êtes le compère d'Angosso.
Angosso est très content. Il donne son hamac pour les enfants ; il fait cadeau de
son sabre à son compère blanc.)
— Mais non, ce n'est pas la peine. Que diable, j e ne vous ai pas fait un cadeau
intéressé.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
157
— Acceptez, mon cher Nicolas, intervint Robin. Acceptez. Vous lui occasion-
neriez un véritable chagrin en refusant son présent. Et maintenant, mon brave
Angosso, va, retourne dans ta famille. Si jamais tu manquais de provisions, si
la famine sévissait chez toi, viens ici avec les tiens, tu seras reçu à bras ouverts.
Tu bâtiras un carbet près du mien. Nous partagerons les vivres.
— Oui, mouché. Angosso vini côté tig’ blanc si li pas gain manioc, ni li pas
gain posson.
Puis, il prit congé des Robinsons à la façon des nègres de la Guyane, c'est-à-
dire en saluant individuellement chacun d'eux :
— Bonjou tig’ blanc, bonjou m a d a m e , bonjou compé, bonjou pitits mouns
— répété quatre fois — bonjou Casimi ! Mo parti caba.
— Surtout, dit Robin en lui serrant une dernière fois la main, ne dis jamais
qu'il y a des blancs ici. N'oublie pas non plus que tu seras toujours le bienvenu
chez nous, toi, et tous les Bonis.
— Oui, mouché, Angosso compé à tout mouns à tig ’blanc. Li pas parlé passé
posson. (Oui, monsieur, Angosso est le compère à toute la famille du tigre
blanc ; il sera plus muet qu'un poisson.)

C H A P I T R E V I I I
Il faut manger. — Premiers travaux. — Il faut aussi une platine. — Essais de ceramique. — Le
« bois-canon ».—Le « paresseux ». — Un enragé dormeur.— Le premier pensionnaire d'une
ménagerie. — Appréhensions. — Si vis pacem, para bellum. — Forteresse improvisée. —
Casimir chef d'état-major du génie. — La garnison du poste-avancé. —Les « fourmis voya-
geuses ». — Le déjeuner d'un tamanoir. — Marmite renversée. — Duel d'un jaguar et
d'un grand fourmilier. — Et le combat finit, faute de combattants. — Un orphelin. —
Encore un orphelin. — Adoption. — Nouveaux pensionnaire». — M. Michaud et son
camarade Cat.
L'existence des Robinsons de la Guyane fut tout d'abord matérielle, si
toutefois il est permis de qualifier ainsi l'adaptation presque exclusive desfacultés
intellectuelles au fonctionnement de la vie organique.
Si d'une part, la solution de ce problème est fort complexe et souvent dif-
ficile à trouver au milieu de notre civilisation contemporaine, la rétribution
d'un travail quelconque, de l'emploi de forces humaines appliquées à telle ou
telle fonction, peut d'autre part, en remplir totalement ou partiellement les
multiples exigences. Le salaire d'un homme doit, en principe, lui suffire pour
se procurer en nature les objets indispensables à l'existence des siens. Il va sans
dire qu'un chef de famille ne pourrait, tout en donnant à sa femme et à ses
enfants le pain quotidien , leur tisser des vêtements dont il aurait recueilli la
matière première, leur fabriquer des chaussures, leur bâtir des maisons, les
instruire, etc.
La répartition du paiement de son labeur affecté à différents produits indus-
triels , lui permet de les faire vivre d'une façon plus ou moins a b o n d a n t e ,
mais, en somme, généralement suffisante. C'est sur cette solidarité, amenée par
de mutuels et identiques besoins, qu'est basée notre société actuelle. Produire
pour consommer en échangeant- L'effort constant du corps et de l'esprit d'un

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
159
seul peut donc, en s'opérant sur un point unique, assurer la subsistance de
plusieurs.
Les proscrits, au contraire, manquant de tout, même des instruments de
première nécessité, devaient créer de toutes pièces les choses indispensables à
la vie. Il leur fallait manger et se vêtir, tirer, en un mot, des productions de la
nature tous les éléments de l'existence. Un chapeau, une aiguille, un bouton,
une feuille de papier, un couteau, sont des objets que l'on trouve partout et à
peu de frais. Mais, à quelles difficultés presque insurmontables se heurtera
l'homme isolé, perdu dans l'immensité, quand il sera forcé de confectionner
ces menus bibelots. L'outillage indispensable à leur fabrication ne nécessite-t-il
pas préalablement le fonctionnement de plusieurs industries?
Robin ne désespéra pas une minute. Il avait en Nicolas un auxiliaire
adroit, intelligent et zélé. Quant au lépreux, grâce à sa vieille expérience
d'homme des bois, il était, p a r bonheur, un précieux appoint. Les trois hommes
se mirent incontinent à l'ouvrage après le départ d'Angosso.
Telle est l'incomparable fécondité de la terre équatoriale, qu'un abatis,
abandonné quelques années à lui-même, est bientôt envahi par un inextricable
enchevêtrement de lianes, d'arbres et d'herbes géantes. Les plantes alimentaires
se mêlent aux végétaux parasitaires. Les uns et les autres se confondent,
acquièrent un développement énorme, sans se faire le moindre tort d'ailleurs,
mais en couvrant le sol, de façon que l'homme, submergé dans cette mer de
tiges, de feuilles et de fleurs, ne peut ni faire un pas, ni cueillir un fruit.
Il faut donc procéder avec méthode, sabrer, émonder, abattre, éclaircir,
enlever non seulement les végétaux improductifs, mais encore choisir parmi
le plantes utiles les plus beaux sujets et sacrifier leurs congénères dont la
surabondance amène fatalement la stérilité.
C'est en somme un nouveau travail de défrichement. S'il est bien moins pé-
nible que celui qui consiste à tailler un domaine en pleine forêt, il n'en de-
mande pas moins de patience que d'habileté. Les deux blancs et le noir com
mencèrent donc par « débrousser » en grand. Nous conservons à dessein ce
mot débrousser, employé par les colons guyanais, et qui implique parfaitement
cette idée de nouvelle conquête opérée sur la broussaille.
La petite colonie ne pouvait vivre indéfiniment de poissons boucanés, de
bananes grillées ou de fruits de l'arbre à pain. L'usage trop fréquent de la
banane surtout produit des troubles intestinaux se traduisant p a r un ballon-
nement du ventre et une rapide déperdition de forces. Le seul aliment pouvant
remplacer le pain de froment est le manioc.

160
L E S R O B I N S O N S DE LÀ G U Y A N E
Par bonheur, Casimir avait trouvé sur le versant de la coline une vaste plan-
tation de manioc. Telle était la nature et la configuration du terrain, que le
champ n'avait pas été envahi comme les autres points de l'habitation. Seul
les bois-canon, cecropia-peltata, les végétaux par excellence des défrichements,
avaient poussé leurs branches gourmandes. Leurs troncs lisses, d'un blanc
éclatant, creux, remplis de moelle, d'où leur nom vulgaire de bois-canon, se
dressaient comme des colonettes d'argent, au milieu du tapis vert sombre formé
par les feuilles de manioc.
On recueillit en quelques heures une ample provision de racines. Un grage
fut improvisé, une couleuvre fut tressée, mais un obstacle presque insurmon-
table se dressa aussitôt devant les colons. Ils n'avaient pas de platine pour
cuire leur farine, et faire évaporer le suc vénéneux contenu dans la p u l p e ,
même après qu'elle a été vigoureusement exprimée.
Casimir n'avait pas l'esprit inventif. Rien ne savait pour lui remplacer la
plaque de tôle sur laquelle il avait toujours vu préparer le couac et la cassave.
Nicolas aurait, disait-il, donné un de ses yeux pour avoir une poêle !... Robin
resta songeur quelques minutes.
Il tisonnait machinalement le foyer où cuisait le souper, avec un morceau de
bois pointu, quand il aperçut entre les charbons quelque chose de brun rou-
geâtre, paraissant solide.
— Tiens, dit-il surpris, qu'est-ce que cela?
M m e Robin s'approcha. Les enfants firent cercle. L'ingénieur poussa l'objet
en question. C'était une grossière figurine de terre travaillée par l a main d'un
artiste plein de bonne volonté peut-être, mais, à coup sûr, fort ignorant des lois
de la statuaire. Robin ne se préoccupa guère de la forme, mais la matière l'in-
téressa.
— Tiens, de la terre cuite !
— Oui, père, répondit le petit Eugène. J'ai fait un bonhomme, et puis j e l'ai
mis cuire... C'est pour jouer avec Charles.
— Et où as-tu trouvé cette terre, mon cher petit artiste?
— Mais, là, dans la maison. Tiens, regarde. J'ai un peu fouillé avec un
morceau de bois, j ' a i mouillé ma terre, et alors j ' a i fait mon bonhomme.
Robin se baissa, examina la petite ouverture, gratta le fond avec un sabre,
et ramena un échantillon de terre grasse au toucher, molle, un peu colorée en
rouge par l'oxyde de fer.
C'était de l'argile.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE.
161
Après douze heures de cuisson. (Page 162.)
— Mes enfants, dit-il joyeux, vous aurez, demain à midi, chacun une belle
galette de cassave.
— Oh ! quel bonheur, de la cassave ! s'écrièrent en chœur les quatre gamins,
ravis de ne plus manger de bananes. Et comment feras-tu, dis, père ? reprit le
petit espiègle d'Eugène. Est-ce que c'est mon petit bonhomme qui la fabri-
quera ?
21

162
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
— Non, mon cher fils, mais il sera la cause immédiate de cette amélioration
dans notre ordinaire.
« Tiens, regarde à ton tour. *
Et sans perdre un moment, le proscrit fouilla profondément le sol, retira
une grosse masse d'argile très pure, la pétrit, l'humecta légèrement, la tritura
quelque temps, puis l'étalaen forme de disque, après l'avoir tant bien que mal
aplanie sous sa main mouillée.
— Maintenant, du bois, et chauffons ferme. J'aurais voulu faire sécher au
soleil mon plateau qui peut-être se fendillera sous l'effet de la chaleur, mais si
ce léger incident se produit, nous recommencerons demain.
— J'ai deviné ! Patron, j ' a i deviné ! s'écria Nicolas en entassant à quelques
pas de la case plusieurs brassées de bois. Vous avez fabriqué une platine en
terre. Est-ce vrai?
— C'est exact, et mon instrument remplira parfaitement son but. Je m'étonne
vraiment que les noirs et les Peaux-Rouges n'aient jamais pensé à ce procédé
si simple pour remplacer ainsi ces plaques de tôle dont ils sont si souvent
privés.
Casimir, stupéfait, écarquillait son œil unique en m u r m u r a n t :
— Oh I ça blancs-là, jamais embarrassés, non ; li trouver toujours toutes che-
villes pour trous. (Ils trouvent toujours autant de chevilles que de trous.)
Après douze heures de cuisson sur un feu d'abord très doux, dont l'intensité
fut peu à peu augmentée, la platine, légèrement fendillée et moins plane peut-
être que la surface des eaux tranquilles, mais bien d u r e , et complètemerit
cuite, fumait sous une bonne et affriolante galette.
Celte première victoire, remportée sur le besoin, fut accueillie avec toute la
satisfaction que l'on peut imaginer. C'était bien une véritable conquête, autour
de laquelle il serait possible d'opérer un groupement de toutes les choses de
première nécessité, et qui, d'abord informes, seraient susceptibles de toutes
sortes de perfectionnements.
On fabriquerait bientôt des poteries avec cette argile excellente, puis des
briques, un fourneau... que sais-je encore? En attendant ce moment, M m e Robin,
aidée de son fils aîné, procéda, sous la direction de Casimir, grand-pannetier
honoraire, à. la confection de cette manne, qui, sous les deux aspects de couac
et de cassave, constitue la principale ressource alimentaire des peuplades de la
zone torride.
Entre temps, on débroussait avec ardeur. Les abords de la maison étaient
parfaitement éclaircis. On parlait' de recueillir un peu de cacao et de café. I)

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 163
était même question de fabriquer un enclos palissadé attenant à la maison, et
dans lequel seraient enfermés quelques oiseaux et quadrupèdes facilement
domesticables, dont Casimir se faisait fort d'opérer sous peu la capture.
Le premier pensionnaire de cette future basse-cour fit son apparition avant
même qu'un pieu fut planté. Nul ne s'attendait à l'arrivée d'un animal aussi
bizarre, qui ne peut être d'aucune utilité, mais dont l'aspect est tellement
baroque et les habitudes si extraordinaires, que les enfants réclamèrent à grands
cris le droit de cité pour lui. Cette innocente fantaisie leur fut, comme bien
vous pensez, octroyé sans la moindre difficulté.
Voici comment s'opéra cette nouvelle conquête dont Nicolas fut le héros. Le
Parisien était parti un matin au champ de manioc. Il était seul. Robin, resté à
la case, était occupé à la confection d'une hotte en fibres d'arouma, à l'aide de
laquelle devrait s'effectuer, en attendant mieux, le transport des denrées ali-
mentaires.
Nicolas, dont l'œil fureteur toujours aux aguets inventoriait minutieusement
l'horizon Je plus rapproché, aperçut bientôt, sur la cîme d'un bois-canon, une
masse grise immobile.
— Ce n'est pas un singe. Il aurait depuis longtemps déménagé; ça ne remue
pas plus qu'une souche. C'est drôle. Pourtant, continua-t-il en approchant,
c'est un animal.
Le bois-canon avait à peine sept ou huit mètres de h a u t e u r ; son bouquet,
composé de larges feuilles rares, blanches en dessous, n'avait pas plus de deux
mètres de diamètre. L'animal apparut alors distinctement. Il embrassait étroi-
tement de ses quatre pattes une branche, et p a r a s s a i t dormir. Nicolas agita
légèrement le tronc flexible, un peu plus gros que le bras. L'animal resta
immobile. Il secoua plus fort, puis se mit à tirailler à tour de bras l'arbre qui
décrivit de vastes oscillations, sans que l'enragé dormeur parut même se douter
de sa présence.
— Ça, par exemple, dit-il, c'est un peu fort. On dirait vraiment qu'il est
empaillé là-haut, et accroché avec des fils de fer. Eh bien ! attends un peu
Quelques coups de sabre vigoureusement appliqués sur le tronc, suffirent à
faire dégringoler le bois-canon qui s'abattit sur le sol, sans que pourtant le
mystérieux quadrupède lâchât prise. D'un bond, Nicolas fut près de lui, prêt
à l'assommer, ou tout au moins à lui couper la retraite. Peine inutile. La
pauvre bêle laissa échapper, à son aspect, un gémissement plaintif : « Ha-ii!
ha-iii ! » et se cramponna de plus belle.
Le Parisien coupa tout simplement la branche du cecropia, la transforma

1 6 4
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
en traîneau, s'y attela et reprit incontinent le chemin de la case L'animal
poussait de temps en temps son cri plaintif, et se cramponnait de plus belle.
Aussi loin qu'il aperçut ses petits amis, Nicolas s'écria :
— Henri ! Edouard ! Eugène, accourez! Si vous saviez qu'elle drôle de bête
j'ai trouvée!
Une explosion de rires et de cris de joie accueillit son arrivée. Robin quitta
un instant son travail et s'approcha, suivi de Casimir.
— Que diable nous apportez-vous là ? mon cher Nicolas.
— Ça, parsoux-mouton (mouton paresseux), fit le noir.
— En effet, c'est bien là le fameux paresseux, l'aï, qui se nourrit exclusi-
vement des feuilles du bois-canon, qui ne met pas moins d'une journée à grim-
per sur l'arbre, et y séjourne jusqu'à ce qu'il ait dévoré même l'écorce.
— Ça même.
— Ah ! dit Nicolas, fier de sa capture, ce particulier-là s'appelle le pares-
seux. Je vous assure qu'il n'a pas volé son nom. En voilà un qui n'aime guère
changer de place !
— Père, s'écrièrent en chœur les enfants, « raconte-nous » le paresseux.
— Bien volontiers, d'autant plus que cette leçon d'histoire naturelle vous
sera très profitable.
« Ce singulier animal appartient à la tribu des tardigrades, — expression
tirée de deux mots latins, signifiant qui a la démarche lente, — de la famille
des édentés, de l'ordre des bradypes. Bradype est formé des mots grecs : pous,
pied, et bradus, lent. »
Nicolas écoutait aussi de toutes ses oreilles.
— Savez-vous bien, patron, que les naturalistes qui se sont mis en frais de
noms très compliqués pour indiquer la lenteur de notre paresseux n'ont pas
eu tout à fait tort !
— Cet ordre comprend deux genres, continua Robin sans s'arrêter à cette
réflexion non moins exacte qu'inopportune : l'aï et l'unau. Ce dernier n'a que
deux ongles à chaque pied, il ne possède pas le moindre rudiment de queue.
— Alors, dît Henri, celui-ci est un aï puisqu'il porte trois griffes, et une
toute petite queue que l'on voit à peine.
— Très bien, mon enfant. Il se distingue également de l'unau par sa taille
un peu inférieure, qui atteint à peine soixante-dix centimètres, tandis que celle
de l'unau peut dépasser un mètre. Un autre signe distinctif, est cette tache
noire d'ebène, longue de dix centimètres, semblable à un point d'exclamation,
bordée de j a u n e , qui s'étend entre les deux épaules, et forme une véritable dé-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
165
pression au milieu de ses longs poils de couleur bise, secs et grossiers comme
du chiendent.
« Oh, tu peux toucher ; cette tache, formée de poils doux, soyeux et très
épais, produit au doigt l'impression du satin.
— Il ne me fera pas de mal, n'est-ce pas?
— L u i ! . . . le pauvre animal, est bien l'être le plus inoffensif.
« Et d'ailleurs, avant qu'il puisse même ébaucher un mouvement, tu aurais
largement le temps de faire un véritable voyage. »
Le brave paresseux, ne se sentant plus secoué ni rudement traîné sur sa bran-
che, commence à évoluer à la grande joie de la colonie. Il lâche son point
d'appui et glisse lentement sur le dos. Il rappelle assez bien, dans cette posi-
tion, une grosse tortue, moins la carapace. Il croise et décroise avec une sorte
d'inquiétude mollasse, ses quatre pattes à la recherche de ce point d'appui. Ses
jambes de devant sont beaucoup plus longues que celles de derrière, toutes les
quatre sont armées de grandes griffes, accolées par trois, jaunâtres, recourbées,
et présentant un développement de cinq centimètres.
Mais, quelle tête ! quel masque béat immobilisé dans un stupide rictus. Une
tête, une poire plutôt, sans front ni menton, et dont le museau déprimé figure
assez bien la pointe. En guise d'yeux, deux petits points ronds, effarés, idiots,
troués en vrille, et dont l'expression ajoute encore à l'inepte physionomie
de ce masque, couverts de petits poils j a u n â t r e s . On ne voit aucune trace
d'oreille. La gueule, aux lèvres noires, minces, filiformes, s'entrouve de temps
en temps. Un petit sifflement poussif sort des dents noirâtres. Les yeux clignent
lentement comme si les paupières fonctionnaient mal.
Nicolas le retourne et le met sur ses quatre pieds. Le paresseux s'aplatit, se
traîne sur le ventre, en allongeant latéralement ses jambes qui ne peuvent s u p
porter le poids du corps. Il arrive après un véritable voyage d'un mètre, près
d'un montant de la case. Il pose tout doucement une de ses griffes sur ce mon-
tant, puis il se hisse de deux centimètres. C'est maintenant le tour de l'autre
patte, qui s'élève avec un grand mouvement déhanché d'une interminable lon-
gueur, et vient s'appliquer un peu au-dessus de la première. On dirait un cric
que l'on monte à raison d'un tour de manivelle par minute.
Les enfants trépignent sur place, à la vue de cette incomparable lenteur.
L'animal s'éleva d'un mètre et demi en un quart d'heure.
— Paresseux!... monte, paresseux, criaient-ils... Aï!... aï!...
— Rendons pourtant au paresseux cette justice, dit le père en reprenant le

166
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
cours de sa monographie, que quand il est accroché quelque part nulle force
ne peut l'en enlever.
« Nicolas, essayez de l'arracher du poteau. »
Le Parisien empoigna de chaque main les épaules de l'aï, et tira de toutes
ses forces, sans même l'ébranler. Il se suspendit et pesa de tout son poids, rien
n'y fit. Le bradype semblait faire corps avec le madrier qu'il étreignait avec
l'énergie désespérée d'un noyé.
— Quelle poigne ! mes enfants, quelle poigne !
« Ce n'est pas tout, continua Robin.- L'instinct de la conservation est à ce
point développé chez lui, qu'il lui tient lieu d'intelligence. Si d'une part,
quand des chasseurs le surprennent au milieu d'une clairière, il se laisse cri-
bler de projectiles sans lâcher prise, il élit de préférence et pour cause, son
domicile sur des arbres surplombant des rivières.
« Quand il se sent menacé, il lâche subitement son point d'appui, dégringole
dans l'eau, tire incontinent sa coupe, et réussit généralement à s'échapper.
— Nous pouvons le garder et l'apprivoiser ? demanda Eugène.
— Certainement, mon cher enfant. Il est susceptible d'éducation. Oh! enten-
dons-nous, d'une éducation très rudimentaire. Pourtant, j e puis t'affirmer que
si tu lui apportes chaque j o u r une petite provision de feuilles fraîches de bois-
canon, il ne tardera pas à le reconnaître.
« Il n'est pas difficile, et sa sobriété égale sa paresse. Cinq ou six feuilles par
vingt-quatre heures lui suffiront largement.
— Alors, il est à moi.
— Il est à toi, si Nicolas n'élève aucune prétention à l'endroit de sa possession.
— Oh ! vous plaisantez, Monsieur Robin. Je suis si heureux d'être agréable
à Eugène !
— Je vais lui donner à manger, dit l'enfant en arrachant une feuille de la
branche qui avait servi de véhicule.
« Tiens, aï !... a ï . . . Tiens donc. »
Le paresseux, épuisé sans doute par les efforts et les émotions de la journée,
dormait, accroché par une patte au rebord de la galerie.
Grâce à l'énergie de tous, grands et petits, l'existence de la colonie semblait
devoir êtrr» prospère. Les commencements avaient été bien durs. Le chef de la
famille et sa vaillante compagne ne se rappelaient pas sans frémir les incidents
terribles qui avaient accompagné leur réunion. Si l'abondance ne régnait pas
encore, les besoins les plus urgents étaient satisfaits. Robin eut en somme été

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
167
parfaitement heureux, si il lugubze souvenir du passé ne fût venu de temps
en temps attrister son esprit et lui causer aussi de vives appréhensions.
Il était libre depuis trop peu de temps, pour avoir oublié les horreurs de la
chiourme, les travaux écrasants du chantier, l'infâme promiscuité du bagne.
Il avait reconquis son indépendance, il avait pu pourvoir à la subsistance de la
famille et assurer le lendemain ; il était urgent de mettre son habitation à
l'abri d'un coup de main, au cas où le hasard signalerait sa présence à ses
ennemis.
Il avait ménagé avec la parcimonie d'un avare les munitions que Nicolas
enait du capitaine hollandais, et si, de temps à autre, il avait fait « parler la
poudre » c'était pour procurer un peu de viande fraîche aux Européens à peine
acclimatés. Son fusil constituait un engin de défense dont il se fut servi à la
dernière extrémité, mais sans hésitation aucune, pour sauvegarder cette
liberté sur laquelle reposait le salut commun. Mais il considérait, et avec
raison, cette arme comme insuffisante pour lui permettre d'engager, le cas
échéant, une lutte dont il importait de ne pas courir les risques.
Mieux valait rendre l'habitation inabordable, et fortifier le seul point faible
p a r lequel pourrait pénétrer l'ennemi. Il n'était aucunement question, bien
entendu, des systèmes de défense en usage dans les pays civilisés, la stratégie
étant chose inutile aux coureurs des bois, et d'ailleurs, parfaitement inappli-
cable.
La Bonne-Mère, située à mi-côte, sur le versant d'une colline boisée, était
inaccessible du côté ouest. Au nord et au sud s'étendaient des pri-pris sans fin
au fond vaseux, où nul pied humain n'eût pu se poser. Mais, l'est était décou-
vert, et le chemin conduisant de l'anse aux Cocotiers à la case était d'un facile
accès. Là était le point faible.
L'ingénieur, qui eût mis facilement une place en état de défense, était inca-
pable de fermer ce défilé, ouvert sur la crique. Le saut de l'Iguane lui sem-
blait une ligne insuffisante. Il s'en ouvrit à Casimir et lui demanda son avis.
Le bonhomme, qui ignorait absolument ce que pouvait bien être un bastion,
une courtine, un redan ou une demi-lune, trouva pourtant la chose toute
simple.
Une grimace, susceptible à l'occasion de représenter un sourire, contracta sa
pauvre bonne vieille face, à l'idée du tour qu'il pourrait jouer aux « michants
mouns » de là-bas, s'il leur prenait fantaisie de s'attaquer à son compé, à ses
chers pitits mouns et à bonne madame.

168
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Mo savé. Nous fika chose la caba. Ou vini ké mo, ké Nicolas. (Je sais.
Nous allons faire cela immédiatement, venez avec moi et Nicolas.)
— Mais, que veux-tu faire ?
— Tendez oun sô pitit morceau, ou voué. (Attendez seulement un peu, et
vous allez voir.)
Impossible d'en tirer autre chose. Les trois hommes, armés de leurs sabres
partirent sans plus tarder pour l'anse aux Cocotiers. Le point à défendre avait
à peine soixante mètres de large. Le vieillard se fit fort de le rendre inaborda-
ble en moins de trois heures.
— Faites comme moi, compère, dit-il dans son patois, et en creusant avec la
pointe de son sabre un trou profond à peine de quinze centimètres.
Trois secondes suffirent aux deux hommes pour pratiquer, dans le terrain
friable, chacun une petite excavation éloignée l'une de l'autre d'environ trente
centimètres.
— Encore... Là... continuons.
Une première ligne de trous fut exécutée en moins d'un quart d'heure, puis
une seconde, puis une troisième, à peu près parallèles les unes aux autres, et
perpendiculaires à l'habitation.
— Que diable veut-il planter là-dedans, des choux ou des artichauds ?
demanda Nicolas, trempé de sueur, bien que ce travail n'eût en somme rien de
pénible.
— Tiens, dit Robin, j ' y pense. Ce ne serait pas si naïf... Non pas des choux,
mais des aloës, des nopals, des agaves et des Euphorbes.
— Ça même, reprit le bonhomme. On comprend tout, compé.
— Mais c'est tout simple. Nous allons couper des boutures sur ces énormes
végétaux qui croissent ici à profusion, planter deux cents cinquante à trois
cents de ces boutures, et dans deux mois, il y aura ici une formidable futaie
d'épines et de chevaux de frise à faire reculer un corps d'armée.
« C'est la clôture p a r excellence employée par les Espagnols à Cuba, par les
Français en Algérie, et aussi par les Brésiliens.
— Je ne dis pas que ce ne soit une très bonne chose, objecta Nicolas; si pour-
tant on s'avisait avec le temps de s'ouvrir un chemin au sabre d'abatis.
— Jamais mouns blancs pouvé passé là, reprit avec un accent de menace le
lépreux. Ce bagage-là, quand li poussé li plein aye-aye, plein grage, plein boici-
nenga. (Jamais les blancs ne pourront passer par là. Quand ces plantes-là
seront poussées elles fourmilleront d'aye-aye, de grages et de serpents à
sonnettes.)

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
1 6 9
Concentrant dans le sens de l'audition. ( P a g e i70.)
— Mais, nous ne pourrons jamais sortir.
Casimir sourit.
— Vie neg’ pouvé appelé serpent, pouvé envoyé même. Li disé : Serpent ou
qu'à vini. Tout’ serpent couri côté li caba. Li disé : Serpent ou qué allé. Tout
serpent soti ! ( Le vieux nègre peut faire venir ou chasser les serpents. Il n'a
qu'à leur dire : Venez, et ils accourent; — Allez-vous-en, et ils s'enfuient.)
22

17Ô
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Nicolas hochait la tête d'un air de doute, en murmurant :
— Je fie dis pas qu'ils ne viendront pas, mais ce sera un mauvais voisinage.
Robin le rassura en lui racontant la façon dont la chiourme avait été mise en
déroute jadis par les alliés de Casimir.
— Alors, vous croyez à ça, vous, p a t r o n ?
— Je crois à ce que j ' a i entendu et vu.
— J'aurais mauvaise grâce à ne pas m'en rapporter à vous, tout en vous
déclarant que ça me semble fort. Mais, il se passe ici des choses tellement
étonnantes !
Les trois compagnons reprirent le chemin de la Bonne-Mère, se réservant de
revenir en temps et lieu inspecter le retranchement qui devait s'élever tout
seul, et savoir si la garnison attendue y avait élu domicile.
Ils marchaient lentement, en file indienne comme toujours, et causaient à
voix basse. Un léger bruit les fit s'arrêter soudain.
Dans ces forêts peuplées d'êtres étranges et terribles, repaires de fauves et
de reptiles, où un pan de verdure sert d'embuscade à l'infiniment grand dont
la griffe déchire, dont l'anneau enlace, où la feuille dissimule l'infiniment petit,
dont l'invisible dard tue, un danger mortel menace toujours le voyageur sous
une multiple forme. Aussi ses sens toujours en éveil, ne tardent-ils pas à acqué»
rir une incroyable subtilité. Non seulement le sauvage habitant du pays
de l'éternelle verdure, mais encore l'Européen, sait-il bientôt démêler instan-
tanément tous les murmures de la nature, leur assigner une cause, en trouver
même la direction, et arriver à en prévoir les effets.
En dépit de son habileté, Robin assez perplexe ne savait que faire, et surtout
que répondre à Nicolas, ignorant comme un Parisien des Bafignolles, de tout
ce qui avait trait à la vie sauvage. Casimir se taisait, concentrant dans le sens
de l'audition toutes ses facultés d'homme de la n a t u r e .
Le bruit continuait, vague, peu intense, ininterrompu, commele bruissement
d'une pluie fine sur les feuilles élevées, auquel se serait mêlé un imperceptible
crépitement. Ce n'était ni le susurrement des écailles dans les tiges, ni. le mur-
mure de l'eau qui monte, ni le ronflement d'une bande de pâtiras s'ébattant
au loin. Peut-être eût-on trouvé quelque analogie avec le brouhaha bien connu
produit par un nuage de sauterelles. En effet, c'est à peu près cela. Mais ce
bruit, causé peut-être par la marche de milliards d'insectes dans les herbes,
est plus aigu, en quelque sorte plus sec ; on dirait qu'il s'y mêle comme l'im-
perceptible craquement d'innombrables et microscopiques cisailles.
— Ça fourmis, dit enfin le vieux noir, qui semble vivement contrarió,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
171
— Des fourmis qui émigrent, continua Robin alarmé. Si elles se dirigent du
côté de la case !... Ma femme, mes enfants... Oh ! mon Dieu, courons !...
— Eh ben ! quoi, des fourmis, ça n'est pas des éléphants, fit à son tour Nico-
las. Quand il y en aurait des douzaines et des centaines, on met le pied dessus,
et tout est dit.
Sans même honorer d'un mot cette réflexion qui accusait chez son auteur
la plus profonde ignorance du péril, les deux hommes s'avancèrent rapidement,
Le murmure devenait de plus en plus distinct. On était à moitié chemin de
l'habitation. Le lépreux, qui marchait en t ê t e , s'arrêta brusquement, et un
soupir de soulagement dégonfla sa poitrine.
— Ça, michants bêtes-là, li pas passé côté la case, non.
Les fourmis traversaient en effet le chemin, à moins de trente mètres des
trois amis, et le coupaient à angle droit, suivant par conséquent une direction
parallèle à la maison. La pente était assez rapide, et cette disposition du ter-
rain leur permettait de voir l'armée des phénicoptères rouler comme un tor-
rent que rien n'arrêtait. Cette masse de corselets et d'abdomens, noirs d'ébène,
luisants, serrés, avait les lentes et capricieuses ondulations de la lave en fusion.
Elle en avait aussi les propriétés dévastatrices. Des milliards de mandibules,
piquaient, trouaient, mordaient, tenaillaient au passage les végétaux grands et
petits. Les herbes disparaissaient, les broussailles s'éclaircissaient, les troncs
eux-mêmes semblaient se fondre. Le bruit qui s'échappait de cette borde de
petits rapaces était bien distinct maintenant. Le murmure était plus compact,
le crépitement plus accentué. Les émigrants appartenaient à l'espèce dite
« fourmi-flamande », dont Casimir avait précédemment utilisé la piqûre pour
produire à la tête du proscrit agonisant cette vésication qui l'avait sauvé.
Nicolas, à la vue d'une semblable dévastation, paraissait moins triomphant
que tout à l'heure. Il frémissait en voyant des arbres énormes, dépouillés en
un clin d'œil de leur écorce, et montrer leur cœur indestructible, privé de son
enveloppe, comme un os, de la chair et de la peau. La retraite était, pour un
temps plus ou moins long, interceptée aux trois amis. Ils allaient attendre, et
si les flamandes ne se pressaient pas, on couperait leur corps d'armée en incen-
diant les herbes.
Ils allaient, de guerre lasse, mettre ce projet à exécution, quand un incident
bizarre le leur fit différer un moment. Depuis quelques instants, Robin regar-
dait curieusement une grosse masse brune accroupie, aplatie plutôt, au milieu,
du sentier, de façon à toucher un des côtés de la zone envahie par les insectes.
De temps en temps, une sorte de vaste panache également brun, se relevait, puis

172
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
s'abaissait spasmodiquement, pour recommencer sans interruption. A l'autre
extrémité, un objet rougeâtre, violacé, dont l'éloignement ne permettait pas
de préciser la nature, sortait, long, droit, rigide, puis rendrait comme la tige
d'un piston de machine à vapeur, puis s'élançait au milieu des fourmis, pour
disparaître et reparaître encore. Il n'y avait là rien de mystérieux, et le pros-
crit le comprit aussitôt. La masse brune était tout simplement un honnête
fourmilier qui s'offrait un plantureux régal. L'objet rougeâtre, sa longue lan-
gue visqueuse qu'il dardait à travers les insectes, le panache, son immense
queue, dont les mouvements de va-et-vient trahissaient la jubilation de son
heureux propriétaire.
Tout entier à sa fonction gastronomique, l'animal ne soupçonnait même pas
la présence des trois hommes que son manège intéressait vivement. Cette quié-
tude, hélas! n'allait pourtant pas être de longue durée. Le déjeuner du four-
milier avait un quatrième témoin. Celui-là semblait endurer un véritable
supplice de Tantale. Disons bien vite que c'était un j a g u a r du plus superbe et
du plus farouche aspect. Un vrai bandit des grands bois. L'armée des fourmis,
large de plus de vingt mètres, s'étendait entre les deux quadrupèdes, et,
c'est en vain que le jaguar, avançait la patte avec ces gestes épeurés d'un chat
pêchant une grenouille, et auquel le contact de l'eau produit une horrible
appréhension. Les flamandes, l'aiguillon en l'air, serrées comme les soldats de
la phalange macédonienne, le lardaient à qui mieux mieux, et formaient, entre
lui et le fourmilier objet de sa convoitise, une infranchissable barrière.
Il fallait se décider, prendre un parti désespéré peut-être, mais un jaguar
affamé ne raisonne plus. Un arbre s'élevait au milieu à peu près de la pha-
lange. Il s'agissait de l'atteindre. C'était un bond de dix mètres à opérer. Le
félin, sans se donner la peine de compter jusqu'à trois, s'élance, et réussit
comme un gymnaste consommé. La moitié de la besogne étant faite, il s'a-
git de bien prendre ses mesures, pour tomber d'aplomb sur le brave fourmi-
lier, et non pas au milieu de la horde grouillante dont il fait ses délices.
Ce dernier a vu la manœuvre de son ennemi et tout en ouvrant l'œil de son
côté, il accélère encore le mouvement de piston de sa langue et entasse rapi-
dement les copieuses bouchées de la fin.
Casimir rit de son vaste rire de nègre, Nicolas écarquilla les yeux, Robin
est vivement intéressé. Cette bataille de fauves va être dramatique. Le carnas-
sier a des ongles solides et acérés, sa mâchoire est garnie de crocs énormes. Le
mangeur de fourmis n'a que ses griffes, mais quelles griffes ! de véritables

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
173
crampons longs de dix centimètres, et aussi durs que l'acier le mieux
trempé.
Le j a g u a r , estimant que le moment est venu, s'élance une seconde fois, la
gueule grande ouverte, les griffes allongées, la queue droite. Il décrit en un
moment une vertigineuse parabole, et s'abat... juste à la place occupée une
demi-seconde avant par l'impassible dîneur.
Le fourmilier, sans se départir de son sang-froid, avait opéré une simple
retraite de corps, et se trouvait en face de son brutal antagoniste, ramassé sur
les pieds de derrière, ceux de devant levés à la hauteur de la tête, dans la p o -
sition d'un boxeur.
Cette manoeuvre ne semble pas du goût du jaguar, qui souffle et gronde
furieusement. Portant de ce principe bien connu des duellistes et des boxeurs,
que dans un combat il importe de porter le premier coup, il allonge une patte,
fait une feinte rapide et tente de pénétrer dans la ligne basse qui lui semble
imparfaitement protégée.
Le fourmilier répond p a r une formidable giffle, si bien appliquée, que toute
la peau recouvrant la partie gauche de la face du félin est arrachée du coup.
Le blessé laisse échapper un hurlement de rage et de douleur. Son sang-froid
l'abandonne, il perd toute mesure. Le sang qui l'aveugle ruisselle en pluie
sur les herbes. Il s'élance à corps perdu sur son ennemi, qui se laisse aller
mollement sur le sol en baissant la tête et en étendant les pattes.
En un clin d'œil, le j a g u a r est « ceinturé », comme disent les lutteurs. Les
griffes du fourmilier s'implantent comme des dents de fourche dans son corps
qui craque sous sa puissante étreinte. Il se débat désespérément. Les deux
corps étroitement enlacés roulent, se tordent. Les trois hommes témoins de
cette lutte sauvage ne distinguent plus rien. Cela dure deux interminables
minutes. Puis ils entendent un bruit sec d'os rompus, puis un râle. L'étreinte
du fourmilier se desserre, il reste étendu sans mouvement, l'échine fracassée,
près du j a g u a r éventré, secoué p a r les derniers soubresauts de l'agonie.
Robin, Casimir et Nicolas, ravis de l'issue de celte rencontre, s'avancèrent
avec précaution près des cadavres pantelants.
—Tout est bien qui fini de même, dit sentencieusement Nicolas, cet excellent
fourmilier, comme vous l'appelez, patron, s'est trouvé là bien à point. Pensez-
donc, si le j a g u a r avait eu la fantaisie de s'adresser à nous !
Le proscrit sourit et brandit son sabre.
— Et ce ne serait pas le premier, ajoula-t-il froidement. En somme, voici des
gaillards qu'il s'agit de déshabiller proprement. Leurs peaux formeront pour

174 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
la case deux superbes tapis. Allons, à l'œuvre, car les fourmis n'en laisseraient
que les os.
— Tiens, reprit le Parisien, à la vue d'un petit animal de la grosseur d'un
lapin, et qui se tenait blotti entre deux arcabas, qu'est-ce que c'est que ça ?
— Ça pitit « tamandou » (fourmilier) dit Casimir.
— Pas possible ! Oh ! le pauvre petit, il a l'air tout éperdu. Patron, une idée.
Puisqu'il est orphelin, si j e l'emmenais à la case, pour les enfants... qu'en
dites-vous ?
— Mais de grand cœur, mon cher ; nous l'apprivoiserons, et ce sera un
agréable compagnon.
Pendant que Robin dépouillait prestement le j a g u a r , le Parisien attachait à
un arbre le petit fourmilier, qui se laissait faire sans protestation d'ailleurs et
avec une douceur attestant un excellent caractère.
— Quel drôle d'animal, dit-il en examinant attentivement le cadavre. Com-
ment, c'est ça qui est sa tête ? Mais, il n'a pas de bouche.
— Comment, pas de bouche?
— C'est-à-dire, que j e ne vois au bout de son museau qu'un petit trou, par
lequel passe encore un bout de sa langue, et c'est ce petit trou qui est sa
bouche ?
— Je ne lui en connais pas d'autre. Et d'ailleurs, il n'en a nullement besoin,
étant donné son genre d'alimentation. Ses mâchoires sont soudées ensemble,
et forment une sorte de tube dans lequel se meut comme vous l'avez vu tout à
l'heure, sa longue langue visqueuse, qu'il darde au milieu des fourmis, et qu'il
retire pour la projeter de nouveau.
— Et cette seule nourriture lui suffit ?
— Absolument. C'est pour cette raison qu'on lui a donné, en histoire natu-
relle, le nom de myrmecophaga, de deux mots grecs signifiant : mangeur de
fourmis. On l'appelle aussi tamanoir.
— Il est vraiment extraordinaire, qu'un animal énorme comme celui-ci
puisse s'accommoder d'un pareil régime.
— J'en suis étonné comme vous. Si sa conformation se rapporte exactement
aux descriptions que j ' a i lues jadis, ses dimensions sont bien supérieures à celles
qu'on lui accorde généralement. Celui-ci, depuis le museau jusqu'à l'extrémité
de la queue, a au moins deux mètres vingt centimètres.
« Après tout, nous avons peut-être devant nous un des géants de l'espèce.
Qu'en dis-tu, Casimir?

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E 175
—Moi vu beaucoup « tamandous » gros passé li. (J'ai vu beaucoup de tama-
noirs plus gros lui 1.)
— Sa t ê t e , m i n c e , étroite, busquée, longue, arrondie, sans poils, rappelle
plutôt le bec d'un oiseau que la face d'un mammifère. Quant à sa queue, aux
poils épais, rudes et secs, on dirait véritablement du crin végétal. Cette longue
bande triangulaire, noire bordée de blanc, qui s'étend obliquement du poitrail
à l'épine dorsale, est bien curieuse aussi.
— Et ses griffes, patron, parlons un peu de ses griffes. Sapristi, je ne m'é-
tonne plus, s'il a si proprement décousu le j a g u a r . Tiens, comme elles sont
aiguës. Il ne peut pourtant pas les rentrer comme les chats, car elles ont bien
huit à neuf centimètres.
— C'est qu'il en prend grand soin. Au lieu de les appuyer sur le sol en mar-
chant, il les replie au-dedans sur la plante du pied.
— Ah ! bon, j e comprends, ça fait l'effet d'un couteau fermé.
— Avez-vous remarqué qu'il n'en porte que quatre en avant, tandis que les
pieds de derrière en ont cinq. Ces dernières, d'ailleurs, parfaitement émoussées,
car elles lui sont inutiles tant pour se défendre que pour démolir les fourmi-
lières.
— A propos de fourmilières, et l'armée des fourmis? Nous sommes telle-
ment occupés depuis une demi-heure que nous n'y pensons plus.
— Fourmis allées toutes loin, dit Casimir.
— Tiens, c'est vrai, la route est libre. Nous allons rentrer en emportant les
dépouilles des combattants, sans oublier notre pensionnaire.
Il était dit que nos amis n'arriveraient pas à la case sans avoir épuisé toute
la série des aventures. Ils marchaient depuis quelques minutes à peine, qu'un
miaulement désespéré sortit d'un gros bouquet d'herbes, et qu'un gracieux
animal de la grosseur d'un chat, s'en vint, avec la naïve confiance du jeune
âge, donner dans les jambes de Nicolas.
Le Parisien leva son sabre. Robin l'arrêta.
— Second orphelin qui sollicite l'adoption, dit-il en plaisantant. Celui-là
1 Le vieux noir a parfaitement raison. Je possède une peau de myrmecophaga jubata,
(tamanoir à crinière). Sa longueur totale est de 2,15, la queue a 68 centimètres et les griffes
7 Sa hauteur est de 66 centimètres. J'ai vu, en outre, au Maroni un tamanoir qui attei-
gnait trois-mètres.
Je suis donc étonné des dimensions que lui donnent certains auteurs, d'après lesquels sa
longueur maximum ne serait que de 1,50 et sa hauteur de 0,30à 0,35. Je citerai, entre autres,
le dictionnaire de Pierre Larousse, une autorité pourtant, et M. A. Mangin, un écrivain
consciencieux et un véritable savant.
L . B .

17ß
LES ROBINSONS DE LA GUYANE
sera mon élève. Je me charge de son éducation. J'en ferai plus tard un com-
pagnon de chasse dont les services ne seront pas à dédaigner.
— C'est le petit du jaguar ? demanda Nicolas.
— Vous l'avez dit. Il est tout jeune, j'espère l'apprivoiser. Comme il pourrait
se livrer à quelques écarts de griffes sur les enfants, j e lui rognerai les ongles
pendant les premiers mois de son éducation. Vous verrez qu'il me fera hon-
neur.
Une explosion de rires et de cris de joie accueillit la rentrée des trois com-
pagnons. Il fallut raconter, par le menu, le dramatique épisode grâce auquel
la colonie s'augmentait de deux nouveaux membres. Les petits orphelins ne
semblaient pas trop dépaysés. A peine détachés, ils se mirent à jouer ensem-
ble et à cabrioler avec une joie qui témoignait de leur inconscience relative-
ment à la haine de leurs parents et à la catastrophe qui en résulta.
Les peaux furent dépliées, frottées de cendres, et étendues sur des troncs où
elles furent fixées avec des épines de « fromager ». Au moment où l'ingénieur
s'apprêtait à terminer la dissection de la tète, un fou rire échappa à Henri qui
l'observait curieusement.
— Oh ! papa !... si tu savais... Comme il est drôle, ton tamanoir, sais-tu à
qui il ressemble?... Tiens, maman, regarde... Si on lui mettait des lunettes.
— Que veux-tu dire, mon petit espiègle ?
— Qu'il ressemble à mon professeur d'écriture, M. Michaud...
Le gamin fut repris de plus belle par son rire qui se communiqua à ses
frères, et tous, jusqu'au plus jeune, se mirent à crier : « C'est M. Mi-
chaud!... M. Michaud ! ». Tant et si bien que le nom de Michaud resta au petit
tamanoir.
Quant au jeune jaguar, il fut à son tour bientôt pourvu d'un état civil ; sa
grande ressemblance avec le chat, lui valut séance tenante le nom de « Cat »,
qui lui fut donné par Henri.

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E .
1 7 7
C'est l'avenir de notre basse-cour. (Page 182.)
C H A P I T R E I X
Dangers de l'acclimatement. — L'anémie.— Coups de soleil et coups de... lune. — Les Ro-
binsons paient le tribut à la Guyane. — Les hoccos de la basse-cour. — Viande fraîche
pour l'avenir. — Calomnie et réhabilitation du hocco. — Les cigarettes du Parisien. —
L'«arbre à papier ». — Assassinat d'une mère de famille.— Des plumes et de l'encre. —
L'oiseau-trompette. — L'agami pourrait s'appeler l'oiseau-chien. — Première rédaction
23

178
L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
d'un cours d'histoire naturelle. — Paradis equinoxial.— Le petit Charles veut un singe
Cassiques et mouches à dague. Exploits d'un macaque.
L'homme des latitudes tempérées ne peut impunément habiter, sans accli-
matation préalable, ni le pays des frimas éternels,ni la zone que calcine toujours»
le soleil de l'équateur. Tôt ou tard, la nature, un instant violentée, recouvre
ses droits, et de dangereuses perturbations organiques apportent de trop fré-
quents et douloureux enseignements. Si. l'on devait pourtant établir une com-
paraison entre les facilités que présente la rapide adaptation d'un tempéra-
ment européen à l'extrême chaleur ou au froid excessif, l'avantage serait
incontestablement pour ce dernier.
Il n'est pas besoin de démontrer que l'Européen supporte mieux le froid que
la chaleur. Le froid n'est pas un ennemi invincible. Une alimentation judi-
cieuse, le vêtement, l'exercice, et enfin le feu, servent à le combattre effica-
cement. Il importe, avant tout, d'empêcher la déperdition du calorique et de
favoriser l'emmagasinage de nouvelles provisions. La réalisation de ce double
problème ne présente pas d'insurmontables difficultés, d'autant plus que les
zones froides sont généralement exemptes de miasmes.
La chaleur est, au contraire, un terrible ennemi. Comment, en effet, lutter
contre cette température sous laquelle râlent et se tordent jour et nuit les
hommes et les animaux suffoqués? Comment éviter leS ravons de cet astre im-
placable dont le contact tue aussi sûrement que la griffe du fauve, ou la dent
empoisonnée du reptile.
Le soleil est pour l'Européen un ennemi aussi dangereux que la faim. S'il
peut à l'occasion se préserver des atteintes des animaux, triompher des intem-
péries et vivre au milieu des miasmes, il ne peut impunément braver le soleil.
L'ombre, quelle que soit son opacité, ne lui procure aucune fraîcheur. Il règne
perpétuellement sous les grands arbres une température de serre chaude que
ne traverse jamais la brise. La nuit est à peine moins brûlante que le jour, car
la terre restitue, quand le soleil a disparu, tout le calorique absorbé. Le temps
est-il couvert ? La chaleur est plus suffocante encore et la radiation solaire
plus dangereuse peut-être.
Alors le poumon, las d'aspirer toujours cet air brûlant, ne fonctionne plus
qu'imparfaitement et avec une sorte de dégoût, comparable à celui qu'éprou-
verait un estomac contraint à une perpétuelle absorption d eau chaude. A cette
cause d'épuisement, il faut avant tout ajouter ces sueurs profuses dont rien ne
saurait indiquer l'abondance. C'est un perpétuel écoulement en nappe qui s'é-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
179
tend de la racine des cheveux à la plante des pieds, et dans lequel le corps se
trouve comme au milieu d'un bain continuel. Les vêtements sont littéralement
trempés et susceptibles d'être tordus ; de la face et des mains s'échappent sans
cesse de grosses gouttes, qui roulent sur la peau et ruissellent à terre
Loin d'être, comme dans les pays froids, avantageux pour supporter le climat,
un tempérament vigoureux augmente au contraire la somme de dangers. Toutes
les maladies, la fièvre jaune en tête, s'abattront de préférence sur l'Européen
doué d'une santé florissante. Mentionnons pour mémoire les furoncles et les
anthrax dont il sera littéralement criblé, les fièvres à forme congestive qui le
saisiront au moindre excès de fatigue, et aussi cette éruption tenace, doulou-
reuse, qui se traduit par d'intolérables démangeaisons, bien connue aux colonies
sous le nom de bourbouilles.
Les bourbouilles couvrent le corps tout entier, qu'ils envahissent comme une
sorte de rougeole, ou mieux encore de « suette miliaire ». Ce sont des « suda-
mina » produits par la trop grande richesse du sang, et dont l'anémie seule ou
le retour en Europe amènent la disparition. En somme, l'Européen ne peut se
considérer comme acclimaté, que quand il n'a plus de forces, que quand l'ané-
mie a pâli sa face, et que ses muscles, gorgés d'un sang généreux, ont perdu leur
vigueur primitive.
Il faut, pour vivre sous l'équateur, se contenter de n'exister qu'à moitié et
prendre, comme on dit là-bas, « le pas colonial ».
Aussi, quand il se plaint de toutes ses misères, l'homme de la métropole s'en-
tend-il dire à chaque instant par les créoles, ou ceux qu'un long séjour a adaptés
à cette énervante existence : « Oh ! c'est la richesse de votre sang qui cause tout
cela. Attendez quelques mois. Quand vous serez anémique, tout ira très bien.
Faut-il, après cela, s'étonner de la faible somme de travail produite aux colo-
nies par les ouvriers, quand on songe que le désir de chacun est d'acquérir cet
état d'anémie que l'on combat ici à grands renforts de toniques !
Un mot encore relativement aux insolations, pour terminer ce rapide et bien
incomplet tableau des difficultés de l'acclimatation. L'insolation, le vulgaire
coup de soleil, presque toujours mortel en Cochinchine, est particulièrement
dangereux en Guyane. Il n'est pas toujours foudroyant comme à Saigon1, mais
les ravages qu'il opère ne sont guère moins terribles. Il ne faut pas oublier que
1 En Gochinchine, les soldats sont consignés dans les casernes de neuf heures du matin 5
trois heures après-midi. Il leur est formellement interdit de traverser les cours, et même de
se mettre aux fenêtres, ne fût-ce qu'une seconde, sous peine de prison. La retraite est son-
née à neuf heures et le réveil à trois heures. Ce luxe de précautions ne saurait être inutile,
et l'on a vu trop souvent de malheureux imprudents tomber morts après quelques secondes
d'oubli.
L. B.

180
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
l'exposition de la tête nue, au soleil de midi, pendant quinze à vingt-cinq secon-
des, peut amener une congestion immédiate et souvent mortelle.
Un chapeau de paille ou de feutre n'offre aucune sécurité, au moins pendant
les premiers mois de séjour. Le parasol est indispensable. Un appartement bien
dos n'est pas toujours un abri suffisant. Un rayon de soleil, filtrant sournoise-
ment par une ouverture du volume du doigt, et tombant sur la tête nue, pro-
duit également une dangereuse insolation. Autant vaudrait être frappé d'une
balle. Ce n'est pas tout. N'allez pas croire qu'un léger nuage, placé comme un
Écran devant l'astre équatorial, soit un préservatif. Ce nuage arrête les rayons
lumineux, mais les rayons caloriques le traversent, en conservant leur impla-
rable et mortelle intensité. Il importe donc de se préserver à tout prix de ce
contact’, de dix heures à deux heures. Aussi, les cités coloniales ressemblent-elles
chaque jour, pendant ce laps de temps, à de véritables nécropoles, avec leurs
rues désertes, leurs maisons closes, leurs magasins hermétiquement fermés.
Enfin, il n est pas jusqu'à la lune dont l'influence ne soit également perni-
cieuse. Aussi, le chasseur, le mineur, le colon, le bûcheron ou le marin évitent-
ils avec un soin égal et l'ardent baiser de l'astre du j o u r et le pâle sourire de
la reine des nuits. De terribles ophtalmies sont la fatale conséquence d'un
oubli, et l'homme qui s'endort sous un rayon de lune court grand risque de
s'éveiller aveugle. Les nourrices et les mères de famille connaissent bien cette
particularité, et il n'en est pas une qui consentirait à sortir avec un bébé pen-
dant la nuit, si l'enfant n'est abrité sous un vaste parasol.
Les Robinsons de la Guyane, après avoir heureusement pourvu aux dangers
de la faim et assuré leur subsistance, payèrent leur tribut à cette cruelle exi-
gence de la première heure. Les enfants s'adaptèrent les premiers et avec une
facilité relative. Leurs souffrances furent moindres que celles de leur mère. La
pauvre vaillante femme perdit bientôt l'appétit. A son élégante pâleur de Pari
sienne, succéda cette teinte grise, maladive, qui envahit, quoi qu'elles fassent,
le teint de toutes les Européennes. Les a n t h r a x , après avoir douloureusement
troué sa chair, laissèrent, comme témoignage indestructible de leur passage,
de nombreuses cicatrices livides. Elle guérit, grâce à son indomptable énergie,
grâce aux excellents soins dont elle fut entourée, grâce aussi aux infaillibles
prescriptions de l'hygiène équatoriale et aux remèdes créoles. Elle pouvait
dorénavant braver les intempéries de la zone torride.
Le pauvre Nicolas subit de véritables tortures. Le brave Parisien, robuste et
sanguin comme un fils de Bourguignon, était, bien malgré lui, réfractaire à toute
acclimatation. Les « bourbouilles » le rongeaient, et comme il ne put, dans un

L E S ROBINSONS DE LA GUYANE
181
moment de fièvre, résister à la démangeaison, il se gratta avec une telle fureur
qu'il contracta une maladie grave dont la guérison se fit longtemps attendre.
Pour comble de malheur, il fut un jour frappé d'un accès aigu de fièvre palu-
déenne qui faillit l'emporter. Il resta huit jours entiers entre la vie et la mort.
Inutile de dire que Robin, familiarisé depuis longtemps avec ce climat ter-
rible; supportait admirablement sa nouvelle position. Le contentement moral
et le bonheur physique semblaient l'avoir rajeuni de dix ans.
Il n'est pas, enfin, jusqu'au bon vieux Casimir qui n'eût subi une complète
métamorphose. Robin lui avait dit autrefois que certains cas de lèpre invétérée
s'étaient spontanément guéris grâce à un changement de climat et d'habitudes;
son affirmation s'était pleinement réalisée. Le séjour dans l'habitation située
à mi-côte, parfaitement saine, bien sèche, une vie active de grand air, et aussi
une abondante absorption de salsepareille, l'avaient complètement guéri. Ses
plaies s'étaient cicatrisées, à peine si l'on apercevait encore quelques squam-
mes blanchâtres aux points envahis primitivement par ce mal horrible. Ses
doigts encore ankylosés n'avaient pas recouvré leur élasticité première, sa
jambe était toujours éléphantiasique, mais, en somme, il n'était plus répu-
gnant comme avant, en dépit de l'inépuisable bonté de son excellent cœur.
Aussi, fallait-il le voir, tontonner allègrement sur sa j a m b e piédestal, autour des
enfants qu'il adorait et qui le lui rendaient bien, les initier à toutes les subtilités
de je vie sauvage, leur apprendre à manier les outils, à façonner le bois, à tresser
les joncs ou les lianes, à filer le coton, ou imiter les cris des animaux de la forêt.
Les petits Robinsons étaient dignes d'un tel maître. Mais, si d'une part, leur
éducation matérielle ne laissait rien à désirer, leur instruction morale avançait
rapidement. Les livres manquaient, il est vrai, mais n'avaient-ils pas le grand
et superbe livre de la nature que leur père feuilletait sans cesse avec eux ! Ce
savant n'avait-il pas tout ce qu'il fallait pour faire le meilleur professeur!
N'était-il pas merveilleusement secondé par sa femme, cette admirable créature
qui, à la vaste érudition d'une incomparable institutrice, joignait toutes les
ingénieuses tendresses d'une mère !
Aussi, la classe des Robinsons était-elle une classe bien tenue. La discipline
était parfaite et les progrès étonnants. L'étude des langues vivantes était acti-
vement poussée. On parlait couramment le français, l'anglais et l'espagnol,
sans compter le cayennais, que les enfants patoisaient mieux que père et
mère, à la profonde jubilation de Casimir.
Les cahiers d'écriture... j e dis les cahiers d'écriture, étaient superbes. Mais
avant de continuer la nomenclature des perfections de nos petits amis, expli-

182
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
quons la façon dont à force de patience, de travail et d'industrie, ils ont pu en
moins d'une année, obtenir de pareils résultats. C'était quelque temps après
l'adoption du jeune tamanoir et du petit j a g u a r . Les deux orphelins s'étaient
bien vite attachés à leurs maîtres. Cat et Michaud grandissaient. Ils manifes-
taient une vive intelligence et se conduisaient fort bien.
Casimir revint un jour, en proie à une gaîté folle. Il portait sur sa tête un
énorme panier analogue aux cages servant dans les basses-cours à l'élevage
des poulets. Dans cette cage piaulait une jeune famille de volatiles qui protes-
taient par leurs cris plaintifs contre cette claustration arbitraire. Ils étaient
bien une douzaine, déjà gros comme le poing. Leurs plumes claires, striées de
noir et de blanc, leur hupe encore rigide et leur bec à peine teinté de jaune à la
base, les faisaient reconnaître pour de jeunes hoccos âgés d'environ un mois.
Le vieux noir tenait en outre, solidement amarré par les pattes, un magni-
fique oiseau de la taille d'un dindon, au plumage noir-bleu sur le dos, au ventre
taché de blanc, casqué d'une belle aigrette frisée, pourvu d'un bec court,
solide, légèrement aquilin comme celui d'un coq, et semblant enchassé dan
une armature d'or.
L'arrivée du bonhomme, parti depuis plus de huit heures, fut saluée, comme
toujours, d'une cordiale bienvenue. Robin, occupé à nouer les rabans d'un
grand hamac, filé et tissé par sa femme, avec le coton recueilli les semaines
précédentes, interrompit sa besogne, vint à sa rencontre et lui dit gaîment :
— E h ! compé, tu as fait une bonne chasse, que nous apportes-tu là?
— Ça, pitis hoccos. Ça maman hocco.
— Mais, c'est un trésor ! C'est l'avenir de notre basse-cour. C'est du gibier,
de la viande fraîche...
Les enfants et leur mère sortirent précipitamment de la case et vinrent féli-
citer Casimir, qui se rengorgeait fièrement.
— Une famille de hoccos, dit le proscrit à sa femme émerveillée. Voici des
habitants pour ce grand enclos palissadé que nous avons eu tant de peine à
élever dernièrement, et dont notre vieil ami pressait si fort l'achèvement.
— Ça même, répondit le noir enchanté. Mo trouvé nid, attendé maman hocco
pondé. A t t e n d é li couvé. A t t e n d é so pitis fika bons bons, mo ké apporté li caba.
— Et, pendant ce temps, tu nous faisais bâtir un abri pour eux.
— Cela s'appelle acheter la corde avant le veau, interrompit Nicolas senten-
cieusement... Heureusement que le proverbe n'a pas eu les conséquences qu'on
lui prête.
— Allons, dit M m e Robin, hâtons-nous vite de leur donner la liberté relative

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
1 8 3
dont ils v o n t jouir près de nous. Retirons-les de leur cage, et mettons-les
dans leur nouvelle demeure.
— Ne crains-tu pas que la mère ne cherche à s'échapper? demanda Henri.
— Je ne le crois pas, mon enfant. Le hocco s'apprivoise très facilement, à la
condition de ne pas être enfermé dans un réduit trop étroit. Il s'attache volon-
tiers, va, vient familièrement, fait de longues échappées en forêt, et rentre
généralement à l'habitation.
« Et d'ailleurs, cette pauvre mère ne cherchera pas à abandonner ses petits.
— Le bel oiseau ! répétait à satiété Nicolas. Il pèse au moins quatre kilo-
grammes. Est-ce bon à m a n g e r ?
— Gourmand ! le bifteck de hocco est peut-être le meilleur mets de la zone
torride.
— Ça se mange en biftecks? un oiseau...
— Oui, Nicolas : en biftecks. Le poitrail est à ce point charnu, que l'on peut
facilement prendre dans le sens de la largeur une dizaine de biftecks succulents
auxquels nulle chair n'est comparable.
Les petits, qui venaient d'être lâchés dans l'enclos, se disputaient avidement
quelques graines, lancées à la volée par les enfants, et couraient, le cou tendu,
à la recherche de morceaux de cassave dont ils se montraient très friands. La
mère, encore épeurée, secouait ses aîles, trottait dans l'enceinte, et poussait des
cris sourds qu'on eût dit arrachés du gosier d'un ventriloque.
La pauvre bête ne tenta pas pourtant de franchir la palissade. Elle se rassura
peu à peu en voyant la confiance de ses petits, et se hasarda même à picorer
aussi, avec de grands gestes déhanchés, encore un peu craintifs, mais exempts
d'effarement.
— Oh! papa, on dirait qu'elle nous connaît déjà, fit Edmond. Est-ce que
nous pourrons l'approcher bientôt?
— Dans deux ou trois jours elle viendra manger dans ta main, mon enfant.
Ce bel oiseau est tellement doux, confiant et paisible, que sa domestication
s'opère presque du j o u r au lendemain.
« Ces qualités si rares chez un animal absolument sauvage, et qui se trouve
seulement sous notre latitude, lui ont même fait attribuer par certains auteurs
une injuste réputation de stupidité.
« Il semble, dit Buffon, s'oublier lui-même et s'intéresser à peine à sa propre
existence. On dirait qu'il ne voit point le danger, ou du moins qu'il ne fait rien
pour l'éviter. Il est complètement inoffensif ; sa douceur, ou plutôt son indo-
lence est telle, qu'il songe à peine à fuir, lors même que quelques-uns de ses

184
L E S ROBINSONS DE LA GUYANE
compagnons viennent d'être atteints par le plomb des chasseurs. Il se sauve
d'arbre en arbre et semble à peine avoir conscience du péril qui le menace.
Aublet en a tué jusqu'à neuf de la même bande avec le même fusil qu'il
rechargea autant de fois qu'il fut nécessaire.
« Toutefois, la présence souvent répétée d'un ennemi peut changer ce naturel
et le rendre inquiet, farouche et ombrageux. »
— Comme tu disais tout à l'heure, père, on l'a calomnié, dit Henri qui écou-
tait toujours avec la plus grande attention les leçons du proscrit. Il ne s'ensuit
pas forcément qu'il soit stupide parce qu'il est bon.
— Tu as absolument raison, mon cher fils. Vous avez tous remarqué, d'ail-
leurs, que les animaux vivant à l'état sauvage aux environs de l'habitation,
voyant que nous ne leur faisions aucun mal, se sont peu à peu rapprochés, au
point de venir familièrement nous rendre de fréquentes visites.
« Voyez cette colonie de cassiques, dont les nids pendent à cent mètres à
peine d'ici, comme de longues bourses à l'extrémité des branches de ce grand
« bâche »; et ces agoutis, ordinairement si craintifs, qui s'ébattent chaque jour
dans les patates, les petits effrontés ; et ces perroquets jaseurs, ces aras criards,
qui viennant chanter, siffler, jacasser jusque sur la toiture de la maison. Il n'est
pas jusqu'aux singes, qui ne s'enhardissent jusqu'à cabrioler au milieu de nous,
sans la moindre appréhension.
« Nous allons donc élever ces jeunes hoccos, leur donner à manger, puis
quand ils seront plus forts, ils iront où bon leur semblera ; et, soyez tranquilles,
ils reviendront fidèlement chaque soir.
— Ici!... Cat!... Ici, monsieur ! cria tout à coup Henri, en voyant le jaguar, qui
avait atteint déjà la taille d'un gros chien, se glisser hypocritement le long de
la palissade, au grand effroi de la mère des hoccos:
— Tu vois bien que sa réputation de stupidité est une calomnie. La pauvre
bête n'ignore pas le danger, au contraire.
Et comme Cat n'obtempérait pas assez vite aux ordres de son jeune maître
et qu'il mordillait à belles dents la palissade, un coup d'une fine baguette,
appliqué à tour de bras par l'enfant, lui fit bientôt prendre la fuite.
C'est sur ces entrefaites que Robin parvint à suppléer au manque d'une
substance bien indispensable, et qu'il désespérait jusqu'alors de pouvoir se
procurer. S'il ne négligeait aucune occasion d'instruire les enfants, et de grouper
au fur et à mesure que se développait leur intelligence, de nouvelles connais-
sances autour des anciennes, il était désolé de ne pouvoir les faire lire et écrire
Bien des années se passeraient encore avant que ses fils pussent prendre une

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
185
S ' e n t o u r a d ' u n nuage odorant. (Page 183.)
part active aux travaux de la colonie, et il importait de ne pas laisser passer ce
temps, après lequel il est si difficile de se rompre au maniement de la plume et
à la gymnastique de la lecture.
Ses tentatives avaient été jusqu'alors infructueuses. C'est, comme le disait
avec chagrin Nicolas, que les rames de papier ne poussent pas aux arbres ; ce
en quoi, il se trompait grossièrement d'ailleurs. Les essais continuaient tou-
24

186 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
jours vainement, quand une fantaisie du Parisien fut l'occasion d'une véritable
trouvaille.
Nicolas était jadis un fumeur enragé. Le pauvre garçon avait été contraint
de renoncer à sa passion favorite, depuis le moment où il avait dit adieu au
Tropic-Bird. Il aurait donné un de ses doigts pour un simple paquet de caporal
ou une douzaine de cigares à un sou.
Casimir, heureux d'être agréable à compé Nicolas, avait promis de se mettre
en quête de tabac. Dans les abattis des noirs ou des Indiens, un coin quelconque
est toujours réservé à cette plante, pour laquelle ils éprouvent une passion
non moins vive que les Européens. Il était à supposer que la Bonne-Mère devait
en posséder. Les recherches du vieillard furent longues, mais elles obtinrent
un succès complet, grâce à son inaltérable patience. Un beau matin, Nicolas
ravi, reçut un paquet de cigarettes, longues de près de trente centimètres,
composées chacune d'une feuille de tabac bien sèche, et roulée à la manière
indienne dans une substance mince, tenace, solide et d'une belle couleur
cannelle.
Le Parisien, après un remerciement dont les fumeurs comprendront sans
peine la vivacité, s'entoura d'un nuage odorant. Robin prit une cigarette, et
l'examina curieusement. La v u e do l'enveloppe remplaçant le papier lui
suggéra l'idée de l'appliquer à un tout autre emploi.
— Qu'est-ce que cela? demanda-t-il au noir.
— Ça, écorce mahot, répondit-il.
— Où l'as-tu trouvé?
— Là-bas. Côté champ manioc.
— Viens avec moi. Nous allons en chercher une provision.
Après une demi-heure de marche, les deux hommes ce trouvaient devant
un bouquet de beaux arbres, aux immenses feuilles, vertes en dessus, pâles en
dessous, et couvertes d'un fin duvet roussâtre. Ils portaient des fleurs blanches
et jaunes, pour fruits de longues capsules cannelées, jaunes, renfermant des
graînes blanchâtres, entourées d'un duvet analogue à celui des feuilles. Leur
écorce, fine, lisse, de la nuance des cigarettes de Nicolas, ne présentait aucune
aspérité
L'ingénieur reconnut en effet le mahot franc, un arbre voisin des cotonniers,
employé aux colonies à de multiples usages. Son bois tendre, blanc, léger,
facile à fendre, est excellent pour allumer du feu par le frottement. Il flotte
comme le liège. Son écorce fibreuse, très résistante, coupée en lanière, sert à
faire d'excellentes cordes, absolument imputrescibles, et aussi à calfater les

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E 187
pirogues. Enfin, les riverains de certains fleuves de la zone équinoxiale fabri-
quent avec son l i b e r 1 , des hamacs, des filets, etc.
Le génie inventif du proscrit allait donner une autre destination a cette
partie de la substance corticale. Sans perdre une minute, il en détacha de larges
morceaux, et décolla en quelque sorte une quinzaine de minces plaques con-
centriques, avec la même facilité qu'il eût séparé les feuillets d'un livre mouillé.
Cette manœuvre s'opéra sans déchirure et avec une grande rapidité.
— Je tiens mon p a p i e r ! s'écria-t-il joyeux. Pourvu qu'il ne « b o i v e » pas
quand il sera sec.
Casimir ne savait pas ce que cela signifiait. Il comprit seulement que son
ami voulait des feuilles sèches. Il lui en montra quelques-unes qu'il avait mises
de côté, sur des lambeaux d'écorce, et qui, en séchant à l'ombre, étaient bien
planes, sans la moindre gerçure.
— L'encre sera facile à trouver. Un peu de mani; mieux encore, du suc de
génipa. Quant aux plumes, le hocco va m'en fournir.
Ils revinrent à l'habitation, et l'heureux père, sans dire un mot de sa décou-
verte, se dirigea vers l'enclos palissadé dans lequel s'ébattait depuis une se-
maine la petite famille des hoccos.
Il retint à grand’peine un cri de colère et de douleur, à la vue des petits blottis
effarés dans un coin, et de la mère déchirée en lambeaux, dont le cadavre n'était
plus qu'une masse informe de chairs pantelantes, mêlées à des plumes froissées.
Au bruit de ses pas, le jaguar, les lèvres rouges, s enfuit la queue basse,
comme s'il avait conscience de son méfait, et disparut par une large ouver-
ture pratiquée dans la palissade.
L'ingénieur ne voulut pas attrister les enfants en leur racontant l'incartade
de leur favori, auquel il se promit d'administrer en temps et lieu une solide
correction. Le j o u r allait avant peu finir, il remit au lendemain l'annonce de
la mauvaise nouvelle, ramassa quelques plumes de la pauvre défunte mère
répara la palissade et pénétra dans la case
— Mes chéris, dit-il, soyez heureux : voici du papier, des plumes et de l'encre.
Nous allons tenter un essai, qui, j ' a i tout lieu de le croire, sera couronné de succès
Il tailla sans plus tarder une des plumes, à l'aide d'un petit canif de toilette
que sa femme avait apporté par hasard et dont on prenait un soin minutieux.
Quelques gouttes de suc de génipa noircissaient au fond d'une écuelle de terre ;
il y trempa la plume, et d'une écriture ferme, bien arrondie, semblable à celle
1 L e liber es t l a parti e intérieur e et vivant e de l'écorce . Il s e compos e d e mince s couche s
superposées.

188
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
des vieux parchemins, traça en quelques lignes la monographie du mahot franc
et raconta l'origine du papier
Ce ne fut pas sans une vive émotion qu'il passa la feuille à son fils Henri,
qui lut comme de l'imprimé le manuscrit, à la grande joie de ses frères et de
sa mère. Cette découverte avait pour les Robinsons de la Guyane une impor-
tance capitale. Le proscrit avait jusqu'à ce jour appréhendé l'ignorance pour
ses fils. La pensée qu'ils ne seraient peut-être que de petits sauvages blancs
avait souvent attristé son esprit. Quelle que soit en outre la grande utilité pra-
tique des études orales, rien ne peut remplacer pour de très jeunes enfants les
leçons écrites. L'étude de l'arithmétique, des mathématiques, et de la géo-
graphie entre autres, serait absolument impossible.
Aussi, tous les membres de la colonie, grands et petits, voulurent-ils, à tour
de rôle, écrire quelques mots sur ces belles feuilles, dont la couleur fauve
s'harmonisait si bien avec la teinte marron foncé de 1'« encre » de génipa.
Chacun eût voulu avoir une plume et barbouiller à son aise. La manifestation
de ce désir rappela au proscrit la fin malheureuse de la pauvre mère des hoccos.
Cat n'avait pas reparu, espérant sans doute qu'après avoir passé la nuit à la
belle étoile, le souvenir de sa méchante action serait oublié. Le féroce gourmand
se trompait; car Henri, indigné au récit de son méfait, se j u r a de lui administrer
concurremment avec son père, la volée que celui-ci lui avait promise et dont
le souvenir ne s'effacerait pas de longtemps.
L acte de voracité du j a g u a r pouvait aussi porter un grave préjudice à
l'élevage des poussins, trop jeunes encore pour se passer de leur mère. Mme Robin,
surtout, était d'autant plus inquiète, que des grains abondants, précurseurs de
la saison des pluies, tombaient plusieurs fois par jour.
Le lende hacun fut sur pied dès l'aube. La porte était à peine ouverte
qu'un cri sonore, semblable à un appel de cor de chasse, retentit à quelques pas
de la case, dans la direction de l'enclos
— Qu'est-ce encore ? s'écria Robin en saisissant son fusil chose qu'il ne
faisait que dans les grandes occasions
Casimir sortit clopin-clopant, et rentra en riant à se tordre
— Laissez-ça fusil là, compé. Ou q u ' à vini côté pitits hoccos. Oh ! mi
maman !... Ça bien drôle I... Mo content
Au moment où ils arrivent à la palissade, un spectacle original s'offre en
effet à leurs regards. Un bel oiseau de la taille d'un gros coq, mais monté sur
de longues jambes, s'avance gravement au milieu des jeunes hoccos, les sur-
veille d'un œil vigilant, les groupe autour de lui r a t t e la terre, fouille les

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
189
herbes, et cherche à découvrir pour eux des graines ou des larves. Leur mère
n'eût pas témoigné plus de zèle ni plus d'attentions. De temps en temps, il se
dresse sur ses ergots, et lance son appel sonore. Il porte h a u t sa belle tête
intelligente, au long bec aquilin, et couverte d'un fin duvet court et légèrement
crépu. Son plumage, d'un beau noir sur le cou, les ailes et le ventre, a des reflets
irisés. Une bande d'un rouge ocreux, qui tranche sur ce fond noir, l'entoure
comme une ceinture, passe sur le dos qu'elle sépare en deux parties à peu près
égales, et sur les ailes, dont les « petites couvertures 1 » se dorent d'un fauve
éclatant.
Il ne semble aucunement gêné de la présence des nouveaux arrivants, que
son manège intéresse vivement. On lui jette des graines et du couac, et, loin de
se précipiter goulûment, il appelle les poussins avec ces petits gloussements
affectueux habituels aux poules mères.
— Ça, agami. Bon z'oiseau. Camarade à tout’mouns.
— Oh ! j e le reconnais parfaitement. Depuis quelque temps, j e le vois tourner
autour de l'habitation. Je pensais bien qu'un jour ou l'autre il se rapprocherait
de nous.
— Quel bonheur ! s'écrie le petit Eugène, qui adore les oiseaux.
« Est-ce qu'il va rester ici ?
— Oui, mon enfant. Il ne quittera plus ces petits orphelins, qu'il a adoptés
déjà et auxquels il témoigne un amour de mère.
— Qu'il est beau 1 reprit l'enfant.
— Il est aussi bon que beau, et il n'existe peut-être pas d'animal aussi affec-
tueux que lui. Croiriez-vous, mes chéris, que non seulement il sait reconnaître
celui qui le soigne et se prend pour lui d'une vive affection, mais encore il
obéit à sa voix, répond à ses caresses, et en sollicite de nouvelles, jusqu'à l'im-
portunité ! Il fête sa présence par des transports de joie devient triste quand il
le voit partir, et accueille son retour p a r des bonds et des battements d'ailes.
« Il est très constant dans ses affections. S'il est libre de son attachement, il
le donne à celui qui lui témoigne le premier de la bienveillance.
— Papa, interrompit Eugène, veux-tu me le donner? J e l'aimerai beaucoup et il,
m'aimera aussi. Il ne connaît encore personne. Je voudrais qu'il s'attache à moi.
— Accordé, mon cher fils. Ton frère Henri possède un j a g u a r . Edmond un
1 L e s plume s qu i naissen t a u bord supérieu r d e l'aile , soi t en dessous , soi t e n d e s s u s , sa
n o m m e n t tectrices ou couvertures. Elles sont, par conséquent, divisées e n supérieures e t infé-
rieurs. Ces dernières sa divisent à leur tour en couvertures petites, moyennes et grandes.

190
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
tamanoir, à toi l'agami. Tu ne seras pas le plus mal partagé sous le rapport de
l'amitié, au contraire.
« Quand les hoccos devenus grands n'auront plus besoin de ses soins, il te
suivra partout comme un chien.
— Mais, demanda Mme Robin, est-ce qu'il se comporte toujours ainsi vis-à-
vis des animaux de basse-cour?
— Je le crois volontiers. On lui accorde l'intelligence des chiens de berger.
Il exerce sur les volatiles domestiques le même empire, la même surveillance
que les chiens sur les moulons.
L'agami lançait de temps en temps son cri, qui devait s'entendre fort loin.
Cri bizarre qu'il pousse sans ouvrir le bec, et qui lui a valu le nom d'oiseau-
trompette chez les créoles. Il accueillit d'une façon particulièrement affectueuse
les avances d'Eugène ; il s'enhardit bientôt, et vint, à la grande joie de la
famille, prendre dans la main du petit homme les morceaux de cassave que celui-
ci lui tendait.
— Maintenant, c'est fini, dit la mère à son fils enchanté : vous voilà amis
pour la vie.
— Te rappelles-tu bien, Henri, tout ce que j ' a i raconté sur l'agami? demanda
Robin.
— Oui père, je me rappelle tout... Je devine ce que tu vas me dire.
— Parle, mon cher petit devin.
— Puisque nous avons de quoi écrire, tu désires que je rédige la leçon que
t u viens de nous faire.
— . Et que tu l'enseignes ensuite à tes frères, termina l'heureux père en
l'embrassant.
L'épilogue de cette aventure, fut une rude correction appliquée, près de l'en-
clos, sur l'échine de Cat, par la main vigoureuse de Robin. Le jaguar, honteux
comme un renard qu'une poule aurait pris, n'approcha plus de longtemps l'en-
ceinte au milieu de laquelle grandirent sous la surveillance de l'agami les
jeunes hoccos, qui, parvenus à l'âge adulte, ne quittèrent plus l'habitation.
Peu à peu, les oiseaux et les quadrupèdes sauvages, enhardis par l'exemple,
se rapprochaient et vivaient dans une demi-familiarité avec les Robinsons, qui
semblaient véritablement les rois de cet Eden. L'abatis, au lieu d'être déserté
par les habitants de la forêt qui fuient toujours l'homme aux instincts des-
tructeurs, semblait un lieu de réunion où venaient fraternellement s'ébattre les
êtres les plus disparates. La plantation, qui aurait largement suffi à nourrir
trente familles, alimentait aussi les animaux. Rien n'était touchant et gracieux

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
191
tout à la fois, comme la vue de cette colonie dont tous les membres semblaient
goûter un bonheur si vaillamment conquis.
Une légère taclie obscurcissait pourtant l'horizon de l'un deux. La joie du
petit Charles n'était pas complète. Ses trois frères avaient chacun un com-
pagnon qui était sa propriété exclusive. Charles n'ambitionnait pas un j a g u a r ,
ni un fourmilier, ni même un agami, mais il voulait un singe. Les sapajous
les macaques, les tamarins, les coatas, les alouates eux-mêmes, venaient bien de
temps en temps exécuter, à quelques pas de la maison, leurs fantastiques ca-
brioles, mais ils ne se laissaient jamais toucher, et le petit Charles était désolé.
A cent mètres environ de la case, une bâche colossale dressait, on se le rappelle,
ses palmés admirables, à l'extrémité desquelles un clan de cassiques avait élu
domicile. Ces oiseaux, de la grosseur de notre loriot de France, jaunes comme
lui, avec les ailes et la tête noires, ont l'habitude de vivre en nombreuse com-
pagnie. Ils construisent sur le même arbre, quinze, vingt, trente nids, extrê-
mement curieux, semblables à de longues bourses, pourvus d'une ouverture
latérale, et suspendus par quelques joncs à l'extrême pointe des feuilles. Si,
d'une part, ces poches, longues d'un mètre et larges à la base de près de trente
centimètres, ont un aspect original, elles offrent d'autre part un abri des plus
sûrs à l'intelligent volatile qui les bâtit. Il n'est pas en effet de rôdeur si
petit qu'il soit, rat-palmiste, ou sapajou, en quête d'oeufs frais, qui pourrait
s'aventurer à l'extrémité des folioles ténues auxquelles sont amarrées par des
fils plus ténus encore ces habitations aériennes.
Pour plus de sûreté encore, les cassiques accrochent toujours leur nid à des
arbres sur lesquels les mouches à dague, ces terribles guêpes de la Guyane, ont
élu domicile. Ces hyménoptères sont appelées aussi « mouches-carton », à
cause de la substance semblable à du carton qui leur sert à bâtir leur nid et
qu'elles tirent des fibres végétales agglutinées avec une sorte de gomme qu'elles
sécrètent. Ce nid, qui a souvent plus de quarante centimètres de diamètre, est
pourvu d'une ouverture unique, pouvant livrer passage à une seule mouche.
Chose curieuse, les « mouches à dague », et les cassiques vivent en parfaite
intelligence, et, loin de s'attaquer jamais, s'unissent pour repousser leurs mutuels
ennemis.
La bâche de l'habitation de la Bonne-Mère avait donc aussi son nid de
mouches à dague. Un beau matin, un joli macaque fort friand de ces mouches,
s'avisa de leur déclarer la guerre. C'était avant le lever du soleil. Les insectes
encore endormis allaient bientôt sortir. En dépit des clameurs assourdissantes
des cassiques, le macaque s'installa commodément près du nid, posa son petit

192
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
à cheval sur ses épaules, et attendit leur réveil. Comme il ne voyait rien venir,
notre gourmand s'impatienta, frappa de sa main gauche quelques coups secs
sur la paroi sonore du nid, pendant qu'il appliquait l'index de son autre main
sur l'ouverture.
Un léger bourdonnement l'avertit que la colonie s'éveillait; il retira son doigt,
une mouche montra la lête...crac, les deux petits doigts noirs saisirent l'insecte
au passage, écrasèrent son abdomen, l'aiguillon surgit inoffensif, et la mouche
fut incontinent avalée avec une superbe grimace de contentement. Une seconde
suivit et eut le même sort, puis une troisième, et ainsi de suite indéfiniment.
Comme la sortie des guêpes pouvait devenir plus rapide que leur absorption
par le quadrumane, il régularisait cette sortie en bouchant l'ouverture avec le
doigt de la main gauche, pendant que la droite opérait sans relâche le transport
du nid à sa bouche. Ce mouvement bi-automatique s'accomplissait avec une
régularité mécanique depuis près d'une demi-heure, sans une seule hésitation.
L'enragé gourmand n'en avait jamais assez, il croquait toujours et semblait
vouloir continuer indéfiniment, au grand désespoir d'un de ses congénères qui
s'était avancé sans bruit, et contemplait d'un œil d'envie ce régal auquel il ne
pouvait prendre part.
Le premier arrivant semblait ne pas vouloir quitter la place, et la con-
quête en était trop difficile pour être tentée p a r la force. Si le petit doigt
obturateur était en retard d'une demi-seconde, les deux singes auraient aussitôt
à leurs trousses un essaim de guêpes irritées dont les piqûres sont horriblement
douloureuses, et souvent mortelles pour les animaux de moyenne taille.
De guerre lasse enfin, le nouveau venu parut renoncer à toute compétition.
Il monta sans bruit au haut du bâche, s'accrocha par la queue, la tête en bas,
et se balança pendant quelques minutes avec frénésie. Bien que cette position
n'ait en soi rien de méditatif, elle avait sans doute fait affluer les idées dans le
cerveau du macaque. Il avisa un gros régime de fruits mûrs, pesant ensemble
plus de vingt livres, accroché à deux mètres au-dessus de l'amateur de mou-
ches à dague. Il mesura de l'œil la distance le séparant du sol, pouffa de rire,
se gratta, puis se mit sans plus tarder à ronger à belles dents le pédoncule
charnu qui pliait à se rompre, et qui dégringola bientôt avec fracas, entraî-
nant pêle-mêle la moitié du nid, et le petit égoïste qui s'aplatit sur le sol,
l'échine rompue.
L'auteur de cette farce lugubre, ravi de son escapade, comptait bien su
mettre en quelques secondes à l'abri de l'aiguillon des mouches irritées. Il
avait compté sans les cassiques. Ceux-ci, à la vue de l'attentat dont leurs alliées

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
193
il p r i t le c a d a v r e d u m a c a q u e . ( P a g e 104.)
venaient d'être victimes, redoublèrent de cris, en formant un cercle menaçant.
C'est en vain qu'il bondissait de branche en branche, et cherchait à s'éloigner ;
les mouches, guidées par les oiseaux, se jetèrent sur lui, le lardèrent à qui
mieux mieux, jusqu'à ce que gonflé comme une outre, il vint en tombant s'écra-
ser sur une racine.
Les Robinsons avaient assisté à ce petit drame aérien qui les avait vivement
25

194
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
intéressés. Casimir, sans prononcer un mot, s'était avancé doucement, sans
faire de grands mouvements, dans la crainte d'attirer l'attention des guêpes oc-
cupées déjà à réparer les désastres de leur habitation. Il prit le cadavre du ma-
caque étroitement enlacé par le petit et le rapporta triomphalement à la case.
Charles n'avait plus rien à envier à ses frères, son souhait était exaucé, il
possédait son singe.
Une année s'est écoulée, avons-nous dit, depuis le moment où la vaillante
famille du proscrit a pu rejoindre son chef. La saison des pluies vient de com-
mencer. Grâce à leur activité prodigieuse, les Bobinsons de la Guyane peuvent
braver la faim et résister aux intempéries. La case commune est en parfait état.
Les provisions de toutes sortes sont emmagasinées dans de vastes abris bien
couverts et parfaitement aérés. Une toiture a été adaptée à un coin de la basse-
cour. L'élevage des hoccos a fait merveille. Des marayes (penelope leucolo-
phos), des perdrix grand-bois (tetrao montanus), aussi grosses qu'un dindon,
des toccros (tetrao guyanensis, des parraquâs, des pintades, se sont joints à
eux, et vivent tous en parfaite intelligence.
Un certain nombre de tortues de terre, appelées par Casimir « tôti-la-te »,
savoureux potages de l'avenir, sont parquées près de la basse-cour, en com-
pagnie de jeunes pécaris que leur mère allaite encore. La vie matérielle est
donc assurée.
Pendant cette énervante saison de l'hiversage, les distractions de toute sorte
ne manqueront pas aux membres de la colonie. La garde-robe a besoin d'être
renouvelée. Aussi, une ample provision de coton a-t-elle été recueillie en temps
et lieu. Un métier à tisser, très simple, bien rudimentaire, suffisant en somme,
a été installé par Robin et Nicolas. Il fonctionne d'une manière convenable et
donne une étoffe excellente. Chacun, sauf Casimir qui marche pieds nus, est
pourvu de chaussures souples, légères, et très commodes, analogues aux mo-
cassins des Indiens de l'Amérique du Nord. Le salacco restera, sauf modifica-
tions ultérieures, la coiffure obligatoire. Les fibres d'arouma en forment la
matière première.
Enfin, une grande quantité de papier-mahot, bien sec, bien luisant, est à
la disposition de tous. Ces longues journées de pluie ne seront pas stériles.
L'esprit des enfants se développe à merveille. Les Robinsons de la Guyane ne
seront pas de petits sauvages. Ils feront honneur aux FRANÇAIS DE L ' É Q U A T E U R
F I N D E L A P R E M I È R E P A R T I E

L E S
LE S E C R E T D E L'OR
C H A P I T R E P R E M I E R
Lus chauffeurs et l'Indien prisonnier. — Dialogue d'oiseaux. — Le toucan et l'honoré. —
Serait-ce un signal ? — Ecroulement d'un pan de forêt. — Campement sur un rapide. —
Le « patawa ». — L'évasion. — Mystérieux ennemis. — La flèche d'or!... — La légende
d'El-Dorado. — Le trésor* des fils du Soleil. — Les aventuriers au pays de l'or. — Gou-
verneur et Peau-Rouge. — Manoël Vicente et Paoline. — Le Secret de l'or. — Le premier
grain d'or recueilli par un français le 13 août 1856. — Le secret qui tue. — Enlèvement.
— Les complices.
— Passe-moi le P e a u - R o u g e .
— Attends... Une minute.
— Est-t-il bien ficelé, au moins?
— Trop bien, j ' e n ai peur. Il ne remue plus.

196
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Il n'est pas mort !...
— H u m ! . . .
— Pas de bêtises. Il représente un capital. Notre fortune à tous Des mil-
lions.
— Faut-il desserrer ?
— S'il nous échappe !
— Mais.... s'il étouffe
— Tu as raison. Il ne faut pas tuer la poule aux œufs d'or. Largue un peu
les a m a r r e s , reprend le premier interlocuteur, qui à une légère teinture littéraire
semble joindre quelque connaissance des vocables maritimes.
« Allons, dépêchons.
L'Indien inerte est enlevé sans efforts.
— Voilà qui est fait.
— Eh bien?
— Il ne bouge ni pieds ni pattes.
— Tonnerre !... Nous voilà jolis garçons, s'il a avalé sa langue.
— Dame...
— Dame... quoi? Je te confie ce particulier-là. Tu m'en réponds. Tu sais ce
qu'il vaut, n'est-ce pas. Tu te charges d'avoir l'œil sur lui, de l'empêcher de
se donner de l'air et....
— Et le meilleur moyen de lui en ôter l'envie étant de le ficeler, je l'ai habillé
avec quinze brasses de bitord première qualité.
— C'est pas une raison pour l'étriper.
— Tu en parles à ton aise, toi. Depuis huit j o u r s que nous trimballons ce
cadet là, il nous aurait joué le tour si je n'avais pas pris toutes mes précau-
tions.
— Voyons.... Une fois... deux fois Est-il mort, oui ou n o n ?
— S'il est mort, il ne vaut pas un chien en vie; et nous.... eh bien! nous
sommes f....ichus.
— Et le secret de l'or avec nous !... Alors, mon camarade, je te déclare que
tu paieras pour lui. Je t'arracherai morceau par morceau la peau de dessus
les os, j e te
— T'es bête. Un Peau-Rouge ne meurt pas comme ça. Ces vermines-là, ça
vous a l'âme chevillée aux flancs. Attends un peu. Tu vas voir.
Le second interlocuteur tire aussitôt de la poche de son pantalon de grosse
toile, un petit briquet et une de ces longues mèches jaunes employées par les
fumeurs. Deux coups secs font jaillir d'un silex des gerbes d'étincelles, la mèche

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 197
s'enflamme. L'homme détache les poignets de l'Indien toujours inerte, et autour
desquels la corde goudronnée a tracé deux sillons livides. Il rapproche les pou-
ces et les serre violemment après avoir glissé entre eux la mèche incandes-
cente.
La chair pétille. Une écœurante odeur de grillé se répand dans l'atmosphère.
La poitrine du Peau-Rouge se soulève légèrement. Un soupir douloureux
s'échappe de sa gorge. Il semble reprendre lentement ses sens sous le contact
du feu qui mord et calcine ses chairs.
— Petit bonhomme vit encore, reprend avec un gros rire le bourreau qui
semble ravi de l'infamie qu'il vient de commettre.
— A la bonne heure. Accroche-le solidement sous les bras
— Voilà. C'est p a r é . Surtout, ne le laisse pas tomber à l'eau. Veillez aux
pagayes, vous autres.
— O h ! . . . Hisse
Le malheureux Indien, dont la peau fume encore, est enlevé comme un ballot
de linge par l'homme, qui semble doué d'une vigueur athlétique, et qui, ce tour
de force accompli, le dépose près de lui sur le roc nu.
— Allons, vous autres, à votre tour. Et de l'ordre.
Quatre hommes s'apprêtent à franchir une de ces murailles rocheuses, qui
coupent fréquemment les cours d'eau de la Guyane et qui sont connus sous le
nom de « rapides ». Il y a près de quatre mètres de contre-bas. L'un d'eux,
celui entre les mains duquel se trouve l'amarre ayant servi à hisser l'Indien, a
escaladé le premier la b a r r e . Il se tient sur un îlot granitique de trois mètres
de diamètre. A droite et à gauche, les eaux de la rivière se précipitent en cas-
cades écumantes.
La pirogue amarrée au bas de celte roche, oscille au milieu du remous. Les
vivres prennent le même chemin que le prisonnier. Barils de « couac »,
caisses de biscuits, tonneaux de petit-salé et de bacaliau, l'approvisionnement
est abondant, sans oublier les armes, les munitions et les outils.
C'est ensuite le tour des hommes. Puis les amarres de la pirogue sont dou-
blées. Les quatre canotiers réunissent leurs efforts, l'embarcation, soulevée
par leurs bras comme par un p a l a n , s'élève lentement, et vient poser sa
quille sur la petite plate-forme, encombrée de fusils de chasse, de pics, de
pioches, de haches, et de ballots de toute sorte.
L'Indien, allongé sur le roc nu, chauffé par le soleil, reste toujours immobile.
On le croirait évanoui, n'était le léger mouvement de sa poitrine, n'était aussi
le regard de haine farouche que darde son œil noir un peu bridé aux tempes, sur

198
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
les quatre hommes quand ils ont le dos tourné. Il est tout jeune, vingt-deux
ans à peine, de taille moyenne, mais bien prise. Il est simplement vêtu d'un
calimbé, et ne porte pas de ces peintures au suc de génipa, dont ses compa-
triotes ont l'habitude de barioler leur corps et leur face. Sa peau n'est même pas
enduite de roucou. Elle est couleur café au lait, et à peine aussi foncée que celle
des inconnus qui le tiennent en leur pouvoir.
Ceux-ci sont des Européens. Trois sont en bras de chemise, leurs manches
relevées au dessus du coude, et leurs pantalons, retroussés jusqu'aux genoux,
laissent apercevoir des jambes sèches, couturées de cicatrices plus ou moins
anciennes. Leurs figures, maigres, pâlies, à l'expression dure et cruelle, sont
abritées par des chapeaux à bords plats, en paille grossièrement tressée. Détail
particulier, leurs barbes longues à peine de deux mois, ajoutent encore à la
dureté de leurs traits. Impossible de leur assigner un âge exact. Nul parmi
eux ne semble pourtant avoir dépassé la trentaine.
Le quatrième, celui qui semble le chef, a les épaules démesurément
larges. Son torse d'athlète a comme un dandinement d'ours, sur ses deux
jambes arquées, aux muscles énormes. Il est chaussé de ces souliers lacés, bas
de quartiers, appelés « godillots » en usage dans l'armée, coiffé d'une casquette
blanche à couvre-nuque, et vêtu d'une chemise de laine rouge. Une immense
barbe noire, semée de fils blancs, lui couvre la face. C'est un homme d'environ
quarante cinq ans.
Bien qu'il commande toutes les manœuvres, et que les autres les exécu-
tent sans observation, on voit qu'ils vivent sur un pied de parfaite égalité,
et que cette égalité est basée sur de mutuelles nécessités, de mutuelles espé-
rances. Il n'est en outre nullement besoin d'avoir été témoin des traitements
infâmes infligés au jeune Indien, pour comprendre que leur solidarité n'em-
prunte rien à l'accomplissement d'un devoir, mais qu'elle est produite p a r des
appétits désordonnés, dont la satisfaction peut être empruntée au crime lui-
même.
En somme, le jugement qu'un spectateur désintéressé eût porté de prime
abord sur cette équipe se fût résumé dans ces cinq mots : « La superbe collec-
tion de gredins ! »
Ils semblent d'ailleurs tout à fait à l'aise, en dépit du soleil qui darde sur la
crique des rayons brûlants, et complétement adaptés à ce climat sous lequel
eut infailliblement succombé un Européen non acclimaté. La facilite avec
laquelle ils ont accompli ces différentes manœuvres indique des hommes
depuis longtemps habitués à des travaux de force.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
199
— Dis-donc « chef », s'écrie familièrement l'un d'eux, si nous cassions une
croûte?
— Quand le canot sera paré.
Gomme les figures des affamés trahissent une sorte de mécontentement, le
« chef » reprend rudement, non sans une légère pointe de narquoiserie :
— Allons, mes agneaux, embarque les provisions et tout le bibelot.
« Vous savez bien que j e mets la main à la pâte comme pas un, et que j ' a i
aussi un beau coup de fourchette. Eh bien! je vais comme toujours prêcher
d'exemple.
Et joignant l'effet à la parole, il saisit un baril de couac, pouvant peser cin-
quante kilos, et le dépose doucement, sans effort apparent, dans l'embarcation
qui se balance mollement en amont de la b a r r e . L'arrimage est l'affaire d'un
quart-d'heure.
Les quatre hommes commencèrent alors leur frugal repas. Quelques poignées
de couac délayées dans un peu d'eau, avec un morceau de petit salé cuit de la
veille, composèrent tout le menu. Le jeune Peau-Rouge avait peu à peu repris
connaissance, ou plutôt il n'affectait plus cette immobilité plutôt simulée que
réelle, depuis l'emploi du traitement révoltant infligé p a r un des aventuriers.
Il absorbait lentement quelques maigres bouchées, et semblait ne rien voir, ne
rien entendre.
Un cri bizarre, aigre, ressemblant au grincement d'une poulie mal graissée,
mieux encore d'une roue de charrette adaptée à un essieu de bois, retentit sous
la feuillée, non loin du rapide. Nul n'y fit attention pourtant, sauf l'Indien, dont
l'oreille infaillible savait démêler peut-être d'imperceptibles modulations dans
cet appel bruyant, jovial, qui signale la présence du toucan appelé aussi gros-
bec par les créoles guyanais.
Une fugitive expression de curiosité, d'espérance peut-être, anima pendant
une seconde son visage, qui reprit aussitôt son masque de morne impassibilité.
Puis, une voix pleine, sonore, bien timbrée, s'éleva : et les quatre notes : Do...
Mi... Sol... Do!... que l'on eût dit poussées par le larynx d'un baryton de
l'opéra, vibrèrent longuement, avec une incroyable justesse d'intonation.
Le Peau-Rouge fit un brusque mouvement qui faillit le trahir.
— Eh b i e n ! qu'est-ce qui te prend, Kalina? fit brutalement l'homme à la
longue barbe, que les autres appelaient le « chef ». Est-ce que la musique te fait
mal aux nerfs? C'est le toucan qui s'amuse, et l'honoré 1 qui lui répond.
1 L'Honoré est le Botorus-Tigrinus des naturalistes .

200
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
« Il est vraiment curieux, avec ses quatre notes, cet oiseau. On parierait
que c'est un homme.
La voix du toucan grinça de nouveau. Do, mi, sol, d o ! reprit « l'honoré ».
Puis, l'impénétrable forêt rentra dans le silence.
— Drôle d'idée qu'ils ont de chanter ainsi en plein midi. Je n'ai jamais vu ça.
— Dis-donc, chef, si c'était un signal, dit un des pagayeurs.
— Un signal de qui, imbécile ; et adressé à qui?
— Est-ce que j e sais, moi ? Est-ce que nous ne correspondions pas de la
même façon, là-bas ? Est-ce que les imbéciles comme toi y voyaient quelque
chose ?
Les deux autres, silencieux jusqu'alors, eurent un gros rire approbateur.
— Qui te dit qu'il n'y a pas là, dans les herbes, sous la feuillée, derrière les
arbres, quelques paires d'yeux grands ouverts sur nous. Est-ce bien sûr que ce
cri de toucan, suivi du chant de l'honoré, n'ait pas une signification qui nous
échappe?
« C'est d'autant plus extraordinaire que, comme tu viens de le dire, il est
midi. Les oiseaux, sauf le moqueur, ne chantent pas à pareille heure. J'ai beau
écarquiller les yeux, j e ne vois pas le toucan. Son cri a pourtant retenti assez
près de nous.
Le même phénomène, puisque cet incident futile en apparence semblait
prendre les proportions d'un évènement, se reproduisit, mais en sens inverse.
Ce fut l'honoré qui commença, et le toucan qui répondit aussitôt.
Les quatre hommes dévisagèrent l'Indien, toujours muet et impassible.
— Si j e savais, gronda le « chef », que cet appel s'adresse à lui, j e le bail-
lonnerais d'une paire de giffles
— Tu serais bien plus avancé. Ce ne serait pas le moyen de le faire parler.
Ces animaux-là, c'est plus entêté que des bourriques. Quand une fois ça a mis
quelque chose dans sa cervelle, du diable si on peut l'en déloger.
— Laisse faire. Je m'en charge. Nous sommes bientôt arrivés à notre but,
ou plutôt, nous touchons au moment où il nous sera impossible de nous diri-
ger. Lui seul connaît la route, et s'il ne veut rien dire Quand j e devrais lui
griller les jambes jusqu'au ventre, et les bras jusqu'aux épaules, il nous
conduira.
— A la bonne heure. Voilà qui est parler. Tu as entendu, Kalina.
L'Indien ne lui fit même pas l'aumône d'un regard.
— Allons, en route, reprit d'une voix rude le chef.
Les quatre hommes reprirent leur place dans l'embarcation, placèrent

L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE. 201
La superbe collection de gredins! (Page 198.)
l'Indien, toujours garrotté, au centre, et se mirent à pagayer vigoureusement.
La crique, resserrée à la hauteur de la barre, allait s'élargissant graduelle­
ment.
— Côtoyons la rive gauche, dit le chef. N'apercevez-vous pas une montagne,
là-bas, ou cette tache sombre n'est-elle qu'un nuage?
— C'est une montagne.
26

202
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
— Bon, j e gouverne dessus. Je crois que nous approchons. Pour la quatriè-
me fois, le cri du toucan retentit, mais avec une telle intensité, que les quatre
hommes relevèrent simultanément la tête, comme si l'oiseau se fût tenu à
quelques mètres au-dessus d'eux.
— Le chef étouffa un juron, saisit son fusil et l'arma précipitamment. La
pirogue rasait la berge. On entendit comme un imperceptible bruit de branches
froissées, auquel succéda soudain une détonation. Le patron du canot avait fait
feu au juger, à travers les broussailles, à hauteur d'homme. Les feuilles tombè-
rent hachées par le plomb, mais le toucan ne poussa pas ce cri effarouché qui
lui est habituel quand il est surpris.
— Tu avais raison. C'est un signal. Le proverbe dit qu'un homme averti en
vaut deux, nous en valons bien huit à nous quatre. Je crois que, avant peu,
nous allons avoir à batailler.
« Je vais continuer à râser la côte, puis nous allons atterrir sur un point
favorable.
Ce plan, qu'on eût dit d'exécution si facile, ne put être mis à exécution.
L'homme avait à peine déposé dans le canot son fusil encore fumant, et repris
sa pagaye, qu'un arbre immense, complétement desséché, paraissant mort
depuis longtemps, mais maintenu de tous côtés p a r des lianes, oscilla violem-
ment, puis s'abattit avec un fracas terrible dans les eaux qui rejaillirent en
poussières irisées.
Fort heureusement pour les aventuriers, cette chute avait eu lieu à près de
cent mètres en avant de l'embarcation. Cinq minutes plus tard elle était broyée
net. Il leur fallut prendre du large et passer en frôlant l'autre rive, pour éviter
cette barricade qui venait de s'interposer si malencontreusement.
— Sacrebleu ! nous venons de l'échapper belle. Si ce « wacapou » était plus
long de deux mètres, je me demande comment nous passerions.
« Allons, voilà qui est fait. Nous allons reprendre notre route et lâcher de
trouver un point favorable au débarquement. Surtout ouvre l'œil pour éviter
la chute de ces arbres morts qui s'élèvent encore çà et là sur la berge.
— Tu ne voudrais pas que ça recommence. C'est bon une fois, et d'ailleurs,
ils n'attendent pas notre passage pour nous tomber dessus.
— Mille millions de tonnerres!... hurla le chef.
Trois autres imprécations retentirent en même temps, poussées par les cano-
tiers terrifiés à la vue d'un phénomène absolument inusité.
— Du calme, ou nous sommes perdus. Nage ferme. A la côte. Veille à
l'Indien.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
203
Ces cris et ces commandements furent couverts par un bruit formidable. Un
pan tout entier de forêt sembla s'écrouler soudain. Cinq ou six géants végétaux
eloignés l'un de l'autre de vingt à vingt-cinq mètres, desséchés comme celui qui
venait de tomber, avaient, comme lui tout à l'heure, oscillé. Il semblait qu'une
invisible main venait tout à coup de les couper. Une série de craquements sono-
res se fit entendre, les colosses s'inclinèrent lentement d'abord du côté de la
rivière, soutenus encore par leur chevelure de lianes inextricablement enlacées
à leurs voisins. Les amarres, tendues à éclater, tinrent bon. Les arbres vivants,
entraînés, déracinés p a r les m o r t s , s'inclinèrent à leur tour et s'effondrèrent
avec un fracas dont rien ne saurait égaler l'intensité. Puis, la trombe de verdure
roula dans la crique, dont les eaux disparurent sous un indescriptible pêle-
mêle de branches, de feuilles et de fleurs.
Pâles, stupides d'épouvante, les quatre hommes se taisaient, affolés par ce
phénomène inexplicable et terrifiant. C'est à peine s'ils pensaient à maintenir
en équilibre la pirogue, qui dansait follement sur les vagues produites par cette
subite dislocation de la couche liquide.
Devaient-ils attribuer à une cause purement accidentelle ce cataclysme dans
lequel ils pouvaient être anéantis? N'y avait-il que l'inconsciente révolte de cette
terre encore mystérieuse, aux futaies inexplorées, contre l'invasion de ces infini-
ment petits qui osaient arracher son voile de vierge? Quels Titans eussent pu
d'ailleurs culbuter ainsi ces arbres plusieurs fois centenaires, et les fracasser,
comme les mâts d'un navire emporté par l'ouragan?
Le lit de la crique était complètement obstrué. Les quatre aventuriers ne
pouvaient ni remonter le courant, ni aborder où ils en avaient d'abord l'inten-
tion. Ils tentèrent vainement de toucher à la rive opposée. Une savane noyée,
repaire insondable de couleuvres géantes et d'anguilles tremblantes, s'étendait
à perte de vue. Le seul plan praticable était de s'ouvrir un chemin à travers ces
branches et ces troncs broyés. Il fallait jouer de la hache, de la scie et du
sabre d'abatis, pour pratiquer un chenal ; travail écrasant qui nécessiterait au
moins trois ou quatre jours.
Inutile de dire qu'ils ne pensaient pas à reculer. Ces gredins avaient des téna-
cités d'honnêtes gens. Ils avaient des vivres en abondance, pour plusieurs mois,
et ne prétendaient pas s'arrêter aux incidents de la première heure. Le remous
des flots était à peine apaisé, que leur décision était prise, leur plan tracé.
— Eh bien 1 chef qu'est-ce que tu dis de ça ?
— Je dis... je dis que je n'y comprends rien
— Prétendras-tu encore que ces cris d'oiseau ne signifiaient rien ?

204
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
— C'est bien possible, après tout. Pourtant, s'il y avait dans le bois une troupe
de Peaux-Rouges, il est a supposer que, au lieu de s'amuser à couper ces arbres,
pour barrer la crique, ils nous auraient simplement envoyé à chacun une
bonne flèche de deux mètres de long à travers les côtelettes.
« Nous étions si près du rivage, et ils sont si sûrs de leur coup !
« C'est à n'y rien comprendre, d'autant plus que ces arbres morts devaient
être depuis longtemps coupés sur pied.
— C'est peut-être la première ligne de fortifications défendant le Pays de l'Or!
— Nous la franchirons, elle et les autres, continua le chef d'un ton bref. Et
maintenant, à l'ouvrage.
— Dis-donc, chef, une idée. Nous ne pouvons raisonnablement camper dans
la pirogue. D'autre part, il nous est impossible d'accrocher nos hamacs aux
arbres qui bordent la savane ; si nous redescendions à la barre ? Nous pourrions
décharger les provisions sur la roche, et élever un « patawa ».
— Ton idée est parfaite, mon fils, et nous allons la mettre à exécution. Nous
installerons bien gentiment dans un hamac ce brave Peau-Rouge, que nous
amarrerons solidement, pour lui enlever toute idée de fuite. Nous sabrerons en-
suite à travers ce fouillis, et alors, au petit bonheur.
La pirogue rallia les roches, puis deux des canotiers gagnèrent la rive, abat-
tirent rapidement trois arbres de la grosseur de la jambe, et les ébranchèrent,
pendant que leurs compagnons s'empressaient de décharger de nouveau la car-
gaison.
Ces deux opérations furent achevées en même temps. Les trois arbres furent
apportés sur le rocher, on les amarra solidement au sommet, puis, trois
hommes en saisirent chacun un, les dressèrent simultanément d'un mouve-
ment rapide en les écartant à la base, de façon à former un triangle isocèle
d'environ trois mètres cinquante de côté.
L'appareil resta debout tout naturellement, et trois hamacs en occupèrent
bientôt les trois côtés. Cette installation si simple, si commode, et d'un usage
fréquent chez les noirs et les Peaux-Rouges de la région équinoxiale, se nomme
patawa. Le patawa rend de grands services en ce qu'il procure un coucher p a r -
fait dans les lieux humides et dépourvus d'arbres. Car en Guyane, il est im-
possible de reposer sur la terre, sous peine d'être exposé aux désagréables
et souvent dangereuses visites des hôtes de la forêt : scorpions, mille-pattes,
traignées-crâbes, fourmis, etc.
Le chet, après avoir minutieusement examiné les entraves de l'Indien prison-
nier, le déposa comme un enfant dans un hamac. Comme le soleil dardait sur

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
205
cet étroit espace des rayons brûlants contre lesquels rien ne le défendait,
l'aventurier coupa quelques larges feuilles de « barlourou », les attacha ensem-
ble, en fit une sorte d'écran qu'il étala au-dessus de sa tête. Le malheureux
n'avait, de cette façon, rien à redouter de l'insolation.
— Une ombrelle... Une ombrelle à cet enfant, ricana le misérable. Je suis un
père pour toi, n'est-ce pas, un vrai père.
« Ne t'imagine pas que c'est pour tes beaux yeux, va, mon chérubin, si tu ne
représentais pas pour nous un capital, et un sérieux, il y a beau temps que j e
t'aurais envoyé chez « Gadou » 2, le bon Dieu des bonshommes noirs et
rouges. .
« Au revoir et porte-toi bien ; moi, j e m'en vais bûcher. N'oublie pas surtout
que j ' a i l'œil sur toi.
Les quatre coquins remontèrent incontinent vers le barrage végétal qu'ils
attaquèrent avec une sorte d'énergie farouche, à grands coups de sabre et de
hache. La besogne était dure, et avançait bien lentement; mais, en somme,
leurs peines n'étaient pas perdues. Ils pouvaient même prévoir qu'après qua-
rante-huit heures d'efforts, ils sortiraient de cette impasse. Ainsi, quand le soleil
déclina, ils revinrent au patawa en chantant gaiement comme de braves ouvriers
auxquels le labeur du j o u r a été agréable.
La dernière note du joyeux refrain se perdit dans un hurlement de rage,
à la vue du h a m a c vide. Le Peau-Rouge, si bien ficelé p a r le chef, avait brisé ses
liens. Il avait disparu.
Il n'y avait pourtant rien de mystérieux dans cette absence, bien qu'elle sem-
blât le résultat d'un véritable escamotage. Le jeune Indien, voyant ses bour-
reaux occupés à se frayer une route, songea à profiler de ce premier moment
de répit. Il se mit incontinent à ronger les cordes qui enserraient ses poignets ;
ses dents blanches, aigües comme celles d'un paque, travaillèrent tant et si bien,
qu'après une heure d'efforts surhumains il avait pu couper la dure tresse de
bitord.
La première partie de la besogne était achevée. C'était malheureusement
celle qui offrait le moins de difficultés. Il lui fallait maintenant se débarrasser
non seulement des entraves qui bleuissaient ses jarrets, mais encore ses genoux.
1 Gadou, ou plutôt Massa Gadou, « monsieur Dieu », est en effet le nom que les sauvages
de la Guyane donnent à leur divinité. Leurs croyances religieuses se bornent d'ailleurs à une
sorte de manichéisme grossier, qu'ils accommodent à leurs besoins avec la plus franchi dé-
sinvolture. Ils sont surtout indifférents, et craignent beaucoup plus le diable qu'ils n'honorent
le bon Dieu.

206
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Il était aussi industrieux que brave et possédait au suprême degré cette inalté-
rable patience qui, trop souvent chez les siens dégénère en apathie.
Il portait un petit collier en dents de « patira1 », de ces dents pointues, à arêtes
tranchantes, avec lesquelles ces animaux fouillent à d'incroyables profondeurs,
et coupent des racines énormes. Il cassa le fil d'aloës qui les traversait à la base,
en saisit une et se mit incontinent à scier, ou plutôt à user fil par fil les brins
de bitord.
De temps en temps, il lançait à la dérobée, à travers les tresses du hamac,
un regard à ses bourreaux toujours occupés à leur travail de sape. Ceux-ci, de
leur côté, avaient à chaque instant l'œil ouvert sur lui, mais il sut si bien, tout
en activant l'œuvre de sa libération, conserver une apparente immobilité, qu'ils
ne se doutèrent de rien. Il touchait enfin au moment suprême Ses jambes
étaient dégagées. Il s'allongea voluptueusement dans le hamac, se reposa près
d'un quart d'heure, frotta doucement ses membres endoloris pour leur rendre
l'élasticité, puis, profitant d'un moment ou les quatre hommes avaient le dos
tourné, il s'accroupit au bord du hamac, bondit sur le roc, et se précipita la tête
la première du haut de la barre au beau milieu du rapide.
Après avoir franchi, sans remonter à la surface de l'eau, l'espace qui le sépa-
rait du rivage, vingt-cinq mètres environ, il prit pied au milieu des « Hélico-
nias » aux fleurs de pourpre et disparut dans l'épaisse forêt.
La fureur des aventuriers ne connut plus de bornes. Bien que la poursuite fût
une chose folle, impraticable, ils la tentèrent. A droite et à gauche de la crique
s'étendaient des savanes noyées ; le terrain solide qui donnait accès à la forêt
n'avait pas plus de cent-cinquante mètres de large et formait comme une
chaussée entre les deux savanes. C'est sur cette partie, bordant la rivière, que
les arbres, culbutés par une force mystérieuse, venaient de s'abattre.
Le chef et trois hommes s'élancèrent sur les troncs aux trois quarts submer-
gés, et tentèrent d'aborder, pendant que le quatrième restait à la garde des pro-
visions. Ils étaient près de toucher terre, quand un sifflement aigu retentit,
aussitôt suivi d'un cri d'angoisse et de douleur, poussé p a r celui qui se trouvait
le premier.
Une longue flèche, à hampe de gynérium, empennée de noir, et partie du
fourré, venait de lui traverser la cuisse de part en part. En dépit de l'atroce
douleur qui le terrassait, le blessé essaya, mais vainement, de l'arracher.
« Mammifère pachyderme, du genre cochon, très-nombreux en Guyane.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
207
— Laisse, fit le chef, puisqu'elle a traversé, j e vais casser la pointe de l'autre
côté.
L'opération fut bientôt accomplie, et l'aventurier regardait curieusement
cette pointe longue de près de cinq centimètres, barbelée d'un côté, et qui,
malgré le sang qui la rougissait, lançait de fauves reflets. Il l'essuya machi-
nalement sur sa manche...
— Mais!... c'est de l'or!... s'écria-t-il stupéfait.
Depuis la découverte du Nouveau-Monde, une fièvre ardente s'était emparée
de l'Europe entière aux récits merveilleux des premiers navigateurs. Après
l'illustre Colomb (1492) et ses intrépides successeurs, Jean et Sébastien Cabot
(1497-1498), Americ Vespuce (1499), Vincent Pinçon (1500) qui furent eux du
moins des conquérants pacifiques, la troupe des aventuriers se rua sur cette
terre opulente, comme une bande de vautours à la curée.
Sans parler des Fernand Cortez (1519) ou des François Pizarre (1531), aven-
turiers de large envergure, et qui savaient « faire grand » en opérant leurs
conquêtes, c'est-à-dire en ravageant, le premier, le Mexique, le second, le
Pérou, pour la plus grande gloire et le meilleur profit de leur royal m a î t r e ,
arrivons d'emblée à ceux qui, les premiers, explorèrent la partie Est de l'Amé-
rique équatoriale.
François Pizarre avait péri en 1541, assassiné, à Cuzco. Un de ses lieute-
nants, Orellana, rêvant des pays plus riches encore, et où l'or devait être aussi
commun que chez nous les métaux les plus vulgaires, descendit l'Amazone
jusqu'à son embouchure, et fouilla la côte depuis l'Equateur jusqu'à l'Orénoque.
Orellana fut-il de bonne foi? Prit-il pour une réalité sa chimère longtemps
caressée? Entrevit-il un coin de cette terre fortunée dont sa relation trace un
tableau si enchanteur?... Toujours est-il, que vers l'an 1548, le mot magique
(d'El-Dorado sonnait dans toutes les bouches, comme une opulente onomatopée.
En traversant les mers, en volant de bouche en bouche, le récit s'altéra, se
grossit. Le point géographique du Paradis de l'or subit en outre de nombreuses
et souvent considérables variations. S'agissait-il de la Guyane ou de la Nouvelle-
Grenade, alors si peu connues ? On chercha à travers les solitudes immenses,
du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, la région équatoriale fut fouillée par les
assoiffés d'or dont les cadavres jonchèrent la t e r r e . De déception en déception,
on tomba enfin d'accord. C'est dans la Guyane que se trouvait Y El-Dorado, le
fabuleux trésor des Fils du Soleil. On précisa, et quelques-uns s'en allèrent
jusqu'à dire que, après la chute des Incas, le plus jeune frère d'Atabalépa

208
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
s'empara des trésors, et descendit jusqu'à l'Amazone, non loin des sources de
l'Oyapock.
Ce monarque de l'or s'appela le grand Paytité, le grand Moxo, le grand
Parou.
On prétendit l'avoir vu. Walter Raleigh, le favori d'Elisabeth, entre autres,
poussé sans doute par des motifs personnels ou même d'un ordre plus élevé,
attesta à la reine d'Angleterre la réalité de ces fables. L'Espagnol Martinez alla
plus loin. Il déclara avoir passé sept mois à Manou, la capitale de ce royaume
imaginaire. La description qu'il en donne est trop extraordinaire pour ne pas
en fournir un extrait : « La ville est immense, la population innombrable. La
rue des Orfèvres ne compte pas moins de trois mille ouvriers. Le palais de
l'empereur, construit en marbre blanc, se dresse dans une île verdoyante et se
réfléchit dans un lac aux eaux plus transparentes que le cristal. Trois monta-
gnes l'environnent, l'une en or massif, la seconde en argent, la troisième en sel.
Il est supporté sur des colonnes d'albâtre et de porphyre, et entouré de gale-
ries d'ébène et de cèdre aux innombrables incrustations de pierreries. Deux
tours en gardent l'entrée. Elles sont appuyées chacune sur une colonne de
vingt-cinq pieds, et surmontées d'immenses lunes d'argent. Deux lions vivants
sont attachés aux futs par des chaînes d'or ; au milieu, se trouve une grande
cour carrée, ornée de fontaines aux vasques d'argent et dans lesquelles l'eau
s'écoule par quatre tuyaux d'or. Une petite porte de cuivre (pourquoi seulement
de cuivre?) creusée dans le roc cachait l'intérieur du palais dont les splendeurs
dépassent toute description.
« Le maître s'appelle El-Dorado, mot à mot, Le Doré, à cause de la splen-
deur de son costume. Son corps nu était chaque matin frotté d'une gomme pré-
cieuse, puis, enduit d'or jusqu'à ce qu'il présentât l'aspect d'une statue d'or »,
etc., etc.
Sans nous arrêter plus longtemps à ces puérilités, expliquons en deux mots,
ce qui, d'après Humboldt, a pu donner lieu à cette dernière fable. On sait que
dans la Guyane, la peinture remplace le tatouage. Les indiens de certaines
tribus, aujourd'hui décimées par l'alcool, ont conservé l'habitude de s'oindre
de graisse de tortue, puis ils se couvrent de paillettes de mica, dont l'éclat m é -
tallique a les miroitements de l'or et de l'argent. Cette p a r u r e élémentaire
semble effectivement les habiller de vêtements tissés en fils d'or et d'argent.
Quel que soit le motif qui l'ait fait agir, Walter Raleigh, fatigué des réalités
moroses du vieux monde, n'hésita pas à poursuivre sa chimère au delà de
l'Océan immense, et partit en 1595 à la conquête de l'idéal rêvé. De 1595 à 1597,

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
2 0 9
Se précipita la tête la première. (Page 203.)
[I ne fit pas moins de quatre voyages, et fouilla, mais inutilement, tous îe? re-
coins encore inexplorés. L'El-Drrado fuyait toujours devant lui.
Plus de vingt expéditions tentées dans le même but n'eurent pas plus de suc-
cès, et pour cause. Enfin quelque incroyable que paraisse le fait, la dernière fut
sérieusement organisée en 1775 ! Tant était robuste la foi en cette région ima-
ginaire. •
27

210
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Bien que fertile en déboires, la fiction d'El-Dorado fut féconde en résultats,
comme la recherche de la pierre-philosophale. Elle permit de connaître la
Guyane et ses véritables richesses. C'est ainsi, qu'en 1604, quelques Français,
sous la conduite de la Rivardière, se fixèrent dans l'île de Cayenne.
Chose étonnante et pourtant admissible, la légende d'El-Dorado s'est per-
pétuée chez les Indiens de la Guyane française entre autres, avec une incroya
ble intensité. Cette tradition a-t-elle pris naissance grâce aux récits des explora-
teurs européens, a-t-elle pris cette consistance à la suite des recherches
acharnées qui en furent la conséquence, les Indiens avaient-ils rêvé l'El-Dorado
avant leurs conquérants ? C'est ce que nul ne saura jamais.
Mais si le fabuleux trésor des Incas n'était pas, ne pouvait pas se trouver en
Guyane, il n'en était pas moins vrai que les colonies guyanaises, touchant au
Brésil, au Pérou et au Vénézuéla, devaient, comme ces contrées, renfermer des
mines d'or. C'est dans l'espoir de découvrir des gisements, que les Anglais et
les Hollandais s'emparèrent de la Guyane au xviie siècle. Le fait est constaté
par une correspondance déposée aux archives du gouvernement. En 1725, un
moine portugais du pays des mines du Brésil vint s'offrir aux autorités de
Cayenne, leur promettant de trouver les terres aurifères, mais il fut éconduit.
Enfin, bizarrerie plus étonnante encore peut-être que l'aveugle crédulité des
rêveurs d'El-Dorado, les descendants de ces derniers ne voulurent plus entendre
parler d'or. On trouvait partout de l'or dans la Guyane française, et on nia
même l'évidence ! A l'excessive crédulité, succéda l'extrême scepticisme.
En 1848, la question de l'or eut comme un regain d'actualité. Le gouverneur
de la Guyane M. Pariset, contrôleur en chef de la marine, se trouvait en ins-
pection au bourg de Mana. On lui amena un Indien de l'Oyapock qui était venu
se fixer depuis quelques années à Mana. C'était un homme actif, intelligent. Il
était devenu le chef du village indien. On disait qu'il connaissait un gisement
aurifère très riche.
Le gouverneur l'interrogea. Le rusé Peau-Rouge, flairant une bombance de
tafia, ne voulut rien dire tout d'abord. Mais sa discrétion ne put tenir devant
une bouteille qu'il absorba délibérément. Après de nombreuses circonlocutions
et de multiples réticences, il finit par dire :
— Oui, je connais le secret de l'or.
Puis, regrettant tout aussitôt ce premier aveu, il essaya bien vite de le dé-
mentir, malgré son ivresse.
— Tu m'as menti, dit alors le gouverneur avec une feinte colère. Il n'y a pas
d'or. Et s'il en existe, tu ne sais pas où il est.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
2 t l
L'Indien piqué au jeu riposta :
— A h ! tu dis que j ' a i m e n t i ; Eh bien! attends-moi ici sept jours et tu
verras.
Puis, il partit au milieu de la nuit. Le gouverneur patienta une semaine en-
tière. Le chef ne revenait pas. Il resta vingt-quatre heures de plus. De guerre
lasse, il était déjà remonté sur la goëlette qui devait le ramener à Cayenne, quand
le canot fut signalé.
Le Peau-Rouge descendit de sa pirogue, grave, impassible, et s'avanca vers
M. Pariset. Puis, sans mot dire, il décrocha son calimbé attaché par une liane
à sa ceinture. Un petit paquet enveloppé d'une feuille tomba avec un bruit mat
sur le pont du bâtiment. C'était une pépite d'or absolument pur, et pouvant
peser vingt-cinq à trente grammes.
A toutes les questions que lui posa le gouverneur, relativement à sa décou-
verte, l'Indien répondit ces simples mots :
— Tu as dis que j'étais un menteur. Jamais j e ne te révèlerai le secret de
l'Or.
Les promesses les plus brillantes ne purent le fléchir. Il se retira sans ajouter
une parole.
La question fut encore une fois enterrée, jusqu'en 1851, époque où un Indien
portugais nommé Manoël Vicente, qui connaissait M. Lagrange, commissaire-
commandant du quartier d'Approuague, vint lui affirmer un j o u r qu'il y avait
de l'or dans le haut de la rivière. Il avait travaillé aux mines du Brésil et il
avait fabriqué avec du « bâche » des instruments propres à l'exploitation et
analogues à ceux dont on se sert dans son pays. Il priait M. Lagrange d'en faire
construire de pareils, et de traiter sans plus tarder les alluvions.
M. Lagrange parla de cette révélation à deux propriétaires d'Approuague,
MM. Couy et Ursleur père. Ceux-ci lui dirent que l'Indien n'avait d'autre but
que d'exploiter sa crédulité, et la déclaration de Vicente demeura sans
résultat.
A la fin de l'année 1854, le même Manoël Vicente partit au Brésil. Il y vit
M. de Jardin à qui il renouvela la confidence, faite trois années auparavant à
M. Lagrange. M. de Jardin fréta aussitôt une goëlette montée p a r six hommes,
parmi lesquels l'indien Paoline, réputé comme un excellent chercheur d'or.
Il débarqua à Approuague, vit M. Couy à son habitation de la Ressource, et
lui cacha le but de son voyage. Il partit bientôt pour le haut de la rivière, et
s installa en plein pays perdu dans le carbet de l'Indien portugais Juan Patawa,

2 1 2
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
beau-père de Manoël Vicente. M. de Jardin trouva de l'or. Malheureusement il
fut atteint de la dyssenterie au bout de quelques jours, et il dut rester couché
près de trois semaines. Quand il put se lever, son premier soin fut d'aller à son
bateau. Il constata avec désespoir que toutes ses provisions et ses marchandises
avaient été volées. Il fallait revenir au plus vite sous peine de mourir de faim.
Ses hommes lui ayant dit que le coupable était Paoline, il s'embarqua pour
retourner aux provisions, abandonna le voleur et partit en emportant son secret.
Sa santé ne lui permettant pas de revenir continuer l'exploitation, il dut rester
au Brésil pendant plus de six mois.
Si l'auteur insiste de la sorte sur tous ces détails, c'est qu'ils ont une grande
importance, tant au point de vue historique qu'au point de vue philosophique.
L'histoire de la découverte de l'or dans notre colonie est à peine connue, et nul
ne l'a encore écrite depuis 1848 jusqu'à nos jours Quant à la morale que l'on
peut en tirer, toutes ces fins de non recevoir opposées il y a trente ans et moins
aux plus formelles affirmations, aux plus évidentes certitudes, ne sont-elles pas
étranges, comparées à la furie des recherches opérées jadis, alors que la décou-
verte du précieux métal n'existait qu'à l'état d'irréalisable utopie ?
Nous touchons au dénouement. En 1855, le même Paoline s'adjoignit l'Indien
portugais Théodose, Nicolas son beau-père, et sa sœur, la femme de ce dernier.
Ils remontèrent l'Approuague, jusqu'à un affluent nommé l'Arataye, et lavèrent
les terres à l'endroit appelé Aïcoupaïe. Ils trouvèrent quelques grammes d'or,
revinrent à Cayenne, et montrèrent leurs échantillons à M. Chaton, consul bré-
silien. L'analyse démontra que c'était bien de l'or.
M. Chaton douta pourtant encore. Mais M. Couy, averti de cet évènement,
se rappela les confidences faites antérieurement par M. Lagrange. Il fit un r a p -
port à M. Favard, directeur de l'Intérieur, obtint un subside de 3,000 francs,
partit avec dix-sept hommes et trois canots, nomma chef de l'expédition
M. Louvrier Saint-Mary, et le 12 avril 1856, la troupe arrivait à cinq heures du
soir à Aïcoupaïe. Le lendemain malin Paoline se mettait à l'œuvre et lavait
plusieurs battées contenant de la poudre d'or. Le chef de l'expédition essaya de
l'imiter, en dépit des protestations de l'Indien qui, appréhendant son inexpé
rience, lui disait : « Laissé-çà. L'or li parti marron ».
A huit heures du matin, les premiers grains d'or recueillis pour la première
1 Tou s ce s détails , absolumen t inédits , on t ét é recueilli s par moi , de l a bouch e de M. Lou -
vrier Saint-Mary.
L. B .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
213
fois en Guyane par un Français, se trouvaient au fond de la battée 2 de M. Lou-
vrier Saint-Mary.
La Guyane française n'avait plus rien à envier à la Californie et à l'Australie
La découverte de l'or en Guyane passa presque inaperçue. L'ancien monde
ne ressentit aucun de ces tressaillements qui l'agitèrent quand il apprit que
les fleuves de la Californie et de l'Australie charriaient le précieux métal.
La fièvre de l'or fut inconnue dans notre colonie, qui végéta comme par le
passé. On laissa dormir les opulents gisements de la région équinoxiale. La
métropole ne fit rien pour tirer parti de ces richesses dont la majorité du public
en France ignora et ignore encore même aujourd'hui l'existence.
Les premiers concessionnaires de terrains exploitèrent bien modestement
leurs placers, trop heureux, quand la production atteignait un maximum de
quelques kilos d'or p a r mois. L'apathie de tous fut telle, que cette production
totale n'était que de 132 kilos pour l'année 1863. En 1872 elle monta à725 kilos,
et enfin, grâce aux ressources de l'industrie privée, elle atteignait en 1880 le
chiffre officiel de 1,800 kilos. Gomme l'or doit payer à la sortie de la colonie
un droit de 8 p . 100, la contrebande est très active. Il convient, en conséquence
d'augmenter d'un quart ce chiffre relevé au budget des recettes de la colonie
soit 2,250 kilos d'or représentant la somme brute de six millions sept cents cin-
quante mille francs. (6,750,000 fr.)
Un mot encore avant de reprendre notre récit. L'or recueilli en Guyane, est
l'or alluvionnaire, provenant des lavages ; les filons, nombreux et très-riches
ne sont pas encore exploités en 1881 !
En l'an 186., époque où se passe le d r a m e au prologue duquel nous venons
d'assister, l'exploitation était limitée aux rivières d'Approuague de Sinnamarie
et de Mana. Le bassin du Maroni n'avait pas encore été exploré ; on racontai
tout naturellement des choses merveilleuses relativement à sa fécondité. L'El-
Dorado semblait s'être déplacé. De vagues rumeurs circulaient dans le public
un évènement imprévu vint bientôt leur donner plus de consistance. Vingt-deux
ans auparavant, le docteur V..., résidant au bourg de Mana, rencontra au bord
de la rivière un Indien tenant entre ses bras un enfant moribond. Il s'approcha
et demanda à l'Indien où il allait.
— Je vais, répondit-il, jeter à l'eau cet enfant qui m'embarrasse!...
On nomme « battée » le plat de bois, servant à laver les terres aurifères. Il a environ
quarante centimètres de diamètre, sa forme rappelle assez bien celle d'un abat-jour très
évasé, et dont le sommet n'aurait pas d'ouverture.


214
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Et comme le docteur se récriait, l'Indien reprit :
— Sa mère vient de mourir. Je n'ai pas de lait à lui donner, moi. Que veux-tu
que j ' e n fasse ? Il vaut bien mieux lui attacher une pierre au cou. Les aïmaras
lui enlèveront les soucis de la vie.
— Veux-tu me le donner ? Je l'élèverai.
— Tiens.
Le Peau-Rouge disparut. Le docteur confia l'enfant à une négresse. Il gran-
dit. Son père adoptif l'instruisit autant que le permit la nature du petit sauvage.
Quinze ans après, son père revint, le réclama et l'emmena. Le jeune homme
qui adorait son bienfaiteur, mais que le mystérieux besoin de la vie nomade
sollicitait depuis longtemps, ne passait jamais plus de trois mois sans revenir à
Mana. Il atteignit l'âge de vingt ans, et épousa la fille du chef de sa tribu qui
passait aussi pour connaître le secret de l'or. Le docteur V... quitta sur ces en-
trefaites le bourg de Mana et vint se fixer à Saint-Laurent. Jacques, c'est le nom
qu'il avait donné à son fils d'adoption, désirant prouver sa reconnaissance à son
bienfaiteur, lui avoua, au cours de sa dernière visite, en 186., qu'il connaissait
enfin, lui aussi, ce fameux secret de l'or.
Le docteur accueillit avec réserve cette confidence et voulut, avant d'a-
voir des détails, en conférer avec son ami le commandant du pénitencier. Il
amena un soir Jacques avec lui ; mais le jeune homme, comme jadis l'indien de
M. Pariset, chercha à se rétracter. Le commandant le traita de menteur et le
mit au défi de rapporter une parcelle d'or.
Alors, Jacques, honteux de voir suspecter sa véracité, s'écria :
— Non ! Je n'ai pas menti. Vous savez, commandant, quelle vénération j ' a i
pour mon père adoptif. Eh bien! Je vous le j u r e sur sa tête, avant un mois, je
veux vous conduire là-bas, où se trouve l'or, termina-t-il d'une voix devenue
tout à coup tremblante.
— Que crains-tu donc, mon enfant, demanda affectueusement le docteur ?
— C'est que vois-tu, père, mon amour pour toi me rend parjure. J'ai révélé
le secret de l'or !... Le secret de l'or est mortel !...
« Il tue ceux qui le révèlent. Le diable me fera mourir!...
Sa voix devenue rauque, ses yeux égarés, ses traits crispés, tout indiquait
qu'un violent combat se livrait en lui.
Il reprit peu après d'un ton plus calme :
— Tu m'as sauvé tout petit. Ma vie t'appartient, ô mon père. Et d'ailleurs,
je n'irai pas jusque-là. Tu iras, toi, avec le commandant. Le diable des P e a u x -
Rouges a peur des blancs.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 215
« Nous partirons... dans un mois... Tu emporteras des pioches, des mar-
teaux.
— Des marteaux, et pourquoi?
— C'est que l'or n'est pas dans la terre, comme celui d'Aïcoupaïe et de Sinna-
marie. Il est dans la roche.
— Dans la roche ! s'écrièrent, surpris, le docteur et le commandant. Mais, on
n'a pas découvert jusqu'à présent un seul filon en Guyane.
— Je ne sais pas ce que vous appelez un filon, mais il y a des roches, blan-
châtres, veinées de bleu, dans lesquelles on trouve de gros grains d'or. Il y a
aussi des roches noires, les morceaux d'or reluisent là-dedans comme des
yeux de tigres !
« Il y a une grande caverne pleine de bruit. On y entend toujours le tonnerre,
on ne voit jamais les éclairs. C'est là que demeure le diable qui tue celui qui
révèle le secret de l'or.
— Et il en y a beaucoup ? As-tu pu en recueillir ?
— Quand je t'y aurai conduit, tu pourras avec l'or que tu ramasseras mettre
des cercles d'or aux roues de ta voiture, donner des sabres et des fusils en or
aux soldats, manger dans la vaisselle d'or, t u pourras convertir en or tout ce
qui est en fer.
Les deux Européens écoutaient en souriant ce récit enthousiaste, où l'em-
phase côtoyait par moments la vérité.
— Et quelle direction prendrons-nous pour arriver là-bas?
— Je te le dirai à mon retour.
— Tu vas donc nous quitter?
— Je pars cette nuit. Je veux revoir encore une fois ma femme. Elle est avec
son père et m a famille près de la caverne du démon de l'or, j ' a i peur pour elle,
je la ramènerai ici.
— Le voyage est-il bien l o n g ?
Le jeune Peau-Rouge réfléchit un moment. Il tira ensuite de son calimbé
plusieurs petits morceaux de bois d'inégale longueur. Il y en avait six de même
dimension. Il compta :
— Six journées de canotage sur le Maroni.
Il en prit deux un peu plus courts et ajouta :
— Deux journées dans la crique.
Il en restait trois, longs à peine comme le doigt. Il les aligna près des autres
en disant :

916 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Trois journées de marche dans la forêt. Puis, on trouve sept montagnes,
ce sont les montagnes de l'or
« Adieu, dit-il sans autre préambule. Je reviendrai dans un mois avec ma
femme.
— Attends au moins le j o u r . Il fait nuit noire.
Jacques sourit.
— L'œil du Peau-Rouge perce les ténèbres. Il ne craint pas la nuit. Le jour
est traître, la nuit est discrète. Nul ne pourra suivre ma trace, adieu.
— Au revoir, mon enfant, et à bientôt, dit le docteur en l'embrassant.
Le commandant l'accompagna jusqu'à la guérite du factionnaire qui ne l'eût
pas laissé passer sans le mot de ralliement, puis, il disparut dans les ténèbres.
La vaste demeure du commandant du pénitencier était déserte. La retraite
était sonnée depuis longtemps, les forçats dormaient au camp, sous la garde
des surveillants, du poste d'infanterie de marine et des factionnaires échelonnés,
l'arme chargée.
En dépit de ces précautions minutieuses, des rondes et des appels, cette con-
versation que les deux amis étaient autorisés à regarder comme secrète, avait
eu un auditeur. Tapi au milieu d'un splendide bouquet d'ixoras et de rosiers
de Chine, un h o m m e dont nul n'eût pu soupçonner la présence, avait avide-
ment écouté les propos échangés entre les deux blancs et l'Indien.
Quand ce dernier sortit accompagné du commandant, le rôdeur profita du
moment où s'échangeait le mot de ralliement pour quitter sa cachette et se
glisser, en rampant, sans faire plus de bruit qu'un félin à la chasse, hors de
l'habitation. Puis, il bondit sur ses pieds nus, passa précipitamment derrière
l'avenue de manguiers conduisant au fleuve distant d'environ quatre cents
mètres. Il courait à perdre haleine et put dépasser de beaucoup l'Indien qui
devait suivre nécessairement ce chemin pour se rendre au dégrad où se trou-
vait son canot.
Arrivé aux deux tiers à peu près de l'avenue, il s'arrêta soudain, et sifflota
doucement entre ses dents. A ce signal que l'oreille exercée d'un sauvage eût
pu percevoir à peine à quelques mètres, deux hommes également pieds nus,
cachés derrière les manguiers, se détachèrent silencieusement.
— Attention, murmura-t-il d'une voix étouffée. Le voici. Crochons-le sans
bruit. Il y va de notre vie.
L'Indien avait d i t : « Le regard du Peau-Rouge perce les ténèbres, le j o u r
est traite, la nuit est discrète ». Les paroles du pauvre enfant allaient bientôt

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
217
Jeter a l'eau cet enfant qui m'embarrasse. (Page 213.)
recevoir un cruel démenti. Ses yeux encore éblouis par la lumière, n'avaient
pas eu le temps de s'habituer à l'obscurité.
En pleine forêt, où le danger multiplie ses formes et augmente sa fréquence,
il n'eût pas été pris au dépourvu. Mais pouvait-il soupçonner une embûche,
en plein pays civilisé, au milieu d'un pareil déploiement de forces.
Aussi, ne put-il même pas pousser un cri, quand une main de fer, s'abattant
2 8

218
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
à l'improviste sur lui, l'étreignit à la gorge, et étouffa jusqu'à son râle. En
moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, il était bâillonné, garrotté et
ficelé au point que tout mouvement lui fut impossible. Un des ravisseurs le
chargea sur son épaule, et tous trois, fuyant comme des ombres, enfilèrent en
courant le sentier qui remonte le cours du Maroni et se perd dans les bois, près
de la crique Balété. Certains de n'être pas poursuivis, — ce rapt avait été opéré
avec tant d'audace et d'habileté ! — ils ralentirent leur course, et arrivèrent
bientôt à l'embouchure de la crique sans avoir prononcé une parole.
— Le canot, demanda à voix basse l'homme qui portait l'Indien.
— Le voici, répondit laconiquement un des deux autres, en hâlant sur une
liane qui servait d'amarre.
La coque noire d'une pirogue émergea des plantes aquatiques une de ses
pointes, recourbée comme celle des gondoles, dépassa la rive de quelques cen-
timètres.
L'Indien, inerte comme un cadavre, fut déposé au milieu du léger esquif.
— Embarque, vous autres, aux pagayes. C'est p a r é ?
— Tout est paré.
— Pousse 1
Le canot déborda sous l'effort des pagayes manœuvrées silencieusement par
les trois inconnus qui semblaient connaître à fond cette « nage » ordinairement
ignorée des Européens. Puis, sans plus tarder, ils abandonnèrent le territoire
français, s'élancèrent sur le fleuve en se dirigeant obliquement vers la rive
Hollandaise. La marée montante les poussait vers le haut du fleuve. Ils dépas-
sèrent bientôt l'habitation Kœppler d'environ un kilomètre, longèrent la rive
pendant quelques minutes, puis cessèrent de pagayer.
— Nous y sommes, dit le patron, sans pourtant accoster.
Il lança plusieurs coups de sifflet perçants, modulés et rythmés d'une cer-
taine façon dont la sonorité rappelait les notes aigres du fifre, et qui devaient
s'entendre fort loin. Il attendit quelques minutes sans que son signal obtînt de
réponse. Il recommença patiemment et attendit encore. Au bout d'un grand
quart d'heure, une voix rude, semblant sortir de dessous terre, cria brutalement,
« qui vive !...
— Fagots marrons S (forçats évadés) répondit-il.
— Accoste.
Il amarra la pirogue, chargea l'Indien sur son épaule, et prit pied sur une
petite langue de terre formant débarcadère. Ses deux complices le suivirent
sans mot dire.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
219
— Ton nom, reprit la voix, pendant que la faible lueur des étoiles faisait
scintiller dans l'ombre le canon d'un fusil.
— C'est moi, Benoît, j e suis Tinguy, le domestique du commandant. Je suis
avec Bonnet et Mathieu.
— Si tu voulais avaler ta langue et ne pas prononcer mon nom.
— Oui, « chef», tu as raison.
— A la bonne heure. Venez au carbet.
Eh quoi! ce solitaire, tapi comme un sanglier dans sa bauge, qui échange
des signaux avec les forçats, qui entretient avec eux des relations familières,
au point d'être tutoyé par eux, ce « Benoît », ce « chef », est-ce le même
homme que nous avons vu, il y a dix ans, revêtu de l'uniforme des surveillants
militaires ? Benoît, le brutal porte-bâton, le bourreau de Robin ? Est-il assez
dégradé pour être aujourd'hui devenu le complice des infâmes prisonniers du
pénitencier ?
Depuis quatre ans, Benoît, chassé comme indigne du corps des surveillants
militaires, avait dû quitter honteusement Saint-Laurent, honni de ses anciens
collègues.
Nous n'avons pas besoin d'insister sur les causes de son renvoi que de nom-
breuses incartades avaient surabondamment motivé. Il disparut un beau jour
en annonçant qu'il allait chercher fortune à Surinam. Il se contenta de traver-
ser le Maroni, s'installa mystérieusement dans la forêt, construisit un carbet
se procura un canot, et se livra à une série d'opérations d'une nature plus que
douteuse. Sa moindre peccadille était la contrebande.
Mais, on disait tout bas qu'il favorisait les évasions, que les forçats t r o u -
vaient chez lui des armes et des provisions, qu'il était enfin devenu leur pour-
voyeur et leur banquier. Que le lecteur ne s'étonne pas de cette appellation de
« banquier ». Les forçats ont tous de l'argent. Quelques-uns possèdent même des
sommes considérables, produites p a r des vols antérieurs. Ces sommes leur par-
viennent mystérieusement, ils les enterrent ou les confient à des libérés qui les
font valoir, et qui les restituent fidèlement en temps et lieu. Il est rare d'ailleurs
qu'ils se dépouillent entre eux. La profession de banquier des voleurs étant
fort lucrative, les affaires de Benoît prospéraient. Telles étaient son habileté, son
audace et son énergie, tel était aussi le luxe de précautions dont il entourait
son existence, que nul ne put jamais non seulement le prendre en défaut, mais
encore l'aborder à portée de la voix, sauf bien entendu ses complices. Il vivait
retiré et ne se montrait pas pendant le jour.

220 L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
L'arrivée des trois fugitifs le combla de joie. Il comprit d'emblée l'impor-
tance de la capture de l'Indien, quand il eut appris qui il était, et les circons-
tances dans lesquelles son enlèvement avait été opéré.
— Mais c'est une trouvaille que vous avez faite là, mes gars, disait-il en riant
d'un rire sinistre qui se perdait dans l'épaisse broussaille de sa barbe noire.
« C'est une fortune. Et, c'est toi, Tinguy, qui as fait ce joli coup. Allons, mon
fils, un bon coup de sec (tafia). Eh ! vous autres, les endormis, trempez-moi
votre nez là dedans.
— A ta santé, chef.
— A la vôtre, mes petits agneaux.
— Raconte-moi donc comment tu t'y es pris pour le mettre comme ça de-
dans.
— Voilà l'histoire, répondit Tinguy en prenant une pose de n a r r a t e u r : c'est
bête comme tout, et çà n'est pas long.
« Tu sais que j'étais le domestique du commandant. Ça me permettait d'en-
trer et de sortir à chaque moment. Comme j'étais libérable dans un an, on ne
se défiait pas de moi. De plus, comme j e servais à table, j e pouvais faire mon
profit des histoires qu'on racontait.
« Je ne me suis pas fait faute d'ouvrir les oreilles, et de loger dans ma cer-
velle tout ce qui pouvait avoir de l'importance. C'est ainsi que j e saisis au vol
la confidence faite il y a quelques jours à mon patron p a r le vieux docteur. Ils
ont pris rendez-vous pour aujourd'hui. Quand le dîner fut fini, ils se réunirent
dans la galerie. Je m'étais déjà embusqué sous la fenêtre, au milieu des fleurs.
Je n'ai pas perdu un mot de leur conversation. Alors quand le Peau-Rouge est
sorti, j e lui ai mis le grappin dessus, avec Mathieu et Bonnet, que j'avais pré-
venus la veille, et qui montaient la garde ou bout de l'avenue de manguiers.
« Tu vois que c'est simple comme bon jour.
— C'est très bien, dit le chef avec un gros rire. Très bien. Et vous avez
pensé à amener votre capture à ce vieux chef qui est homme de bon conseil, et
qui possède la mise de fonds nécessaire à l'entreprise ?
— Dame oui, répondit Tinguy, l'orateur de la bande, pendant que ses com-
plices opinaient gravement de la tête.
— Vous avez bien fait, mes gars, et j e vous réponds qu'avant peu votre con-
fiance sera justifiée. Nous serons riches, riches à millions... Nulle fantaisie ne
sera trop chère. Nous pourrons, le diable m'emporte, nous payer chacun un
diplôme d'honnête homme.

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
221
— Oui sans doute, mais à une condition :
« Il faut que l'Indien parle.
— Il parlera, reprit le chef d'une voix sourde.
— ... Qu'il nous conduise.
— Il nous conduira, termina-t-il d'un ton plus lugubre encore.

C H A P I T R E I I
Vaincu par la torture. — Le repaire d'un bandit. — En route pour l'El-Dorado. — Naviga-
tion interrompue. — Assaut d'une barricade. — Un solo de flûte. — Le jardin des Hespé-
rides et ses gardiens. — Les Argonautes en fuite. —Quel est le général conduisant l'armée
des serpents? — Terreurs de coquins. — La savane noyée. — A la boussole. — La ligne
courbe est le chemin le plus court d'un point à un autre. — Chez les Peaux-Rouges. —
Exigences de l'étiquette. — Le grand chef Ackombaka doit mettre son habit de gala. —
Un formulaire de réceptions recommandé à l'auteur « de l'almanach du savoir-vivre ». —
La coupe de l'amitié. — Est-ce enfin le pays de l'or ?
Pendant quatre jours et quatre nuits l'Indien résista. Rien ne put faire fléchir
sa froide énergie. Ses bourreaux lui refusèrent jusqu'à la plus petite parcelle
de substance alimentaire. Il endura la faim sans proférer une plainte. Il n'eut pas
une goutte d'eau à boire. Ses lèvres desséchées laissaient échapper un râle sac-
cadé, mais elles gardèrent le secret de l'or. Les misérables se relayèrent pour
l'empêcher de dormir, l'insomnie faillit le tuer. Il fut pris de crampes, de nau-
sées, de syncopes. Il ne parla pas.
Benoît assistait impassible à cette longue agonie. Dix années écoulées n'a-
vaient rien enlevé à sa brutalité ; mais, comme il le disait avec son hideux sou-
rire de tortionnaire, il avait plus de « méthode » que jadis. Maintenant qu'il
opérait pour son propre compte, et sans entraves, il pouvait donner carrière
à sa cruauté.
Il était né féroce, et comme ses instincts se trouvaient d'accord avec ses inté-
rêts, il éprouvait une véritable jubilation de bourreau amateur qui trouve une
occasion de donner l'essor à son dilettantisme.
— Tu vas le tuer, disait Tinguy. La belle avance, s'il meurt entre nos
mains.
— Tais-toi donc, poule mouillée. Est-ce que ça crève comme ça, un Peau-
Rouge ! Et d'ailleurs, il est à point, maintenant. Je te garantis qu'il va être

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
223
raisonnable avant ce soir. La preuve, c'est que pendant que Bonnet va l'empê-
cher de dormir, soit en lui chatouillant les pieds avec des épines d'aouara, soit en
lui ratissant le cuir avec une branche de counanan, nous allons tout préparer
pour le départ.
« Il nous faut au moins pour trois mois de provisions. Heureusement que
ma soute aux vivres est copieusement garnie. L'arrimage dans le canot sera
l'affaire de deux heures à peine. Allons, un bon coup de « sec » pour vous
remonter.
« Toi, Bonnet, mon fils, veille au grain.
— A pas peur, répondit le forçat avec un rire semblable au glapissement
d'une hyène.
Les trois gredins entassaient rapidement les b a r i l s , les caisses et les
ballots, quand un cri, qui n'avait rien d'humain, vibra dans la nuit. C'était
un appel déchirant, renfermant tout ce qu'une créature peut endurer d'an-
goisses, révolte suprême de la matière animée contre la souffrance arrivée à son
paroxysme.
— Mais, il le tue, s'écria Tinguy, moins féroce, ou peut-être plus avare.
— Laisse donc, s'il crie si fort, il n'y a pas de danger. Jamais un homme qu'on
tue ne vocifère de la sorte. Tu devrais savoir, ricana-t-il, qu'on dit que les grandes
douleurs sont muettes.
— Tout ça, c'est possible. Mais, si à force de le charcuter ainsi on lui colle une
bonne fièvre
— La quinine n'a pas été inventée pour les chiens, et bien qu'un Peau-Rouge
ne vaille pas mieux, on lui en administrera en temps et lieu.
— Tu as réponse à tout. Mais j e voudrais bien ne pas l'entendre
Un second cri plus désespéré, qui se termina p a r un rauque hurlement lui
coupa la parole.
— Je ne croyais pas que Bonnet fût si habile. Voyez-vous ça. L'Indien était
allongé comme un Mouton-Paresseux, maintenant le voilà qui chante comme
le Héron-Butor.
« Décidément, il est à point. Rentrons à la case, maintenant que la pirogue
est parée à marcher.
Ils arrivèrent au carbet à peine éclairé par les flammes du foyer. Jacques,
tordu p a r la douleur, les yeux éteints, la face convulsée, claquait des dents et
râlait. Son bourreau, assis en face, dardait sur lui son regard mauvais. Un
sourire diabolique plissait ses lèvres minces, et sa face de putois aux joues
plates, au menton absent, avait comme des crispations de bien-être.

224
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Voici ce qu'avait inventé le misérable. Il s'aperçut que l'infortunée victime,
abattue par le jeûne, terrassée par l'insomnie, ne sentait plus les piqûres des
épines.
— C’t’animal là a la peau plus dure qu'un maïpouri. Ça s'enfonce comme
dans une pelote, et il ne fait seulement pas ouf! Attends un peu, mon bon-
h o m m e . . . .
Il avisa un fusil à baguette accroché au-dessus du foyer en prévision de l'hu-
midité, retira cette baguette, assujettit le tire-bourre, puis hésita un moment.
Il se tâta partout, se pinça comme s'il eut cherché l'endroit le plus sensible.
Puis, il sourit. Il avait trouvé.
Saisissant alors une des mains de l'infortuné immobile, et ligotté comme un
condamné à mort, il placa le tire-bourre au bout de l'index, puis tourna lente-
ment la baguette. L'instrument se compose, comme l'on sait, de deux spirales
opposées, se terminant par deux pointés éloignées l'une de l'autre d'un demi
centimètre. L'une pénétra sous l'ongle, pendant que l'autre s'enfoncait sous la
peau. La chair blêmit, une goutte de sang perla. La torsion fut tellement éner-
gique, que l'acier cria sur l'os.
Jacques, secoué p a r une terrible commotion, sortit de sa léthargie, et jeta le
premier cri.
— Parleras-tu? lui dit d'une voix sifflante le bandit. Nous diras-tu où est
l'or ? Nous conduiras-tu ?
— Non rugit l'héroïque enfant, les dents serrées, la poitrine haletante.
Le forçat donna encore un t o u r . . . puis un autre. La sueur ruisselait sur le
corps du martyr. Sa bouche écumait. Un hurlement lui échappa.
— Puis, tu sais, quand on t'aura chatouillé comme ça les mains, ce sera le
tour des pieds. Allons, ne fais pas la bête...
« Eh bien ! Kalina, es-tu décidé à nous servir de guide? termina-t-il en don-
nant un coup sec qui faillit déraciner l'ongle.
Jacques râlait.
— Oui... oui...
— Les trois complices arrivaient à ce moment.
- Jure-le.
— Oui... j e l e . . . j u r e .
— Où est l'or?
— Remontez... le Maroni... pendant...
La voix devint inintelligible.
— Pendant combien de temps, reprit le bourreau en tordant le doigt mutilé.

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
223
« Qui vive » I (Page 218.)
— Six j o u r s . . . Oh ! misérable.
— C'est bon... c'est bon... et après?
— ... La crique !...
— Quelle crique ? A gauche, à droite. Allons, dépêchons-nous.
— A gauche... la sixième... après... le rapide.
— Allons, en voilà assez, intervint Benoit. Nous avons six jours devant
29

226
L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
nous. Quand nous aurons bourlingué pendant ce temps sur la rivière, nous
viserons.
« Sacrebleu ! Bonnet, quel bon juge d'instruction tu fais, mon camarade.
— Peuh ! répondit modestement le bandit en retirant doucement le tire
bourre, les curieux (magistrats) ne savent pas leur métier.
— Oui, oui, j e comprends. S'ils employaient des petits moyens comme ceux-
là, il n'y a pas un fagot qui garderait sa tête sur ses épaules. Ils vous videraient
comme des lapins.
- Ça, c'est sûr. Aussi, l'on ne dit à l'instruction que ce qu'on veut bien laisser
perdre, et j e t'assure qu'il n'y en a pas un qui endurerait, pour sauver sa peau,
la millième partie de ce que ce Peau-Rouge de malheur a souffert.
— Enfin, puisqu'il consent, cela m'épargnera la peine d'employer mes petits
moyens.
— Tiens, c'est vrai. Tu m'avais dis que tu avais aussi un procédé p o u r le faire
parier. Peut-on connaître ta recette?
— Gomment donc, mais avec joie. Six pouces de mèche soufrée autour des
orteils, et j e te garantis qu'il aura beau mettre à ses mâchoires la serrure d'un
coffre-fort, il faudra qu'il parle.
— C'est parfait, et tu t'y entends, répliqua le bandit en accompagnant son
hideux éloge d'un sourire plus hideux encore.
- .—.Et maintenant, en route, mes agneaux. Votre évasion va être connue d ' i c i
;peu. Avant quatre heures les embarcations du pénitencier fouilleront les deux
rives, et il ne fera pas bon ici. D'autant plus que j e ne dois pas être là-bas en
odeur de sainteté.
« Ah ! si j'étais encore là, grogna-t-il en fronçant le nez comme un limier en
quête.
— Avec ça que t'en ferais beaucoup plus long que les autres, fit Tinguy, en
versant le coup de l'étrier. Je me suis laissé dire par les copains qu'il y a une
dizaine d'années, t u as été joliment refait p a r un malin.
— Oui, riposta rageusement l'ancien garde-chiourme. Un malin comme tu
dis. et qui en aurait mangé quatre comme vous. Pourtant si j e n'avais pas eu
une patte croquée ce jour-là p a r un tigre, j e vous f...iche mon billet que je
l'aurais bridé comme ce Peau-Rouge de quatre sous.
— Un tigre, s'écrièrent les trois coquins, intéressés comme les reclus à la
perspective d'une histoire dramatique. Il y avait un tigre.
— Oui, et il était de taille. Eh bien ! ce fagot de malheur lui a coupé, d'un
seul coup de sabre, le cou comme à un poulet.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
227
— Eh bien I et toi, qu'est-ce que tu faisais pendant ce temps-là?
— Moi, j e me pâmais comme une carpe entre les deux morceaux du tigre.
— Et le fagot marron... qu'est-ce qu'il t'a fait?
— C'est pas ton affaire... répondit brutalement Benoit. En route.
Cinq minutes après, la pirogue immergée jusqu'à cinq centimètres du plat-
bord glissait silencieusement sur les flots du Maroni. Jacques, les jambes
entravées, avait les mains libres. Il dévorait avidement un morceau de gigot de
kariacou. Son œil noir reflétait une haine féroce.
— Le secret de l'or est mortel, avait-il dit en prenant pied dans la chaloupe.
Je vous conduirai, mais il vous tuera. Nous mourrons tous, termina-t-il avec
une joie sauvage.
— C'est bon, reprit Benoit avec son rire bestial. Va toujours, mon garçon ;
nous nous ferons assurer sur la vie. Nos héritiers aurons de quoi s'amuser.
« En attendant, bois, mange, dors si ça te fait plaisir, mais tâche de ne pas
nous mettre dedans, car, tu sais, moi, j e ne ris que quand j e me brûle.
Jacques ne répondit pas.
Six jours après, l'embarcation avait franchi le rapide, pénétré dans la cri-
que indiquée par le jeune homme et s'était arrêtée un moment devant le saut.
Les événements auxquels nous avons assisté au commencement du chapitre
précédent s'étaient accomplis, Jacques était libre, et Bonnet venait de tomber,
frappé à la cuisse d'une flèche indienne.
— Mais, c'est de l'or, s'était écrié Bonoit après avoir essuyé la pointe souillée
de sang !
Les quatre bandits, les yeux luisants, regardaient ce morceau de métal gros-
sièrement travaillé. Le blessé lui-même semblait avoir oublié sa douleur. Il ne
pensait pas à étancher le sang qui coulait en filet noirâtre sur sa j a m b e nue.
De l'or 1
A cette vue, leurs convoitises se réveillèrent plus ardentes que jamais. Ils
louchaient enfin à ce mystérieux pays que nul parmi les blancs n'avait encore
foulé. Leurs vœux allaient être comblés. La légende de l'El-Dorado devenait
une réalité.
Qu'importait que ce premier échantillon du précieux métal arrivât sous la
forme d'un sinistre messager de mort. Au contraire, cet emploi de l'or affecté à
un usage aussi vulgaire, n'indiquait-il pas sa folle surabondance. Qu'importait
aussi l'évasion de l'Indien, dépositaire du fameux secret. Ses premières déclara-
tions, ajoutées à ce que Tinguy avait pu surprendre de sa conversation au péni

228
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
tencier, suffisait à ces hommes résolus, bien pourvus d'armes, d'outils ainsi que
de provisions et ignorant jusqu'à l'ombre d'un préjugé.
Jacques avait dit au docteur et au commandant : « Après deux j o u r s dans la
crique, on trouve sept montagnes ». Or, une éminence boisée se découpait er
bleu intense sur l'horizon pâle. Ils pouvaient conclure avec d'autant plus de
raison que cette montagne était une de celles désignées par l'Indien, que la
provenance de la flèche envoyée par l'archer inconnu ne pouvait être douteuse.
— Rester ici, dit enfin Benoit, ne me semble par sûr. Une pointe en or nevaut
pas mieux qu'une pointe de fer quand elle se trouve au beau milieu du torse.
« En retraite, mes gars, à moins que Bonnet ne veuille profiter de l'occasion
pour servir de cible, et faire cadeau à chacun de nous d'une demi-douzaine de
ces joujoux-là. Ça vaut cent francs comme un liard.
— Merci, j e sors d'en prendre, riposta le bandit qui commençait à pâlir.
— Eh bien ! j e le répète, en retraite. La nuit nous portera conseil.
Ils escaladèrent les troncs et les branchages épars, en soutenant le blessé,
retrouvèrent leur pirogue et atteignirent sans encombre le « patawa » dont les
trois branches se dressaient toujours sur le roc.
Après une longue nuit agrémentée de rêves d'or, les aventuriers résolurent
de pousser activement leur travail de sape et de s'ouvrir un passage. Bonnet
fut laissé à la garde du campement. Sa blessure, peu grave en somme, néces-
sitait pourtant quelques jours de repos.
— Voyez-vous, disait Benoît en remontant la crique jusqu'au barrage
végétal, leurs damnées flèches ne peuvent nous atteindre jusqu'ici. Nous som-
mes d'ailleurs protégés p a r les branchages. Quant à nous prendre à revers, ils
n'oseraient pas. Puis, Bonnet est là avec son fusil.
— Je te l'avouerai entre nous, chef, dit à son tour Mathieu, une espèce d'abruti
sinistre qui ne parlait guère, j e voudrais bien voir un peu clair là dedans.
— Tu n'es pas dégoûté, toi. J'en dirais bien autant.
— Oh I toi, t'as reçu de l'éducation, moi, pas.
— Qu'est-ce que ça vient faire là dedans, mon éducation ?
— Rien du tout. Je veux dire que j e ne m'explique pas pourquoi les p a r t i -
culiers qui ont jeté les arbres dans l'eau n'ont pas attendu que nous soyons
dessous pour nous aplatir.
— Qui te dit que ces arbres ont été renversés à dessein et ne sont pas tombés
tout seuls.
— C'est bien possible. Mais la flèche qui a traversé la cuisse de Bonnet, n'est

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
229
pas partie toute seule. Eh bien ! pourquoi le particulier qui l'a lancée ne la
lui a-t-il pas plantée au beau milieu de la poitrine ?
— Qui sait s'il n'y essayait pas.
— Mais non. Tu n'ignores pas qu'un Indien ne rate jamais son coup. Nous
les avons tous vus décrocher du h a u t des arbres des coatas (singes noirs) ou des
parraquâs (sorte de faisan). I l en est même qui ne manquent pas à trente
mètres un citron piqué au bout d'une flèche plantée en terre.
— Alors, tu leur en veux de n'avoir pas traité Bonnet comme un « c o a t a » ?
— T'es bête. Je ne leur en veux pas. J e m'en étonne. Il était si facile de nous
démolir un à un. Ça m'inquiète, moi. Et toi, Tinguy ?
— C'est ben la peine de se faire du mauvais sang pour si peu de chose. Moi,
je crois que s'ils ne nous ont pas échenillés l'un après l'autre, c'est qu'ils n'ont
pas osé, ou bien...
— Ou bien, interrompit Benoît, qu'ils ne croyaient pas qu'un gibier comme
nous valût la flèche pour le tuer.
« Allons, assez bavardé. A l'ouvrage. Il y a là dedans de quoi bûcher ferme.
Les trois hommes s'escrimaient depuis près de trois heures de la scie, du
sabre et de la hache. Tel était leur acharnement, telle était aussi la vigueur de
leurs corps endurcis à tous les travaux de force, qu'ils ne semblaient pas sentir
les ardentes morsures du soleil. La sueur ruisselait sur leurs torses qui fumaient
comme des solfatares. Mais aussi la besogne avançait. Ces réprouvés étaient de
rudes travailleurs. Les coups se précipitaient, emplissant l'étroite vallée de leurs
sonorités, et se répercutaient à l'infini sur les cimes pressées des arbres
géants.
Pendant trente-six heures, ils bûchèrent avec une énergie farouche, sans
que rien ne vînt entraver leur travail. La voie était libre. Un chenal large d'un
peu plus d'un mètre coupait le monceau de troncs et de branches.
Ils rechargèrent patiemment les provisions dans la pirogue, abattirent le
« p a t a w a », et installèrent commodément Bonnet au centre, sur un matelas de
feuilles fraîches. La blessure du mécréant commençait à se cicatriser grâce à
de continuelles effusions d'eau froide, le meilleur des sédatifs.
— Tout est paré, n'est-ce pas, les enfants, dit le chef.
« En avant, et au petit bonheur !
Le bonheur fut en effet de courte durée. Le canot venait à peine de s'en-
gager dans l'étroit chenal, et s'avançait lentement, pour éviter de heurter les
branches, qu'une singulière musique se fit entendre dans le lointain, à trois ou
quatre cents mètres en amont de l'obstacle.

230
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
C'était comme un solo de flûte, dont les notes basses très douces, semblant
glisser sur les eaux tranquilles, devaient se répercuter fort loin. Cette mélodie
primitive, traînante, lente plutôt, peu variée, n'était pas sans charme, bien que
légèrement énervante. Quiconque eût vécu quelque temps chez les Galibis de la
côte, chez les Roucouyennes ou les Oyampis de l'intérieur, eût de prime abord
reconnu le son de la grande flûte indienne, faite avec un long tuyau de bambou.
La mélopée s'arrêta au bout de cinq à six minutes, et reprit aussitôt, sans
transition aucune, une octave au-dessus. Les sons devinrent stridents, et produi-
sirent une impression tout autre. A la molle langueur provoquée par le premier
motif, succédait brusquement une sensation désagréable d'agacement. Des
chiens mélophobes eussent poussé des hurlements désespérés.
Les quatre aventuriers devinrent inquiets. Benoît, la forte tête de l'associa-
tion, rompit le premier le silence.
— C’te musique-là ne me dit rien qui vaille. J'aimerais mieux une franche
attaque. Ces vermines nous voient parfaitement. Que diable peuvent-ils bien
nous vouloir avec leurs sifflets de montreurs d'ours.
« Mathieu, et toi, Tinguy, souque ferme. Moi, j e vais veiller au grain.
Il saisit un fusil qu'il a r m a en disant à Bonnet :
— Eh I toi, clampin, empoigne-moi aussi un flingot. Si tu n'es pas bon pour
la nage, tu peux encore envoyer proprement un coup de chevrotines à son
adresse.
— O u i chef, répondit brièvement le blessé. Donne.
La musique recommençait avec des intonations basses d'une mollesse et d'une
douceur infinies. Les sons qui semblaient se rapprocher partaient de la rive
ennemie.
— Mais qu'est-ce qu'ils nous veulent, enfin ? gronda l'irrascible aventurier.
Il sut bientôt à quoi s'en tenir. L'embarcation venait de franchir le barrage
végétal, et les quatre hommes virent avec plus de surprise que de crainte, la
rivière couverte de feuilles de moucoumoucou ( caladium arborescens) qui reliées
ensemble par des lianes, formaient une série de petits radeaux d'une superficie
de deux mètres carrés environ.
La flotille s'étendait à perte de vue et descendait très lentement en suivant
le courant à peine sensible en cet endroit.
— Si c'est avec ça qu'ils prétendent nous arrêter, ils perdent vraiment leur
temps, murmura Benoît. Nous allons passer à travers ces feuillages, comme
une lame de sabre dans une motte de saindoux.
Comme les radeaux se rapprochaient en raison de la vitesse imprimée à la

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
231
pirogue, le chef s'aperçut bientôt qu'ils portaient des êtres vivants, animés
de singuliers mouvements. Il était debout. Ses compagnons le virent tout à
coup pâlir affreusement. Ses yeux dilatés par une folle épouvante semblaient
rivés sur un point invisible. Ses lèvres tremblaient, sa respiration r a u q u e et
saccadée pouvait à peine s'échapper de sa bouche t o r d u e . La sueur ruisselait
en nappe de ses joues sur sa barbe.
Cette terreur chez un tel homme était effrayante à voir.
— Oh ! Les démons, râla-t-il... fuyons !... nous sommes... perdus.
« C'est la m o r t . . . la mort affreuse...
« Les serpents !... des milliers... de serpents... j ' a i peur !...
La musique reprit, aiguë, sifflante, enragée. L'invisible virtuose descendait
la rive, en même temps que les radeaux à la vitesse desquels il subordonnait
sa marche. Les aventuriers n'étaient plus qu'à vingt mètres.
Un spectacle terrible s'offrit à leurs regards. Comme venait de le dire l'ancien
garde-chiourme, toute cette surface feuillue était littéralement couverte de
serpents. Il y en avait de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toutes
les grosseurs. Tous les ophidiens de la Guyane semblaient s'être donné rendez-
vous sur cet étroit espace.
Ce farouche équipage de l'étrange flotille descendait lentement, à l a suite
du flûtiste toujours invisible, et dont la musique les faisait passer en quelques
instants du calme le plus complet à la plus violente colère. Tantôt, ils retom-
baient rigides, comme cataleptiques sur les feuilles ; tantôt, ils se dressaient
prêts à s'élancer, repliés sur eux-mêmes, la tête droite, les machoires béantes,
la langue mobile, sifflant furieusement. Là, le terrible crotale agitait ses
grelots ; ici, le formidable grage ( trigonocéphale) tordait ses anneaux robus-
tes à côté de l'agile serpent corail, à l a morsure sans remède, qui semblait
jouer avec le petit aye-aye, à la dent mortelle ; plus loin le serpent-chasseur, à
la peau tigrée, le plus audacieux de tous, semblait gourmander le serpent-liane,
vert tendre, à l'allure paresseuse, long de trois mètres, et gros à peine comme un
porte-plume.
De chaque côté, s'avançait, comme s'ils eussent dédaigné ces frêles appuis,
l'imposante troupe des couleuvres colossales, des boas monstrueux, des pythons
géants qui émergeaient de plus d'un mètre en arrondissant ainsi que des cous
de cygne, leurs gorges jaunes, vertes, bleues, ou roses. Tout ce monde de
reptiles se tordait, nageait, rampait, sifflait, entourant les forçats fugitifs d'un
centre fantastique, et emplissant l'air d'une écœurante odeur de musc.
Los quatre hommes, glacés d'horreur, virèrent sur place en deux coups de

232
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
pagages. Il était temps, quelques secondes plus tard, ils se trouvaient au beau
milieu des ophidiens. Le h a u t de la rivière, fermé comme p a r une muraille à
pic de cent pieds de haut, leur était absolument inaccessible. Ils enfilèrent,
frissonnant de peur, l'étroit chenal qu'ils venaient de franchir et débouchèrent
haletants, suant de peur, claquant des dents, près de la barre rocheuse.
Comment descendre? La chute avait près de trois mètres de contre-bas. Il ne
fallait pas songer à franchir ce rapide avec la pirogue qui se fût infaillible-
ment brisée. D'autre part, comment s'échapper? A gauche, s'étendaient le
grands bois, défendus par les hommes qui lançaient les flèches d'or ; à droite,
les savanes noyées ; en bas, l'abîme écumant. La situation des bandits semblait
désespérée. La musique continuait toujours. Les serpents avançaient avides
d'entendre cette mélodie fascinatrice. Les radeaux en feuilles de moucoumou-
cou s'arrêtèrent devant l'obstacle formé p a r les arbres abattus. Les reptiles les
abandonnèrent et se mirent à franchir les branchages épars.
Ce fut un spectacle vraiment étrange et terrible que la vue de ces milliers
d'ophidiens, de toute espèce, de toute nuance, de toute grosseur, s'enroulant
aux branches, dardant leurs langues fourchues, formant comme un lacis
d'anneaux flexibles, se nouant et se dénouant sans cesse, et avançant toujours
en suivant cette route aérienne.
L'implacable virtuose ne s'arrêtait pas, et les aventuriers voyaient avec
terreur se rapprocher le moment où ils seraient complétement cernés. Peu à
peu, cependant, le rythme se ralentit, les sifflements s'apaisèrent, et la terrible
troupe fit halte un peu en avant de l'abatis, mais tout en semblant prête à
repartir au premier signal.
L'avant-garde n'attaquait pas, mais l'attitude de ceux qui la composaient
indiquait clairement aux aventuriers stupides d'épouvante, qu'il leur était for-
mellement interdit d'aller plus loin. Benoit s'en aperçut. Loin de vouloir recon-
naître que le mystérieux musicien, qui eût pu d'un seul coup le donner en
pâture lui et ses compagnons aux monstres énervés se contentait de rester sur la
défensive, l'ancien garde-chiourme crut qu'il hésitait. Il eût volontiers taxé sa
longanimité de faiblesse.
— Non, grognait-il, nous ne serons pas venus jusqu'ici pour nous en aller
bredouille. Attendez une minute seulement. Je vais profiter de ce moment de
répit pour relever à la boussole la direction des montagnes, et l'angle qu'elles
font avec la crique.
« On ne sait pas ce qui peut arriver. Là... voilà qui est fait, termina-t-il après

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
233
Acculés par cette armée de serpents. ( P a g e 2 3 4 . )
avoir orienté rapidement sa boussole et écrit au crayon quelques notes sur son
carnet.
— Allons-nous-en, chef, gémissaient plaintivement Tinguy et Mathieu, qui,
pâles, les lèvres blanches, la chemise collée au torse, grelottaient de terreur.
« Descendons le canot, puis les vivres, et retournons au Maroni, la partie est
perdue pour le moment.
3 0

234
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Non, elle n'est pas perdue, riposta-t-il d'une voix brève. Il nous
reste un atout en main.
— Que veux-tu donc encore nous faire faire ?
— Ne voyez-vous pas qu'un de ces radeaux de moucoumoucou, arrêté
d'abord par les arbres, s'en va lentement à la dérive, à travers la savane
noyée.
— Tiens, c'est vrai, fit Bonnet en scrutant de son regard aigu de putois les
eaux piquées de joncs clair-semés.
— Mais, qu'est-ce que cela prouve ? reprit Tinguy de son ton pleurard.
— Cela prouve, espèce de poule mouillée, qu'un courant, quel que faible
qu'il soit, traverse la savane. Puisqu'il y a un courant, les eaux doivent néces-
sairement se déverser de l'autre côté. Je suis certain maintenantque cette savane
est un lac plus ou moins grand, auquel aboutit nécessairement une rivière qui
tombe ou dans le Maroni, ou dans une crique plus large que la première.
— Eh bien I après ? A quoi cela peut-il nous servir ?
— A ne pas descendre ce damné saut auquel nous fommes acculés par cette
armée de serpents, dit-il non sans un frisson. Au lieu de revenir sur nos pas,
nous allons obliquer sur la droite. Maintenant que j ' a i la direction des monta-
gnes, que nous pouvons appeler les montagnes de l'or, il nous sera facile d e
calculer notre route, et si par bonheur cette rivière qu'il nous faut trouver,
remonte dans les terres au lieu d'aller se perdre dans le Maroni, nous sommes
sauvés.
Bien que ce colloque eut été rapide, le meneur de serpents sembla s'impa-
tienter. Il avait commandé la halte, mais sans doute par un sentiment de
magnanimité dont les quatre mécréants profitaient, en dépit de leur indignité.
Il espérait sans doute que la leçon leur profiterait, et qu'ils allaient séance
tenante déguerpir. Voyant qu'ils n'accomplissaient pas la manœuvre indiquée
par la configuration de la rivière, c'est-à-dire, comme l'avaient demandé
Mathieu et Tingu}', le transbordement des vivres et de la pirogue, il tira de sa
flûte un son aigu et prolongé.
Cette note sembla l'appel aux armes qui éveille un corps expéditionnaire, et
fait bondir à leur poste de bataille les soldats enfiévrés par la perspective de
la lutte prochaine.
— Tu vois, reprirent les forçats revenus soudain à leurs terreurs.
— La paix ! capons. J e n'en mène pas beaucoup plus large que vous. Vous
êtes ici pour votre peau, moi aussi, et je n'ai pas plus que vous envie d'en
laisser le moindre morceau entre les crocs de ces sales bêtes.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
235
« Aux pagayes. Nous filons droit à travers la savane. Je gouverne sur cette
grosse tache j a u n e , qui doit être une ébène en fleurs, et se trouve à près d'un
kilomètre.
« C'est p a r é ? . . . Pousse !... »
La pirogue, sollicitée par huit bras vigoureux, — Bonnet, en dépit de sa bles-
sure voulut collaborer au salut commun, — vola sur les flots endormis de la
savane.
C'est en vain que le flûtiste tira de son instrument les sons les plus propres à
accélérer la marche des serpents et à exciter leur colère, les bandits s'échap-
paient sur la droite, et le charmeur immobilisé sur l'autre rive ne pouvait pas
les appeler sur leurs traces.
— Va, mon bonhomme, siffle à ton aise. Si tu n'as pas une bonne pirogue
toute parée à marcher, nous allons te brûler lestement la politesse.
« A une autre fois, et si jamais j e te reconnais, j e ne veux pas te laisser sur
les os un morceau de peau grand comme une pièce de dix sous. »
L'imminence du premier péril étant conjurée, les quatre malandrins se ras-
sérénèrent. La savane noyée avait jusqu'alors assez de fond pour leur permettre
de naviguer sans encombre. Leur canot glissait silencieusement sur les eaux
lourdes, et frôlait les plantes aquatiques d'où s'élevaient des essaims de marin-
gouins.
— Mais, cette savane est un lac, un vrai lac, dit Benoît. Sacrebleu, on dirait
du plomb fondu. N'importe, à côté du plomb, il y a l'or, n'est-ce pas, Bonnet.
« A propos, et ta j a m b e ?
— Ça ne va pas mal. Je compte être prochainement guéri. Je continue les
compresses d'eau mêlée d'un peu de tafia, et j e m'en trouve bien.
— C'est parfait. Nous avons eu plus de peur que de mal. Mais, il était grand
temps, et nous l'avons échappé belle. Après tout, on n'a rien sans peine.
« Il ne fallait pas nous attendre à voir tomber les lingots d'or tout monnayés.
En somme, nous avons obtenu un résultat assez satisfaisant. Le temps et la
patience feront le reste.
— C'est égal, reprit Tinguy, sur les pommettes émaciées duquel le sang ne
revenait pas vite, j e donnerais bien quelque chose pour savoir quels sont ceux
auxquels nous devons cette terrible échauffourée. Tu ne sais rien là-dessus,
toi, chef, qui connais tant de choses ?
— Que veux-tu que j e dise, répondit celui-ci, évidemment flatté dans son
amour-propre par la naïve admiration du coquin. Je donne ma langue à tous
les caïmans de la colonie. Mais si j'ignore quels sont ceux qui veulent nous

236
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
empêcher de passer, je suis parfaitement édifié sur les motifs qui les font agir.
« Pour moi, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, nous sommes sur les con-
fins du pays de l'or. Nos mystérieux ennemis ne se seraient pas mis ainsi en
quatre pour nous arrêter si cela n'en eût pas valu la peine.
« Aussi, nous allons par tous les moyens possibles chercher un trou pour
nous glisser dans ce paradis des lingots. Mais, voyez donc, si tout ne semble pas
en or ici. Cette ébène avec ses fleurs jaunes, ces cassiques, avec leurs plumes
d'or, ces plantes aquatiques, recouvrant la savane d'une nappe d'or.
— Ça, c'est vrai, s'écrièrent comme un seul homme les trois pagayeurs, qui,
en dépit de leur prosaïsme, se sentaient remués à la vue de l'incroyable
splendeur de la nature.
Il est vrai qu'elle revêtait avec une folle profusion la couleur du métal qu'ils
allaient conquérir, et qu'elle se parait pour eux comme une sultane, peu scru-
puleuse dans le choix de son entourage.
Celte étrange navigation sur des eaux mortes continua bien longtemps. La
savane semblait interminable. Les aventuriers pagayaient toujours, sans que
la fatigue pût avoir raison de leur farouche énergie. Ils contournaient des
massifs immenses de plantes géantes d'où s'envolaient effarés des oiseaux aqua-
tiques, troublés pour la première fois dans leur solitude. Ils s'enlisaient dans
des bancs de vases molles, s'accrochaient à des racines, s'empêtraient dans des
lianes, rien n'arrêtait leur ardeur. Ils employaient à surmonter ces obstacles
toute leur patience, cette patience de forçats qui fait tomber les fers, ouvre
les geôles et troue les murailles.
A peine s'ils prenaient le temps de manger. Toutes leurs forces, toutes leurs
facultés se concentraient dans une seule fonction : la manœuvrr des pagayes.
Le soir, ils ralliaient la côte, amarraient les hamacs aux basses branches, et
dormaient au dessus des flots tranquilles, avec autant de calme que si leur cons-
cience eût été à l'abri de tout reproche, et que le linceul des Européens n'eût
chaque nuit servi de drap à leurs corps de réprouvés.
Quels admirables résultats eussent produit cette force, cette intelligence
honnêtement mises au service d'une bonne cause I
Benoît relevait toujours la route. Le bord extérieur de la savane, opposé à
la rive de la crique aux serpents, décrivait une longue courbe qui ramenait les
quatre hommes vers l'intérieur des terres. C'était une bonne fortune pour eux.
Ils avaient parcouru un quart de cercle dont les rayons aboutissaient aux mon-
tagnes de l'or.
Les prévisions du chef étaient pleinement confirmées jusqu'à ce moment. Si

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
237
les terres noyées affectaient encore pendant trois jours cette courbure, ils espé-
raient prendre à revers la région inconnue vers laquelle tendaient tous leurs
efforts. Ils auraient parcouru une demi-circonférence, et devraient se trouver
à l'extrémité opposée de la ligne passant par les montagnes, dont Benoît avait
relevé la position.
Peu importait, d'ailleurs, que ce relevé fut rigoureusement exact, la vue de
ces montagnes suffirait plus tard à les guider quand ils jugeraient opportun
de s'en rapprocher.
Le matin du quatrième jour, ils s'aperçurent que la rive semblait s'enfuir
sur la droite et qu'un léger courant se faisait sentir. La chose était d'autant
plus facile à constater, que les eaux tenaient en suspension de nombreux cor-
puscules rouges de peroxyde de fer. La ligne circulaire se rompait lentement,
et s'allongeait en forme d'estuaire.
— Allons, dit le chef, il faut prendre le temps comme il vient, et le terrain
comme il est. La savane se dirige certainement dans une crique. Où va cette
crique ? Nous le saurons avant peu.
Il était, en effet, impossible de rien préjuger quant à sa marche. Les cours
d'eau de la Guyane offrent cette particularité, qu'ils ne suivent pas fatalement
les vallées encaissées par les collines. Souvent même ils affectent une direction
perpendiculaire aux plans montagneux, et arrivent au fleuve dont ils sont
tributaires, en formant une série de rapides.
La crique alimentée par la savane noyée pouvait aller indifféremment à
gauche ou à droite. La pirogue s'engagea donc dans cette dépression, analo-
gue à la queue d'un étang, puis, les bords plats, couverts de plantes aquatiques
se resserrèrent. Cà et là on vit émerger des roches à ravets. L'eau devint de
plus en plus chargée de peroxyde de fer. Bientôt la rivière n'eut pas plus de
dix mètres de largeur.
La navigation dura une journée encore. Les roches devenaient aussi plus
nombreuses. Benoît, qui avait l'expérience des grands bois, comprit qu'avant
peu l'on arriverait à une chute. Cette perspective le contrariait d'autant plus
qu'il tournait à ce moment le dos au pays de ses rêves. Un grondement sourd
vint bientôt l'avertir que ses prévisions étaient réalisées.
Que faire? Descendre plus longtemps était impossible. Revenir sur ses pas
était périlleux pour le moment. Le digne argousin était fort perplexe. Ce furet
de Bonnet, qui, en dépit de sa blessure, avait pagayé sans relâche, sauva la situa-
tion.

538
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Si nous enfilions cette petite crique que j'aperçois là-bas un peu au-dessus
des grosses roches ?
— Tu vois une crique, toi?
— Dame, à moins d'être aveugle. Tiens, là, près de l'arbre mort.
— C'est pourtant vrai, répondit le chef radieux ; pour comble de bonheur
elle s'enfonce sur la gauche. Allons, ça va bien, mes gars. Décidément nous
avons plus de chance que des honnêtes gens.
La pirogue s'engagea sans plus tarder dans la crique large de cinq mètres
environ, mais bien encaissée p a r des berges de soixante centimètres de hau-
teur. Cette crique est un joli cours d'eau, profond, dont le courant ni trop
lent ni trop rapide est extrêmement favorable à la navigation. Elle est en outre
fort poissonneuse, ce qui permet de varier l'ordinaire, composé depuis long-
temps de conserves et de salaisons.
Benoît pense, et avec juste raison, que les montagnes entrevues jadis, les
terrains qui les avoisinent, la grande savane noyée, et les vases molles qui
l'entourent forment un massif relativement élevé, d'où coulent en rayonnant
dans toutes les directions une grande quantité de cours d'eau. Les montagnes
forment le point culminant, les savanes sont le réservoir naturel rempli à la
saison des pluies, et servant à l'alimentation des criques.
Ajoutons, pour l'intelligence de ce véridique récit, que ce massif forme un
véritable plateau, borné au Nord et à l'Ouest par a crique Sparwine, à l'Ouest,
par le Maroni, au Sud, par la crique Abounami.
La limite Est, mal connue, est à environ quinze kilomètres de la crique
Araouni, affluent de la Mana. Ce plateau se trouve p a r 5° 45 et 5° 20 de
latitude Nord. Le côté Ouest passe à peu près p a r 56° 40 de longitude Ouest.
Enfin, son point culminant, très élevé, se dresse presque en face le saut Singa-
Tetey, non loin du lieu où la réunion de l'Awa et du Tapanahoni, forme le
Maroni. Cette montagne, qui s'aperçoit de fort loin, porte le nom de Mon-
tagne-Française.
Un des officiers les plus distingués de la marine française, M. Vidal, lieute-
nant de vaisseau, avait quelques années auparavant, en 1861, exploré cette
région complètement inconnue avant lui. Benoît ne devait pas ignorer cette
brillante expédition, car la mission Vidal était rentrée à Saint-Laurent près
d'une année avant l'expulsion de l'indigne surveillant. Quoi qu'il en soit, il
semblait marcher maintenant à coup sûr, et répétait à satiété :
— Nous tenons le secret de l'or!... C'est sur ce plateau qu'est le clou, le
point central vers lequel doivent tendre tous nos efforts. Nous fouillerons ce

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
239
plateau, nous chercherons une brèche... c'est bien le diable, après, tout si les
gardiens du trésor entretiennent de tous les côtés une armée permanente de
serpents.
Ses compagnons, partageant ses espérances, fouillaient sans relâche de leurs
pagayes les flots tranquilles.
Après deux jours d'énervante et monotone navigation, ils aperçurent une
légère colonne de fumée s'élevant d'une des rives de la crique. Quelques
hamacs de coton blanc se balancaient aux branches, et une douzaine d'Indiens
émergèrent brusquement du lit de la crique, au milieu de laquelle ils prenaient
leurs ébats.
Il était trop tard pour reculer. Les aventuriers résolurent de payer d'audace.
L'attitude des Peaux-Rouges n'était d'ailleurs rien moins qu'agressive, et
Benoît, qu'un séjour de quatre années avec les Galibis de la côte avait fami-
liarisé avec le langage et les habitudes des Indiens, ne désespérait pas de tirer
parti de la rencontre.
On apprêta pourtant les armes afin d'être prêt à toute éventualité, puis, la
pirogue avança lentement. Les quatre hommes étaient à peine à cent mètres du
campement qu'une bruyante fanfare éclata soudain sous la feuillée. C'était un
solo de notes peu variées, mais poussées par un souffle puissant dans l'inévi-
table flûte de bambou, sans laquelle ne marche jamais le chef d'un clan.
Tinguy et Mathieu, les moins résolus de l'équipage, frissonnèrent de la tête
aux pieds. Cette mélopée de sauvage allait-elle faire surgir encore un formi-
dable escadron d'ophidiens ?
Benoît se mit à rire.
— Allons, dit-il, tout marche à souhait, nous sommes signalés, et nous allons
être reçus en amis. Surtout, laissez-moi faire, et témoignez-moi un respect
exagéré. Il faut que j e sois regardé comme un grand chef.
— Mais, qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Mathieu, dont la face, en
dépit des affirmations de son complice, se marbrait de plaques verdâtres.
— Cela veut dire, mon camarade, que chaque chef possède un flûtiste
attaché à sa personne, et qu'il annonce sa présence par une fanfare qui lui est
spéciale.
« Mon Dieu, c'est tout simple. Dans les pays civilisés, il y a la marche des
régiments, des divisions et des corps d'armée. C'est ici à peu près la même
chose.
« Diable! La sonnerie est longue. C'est un grand chef. Moi aussi, bien que

240
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
ma troupe soit peu nombreuse. Quel malheur de n'avoir pas la moindre
trompette !
« B a h ! ça ne fait rien. Je les ferai souffler chacun dans un flacon de geniè-
vre, ils aimeront mieux ça.
— Dis-donc, fit Bonnet, si on les saluait de quelques coups de fusil?
— C'est une idée. Mais attendons une minute encore. Attention, et préparons-
nous.
« Laisse aller! »
Les pagayes furent rentrées dans la pirogue qui rasait le rivage.
— Feu !... cria la voix de l'aventurier.
Et huit détonations éclatèrent à la grande joie des Indiens, qui, ravis de tant
d'honneur, se mirent à cabrioler comme des clowns, pendant que le tambour
mêlait ses plan 1 plan ! p l a n ! sonores aux notes aiguës de la flûte.
Benoît descendit le premier, suivi à distance respectueusement par ses trois
compagnons qui rechargèrent lestement leurs fusils. Comme le bâton est l'in-
signe du commandement dans toute l'Amérique équatoriale, le chef tenait à la
main gauche une longue gaffe à pointe de fer, munie d'un croc. Il avait son
fusil en bandoulière, portait le sabre de la main droite, et n'avait pas, en
somme, une trop mauvaise tournure.
Il fit quelques pas, et s'arrêta, à la vue d'un Indien immobile, à vingt mètres
d'un grand carbet. Cet Indien, la tête ceinte d'un diadème en plumes jaunes
de cassique, le col entouré d'un superbe collier en plumes de poule blanche,
mélangé de plumes rouges et bleues, enlevées au poitrail du toucan, et aux ailes
de l'ara, portait également un bâton. C'était le chef. Il fit deux ou trois pas
encore, et s'arrêta aussi. Une complication d'étiquette allait surgir, et amener
une question de préséance.
Voici pourquoi. Quand un Indien visite un de ses congénères, sa sonnerie
particulière indique son rang. S'il est supérieur à celui chez lequel il descend,
ce dernier, répond p a r sa fanfare, sort de son carbet, vient à sa rencontre
et ne s'arrête que le plus près possible du canot. Il salue, prononce quel-
ques mots de bienvenue, et attend d'être présenté par le nouvel arrivant aux
personnes de son escorte. Cela fait, il l'amène à son carbet, ses femmes tendent
les hamacs, on apporte des cigarettes avec du cachiri, et la fête commence.
Si les deux chefs sont du même rang, le visité s'arrête à mi-chemin du car-
bet au lieu de débarquement. Le visiteur s'avance jusqu'à lui, la présentation
a lieu, et la cérémonie se termine comme ci-dessus. Si le visiteur est un chef

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
241
Dormaient au-dessus des flots tranquilles. (Page 236.)
d'un rang inférieur, l'autre ne sort pas de son carbet, et il le reçoit debout. Si
c'est enfin un pauvre diable, un infime roturier, le capitaine reste tranquille-
ment couché dans son hamac, ses femmes vaquent à leurs travaux habituels.
On l'envoie s'installer dans une case vide où il est, d'ailleurs, comme chez lui;
on lui donne des vivres, mais nul honneur ne lui est rendu.
Ces cérémonies s'accomplissent avec une gravité sans égale, et jamais grand
3 1

242
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
chambellan, la clef d'or lui battant les reins, jamais introducteur d'embassa-
deurs, n'ont pontifié avec plus de souci des règles de l'étiquette, que ces braves
Peaux-Rouges, enluminés de roucou comme des soldats d'Epinal.
Benoît était traité d'égal à égal p a r le capitaine Indien. C'était beaucoup,
mais il s'attendait à mieux. Aussi, resta-t-il immobile, en fixant sur son hôte
an regard hardi jusqu'à l'impudence. Celui-ci, — dernière concession pénible-
ment arrachée à son orgueil, — fit quelques pas.
— Quel est ce capitaine qui reçoit ainsi le grand chef b l a n c , dit avec h a u -
teur l'aventurier, en employant l'idiome indien.
« Ne sait-il pas que je suis le seul grand maître de tous les Tigres-Blancs de
la pointe Bonaparte? L'Indien n'est-il jamais venu à Saint-Laurent? Ignore-
t-il que mes hommes, cent fois plus nombreux que les siens, sont à trois j o u r s
à peine d'ici ? »
Le Peau-Rouge, stupéfait d'entendre un blanc parler sa langue, s'avança
en s'excusant. Ce n'était pas sa faute. Le nouveau venu n'avait pas annoncé
son arrivée par sa fanfare. Il avait entendu dire que le chef de Saint-Laurent
avait des flûtes de cuivre
— On t'a trompé. Je t'ai salué avec mes fusils. En as-tu fait autant ?
La raison était d'autant plus péremptoire qu'il n'avait pas d'armes à feu.
Aussi, le pauvre diable, confus de cette infraction au formulaire de l'étiquette
équatoriale, s'avança-t-il avec les marques du plus profond respect vers cet
être d'essence supérieure, qui possédait en réserve des arguments sans répli-
que.
— Dis-donc, Bonnet, dit-il prosaïquement au blessé qui s'avançait en boi-
tant légèrement, envoie-lui donc quelques coups de sifflet, ça lui fera plaisir.
Le forçat porta aussitôt ses doigts à sa bouche, poussa quelques notes stri-
dentes qui déchirèrent l'air, puis, comme il était passé maître dans cet art
pratiqué par ses anciens compagnons de geôle, il imita le cri du coata (singe
noir), le grincement du toucan, le glapissement du moqueur, le sifflement du
cassique, mais avec une intensité susceptible de déchirer les tympans les plus
endurcis.
Les Indiens restaient en extase. Leur admiration fut d'autant plus vive que
le virtuose n'ayant pas le moindre instrument de musique, accomplissait ce
tour de force en mettant simplement ses doigts dans sa bouche. Aussi, l'auréole
du chef en reçut-elle du coup un lustre tout nouveau.
— Que le capitaine blanc soit le bienvenu chez Ackombaka.
Benoît tendit la main au chef dont il avait entendu parler, car sa réputation

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
243
de bravoure était arrivée jusque chez les Galibis du Bas-Maroni. Ackombaka
signifie : « Qui vient déjà ». Ce nom lui avait été donné, parce qu'il accourait
toujours le premier au lieu du péril, soit à la chasse, soit à la guerre.
Il commandait une fraction importante d'Indiens Emerillons qui avaient
émigré du bassin de l'Approuague, et s'étaient réunis aux débris d'une tribu
de Thïos décimés par l'alcool et la variole.
L'ancien garde-chiourme et ses compagnons furent conduits en grande
pompe au carbet d'Ackombaka, et la fête commença par une plantureuse
absorption de cachiri. Quand la coupe de l'amitié eut été vidée, quand la. ciga-
rette eut été fumée, Benoît, qui avait d'excellentes raisons pour se faire bien
venir des Peaux-Rouges, ordonna généreusement une ample distribution de
genièvre et de tafia : largesse qui le fit bientôt révérer à l'égal d'un Mani-
tou de première classe, tant la passion de l'alcool est invétérée chez ces
malheureux.
La tribu d'Ackombaka, assez nombreuse pourtant, présentait un aspect
misérable. L'armement des guerriers consistait en casse-tête de bois de lettre,
en flèches à pointes fabriquées soit avec un os tiré de la tête de l'aïmara, soit
avec un éclat de radius de coata. Le métal manquait. A peine si l'on comptait
trois ou quatre sabres, autant de haches, et quelques couteaux de cinq sous.
Ces Indiens étaient maigres, comme après une famine, et Ackombaka ne fit
aucun mystère à son nouvel ami de la pénurie dans laquelle il se trouvait. Des
Bonis de Cotica, alliés pour la circonstance avec les Poligoudoux, avaient
ravagé ses abatis, puis s'étaient retirés sans livrer de bataille. Il attendait du
renfort et la récolte prochaine pour prendre une éclatante revanche.
Benoît vit tout à coup le parti qu'il pouvait tirer de la misère des Indiens, et
de leur désir de vengeance. Il avait des provisions, des armes, des haches et
des sabres en notable quantité. Troc pour troc, il offrait à Ackombaka de
l'aider à combattre les noirs, à la condition que celui-ci l'accompagnerait dans
son expédition.
Le Peau-Rouge enthousiasmé accepta. Il fut convenu que l'on enivrerait la
crique. L'on chasserait ensuite le maïpouri, puis les poissons et les pachyder-
mes seraient boucanés. L'on récolterait la plus grande quantité possible de
manioc et d'ignames, et l'on partirait à la suite du chef blanc.
Ackombaka eût bien désiré être, comme l'on dit vulgairement, servi le p r e -
mier, mais Benoît fut inflexible. Le misérable se réservait d'ailleurs, une fois
son but atteint, de se retirer de l'association, et de laisser son allié se débrouil-
ler comme il l'entendrait. Le traité, qui jamais n'est violé, fut signé à la

244
L E S R O B I N S O N S D E LÀ G U Y A N E
manière indienne. Le piaye (sorcier de la tribu) leur tira quelques gouttes
de sang et mélangea ce sang à une large rasade de cachiri, contenu dans un
coui. Les deux alliés en burent chacun la moitié, l'alliance était conclue.
Quinze jours après, une troupe nombreuse, composée de vingt-cinq Indiens
répartis dans six canots, prenait, sous la conduite de Benoît, la direction
présumée des montagnes de l'or.
Ce ne fut pas sans de vives appréhensions que les Thïos et les Emerillons le
suivirent vers ce lieu sur lequel couraient de sinistres légendes. Mais l'aven-
turier leur ayant affirmé que les blancs pénétreraient seuls dans le repaire de
l'esprit des ténèbres, qu'ils auraient ensuite de quoi acheter tout le tafia des
Guyanes réunies, leurs hésitations tombèrent bientôt.
Le voyage se fit sans encombre, et fut couronné d'un plein succès. L'ancien
surveillant avait si bien pris ses mesures, et la configuration du sol fut à ce point
favorable, qu'il put accomplir son évolution avec une rectitude pour ainsi dire
mathématique. Il reconstruisit du côté opposé sa ligne hypothétique, devant
passer par la montagne entrevue jadis de la crique aux serpents, et se pro-
longer par le rapide. Il calcula l'angle formé jadis par cette ligne et l'aiguille
de sa boussole, puis consulta ses notes. On abandonna les canots, qui restèrent
confiés à la garde d'une partie de l'équipage, et les hommes se dirigèrent à
travers bois emportant huit jours de vivres.
Douze heures après, la montagne était en vue. Les quatre blancs laissèrent
leur escorte et escaladèrent rapidement la colline. Ils rencontrèrent bientôt
des traces de culture. Benoît fit signe à ses compagnons de s'arrêter, et, ram-
pant comme un fauve à la chasse, il s'avança sans bruit. Après une heure de
marche silencieuse, il s'arrêta cloué au sol et faillit laisser échapper une
exclamation de surprise, presque de terreur.
— Mais, j e connais cette figure-là 1 m u r m u r a - t - i l . . .

C H A P I T R E I I !
Venfant devenu homme. — L'archer mystérieux. — Moitié I n d i e n , moitié Français. — Le»
bienfaiteurs inconnus. —Dix ans a p r è s . — T r o p grand pour connaître la h a i n e . — L e s é m u -
les de Vauban. — L'or, dit-on, ne fait pas l e b o n h e u r . — Nouvelle recrue- — L e secret de
l a défense.— Qualités indispensables au coureur des b o i s . — Etonnements d'un Peau-Rouge.

— Agriculture coloniale. — L a nature veut qu'on l'aide. — L'hospitalité des « Robinsons
d e la Guyane ». — Un coin de Paradis terrestre sous l'équateur. — « Biftecks » d'oiseaux.
— Du vrai beurre végétal. — On savant inconnu. — Comment le Parisien employait ses
nuits. — Ecolier à trente-trois a n s . — Végétaux indigènes et végétaux importés. — La
cafetière e.i» «r. — Encore le secret de l ' o r i . . .
L'Indien Jacques, son audacieuse évasion accomplie, s'enfonça lentement
sous bois, en cassant de la main droite quelques menues branches, de façon à
laisser une trace presque invisible de son passage. Gomme il était sans armes,
sans provisions, il serait peut-être forcé de revenir à la rivière, qui pouvait lui
offrir plus de ressources que la forêt. Il était en conséquence urgent de pour-
voir aux moyens d'en retrouver la direction.
Il était à peu près certain d'ailleurs de ne s'être pas trompé sur l'origine
du mystérieux signal qui l'avait décidé à brusquer les événements, et à
jouer son va-tout afin de recouvrer sa liberté. Ce signal, employé par les
Indiens de l'intérieur, pour communiquer ensemble à l'insu des étrangers, lui
indiquait, à n'en pas douter, la présence d'amis inconnus, qui depuis long-
temps peut-être suivaient la trace de ses ravisseurs.
Sa supposition allait bientôt se changer en certitude. Après s'être pru-
demment avancé à travers les tiges d'arbustes et d'herbes, géantes qui
couvraient les terrains alluvionnaires bordant la crique, il entendit sur ss
droite un sifflement doucement modulé. Obéissant aux instincts des hommes
de sa race, il s'arrêta, bien que ce bruit n'eût aucune provenance sus-
pecte. S'étant tapi derrière un gros tronc, il attendit un moment, puis avi-

246
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
sant à terre un fragment de roche dioritique, il prit cette roche et en frappa
quelques coups secs sur un des arcabas de l'arbre.
Le sifflement se faisant entendre de nouveau, mais plus rapproché, Jacques
quitte hardiment sa cachette et s'avance dans la direction d'où il est parti. Il
débouche bientôt dans une clairière, et se trouve tout à coup en présence d'un
jeune homme de haute taille, qui, un grand arc et un faisceau de longues flè-
ches à la main, le regarde en souriant.
L'Indien, en dépit de son flegme habituel, est brusquement surpris, presque
effrayé. L'inconnu est pourtant d'aspect non seulement rassurant, mais encore
fort engageant. Il peut avoir une vingtaine d'années. Sa figure, aux traits
réguliers, énergiques, respire une expression de franchise, d'audace même,
que tempère le regard un peu voilé de deux grands yeux noirs à fleur de
tête, aux sourcils épais, aux longs cils. La bouche, meublée de dents éblouis-
santes, est entr’ouverte p a r un bon et cordial sourire. Une forêt de longs che-
veux noirs, aux boucles d'ébène, s'échappe d'une petite toque blanche,
crânement inclinée sur l'oreille, et ornée d'une plume noire de hocco.
Des bras d'athlète, aux biceps énormes, sortent, brunis, dorés par l'ardent
soleil de l'équateur, d'une petite veste sans manches, en tissu blanc analogue
au tricot rayé de bleu des matelots. Le pantalon, de même étoffe, s'arrête au
genou, laissant toute leur liberté aux jambes musclées proportionnellement aux
bras. Les pieds sont nus.
Jacques fait en somme assez piètre figure, avec ses membres grêles et lisses,
devant ce jeune homme à la taille imposante, aux muscles puissants, qui
semble réaliser l'idéal de la force et de l'agilité. Il a entendu dire que l'on
trouve sur les rives de l'Awa, une tribu d'Indiens farouches, qui n'ont avec
leurs voisins nul contact. Ils sont blancs comme les hommes d'Europe, forts
comme eux, enfin, ils ont de la barbe. On les nomme les Oyacoulets. La légen-
de, grossie par la terreur qu'ils inspirent, leur attribue des actes inouïs de
férocité. Jacques est d'autant moins rassuré, que le visage de l'inconnu est
agrémenté d'une barbe brune naissante, fine, duveteuse, une de ces barbes qui
adoucissent les traits au lieu de les durcir. Enfin, bien que son épiderme ait
contracté une teinte violente, fauve, couleur croûte de pain, l'Indien voit bien
que ce n'est pas la nuance mate, sans transparence, qui caractérise la peau café
au lait de ceux de sa race.
— Si c'était un Oyacoulet... se dit le pauvre diable, osant à peine lever les
yeux, incapable de proférer une syllabe.
Le jeune homme rompit enfin le silence.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
247
— E h ! bé, dit-il en employant le patois créole, to qu'à vini côté mo. To savé
parlé créole.
Un immense soupir de soulagement s'échappa de la poitrine du Peau-Rouge.
— Mais, j e parle français aussi, s'écria-t-il radieux, en s'avançant enfin
rassuré et en laissant tomber sa main dans celle que lui présentait son inter-
locuteur. J'ai appris le français à Mana. J'ai été élevé p a r le docteur V..., qui
habite maintenant Saint-Laurent.
« Vous ne connaissez pas le docteur V..., l'ami du commandant supérieur
du pénitencier? » ajouta-t-il non sans une nuance de fierté.
Le front du jeune homme s'assombrit à ces mots. Il répondit d'une voix
sourde, et comme altérée, en employant toujours le langage habituel aux
créoles :
— Non, je ne le connais pas j e ne connais aucun blanc de la colonie.
Jacques, se rappelant soudain les horreurs de sa captivité, son enlèvement,
les indignes traitements infligés par les forçats fugitifs, saisit de nouveau la
main de l'inconnu en s'écriant avec une franchise et une émotion inusitées chez
les Indiens :
— Et moi, qui ne vous remerciais pas tout d'abord du service que vous
m'avez rendu ! Pardonnez-moi, vous, mon bienfaiteur, vous qui m'avez arra-
ché aux mains des bandits ! Grâce à vous, j e pourrai revoir ma femme et mon
père adoptif.
« Je vous dois la vie... Je vous appartiens comme à lui. »
Chose é t r a n g e , c'était l'Indien ordinairement taciturne, sobre de paroles,
et peu susceptible d'élan qui parlait, tandis que le jeune h o m m e , évidemment
d'origine européenne, se taisait et conservait une impassibilité complète. Il y
avait comme un chassé-croisé, une substitution d'habitudes et de maintien.
L'Indien vivant chez les blancs, s'était en quelque sorte francisé. Le blanc
menant la vie sauvage des habitants des bois s'était pour ainsi dire indianisé.
L'un possédait la loquacité de ses parents d'adoption, l'autre conservait la
taciturnité des autochtones de la zône équatoriale.
Depuis que Jacques avait dit qu'il connaissait les blancs de Saint-Laurent, un
motif secret, très impérieux sans doute, semblait accentuer encore ce mutisme
exempt d'ailleurs de froideur.
Le Peau-Rouge, tout entier à sa reconnaissance, n'avait rien remarqué. L'im-
mensité du service rendu lui interdisait toute question indiscrète. Si son bien-
faiteur ne jugeait pas à propos de lui faire de confidences, c'est qu'il avait ses
raisons, et Jacques n'en demandait pas davantage.

248 L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Ils s'étaient remis en marche. L'inconnu s'avançait le premier, avec une
agilité indiquant qu'il était depuis longtemps rompu aux pénibles périgrina-
tions à travers les grands bois. Il suivait sans hésiter une direction absolu-
ment rectiligne, sans même avoir besoin de chercher des points de repère,
comme si tous les recoins de la sombre immensité lui eussent été depuis long-
temps familiers. L'Indien ne pouvait assez s'étonner de cette force, de cette
souplesse, de cette assurance devant laquelle il restait tout interdit, en dépit
de sa subtilité d'enfant de la nature. Il ne pouvait comprendre une telle habi-
leté chez un homme d'une autre race, et, loin d'en être jaloux, il manifestait à
chaque instant l'admiration que lui inspirait son compagnon.
Un sourd grondement arrêta soudain le flux de ses paroles. Il chercha
machinalement une arme absente, et s'écria tremblant :
— Le tigre !...
Le jeune homme sourit sans répondre et s'avança en sifflant.
Un énorme j a g u a r , à la robe éblouissante, aux yeux luisants, à la gueule
hérissée comme une palissade, bondit aussitôt, puis, à la vue du nouveau
venu, fît entendre un ronron de chat en belle h u m e u r en présentant son front
à une caresse qui ne se fit pas attendre.
Jacques, pétrifié, la bouche sèche, la langue paralysée, les yeux dilatés par
l'épouvante, n'osait plus faire un seul mouvement. Le redoutable félin jetait
de temps en temps vers lui un regard qui le faisait claquer des dents, et le
pauvre diable croyait réellement sa dernière heure arrivée, en dépit du sou-
rire encourageant de son mystérieux bienfaiteur.
— La paix, Cat, dit ce dernier, en employant une langue totalement incon-
nue à l'Indien. La paix ! Cet Indien est un ami, vous l'aimerez aussi, vous
entendez.
« A propos, reprit-il en créole, comment t'appelles-tu ?
— Jacques, articula-t-il faiblement.
— Eh bien ! Jacques, mon ami, n'aie pas peur de Cat. Il est aussi doux
’une biche. — Li plis doux passé kariakou. — Allons, caresse-le donc un peu,
pour fair connaissance.
Jacques étendit machinalement une main moite et crispée. Le jaguar, en
animal bien élevé, baissa la tête, s'allongea sur le dos et se mit à folâtrer.
— Là, tu vois bien qu'il ne te veut pas de mal. Cat n'est méchant qu'avec les
mauvaises gens.
Plusieurs voix joyeuses, mais contenues, se firent entendre derrière un rideau

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
249
« Que le capitaine blanc soit le bienvenu. » (Page 242.)
de lianes, le jaguar s'échappa dans la direction d'où elles venaient, suivi
bientôt du jeune homme et de l'Indien un peu rassuré, mais toujours stupéfié
de l'étrange familiarité de son nouvel ami avec le farouche quadrupède.
Au milieu d'un pêle-mêle inouï de branchages fracassés, de troncs broyés, de
lianes rompues, se tenaient, immobiles, six hommes. Cinq blancs et un noir.
Les blancs, vêtus à peu près comme le nouvel arrivant, étaient armés d'arcs
32

250
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
de flèches, et de sabres grossiers. Celui qui paraissait le chef, pouvait avoir
quarante-cinq ans.
Il avait avec le jeune compagnon de l'Indien une étonnante ressemblance.
Mêmes traits, mêmes yeux, même sourire bon et doux, même vigueur d'athlète.
Mais, les traits étaient fouillés, les cheveux blancs aux tempes, la barbe grise.
Près de lui se tenaient trois beaux jeunes gens, dont l'un presque un enfant,
âgé de treize à quatorze ans, avait déjà la stature et la force d'un homme. Les
deux autres avaient environ seize et dix-huit ans.
A leur air de famille, on les reconnaissait de prime abord pour les quatre
frères, et celui qui les couvrait en ce moment d'un regard d'orgueilleuse ten-
dresse, pouvait se montrer fier d'une telle descendance.
Le cinquième était un homme de trente-deux à trente-quatre ans, à la barbe
blonde, fauve, emmêlée, aux pommettes d'un rouge brique, aux yeux bleus, à
la figure -un peu narquoise, mais franche et sympathique. Le sixième enfin,
était un vieux nègre, aux cheveux blancs de neige, ébouriffés, crépus, tordus,
produisant un singulier effet sur sa bonne vieille face luisante et ratatinée. Il
semblait être parvenu aux extrêmes limites de la vieillesse, et pourtant, il
évoluait encore avec rapidité, en dépit de sa j a m b e droite atteinte d'éléphan-
tiasis.
L'Indien marchait de surprise en surprise. Son compagnon s'avança rapide-
ment vers le chef, en mettant un doigt sur sa bouche. On entendait à cent
mètres à peine le bruit produit sur la rivière par les forçats occupés à tracer
leur chenal à travers les arbres abattus.
— Père, dit en anglais le jeune homme, voici l'Indien. Il me paraît bon et
honnête, mais, ce n'est pas un Indien ordinaire. Puissions-nous n'avoir jamais
à nous repentir plus tard du service que nous venons de lui rendre !
— Mon cher Henri, reprit doucement l'homme, jamais il ne faut regretter
une bonne action. J e sais bien que les Indiens ne pèchent pas p a r excès de
reconnaissance, mais celui-là est si jeune !
— Sans doute, mais il vient de me dire qu'il avait été élevé par les blancs
de Mana ; qu'il connaît particulièrement des fonctionnaires du pénitencier... Tu
entends, père, du pénitencier, ce lieu maudit qui nous fait verser tant de lar-
mes, dont le nom me déchire aujourd'hui la gorge, et où tu as tant souffert !
« Il m'a déjà parlé de la joie qu'il aura de revoir sa femme ainsi que son
bienfaiteur. Nous ne pouvons le garder éternellement avec nous, il retournera
chez les blancs, et qui sait s'il ne révèlera pas notre secret ! Voici donc notre
sécurité compromise, et le mystère de notre retraite bien près d'être connu.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
251
« Aussi, lui ai-je laissé ignorer notre origine française, et l'histoire du passé.
J'ai affecté de ne parler que le langage créole, commun à tous les habitants du
pays, afin qu'il ne puisse même pas soupçonner que nous ayons eu des rapports,
quelque indirects qu'ils fussent, avec la France.
— Tu as agi en cette circonstance avec le plus grand discernement, mon cher
enfant, et je ne saurais trop louer ta prudence. Nous allons aviser. Ce jeune
homme a certainement des choses bien importantes à nous raconter, ne fût-ce
que la relation de sa captivité, et du motif qui amène ces hommes dans un pays
jusqu'alors inexploré.
« Nous continuerons donc jusqu'à nouvel ordre à nous entretenir en anglais
q u a n d nous aurons une communication secrète à nous faire.
« L'essentiel est accompli pour le moment. La route est barrée, le prisonnier
délivré. Puisque ces inconnus nourrissent incontestablement de mauvaises inten-
tions, nous allons leur envoyer la réserve de nos troupes. La leçon sera, je
pense, suffisante pour que nous ne les revoyions de longtemps.
« Casimir, dit-il au vieux noir, le moment est venu, mon ami, fais ce dont
nous sommes convenus.
Le bonhomme radieux s'agita, en clopinant sur sa j a m b e piédestal, et dit :
— Cà même compé. Mo content envoyer toutes bêtes à méchant mouns-là.
Pitit mouché Sarles qu'à vini côté mo.
Le plus jeune des quatre fils s'approcha de son père.
— Tu veux bien, n'est-ce pas, papa, que j'accompagne Casimir?
— Certainement, mon cher Charles, Casimir a fait de toi un charmeur pas-
sable, j e ne t'empêche pas d'utiliser tes talents.
Le vieillard et le jeune homme saisirent chacun une longue flûte indienne
en bambou, et disparurent bientôt dans la direction du Nord-Ouest.
Pendant ce temps, l'homme à barbe blonde, qui n'avait rien dit, tout en ne
perdant pas une syllabe de l'entretien d'Henri avec son père, prit la parole à
son tour.
— Vous savez, m’sieu Robin, si j e suis un homme cruel et si le sang me
répugne.
— Je sais, mon cher Nicolas, que tu es le meilleur garçon du monde, et que
tu te ferais un cas de conscience de molester qui que ce soit.
« Où veux-tu en venir?
— A ceci. Que ces quatre paroissiens-là sont les plus abominables coquins,
parmi les coquins émérites dont cet estimable pays est la patrie d'adoption !...
forcée.

252
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Leur peau ne vaut pas quatre sous. Ils viennent ici pour piller, brûler,
voler, et peut-être faire pis. A votre place, j e n'en ferais ni une ni deux. Henri
et ses frères manient l'arc comme pas un Indien, j e leur commanderais d'en-
voyer à ces lascars-là chacun une bonne flèche de deux mètres à travers
les flancs.
« Voyez-vous, patron, morte la bête, mort le venin. Moi, j e ne connais
que ça.
— Tu as raison en principe, Nicolas. Mais, je réprouve absolument ces
moyens violents, sauf, bien entendu, dans le cas de défense légitime. La vie
humaine, vois-tu, est une chose tellement sacrée, qu'elle est respectable même
chez l'être le plus indigne. Il faut toujours laisser au coupable le temps de se
repentir, et fournir, si l'on peut, au criminel le moyen de s'amender.
« Mon existence a toujours été consacrée à ce principe, l'amour de l'huma-
nité. Il ne m'appartient pas de m'ériger en arbitre suprême et de trancher du
justicier. Je veux convertir, non châtier. L'homme, quelque misérable qu'il soit,
est susceptible de repentir, et je ne veux pas que ce coin de France, créé par
nous de toutes pièces, soit souillé d'une goutte de sang.
« Ces inconnus, dis-tu, ont de mauvaises intentions. Gela n'est, hélas ! que
trop visible. Mais crois-tu que l'épouvante causée p a r le subit écroulement des
arbres ne suffise pas à leur démontrer la folie de leur entreprise, que ces flèches
mystérieuses qui les frappent quand ils veulent atterrir, et surtout, cette terrible
armée que Casimir va mettre en marche, ne les fassent à jamais renoncer à leur
projet.
« T i e n s , tu entends les flûtes de nos deux charmeurs... Dans quelques
minutes, ces aventuriers seront en fuite et forcés, bon gré mal gré, de rebrousser
chemin.
« Eh bien, qu'as-tu à répondre à cela?
— Que vous avez raison comme toujours, et que pour une fois, j e crains bien
de ne pas avoir tort dans la suite.
— Enfant ! Que peux-tu bien appréhender de leur part pour l'avenir ? Ils
ignorent et notre nombre et notre nationalité. Le mystère qui nous entoure les
éloigne bien plus qu'une attaque de vive force, et la puissance des moyens que
nous venons d'employer pour leur barrer la route, leur démontrera l'inutilité
de nouvelles tentatives.
« Ils croiront avoir devant eux une tribu puissante, peu disposée à tolérer la
moindre incursion sur son territoire. L'étrangeté de nos procédés de défense
donnera naissance à une sorte de légende, qui, colportée dans le voisinage.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
2 5 3
grossie par des gens affolés, se répandra de proche en proche, et vaudra mieux
pour nous que la présence d'un corps d'armée.
Le duo de flûte, éloigné d'abord, allait en se rapprochant. Les Européens et
l'Indien pouvaient, par une éclaircie, apercevoir la formidable flotille s'avancer
lentement, emportée par le courant. Les coups de sabre et de hache cessèrent.
Ils entendirent les cris de terreur des aventuriers chassés par l'invasion des rep-
tiles. Ils les virent monter dans leur pirogue, et s'enfuir épouvantés à travers
la savane.
— Tu vois bien, reprit Robin, que tout s'est passé selon nos prévisions. Nous
voici pour longtemps, j e l'espère, à l'abri de nouvelles incursions, à moins toute-
fois, ce qui est peu probable, que nos hommes ne s'avisent de revenir p a r l'inté-
rieur des terres. Sinon, il leur faudra prendre d'assaut la citadelle et chasser
la garnison que Casimir et Charles vont reconduire chez elle par le même p r o -
cédé.
« Maintenant, interrogeons notre Indien qui, j e le vois, grille d'envie de nous
raconter la série d'événements grâce auxquels il se trouve sur le territoire j u s -
qu'alors inviolé des Robinsons de la Guyane. »
Jacques, on le comprend facilement, ne se fit pas prier pour dire ce qu'il
savait sur ses ravisseurs. Sa confidence fut complète. Il raconta sa vie tout
entière depuis le j o u r où le docteur V... l'avait adopté, jusqu'au moment où il
rompit ses liens sur le rapide. Il ne fit aucun mystère de la connaissance qu'il
avait du secret de l'or, et de son intention de le révéler à son bienfaiteur.
Des forçats avaient entendu sa conversation avec le docteur et le comman-
dant supérieur, il avait été enlevé par eux, emmené sur la rive hollandaise du
Maroni, et remis aux mains d'un homme plus brutal encore que ses complices.
Celui-là était l'âme damnée de l'entreprise ; ses complices lui obéissaient
aveuglément.
Le proscrit interrogea longuement et minutieusement l'Indien sur cet homme,
mais il ne put en obtenir que des renseignements fort vagues. Jacques n'étant
venu que depuis peu de temps à Saint-Laurent, ne pouvait connaître ni l'an-
cienne position de Benoît, ni sa radiation du cadre des surveillants. Il le regar-
dait comme un transporté marron, ayant des intelligences avec ceux du péni-
tencier.
— Mais, son nom, insista Robin, ses compagnons avaient une façon de l'in-
terpeller ?
— J e ne l'ai jamais entendu appeler que Chef.
— « Chef »... c'est l'appellation des surveillants.

254
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Je ne sais pas, répondit naïvement Jacques. Ils ne lui ont pas donné
d'autre nom.
— Qu'importe d'ailleurs. C'est sans doute quelque forçat évadé.
« Ecoute, Jacques, tu vois ce qu'il en coûte de violer un serment. Tu as révélé,
dans une excellente intention sans doute, un secret important que tu avais j u r é
de garder. Comme si l'or faisait le bonheur !
— Oh ! oui, interrompit l'Indien revenu soudain à toutes ses terreurs. Le
secret de l'or est mortel !... Je l'avais bien dit à mon père adoptif ! mais j e l'aime
tant !... Il est si bon...
— Je te comprends, et la reconnaissance que tu as voulu témoigner rendrait
ton action excusable, si la violation de la foi jurée pouvait l'être ! mais, crois-
moi, soit discret à l'avenir, et ne divulgue jamais la chose cachée.
« Jacques, nous t'avons arraché à tes bourreaux. Tu es libre de retourner
près des tiens. Tu peux rester près de nous autant qu'il te plaira. Un motif im-
périeux nous force depuis longtemps à nous cacher ici. Nul ne doit savoir ni
qui nous sommes, ni où nous habitons.
Montrant les jeunes gens immobiles près de lui :
— Ceux-là sont mes enfants ; tu verras bientôt leur mère. Celui-ci, il dési-
gnait Nicolas, est mon fils adoptif; quant à ce vieux noir, je l'aime comme s'il
était mon père.
L'Indien attendri, écoutait avidement ces paroles prononcées avec un incom-
parable accent de noblesse.
— Tu vois que nous ne sommes pas des méchants, et que le motif de notre
exil ici n'a rien de répréhensible, jure-moi donc, sur la vie de ton père d'adop-
tion, jure-moi sur la vie de ta compagne que tu reverras grâce à nous, que
jamais tu ne révèleras à aucune créature humaine le secret de notre exis-
tence.
Le jeune Peau-Rouge sembla se recueillir un instant; il saisit dans ses deux
mains la main du proscrit, puis, d'une voix lente et grave prononça les pa-
roles suivantes :
— Que mon bienfaiteur expire à l'instant, que la mort enlève Aléma, la
perle des Aramichaux, que Yolock (le diable) me prenne, si jamais m a bouche
laisse échapper le mystère de votre vie, le lieu de votre retraite.
« J'ai dit ! L'esprit de mes pères a entendu !...
— C'est bien. J e prends acte de tes paroles, et j e te crois. Mes chers enfants,
nous n'avons plus rien à faire ici. En route pour la Bonne-Mère.
Le jaguar s'étira paresseusement, prit la tête de la colonne, et les Robin-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
255
sons de la Guyane, après avoir ramassé leurs armes, s'avancèrent en plein
bois, en file indienne, suivis de leur nouvelle recrue.
Quelques lignes d'explication rapide, que complètera l'intelligence du lec-
teur, sont ici nécessaires. On se rappelle de quelle façon le proscrit, le Parisien
Nicolas et Casimir, fortifièrent jadis le point découvert situé près de l'anse aux
Cocotiers. Cette espèce de défilé, enserré entre deux savanes marécageuses,
donnait seul accès du côté de la rivière à l'étroit sentier conduisante l'habita-
tion de la Bonne-Mère. Les trois hommes l'avaient hérissé de plantes vertes
qui croissaient à profusion aux environs. Pendant cette longue période, les
cactus, les euphorbes, les agaves, les aloës avaient fait merveille. Cette plan-
tation offrait maintenant l'aspect d'un plan bastionné, d'une épaisseur de
près de cent mètres sur une longueur de plus de deux cents. Ni le fer ni le
feu n'eussent pu avoir raison de ces feuilles épaisses, grasses, lourdes, enche-
vêtrées, hérissées de millions de dards épineux, et sous lesquelles vivaient en
paix une innombrable quantité de serpents de toute sorte.
De l'habitation située à mi-côte, et enfouie sous les arbres, on avait vue sur
le rapide, grâce à une petite éclaircie ménagée à travers la forêt, et dont il
eût été impossible, même à un œil prévenu, de constater la présence. La cri-
que étant la seule voie pour parvenir au territoire des Robinsons, il était tout
naturel que ceux-ci aient pensé à fortifier ce point faible, et aussi à le sur-
veiller.
L'on ne pouvait songer à défendre par le même procédé l'espace com-
pris entre le rapide et l'anse aux Cocotiers. Les plantes vertes n'eussent
pu croître dans ce terrain vaseux. Pendant les premières années, le lit de la
crique fut obstrué par des arbres simplement jetés en travers. Ils pourrissaient
après un temps plus ou moins long, et on les remplaçait en temps et lieu.
Peu de temps avant l'époque où se passe la seconde partie du drame, le
proscrit et ses fils, s'étaient mis en demeure d'abattre de nouveaux arbres, par
leur procédé habituel qui dispense de tout travail : un brasier allumé au pied
de chacun d'eux. Grâce à un phénomène assez fréquent, les arbres, enchevêtrés
par les cîmes, reliés les uns aux autres par les lianes, ne tombèrent pas, même
après l'entière destruction de leur base. Ils restèrent debout sur leurs troncs
charbonnés, maintenus en équilibre par leurs voisins. Comme cette portion
de territoire se trouve abritée de tous côtés contre le vent, ils tinrent bon et
se desséchèrent dans cette position.
Il suffisait, si besoin en était, de couper les lianes qui les maintenaient
t o m m e les étais et les haubans d'un navire, pour les jeter à terre, et même

256
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
entraîner avec eux ceux qui leur prêtaient appui. C'est ce qui advint lors-
qu'un beau matin, Henri, debout le premier, aperçut, de son œil d'enfant
des bois, le campement des forçats, qui s'élevait comme u n trépied gigan-
tesque sur les roches coupant la crique.
On tint conseil et le jeune homme fut envoyé à la découverte.
Grâce à sa prodigieuse habileté, qui eût dépassé celle d'un Indien rompu à
toutes les ruses des habitants de la forêt vierge, il se glissa à travers les lianes
et les herbes. Il s'approcha du campement au point de voir les infâmes traite-
ments infligés au captif et même de saisir quelques bribes de conversation.
Sa mission d'éclaireur remplie, il revint à la case, et l'on convint séance
tenante d'empêcher le passage et de délivrer l'Indien par tous les moyens pos-
sibles. Tous les membres de la petite colonie, sauf, bien entendu, Mme Robin,
arrivèrent en toute hâte vers la crique. Le temps pressait, les bandits allaient
passer. Trancher en quelques coups de sabre les lianes accrochant le pre-
mier arbre mort fut l'affaire d'un instant. Puis, le premier moment de sur-
prise occasionnée par sa chute étant passé, comme les forçats allaient quand
même continuer leur route, les sept hommes jouèrent leur va-tout et précipi-
tèrent toute la rangée dans la rivière.
Rien enfin ne pouvant avoir raison du farouche entêtement des aventuriers,
Casimir proposa de leur envoyer le corps expéditionnaire que l'on sait. On se
souvient que la rivière fait un coude très brusque en face l'anse aux Cocotiers,
de façon que la redoute de plantes vertes se trouve dans la ligne perpendi-
culaire à celle de la rivière.
La nuit entière fut consacrée à la confection de radeaux en feuilles de
moucoumoucou, qui furent amarrés juste en face du repaire des serpents. Le
vieux noir eut soin d'y répandre à profusion une herbe qui les attire comme
les chats la valériane. Quand tout fut prêt, les amarres furent larguées, le
vieux charmeur, accompagné de Charles, son élève favori, attira les retar-
dataires p a r sa musique, ainsi que ceux qui, en raison de leur grosseur, n'au-
raient pu se tenir sur les feuilles.
La formidable flotille sollicitée par le courant se mit bientôt en marche,
et s'avança, conduite comme les régiments écossais, par le joueur de pibroch.
On a vu la panique produite par cette intervention de la réserve
Et maintenant, reprenons notre récit.
La troupe s'avançait rapidement, bien que le bois n'offrît pas le moindre
vestige de chemin tracé. C'est que tous possédaient depuis longtemps cette
faculté rare, si difficile à acquérir, nécessaire pour traverser les solitudes équa-

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
237
Le vieux charmeur accompagné de Charles. (Page 250.)
toriales. La course dans la forêt-vierge est en effet moins une marche qu'une
gymnastique. Le voyageur doit avoir un organisme de fer. La marche pro-
prement dite est la moindre des choses. Bien qu'il doive être un incomparable
piéton, ne lui faut-il pas franchir d'un bond une crique, escalader les troncs
renversés, contourner les massifs épineux, trouer les rideaux de lianes, ramper
sous les basses branches, enjamber les racines, éviter les vases molles, et quand
3 3

258
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
la ligne vient aboutir à un cul-de-sac de verdure, à une impasse de broussailles,
la rude et monotome manœuvre du sabre d'abatis, s'impose d'elle-même
pour des heures, des journées quelquefois, à son b r a s courbaturé.
A cette écrasante fatigue du corps, centuplée par une température de
fournaise, se joint une terrible préoccupation. C'est celle de la direction. Où
doivent aboutir tant d'efforts? Quel sera le résultat de ce formidable labeur?
Un moment d'oubli, un tour sur lui-même, une chute, et le malheureux qui ne
peut apercevoir le soleil, couvert p a r l'opaque muraille de verdure, s'en va en
aveugle, revient sur ses pas, tourne indéfiniment dans la même enceinte,
marche toujours et finit par s'apercevoir qu'il est perdu sans retour. A moins
d'un miracle, de la rencontre fortuite d'un Indien en chasse, ou d'un chercheur
d'or en prospection, c'est la mort ! La mort à plus ou moins longue échéance,
avec son lugubre cortège de fauves, d'insectes et de reptiles, son glas funèbre
sonné sous l'immense coupole p a r les félins et les hurleurs, et que l'oreille de
l'agonisant perçoit encore à sa dernière h e u r e . Trop heureux s'il trouve une
rivière que ses forces lui permettent de descendre j u s q u ' à l'affluent principal,
jusqu'au fleuve. S'il a des vivres, si la fièvre ne le ronge pas, si l'invisible
marais ne s'entrouve pas sous ses pieds, peut-être aura-t-il la chance d'é-
chapper à cette terrible destinée, mais il lui faut des provisions, sous peine de
succomber aux atteintes de la faim, qui, j e ne saurais trop le répéter, règne en
souveraine maîtresse au milieu de ces stériles magnificences.
Seuls, peuvent évoluer sans crainte à travers ces solitudes, les Indiens et
quelques blancs privilégiés, qu'un long et pénible apprentissage a familiarisés
avec les mystères des grands bois. Les points de repère apparents, les signes de
reconnaissance paraissent manquer, et pourtant, grâce à une sorte d'instinct
divinatoire, comparable à celui de certains marins, ils vont droit au but, sans
dévier d'une ligne, guidés comme les vieux caboteurs bretons ou les navi-
gateurs des îles Malaises, p a r cette espèce de double vue qui fait le marin et
le batteur d'estrade.
Tels les Robinsons qui précédaient l'Indien avec une rectitude et une rapi-
dité qu'il n'eut jamais soupçonnées chez des hommes d'une autre race.
Aussi, ne pouvait-il s'empêcher de témoigner son admiration, à la vue de ce
tour de force, qu'il appréciait en véritable dilettante.
— Oh! ca blancs-là! Oh!... répétait-il.
Mais, ce fut bien autre chose, quand il déboucha dans la vaste clairière, où
s'élevait l'habitation de ses nouveaux amis. Il avait vu de puissants villages
indiens, avec des cases nombreuses, vastes, bien aménagées, et renfermant tous

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
259
les objets nécessaires à la vie de ces primitifs enfants de la nature. Quelques-
unes, étaient relativement luxueuses, et il s'imaginait que leur magnificence ne
pouvait s'effacer que devant les seules habitations des blancs de Saint-Laurent
ou de Mana.
Mais, les blancs, possédaient des ressources inconnues aux Indiens. Ils avaient
des ouvriers habiles, des bras nombreux, des instruments de toute sorte, et les
navires leur apportaient de France des objets que l'industrie créole, n'eut pu
créer. Tandis que les industrieux artisans dont les mains avaient improvisé ce
confort, édifié ces merveilles, avaient nécessairement dû tirer tout cela des
simples produits de la nature, modifiés, façonnés, transformés à leur usage.
Quant aux plantations, le Peau-Rouge, expert en agriculture équatoriale pas-
sait sans transition de l'étonnement à la stupeur. En effet, ses congénères, pares-
seux avec délices, ne travaillent, avons-nous dit, que talonnés par la faim. Le
meilleur de leur temps se passe dans le hamac, soit qu'ils attendent que leurs
femmes aient préparé le repas, soient qu'ils digèrent ce repas à la confection
duquel leur fainéantise leur interdit de prendre part. Le défrichement et l'ense-
mencement se bornent à bien peu de chose. Quand ils ont jeté bas les arbres en
coupant les troncs à un mètre de hauteur, brûlé les branches, confié à la terre
les graines et les racines, ils ne peuvent ni ne veulent plus travailler. L'abatis
est hérissé de chicots qui émergent du sol comme les « Pierres-levées » de Bre-
tagne, les troncs épars restent en quelque sorte vautrés au beau milieu des
plantes alimentaires, qui croissent pourtant comme par enchantement, tant e 9 t
prodigieuse la fécondité de cette terre généreuse.
Arrive la récolte qui semble un steeple-chase ; mieux encore l'invasion
d'une bande de singes, et non une moisson. Toutes ces denrées, sabrées, arra-
chées, coupées à la diable, sont emmagasinées pour la forme, ou plutôt jetées par
brassées sous des carbets, où elles deviennent ce qu'elles peuvent en attendant
le moment de la consommation. Les champs offrent donc l'aspect d'un absolu
désarroi, et les cases indiquent l'absence complète de la plus vague intention
d'ordre et de confortable.
L'abatis, ou plutôt les abatis de ses libérateurs, offraient à l'œil de Jacques
un aspect enchanteur dont il n'avait jamais pu concevoir l'idée. Et d'abord, la
case, la maison d'habitation et ses multiples dépendances, étaient sur un terrain
complétement déblayé, dont les herbes avaient été soigneusement arrachées.
Non seulement une araignée-crabe, mais encore un scorpion ou une fourmi,
n'auraient pu affronter cette surface aussi plane qu'un parquet de bois. Premier
et inappréciable avantage dont il comprit d'emblée les conséquences. Puis, à

2G0
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
travers ces vastes plantations, aux arbres magnifiques, pliant sous les fruits,
s'étendaient de spacieuses allées, bien entretenues, et permettant le facile accès
des points les plus reculés de ces splendides vergers. Nulle trace de troncs ou de
chicots depuis longtemps dévorés p a r le feu, ce puissant auxiliaire du colon.
— Oh 1 ça blancs là... répétait-il à satiété en évoquant par la pensée l'aspect
des habitations indiennes.
Il se rappelait, le pauvre diable, que la conquête d'un régime de bananes, ou
d'une charge de patates ne s'opère qu'en risquant de se rompre le cou, et en
sabrant à tour de bras les plantes parasitaires sous lesquelles disparaissent celles
qui servent à l'alimentation. Tandis qu'ici, l'air et la lumière circulaient à flots;
les arbres judicieusement éclaircis, suffisamment isolés, avaient acquis des
développements énormes. L'on n'avait qu'à étendre le bras pour cueillir ces
beaux fruits, si agréables à la vue, si savoureux au goût.
Les Robinsons de la Guyane, familiarisés avec les merveilles de leur Eden,
jouissaient de la surprise de leur nouvel ami, et cette innocente joie, se com-
plétait d'une légitime satisfaction d'amour-propre d'auteur. Mais comme l'admi-
ration n'empêchait pas la nature de reprendre ses droits, comme depuis fort
longtemps le dernier repas était digéré, Nicolas prétendit qu'il faisait très faim,
et sa déclaration ne souleva pas l'ombre d'une contestation. La petite troupe
pénétra sous une veranda spacieuse, s'étendant devant la façade nord de la
case, et le Peau-Rouge qui marchait d'extase en extase, entra, présenté par
Henri, son libérateur.
Une femme apparaissait en même temps sur la grande tache noire formée par
l'ouverture principale, et souriante à tous, radieuse, les bras ouverts, les
confondit dans un regard d'une tendresse infinie.
— Mère, cria le jeune homme, j e t'amène un nouveau Robinson.
— Qu'il soit le bienvenu, dit-elle doucement à l'Indien qui, honteux, confus
de sa demi-nudité de sauvage baissa les yeux et fit mine de s'enfuir.
— Voyons, mon ami Jacques, dit Eugène, l'espiègle de dix-sept ans, ne va
pas faire l'enfant. Viens avec moi. J e vais te donner un de mes vêtements. Cela
t'ira comme un gant. Tu ne sais pas ce que c'est qu'un gant, n'est-ce pas ; moi
j e l'ai a peu près oublié. Il y a dix ans que j e n'en ai vu. N'importe. Tu seras à
merveille. Henri avait parlé de t'habiller, mais tu penses bien, qu'il en faudrait
deux comme toi, soit dit sans t'offenser, pour remplir sa veste. C'est un rude
gaillard que monsieur mon frère. Tandis que moi, j e ne suis qu'un gringalet
Eugène se calomniait ; il était vraiment impossible de rêver un plus admirable
corps d'adolescent. Jamais la force unie à la grâce n'avaient pu être plus étroite-

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
26t
ment alliées. Il disparut un moment en compagnie de Jacques, pendant que
Edmond, son aîné de deux ans, racontait à Mme Robin l'expédition de la
journée dans tous ses détails.
Edmond était à son aise. Il avait à parler des exploits de son frère Henri
qu'il adorait, sans pour cela faire tort à ses autres frères, et le brave enfant
s'en donnait à cœur joie. L'heureuse mère écoutait, ravie, le récit de ces
aventures presque incroyables, exposé avec une netteté, une précision et une
élégance qui en augmentaient encore l'intérêt.
Jacques rentrait en ce moment costumé en Robinson, et il avait réellement
fort bonne mine dans son nouvel habillement. On se mit à table. Les convives
firent honneur à un repas abondant servi dans une vaste salle ouverte des
deux côtés et que rafraîchissait une légère brise venant de la vallée. L'Indien
marchait d'étonnement en étonnement. Tout le stupéfiait dans cette étrange
habitation. Non seulement ses hôtes, mais encore l'ameublement, le service,
la cuisine... Et ce jaguar évoluant familièrement entre les jambes des convives,
quêtant ici un os qu'il croquait avec la sensualité discrète et les petites mines
friponnes d'un chat, récoltant une caresse ou une légère pichenette, quand il
s'avisait de gourmander un énorme tamanoir, affectueux aussi, mais mala-
droit dans ses élans de convoitise ou de sympathie. Et ces singes, aux mines
effrontées, dont les petites pattes noires et agiles, venaient jusqu'au milieu de
la table subtiliser avec la dextérité de prestidigitateurs un fruit ou une baie,
et ces patiras, au poil rude, broussailleux, dont le nez en écu de six francs se
contractait si drôlement, en attendant la provende bi-quotidienne, et ces
légions d'agamis, ces bandes de hoccos, ces troupes de marayes, ces vols de
perdrix, ces nuages de perroquets et d'aras...
Volatiles et quadrupèdes vivaient d'ailleurs en parfaite intelligence. C'était
merveille de voir le tamanoir, le bon Michaud, faire des efforts inouïs pour
promener sa langue ronde et contractile au fond d'un plat, ou elle rencontrait
toujours le groin agile mais indiscret de certain patira qui lapait en un
moment les reliefs des maîtres. Les agamis audacieux venaient allonger leur
long bec emmanché d'un cou plus long encore, à travers ce fouillis de pattes
et de museaux avides, et emportaient le morceau dérobé à leurs amis les hoccos,
retenus à quelques pas de là par un reste de timidité.
Bien que souvent les Indiens vivent ainsi familièrement avec les animaux de
la forêt, qu'ils domestiquent grâce à leur inaltérable patience, Jacques n'avait
jamais rien vu de comparable à ce tableau si étrangement curieux.
Quant aux mets, ils lui étaient et pour cause familiers, mais leur assaisonne-

262
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
ment et leur apprêt le déroutaient complétement. Ils étaient servis à l'euro-
péenne, dans des plats et des assiettes de forme élégante, quoi que l'argile en
fut grossière. Mais il y avait des fourchettes, des couteaux et des cuillers. Il
n'ignorait pas ces raffinements, et il savourait du meilleur appétit les produits
quintessenciés de la cuisine civilisée.
Il était pourtant songeur à la vue d'un morceau de viande grillée, tendre,
fraîche, savoureuse, et comme fondante. Celte chair de haut goût était exquise,
et pourtant il lui trouvait une saveur inaccoutumée.
Nicolas, son voisin de table, se chargea de le tirer d'embarras. Le parisien,
réfractaire à l'étude des langues, était parvenu pourtant à force de patience
et grâce à son amitié pour Casimir, à parler facilement le créole. Mais au lieu
d'exprimer sa pensée et de construire ses phrases comme tous ceux qui
emploient cet idiome, il entre mêlait ses vocables indigènes d'expressions et de
tournures bizarres, exportées du faubourg. Cette adaptation de parisianismes
au langage équatorial était parfois d'un comique inénarrable.
— Oui, je sais bien, ça vous étonne La viande a un drôle de goût, mais c'est
un bifteck.
— Non, répondit naivement Jacques, ça hocco !
— Mais oui, nous avons raison tous deux. Ça bifteck hocco avec morceau di
beurre, et morceau di poivre. Vous avez du poivre, vous Indiens, et vous ne
vous servez que de piment.
« Nous autres Robinsons, nous recueillons ce poivre, nous l'écrasons dans un
mortier, nous saupoudrons délicatement nos viandes grillées, et alors : li bon
bon.
« Nous avons aussi du sel...
— Oh ! sel, interrompit Jacques, les yeux ardents de convoitise.
— Pas fameux, notre sel. Nous retirons ça des cendres d'un palmier, le
paripou... On le brûle, on lave ses cendres, on évapore l'eau, et on a un sel
alcalin. Edmond, qui est très fort en chimie, vous expliquera le procédé. Tout
ce que je puis vous dire, c'est que nous nous en contentons faute d'autre.
« Je vous disais donc que le bifteck, une fois grillé, se servait avec un bon
morceau de beurre frais...
— Qué ça bête là, beurre ?
— Comme qui dirait une variété de saindoux qui pousse ici sur les arbres
— Mo pas savé. Saindoux li vini dans boîte fer-blanc.
— C'est étonnant, messieurs les Indiens, reprit avec une sorte de suffisance
le parisien, comme vous ignorez les ressources de votre pays.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
263
— Voyons, Nicolas, dit à son tour Henri, un peu de tolérance. Tu te plais à
embarrasser notre hôte, et t u serais à ton tour peut-être bien gêné si tu devais
lui donner par le menu le nom et la famille de cet arbre-à-beurre qu'il connaît
peut-être aussi bien que toi, mais sous un autre nom.
— Tu crois, dit-il, triomphant. Eh bien 1 mon cher Henri, c'est ce qui te
trompe. Je suis ferré à glace là-dessus. Ferré à glace, si on peut dire ça ici !
Comme les vieux mots vous reviennent. Il y a pourtant bien des années que je
n'ai vu de fiacres s'abattre sur le verglas !
« Bref, le beurre végétal est produit par le bambou, par le cacao, p a r le coco,
ou encore par un arbre appelé bassia.
— Pas possible ! s'écrièrent d'une seule voix tous les Robinsons surpris et
charmés.
— Oui. Bassia-Bu... ty... ra... cæa. Mon Dieu que ces mots sont donc
difficiles à arracher. On l'appelle aussi beurre de Galam. C'est un végétal origi-
naire de l'Inde, introduit depuis longtemps ici.
« Vous savez comme moi qu'on l'extrait des graines fraîches. Li bon bon dans
bifteck hocco, ajouta-t-il malicieusement.
— Bravo! b r a v o ! s'écrièrent les quatre frères et leur père ravis. Mais, où
as-tu appris tout cela? A quelle époque?
— Dans les livres ! mes amis. Vous me demandez quand? Un peu tous les
jours, ou plutôt toutes les nuits. J'ai étudié la grande encyclopédie que vous
avez faite en collaboration, sous la direction du meilleur et du plus brillant des
professeurs, votre père.
« Que voulez-vous? j'avais le regret sinon la honte de mon ignorance. A
Paris, j ' a u r a i s pu suivre des cours d'adulte, et grapiller quelques heures le
soir. Ici, dans les premiers temps, nous avions fort à faire. Vous étiez si petits !
Le temps me manquait pour suivre vos leçons, et j e m'endormais assommé par
le travail du j o u r .
* Mais depuis j ' a i fait l'impossible pour rattraper les instants perdus. Je n'ai
rien voulu vous dire, et j ' a i feuilleté vos beaux manuscrits en feuille de Mahot...
Vous avez été mon école du soir!... »
Robin ému sentait des larmes d'attendrissement lui monter aux yeux. Sa
robuste nature, pétrie de tendresse et de souffrance, avait d'exquises sensibilités.
Puis, il comprenait, lui l'homme fait, bien mieux que les enfants, combien
avaient dû être énergiques les efforts de cet écolier de trente trois ans, sans
instruction première, pour arriver à s'assimiler silencieusement, à la dérobée,

264
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
les principes d'une science ardue dont nulle étude préparatoire n'avait pu lui
donner la clé.
Le parisien appartenait aussi à cette vaillante pléiade d'artisans affamés de
savoir, qui après les heures écrasantes employées au labeur donnant le pain,
trouvent encore le temps et la force d'arracher ses secrets à l'étude, et devien-
nent les ouvriers sublimes de la pensée. Le proscrit avait le respect des travail-
leurs. Gomme tous les hommes de cœur, il les aimait. Il admirait et appréciait
les efforts héroïques de ceux qui, par leur indomptable volonté, réussissaient
à conquérir ce trésor hélas 1 refusé à leur enfance deshéritée.
Aussi, fut-ce avec une sorte de solennité, pleine d'affectueuse déférence, qu'il
se leva, vint serrer la main de Nicolas, et lui dit :
— Merci !... Merci p o u r moi, ton professeur sans le savoir, et surtout pour les
travailleurs dont tu représentes si bien la vaillance et la courageuse abnégation.
Le brave garçon balbutiait, tout rougissant d'entendre cet éloge dont il ap-
préciait la valeur dans une telle bouche. Les jeunes gens, tous fiers de leur ami,
renchérirent encore sur les compliments de leur père. Ce fut un instant de bien
douce joie qui dut payer au centuple le Parisien de ses peines et de ses veilles.
— Mais, voyons, reprit Henri, tu nous dis que tu feuilletais, la nuit, nos m a -
nuscrits de Mahot, cela nous semble un peu fort.... Tu en es donc arrivé à te
passer de sommeil ?
— Peuh ! j e faisais la sieste dans le j o u r , et d'ailleurs, les nuits sont si
longues. P a r exemple, j ' a i fait une rude consommation de bougie.
« Il est vrai que j'avais la ressource de dépouiller ce végétal que j'appelais
autrefois arbre à chandelles. Vous ne sauriez croire la joie que j ' a i
éprouvée, quand j ' a i pu savoir le véritable nom de cet arbre dont nous avons si
souvent mis fondre les baies grosses comme des balles de calibre et qui nous
donnaient un cinquième de leur poids d'excellente cire j a u n e . Eh I bien, ça
s'appelle le cirier ocuba. Je vois encore le nom écrit par Eugène. C'est en haut
de la page, avec une rature.
— Mais, alors, cette idée t'est venue comme cela, tout d'un coup.
— Oh ! il y a bien longtemps déjà. Je me trouvais si niais, quand j e croyais
trouver ici toutes choses sur les arbres, sans savoir que la plupart d'entre eux
avaient été importés ici.
« Puis, j e vous ai entendu dire, il y a un an, pendant l'avant-dernière saison
des pluies, que jusqu'à présent vous ne croyiez pas à l'existence d'un traité de
botanique renfermant cette importante division. Ces arbres indigènes et ces arbres
introduits, cela m'a mis, comme on dit, la puce à l'oreille, et comme vous

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
265
Trouer des rideaux de lianes. ( P a g e 2 5 7 . )
avec commencé avec les enfants cet important travail, j e me suis acharné sur
ce que vous avez écrit déjà.
— C'est parfait mon cher Nicolas. Et tu te souviens vraiment de ces noms
baroques?
— Comme de mon pater...
Les Robinsons, une fois sur leur terrain favori, se piquèrent d'émulation, et
3 4

266
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
ce fut un véritable feu roulant de demandes et de réponses dont l'ingénieur, er
arbitre impeccable controlait l'authenticité.
— Le manguier, s'écria Charles. A tout seigneur tout honneur.
— Mangifera indica venant p a r conséquent de l'Inde, interrompit Eugène
Très bon à manger, la m a n g u e , quand on est habitué à sa saveur de théré-
bentine.
— Et le Giroflier, dont la culture a rendu jadis la Guyane si prospère.
— Caryophyllus aromaticus, apporté des Moluques en 1780 par M. Poivre,
gouverneur de l'Ile-de-France.
— Te rappelles-tu, Nicolas, ton effarement, la première fois que tu as en-
tendu parler du savonnier?...
— Sapindus saponaria, riposta imperturbablement le parisien. C'est le bois
de P a n a m a ; les écorces moussent comme le savon dont elles ont la propriété,
ainsi que les baies, dont les noyaux servent à faire des colliers.
« Tout cela est fort bien, mais vous ne sauriez imaginer la stupeur qui m'a
saisi la première fois que j ' a i entendu le nom de ces confitures aigrelettes et si
agréables que nous mangeons en ce moment.
— A h ! oui, le carambolier.
— Avouez que ce mot qui nous arrive, entouré de senteurs et de bruits d'es-
taminet, est pour le moins baroque. Dire qu'on lui a donné aussi des noms
latins !
— Averrhoa carambola. Encore un qui nous vient de l'Inde.
— Et le cannellier, le cinnamomum lauracœa, qui vient de Ceylan.
— Pendant que nous y sommes, n'oublions pas le muscadier, originaire des
Moluques.
— Encore un de mes étonnements. Je serais passé à côté de ce bel arbre,
sans me douter de son nom. Comment, en effet, supposer que cette petite noix
de couleur bise, que l'on voit en France dans des bocaux, et semblable à des
billes, est renfermée dans une première enveloppe sèche, puis que sur celle-ci
serpentent comme de petites branches de corail rouge vif, et que le tout se
trouve au milieu d'une espèce de gros abricot !
« J'allais, mes chers amis, commettre un impardonnable oubli : les arbres
à pain ! Vous rappelez-vous mon dépit de Robinson nouvellement établi, quand
je fis connaissance avec le jacquier, un Brésilien, celui-là; quand j ' a p p r i s que
l'arbre à pain igname (artocarpus incisa) était originaire de l'Océanie, ainsi
que son frère l'artocarpus seminifer. C'est vraiment une chose charmante que
l ' é t u d e !

L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
267
« Quant au bananier, ça m'est égal qu'il soit ou ne soit pas originaire de
l'Inde. C'est un bel arbre, je ne dis pas, mais je ne peux pas souffrir la banane.
Tiens, ça me rappelle une drôle d'histoire. Je me souviens avoir lu que des
créoles se balançaient indolemment dans leurs hamacs, accrochés aux branches
d'un bananier !
— Pas possible, tu plaisantes.
— Je plaisante si peu, que c'est dans je ne sais plus quel ouvrage de M. de
Chateaubriand lui-même ! Je me demande où il a vu que les bananiers ont des
branches.
La dissertation continua longtemps encore, et le dîner s'acheva avant qu'elle
fut terminée. L'Indien qui avait été la cause occasionnelle de ce cours à
bâtons rompus de botanique équatoriale, écoutait sans mot dire, peut-être sans
beaucoup comprendre, mais avec une inaltérable patience. Casimir riait de son
bon rire de noir en voyant ses chers enfants heureux. Ils étaient lancés et ne
s'arrêtèrent qu'après avoir épuisé leurs nomenclature, et avoir recouru plu-
sieurs fois à la compétence de leur père. Ne les suivons pas aussi loin, et
finissons en quelques mots relatifs au poivrier, originaire de l'Inde, au dra-
gonnier qui produit l'admirable résine rouge connue sous le nom de Sang-
Dragon , au tamarinier, à l'aouara d'Afrique, au cocotier d'Océanie, au
pommier-rosa, au pommier-cythère, etc., et surtout au caféier, pour passer
brièvement en vue les arbres frutescents spéciaux à la Guyane.
On verra que si la terre équinoxiale, avec sa prodigieuse fertilité, est un vé-
ritable lieu d'élection pour tous les végétaux des zônes chaudes, un nombre
bien restreint d'arbres aux fruits alimentaires, sont originairement sortis de son
sol. Non seulement les fruits, mais encore les légumes : choux, salades, céleris,
carottes, navets, giraumons, concombres, melons, pommes de terre, etc., ont
dû y être introduits, ainsi que le maïs, le sorgho, le millet, sans oublier l'in-
comparable canne à sucre.
Comme compensation, quelques fruits qui, sauf l'ananas, sont un manger
aussi peu agréable que peu substantiel, et dont l'on se contente parce que
depuis longtemps la bouche desséchée a oublié la saveur délicieuse des fruits
Européens. La pomme-cannelle, la barbadïne, la caïmitte, ne sont que des
amas de pépins englués d'un mucilage grisâtre et enfermés dans une pulpe
spongieuse; la sapotille, une poire blette insipide; la goyave, remplie de gra-
nulations, est généralement habitée par les vers; quant au corossol à la mari-
tambou, au corison, ils sont assez recherchés, bien qu'ils offrent plus a gri-
gnotter qu'à mordre.

268
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 8
Mais, il sera beaucoup pardonné à la Guyane, par les colons et les natura-
listes, grâce à la plantureuse hospitalité qu'elle a offerte aux végétaux les plus
divers, et aussi parce qu'elle a enfanté non seulement le manioc, l'igname et
la patate, mais encore le c a c a o y e r 1 .
On verra dans la suite que les Robinsons avaient réussi à préparer d'excellent
chocolat. Ils n'avaient eu, dès le début, qu'à éclaircir la plantation de cacaoyers
trouvée dans leur splendide verger, et qui depuis longtemps abandonnée à elle-
même, avait pris l'apparence échevelée d'une forêt-vierge. La consommation
du chocolat ne faisait d'ailleurs aucun tort à celle du café. Le café de la Bonne-
Mère était exquis, il pouvait rivaliser avec celui de la Montagne-d'Argent, un
« cru » guyanais qui ne le cède en rien au Moka et au Rio-Nunez authentiques.
Le repas terminé, Nicolas offrit amicalement une cigarette à Jacques, et
alluma lui même son « papelito » de Mahot...
— Eh bien ! qu'est-ce qui te prend donc, dit-il, surpris en voyant l'Indien
tressaillir, puis se lever brusquement à l'aspect de madame Robin, qui entrait
à ce moment.
— Oh ! fit-il, éperdu, en désignant d'une main tremblante la cafetière portée
par la femme du proscrit. C'est de l'or.
— Sans doute, c'est de l'or. De l'or massif, au premier titre. Sans alliage
surtout. Ça n'est pas poinçonné, ça vaut p o u r t a n t trois mille francs le kilo
comme un liard.
« Le café est d'ailleurs très bon dans une cafetière en or.
Jacques semblait en proie à une émotion indescriptible. Ses dents claquaient,
son front ruisselait, sa poitrine haletait.
— Vous connaissez le secret de l'or, articula-t-il péniblement.
— Un vrai secret de polichinelle. Quelques beaux morceaux de quartz que
nous avons rencontrés en nous promenant, comme ça à la bonne franquette.
Nous avons broyé ça au pilon, puis, nous l'avons mis fondre dans notre
fourneau. J'ai tourné un moule, et le patron a coulé la cafetière que Mme Robin
a bien voulu accepter.
« Mais nous avons encore d'autres ustensiles également en or et façonnés
par le même procédé. L'or, ce n'est pas ça qui manque ici, et c'est bien le
1 Les créoles et les colons trouveront peut-être mon opinion excessive, mais j'avouera i
e n toute humilité que, sauf l'ananas, j'apprécie peu les fruits coloniaux. Je n'hésite pas à
proclamer l'incomparable supériorité des fruits européens. Sans parler de la cerise, de la
fraise et de la pomme, quel produit intertropical pourrait rivaliser a v e c la poire, le chasselas
et la pêche 1

L E S ROBINSONS DE LA GUYANE
269
moindre de nos soucis. Nous nous en préoccupons un peu moins qu'un poisson
d'une pomme. Ah I si c'était du fer ou de l'acier!...
« Vois-tu, mon camarade, cent grammes d'acier nous ont donné plus de
mal à fabriquer que plusieurs kilos d'or à extraire.
— Oh ! mes amis ! mes bienfaiteurs !... Prenez garde à l'or ! Le secret de l'or
est mortel, râla l'Indien d'une voix étranglée.

C H A P I T R E IV
La haine d'un bandit. — Les montagnes de l'Or. — Ce qu'on entend par « piaye ». — Médecin,
grand-prêtre et sorcier.— Bizarres effets de l'introduction d'une mouche-sans-raison dans
les voies respiratoires d'un Peau-Rouge. — A sorcier, sorcier et demi. — Funérailles
chez les Indiens. — Comment on devient savant sous l'Équateur.— De l'influence du jus de
tabac sur les études médicales. — Etudes préparatoires au doctorat. — Le Cachiri, l e
Vicou et le Voupaya — Le fléau de l'ivrognerie.— Le poison des Indiens.— Des races qui dis-
paraissent. — Le corps d'un ami ne sent pas bon. — Bataille d'un boa et d'un «maïpouri »
— Le collier mystérieux. — Les derniers Aramichaux. — La balle d'or.
— Je connais cette tête là, m u r m u r a Benoît, tapi sournoisement au milieu
de l'abatis, sur l'emplacement duquel il avait compté trouver l'El-Dorado
rêvé
Il reconnut aussitôt Robin, et toutes ses fureurs à peine endormies se ré-
veillèrent soudain. A la vue du proscrit, qui visitait son champ, comme un bon
propriétaire beauçeron ses récoltes de froment, la rage de l'ancien surveillant
ne connut plus de bornes. Sa haineuse rancune et son insatiable cupidité
étaient doublement déçues. Depuis si longtemps il avait aimé à se représenter
sa victime ensevelie vivante dans les vases molles des savanes-tremblantes, ou
déchiquetée par les fourmis, après une lugubre agonie de fièvre ou de faim !
Le coup était d'autant plus rude, qu'il revoyait Robin à peine vieilli, les traits
reposés, l'air heureux au milieu de cette grasse récolte. Pour comble de dé-
boire, il semblait être, à n'en pas douter, le propriétaire de ce sol, dans lequel
l'aventurier espérait découvrir une mine dont l'opulence devait faire pâlir
celle des placers australiens ou californiens !
Quelle désillusion! Escompter par la pensée des champs d'or, et rencontrer
des racines alimentaires ! Chercher des pépites et trouver des patates! S'être
complu pendant dix ans dans la pensée que l'homme exécré n'existait même

L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
2 7 1
plus à l'étal de squelette, et le voir apparaître tout-à-coup comme le roi de ce
riant Eden !
Benoît n'était-il pas sous l'influence d'un cauchemar ! Et quoi, c'était bien là
Robin, l'évadé du pénitencier, un de ces « politiques » dont la fière attitude
défiait jadis les féroces tracasseries des agents subalternes de l'autorité, un de ces
forçats-martyrs qui portaient d'un front superbe le poids de leur condamnation
et qui, à défaut des égards de la chiourme, avaient imposé le respect aux cri
minels habitants du bagne.
0 r a g e ! . . . Et ne plus représenter la loi, quelque erronnée que pût être son
application ! Ne plus être l'instrument de la force, sinon celui du droit !... Ne
plus pouvoir enfin proférer, comme jadis, cette formule si étrangement faussée :
« Au nom de la loi, j e vous arrête !... »
Pour la première fois peut-être, Benoit déplora son indignité. Il regretta sa
vareuse bleue, ses galons d'argent et les prérogatives qu'ils lui attribuaient. Il
oublia presque l'opulente conquête qu'il poursuivait, son rêve fut pour un m o -
ment interrompu p a r un désir aigu de vengeance, son cerveau fut envahi par
un flot de pensées mauvaises.
Le doute n'était plus possible. C'était, à n'en pas douter, le déporté dont l'é-
vasion miraculeuse l'avait si particulièrement compromis aux yeux de l'admi-
nistration supérieure. C'était toujours ce regard profond qui ne s'était jamais
abaissé, ces traits rigides que nulle insulte n'avait pu contracter, dont nulle
souffrance n'avait altéré l'incomparable sérénité. Enfin, circonstance avec
laquelle il fallait compter, c'était aussi ce bras d'athlète qui avait, d'un seul
coup, fauché le col du tigre en fureur.
Sacrebleu ! Benoît grinça des dents comme aux beaux jours de trique et de
double-chaîne. L'ancien tortionnaire se réveilla chez le complice des forçats.
Après tout, il était en pleine forêt-vierge, seul, bien armé, en présence de son
ennemi — il osait dire son ennemi — qui ne portait même pas le sabre des
coureurs des bois. Ma foi, tant pis. L'occasion fait le larron. La vengeance
s'offrait trop belle pour ne pas l'assouvir. Une balle à travers les « côtelettes »,
comme il disait volontiers, et tout serait fini.
— Je vais te tuer, canaille, gronda-t-il sourdement. Qu'est-ce que tu fais
i c i ? . . . Est-ce que j e t'ai cherché, m o i ? . . .
Et le misérable, ne reculant pas devant un lâche assassinat, mit en joue le
proscrit sans défense, et qui s'avançait inconscient du danger. Il abaissa l e n t e -
ment son arme et visa attentivement la poitrine, au sommet du triangle ren-
versé, formé sur la peau brunie p a r l'entrebaillement de la chemise.

2 7 2
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Son doigt allait doucement presser la détente, quand un léger bruit em-
pêcha cette simple crispation dont dépendait la vie de l'ingénieur. Ce dernier
n'était plus seul. Un jeune homme de haute taille, armé d'un arc indien et
d'un faisceau de flèches s'avançait avec cette attitude penchée, familière aux
coureurs des bois : allure lourde en apparence, mais dont rien ne saurait égaler
l'infatigable célérité.
— J'allais faire là de belle besogne, se dit l'aventurier. En admettant que j ' a i e
jeté le fagot par terre, l'autre m'aurait proprement embroché, avant même
d'avoir pu faire coup double. C'est que ça ne plaisante pas, ces vermines-là
avec leurs lardoires à manche de roseau.
« Allons, Benoît, mon garçon, en retraite. La reconnaissance a été bonne
pour aujourd'hui. C'en est assez. Il ne faut compromettre ni ta peau ni ta
vengeance.
« Quel diable de garnement ce Robin de malheur a-t-il bien pu recruter l à ?
termina-t-il en s'éloignant à reculons, avec la silencieuse souplesse d'un rep-
tile. Il faudra savoir ça, reconnaître la place, compter les défenseurs et évaluer
leurs forces ; puis on verra.
Quelque habitué que fut l'aventurier aux courses dans les grands bois, il ne
suivit pas absolument la direction qui l'avait conduit à l'abatis des Robinsons.
Il s'égara au bout de quelques minutes, et il ne s'aperçut de son erreur qu'en
venant butter au pied d'une roche escarpée, dressée au milieu d'une clairière
stérile.
— Tiens, fit-il, surpris, les roches de cette taille sont rares dans la zone que
nous parcourons. La vue de celle-ci est pour le moins bizarre. Si j e l'escaladais.
Qui sait l'horizon que l'on peut embrasser de là-haut !
« Allons, houp ! du nerf et du j a r r e t .
La montée fut terriblement dure. Mais Benoît n'était pas homme à reculer
devant la fatigue. En dépit du soleil qui grillait sa face et faisait fumer sa peau,
des aspérités qui ensanglantaient ses mains, il arriva au sommet après une
demi-heure d'efforts surhumains.
Il s'arrêta, ruisselant, congestionné, haletant, rompu, et s'abattit plutôt
qu'il ne s'assit sur le quartz brûlant. Ses yeux se portèrent rapidement sur la
vaste trouée ouverte devant lui. Il eut une sorte d'éblouissement, et bondit,
comme poussé par un ressort.
— Pas possible, s'écria-t-il! Mais n o n , j e ne me trompe pas. U n e . . .
d e u x . . . t r o i s . . . q u a t r e . . . c i n q . . . s i x . . . Où donc est la septième? Elle

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
273
« Ce sont les montagnes de l'or. » (Page 2 7 3 . )
est cachée derrière les autres ; c'est certain. L'Indien disait au docteur et
au c o m m a n d a n t : « Il y a ensuite sept montagnes... Ce ont les montagnes
de l'or. »
« P a r le patron de tous les gredins de la terre, ces montagnes, j e les vois,
là, à moins de deux lieues, se découper en bleu foncé sur le iel gris. Deux
lieues, huit malheureux kilomètres sous bois, c'est l'affaire d'une journée.
3 5

1
274 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Douze heures à bourlinguer à travers les lianes et à faire de la contre-pointe,
puis... la fortune.
L'ancien argousin pâlissait tant était vive son émotion. Il se raidit en voyant
son sang-froid près de lui échapper.
— Du calme, et orientons-nous. Ma boussole... bon. Direction : Ouest, 22°
Nord-Ouest I Voilà qui est fait...
« Sacrebleu ! Je n'en puis plus. Il faut que j e chante, que j e crie, que j e
hurle !... Un peu plus j e pleurerais ! que le diable m'emporte, je suis content. A
moi tout... tout l'or de là-bas !... Je suis riche, j'ai le secret de l'or!...
« Allons, assez. Je suis vraiment bête de beugler comme un singe-rouge au
clair de la lune. Il faut descendre, retrouver les autres, les emmener là-bas et
partager avec eux. Gela sera moins drôle, mais bah ! il y en aura pour tout le
monde.
« C'est égal. Le hasard fait bien les choses. Si je n'avais pas vu ce fagot de
malheur, j e ne venais pas ici, j e n'escaladais pas la roche, et j e ne trouvais pas
le nid aux jaunets. Après tout, Robin me devait bien ça. Allons d'abord au plus
pressé. Plus tard, j'aviserai à lui payer du même coup mes deux dettes.
L'aventurier jeta un dernier regard d'ardente convoitise sur cet horizon où se
profilaient les collines, puis il descendit lentement et comme à regret.
— Mais, ça sue l'or, ici, murmurait-il en examinant attentivement quelques
échantillons de quartz blanc veiné de bleu. Quel malheur de n'avoir pas une
pioche ou un marteau.
Il frappa du dos de son sabre une pointe et réussit à la détacher. De
nombreuses paillettes, visibles à l'œil nu, attestant la richesse du minerai,
étincelèrent au soleil.
— Plus de doute. Le Peau-Rouge a dit vrai. Nous n'avons pas perdu notre
temps. Je ne m'étonne plus de l'acharnement des habitants de ce pays à dé-
fendre l'entrée de leur territoire. Je ne suis pas davantage surpris de les voir se
servir de flèches à pointe d'or. L'or est ici plus commun que le fer.
« Il faudra sans doute batailler, mais j'enleverai l'affaire avec ma petite
armée de Peaux-Rouges bien allumée p a r quelques bouteilles de tafia.
Benoît battit le bois à droite et à gauche, décrivit plusieurs larges cercles,
retrouva enfin sa première piste, et finit p a r rejoindre ses complices, inquiets
d'une absence qui avait duré plus de quatre heures.
— Eh bien! quoi de nouveau, s'écrièrent-ils d'une seule voix?
— Victoire, mes enfants ! Victoire ! A nous le magot. Je vous conterai cela
en détail plus tard. Qu'il vous suffise de savoir que j ' a i aperçu les sept mon-

L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
875
tagnes décrites par l'Indien, et que dans quinze heures au plus, nous les aurons
atteintes.
— Pas possible !... Tu ne te trompes pas, au moins.
— Ne faites pas les imbéciles. Connaissez-vous ça, dit-il en leur montrant
l'échantillon apporté de son expédition.
— De l'or!... rugirent les quatre bandits. De l'or !...
A leur cri de joie répondit un hurlement farouche.
— Qu'est-ce que cela veut dire? fit le chef inquiet.
— Ah ! ne m'en parle pas, dit Bonnet. Un vrai guignon. Les Peaux-Rouges
sont comme des furieux.
— P o u r q u o i ?
— Tu vas voir. Il vient d'arriver malheur à leur piaye 1
— Il ne manquait plus que cela. Est-ce que c'est sérieux.
— Tellement sérieux qu'il est mort.
Un horrible blasphème échappa à l'ancien surveillant.
— S'il est crevé, nous sommes f...ichus.
— Tu exagères.
— On voit bien que tu ne les connais pas. Tu ignores donc que pour les
Indiens la mort n'est jamais naturelle, même quand ils en connaissent parfai-
tement la cause. Ils ne peuvent admettre que l'un d'eux s'en aille « ad patres »
sans qu'on lui ait jeté un sort. C'est toujours un de leurs voisins ou quelqu'un
d'une tribu ennemie, ou encore l'étranger qu'ils hébergent, qui a causé le
maléfice.
— Nous sommes dans de jolis draps, s'il en est ainsi.
Les hurlements redoublaient et atteignaient une incroyable intensité. Les
guerriers d'Ackombaka couraient éperdus, se tailladaient la face et la poitrine
avec leurs couteaux, le sang ruisselait sur leur corps et jaillissait en pluie
rouge.
— Ils vont s'en prendre à nous. Il faut à tout hasard nous mettre sur la
défensive.
— Mais, raconte-moi donc comment la chose est arrivée, que j e voie s'il y a
oyen de nous en tirer.
1 Le piaye est le sorcier de la tribu. Il cumule avec les fonctions de grand-prêtr e celles
de médecin. Son autorité est très considérable. Elle contrebalance souvent celle du chef. Il
fait la pluie et le beau temps, panse les plaies, jette des sorts, exploite par tous les moyens
possibles la crédulité de ses concitoyens dont il est la terreur, et jouit d'incroyables pré-
rogatives.

276
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— D a m e , voila, fit Bonnet. Il y a deux heures de ça. Le piaye qui était un
carottier du premier numéro, vint nous demander du tabac et du tafia. Gomme
nous avons besoin de tous ces animaux là, j e ne crus pas devoir lui refuser
quelque chose.
— Tu as bien fait, continue.
— Pour lors, il emporte la fiole et le paquet de caporal, et il s'en va retrouves
le chef, puis tous deux se mettent à l a m p e r comme des chantres, sans plus,
s'occuper de leurs camarades.
— Après... mais dépêche-toi donc, bourreau, tu me fais cuire à petit feu.
— Après... si tu me coupes le fil de mes idées, j e ne pourrai plus seulement
dégoiser quatre mots. Où donc en étais-je ? Ah ! oui. Ils « bidonnaient » tous
les deux. Le piaye avait passé la bouteille au chef, et il attendait, la bouche
grande ouverte, que celui-ci fut à bout de vent p o u r emboucher à son tour le
goulot, quand tout à coup il pivota deux fois sur lui-même, roula des yeux
effarés, battit l'air de ses deux bras, râla quelques secondes, et s'aplatit sur
le sol.
— Et... c'est tout ?
— C'est tout. Il était mort, et bien mort.
Alors, le chef, au lieu de lui passer la bouteille, reprit haleine, avala le reste
de la rasade, cassa la fiole vide, et se prit à hurler comme une douzaine de
crapauds-bœufs.
Les autres Peaux-Rouges accoururent, relevèrent le piaye, le secouèrent, le
frottèrent, mais inutilement. Sa tête était enflée déjà comme un baril de couac,
et ses lèvres étaient plus grosses qu'un manche de pagaye. Je n'ai jamais rien vu
de si laid.
— Ils ne vous ont rien dit.
— Pas un mol. Ils se sont mis aussi à beugler et à se taillader la face, sans
plus s'occuper de nous que si nous n'existions pas.
— C'est étrange et fort peu rassurant. Ne nous quittons pas d'une semelle
et veillons au grain.
L'aventurier n'avait pas tout-à-fait tort. Les Indiens ne peuvent, en effet,
ainsi qu'il le disait tout-à-l'heure, admettre la mort autrement que causée par
un maléfice. L'un deux est-il mordu par un serpent ? C'est son voisin qui a pris
la forme de l'ophidien, et il faut que le pauvre diable désigné p a r le moribond,
succombe après lui. Un autre a-t-il l'échine rompue p a r la chute d'un arbre, se
noie-t-il dans un rapide, meurt-il des suites de la variole ou du delirium
tremens, il faut une victime expiatoire. Ce sera un étranger, un membre d'une

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
277
tribu ennemie, un animal domestique, peu importe d'ailleurs, pourvu que
l'auteur présumé du maléfice soit châtié.
La présence du chef blanc était signalée. Son retour fut annoncé, et Ackom-
baka, armé de son sabre, s'en vint, suivi des hurleurs, vociférer jusque dans les
oreilles des Européens qui se mirent sur la défensive.
— Du calme, dit Benoît impassible, à ses compagnons. Du calme. La si-
tuation n'est pas désespérée. Au contraire.
Les Indiens de la zône équatoriale professent pour tous les blancs un grand
respect, et il est bien rare qu'ils osent les attaquer. Ce respect est causé par
l'idée qu'ils se font que la plupart d'entre eux sont des piayes. Gomme ils les
voient panser les plaies, se conduire à la boussole, comme ils voient aussi
entre leurs mains une quantité d'objets inconnus dont ils ignorent l'usage,
cette idée est fort accréditée. Ackombaka ne venait pas pour violenter ses
alliés. Il voulait au contraire faire appel à leur science, et savoir qu'elle était la
cause de la mort du sorcier.
Cet incident était, en effet, la plus irréparable de toutes les catastrophes. Une
tribu sans piaye est un corps sans âme, un navire sans boussole, un enfant sans
mère. Les plus grands malheurs allaient bientôt fondre sur tous ses membres
si l'auteur de la mort du pontife n'était sur-le-champ découvert.
La parfaite connaissance qu'avait Benoît de l'idiome des Galibis, lui permit
de comprendre ce que demandait le capitaine, et le rusé compère vit bien vite
le parti qu'il pouvait tirer de cette superstition.
— Plus de peur que de mal, les enfants. Tout va bien. Les affaires sont en
non chemin. Il s'agit de profiter de la chose. Allons, un peu de jonglerie ne
serait pas de trop.
Il s'avança lentement vers le chef, leva son fusil, en déchargea les deux coups
en l'air, remit ensuite l'arme à l'un de ses trois acolytes, et dit à Bonnet :
— Siffle leur une fanfare soignée.
Le coquin obéit sans désemparer, et déchira pendant quelques minutes les
oreilles des assistants avec une diabolique maëstria.
— Stop 1 fit Benoît avec le geste noble de Mangin imposant silence à son
orchestre.
« Chef, dit-il à Ackombaka, en scandant ses syllabes, et vous, braves
guerriers, écoutez-moi.
« J e suis un grand piaye chez les hommes blancs. J'ai appris là-bas, du
côté où le soleil se lève, tous les secrets de la vie et de la mort. Rien n'est caché

278
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
pour moi, ni dans les airs, ni dans les eaux, ni dans les bois. Mon œil voit tout,
mon oreille entend tout.
« Je vous apprendrai la cause de la mort de votre piaye vénéré, nous pu-
nirons les auteurs du crime, et j'écarterai de vous tous les maléfices.
« J'ai dit. L'Esprit de mes pères a entendu.
Un immense cri d'allégresse accueillit ce boniment, débité d'un ton em-
phathique et d'une superbe voix de commandement.
— A toi, chef, de me conduire près du défunt. Que mes yeux voient ses
traits. Que ma main touche son cœur, que mon souffle apaise les mauvais
esprits.
« Viens !
Le cortège se mit en marche, et l'habile charlatan, suivi de ses compagnons,
aperçut bientôt sous un carbet, le cadavre gonflé comme une outre, luisant,
bouffi, horrible.
Benoît fit de la main plusieurs signes mystérieux, se tourna successivement
vers les quatre points cardinaux, s'inclina gravement, saisit son sabre et passa
la lame sur les charbons d'un foyer comme pour la purifier. Il souleva la tête du
mort, introduisit doucement la pointe entre les machoires contractées, et opéra
une pression progressive. La bouche affreusement tuméfiée, aux muqueuses
violacées, s’entr’ouvrit.
— Que diable peut-il bien avoir avalé, grogna le chef, en monologuant,
selon son habitude de solitaire. Il empoisonne l'alcool, mais ce n'est pas une
simple rasade qui l'a tué.
Les Peaux-Rouges accroupis sur leurs talons, le poids du corps porté tout
entier sur les orteils, se taisaient, et contemplaient d'un air curieux cette scène
singulière.
Benoit, non moins intrigué qu'eux, essayait de plonger un regard au fond de
ce gosier béant.
— Si je pouvais seulement en faire sortir quelque chose 1
Il appuya machinalement son poing robuste sur l'épigastre, et pesa de toutes
sa force.
0 merveille ! Quelques gouttes de tafia remontèrent, en raison de cette
pression. Elles servaient de véhicule à une de ces énormes guêpes de la
Guyane, plus terribles peut-être que les mouches-à-dague, et nommées ici mou-
ches-sans-raison.
Le piaye improvisé avait, comme toujours, plus de bonheur qu'un honnête
homme. Il venait sans le vouloir d'accomplir une prouesse qui devait doré-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
279
navant le faire révérer à l'égal d'un Dieu. La cause de la mort du pauvre
diable était donc facilement explicable. Au moment où les yeux ardents, la
bouche largement ouverte, il attendait que son partenaire eut absorbé sa
ration, la mouche-sans-raison s'était introduite jusque dans sa gorge. Em-
prisonnée par un instinctif mouvement de déglutition, elle n'avait pu sortir, et
le plus naturellement du monde, avait lardé de son aiguillon l'arrière-bouche
du docteur rouge. Une enflure énorme avait aussitôt obstrué le passage de
l'air, et l'asphyxie avait été foudroyante.
Telle fut la réflexion que se firent aussitôt les Européens. Mais le phéno-
mène était de beaucoup trop simple pour être ainsi admis par les Indiens
toujours en quête de merveilleux.
Un long cri de triomphe accueillit le brillant résultat obtenu par le piaye
blanc, qui laissa le corps de l'insecte sur la poitrine du mort, et invita chacun à
venir le contempler.
— Allons, ça va bien... Ça va très bien, disait-il à voix basse à ses compa-
gnons, tout en conservant toujours son air inspiré. Si j e savais, j e dirais à
ces idiots que la mouche-sans-raison est envoyée par les propriétaires de
l'abatis. Quel bon tour j e jouerais ainsi à Robin et à sa séquelle. Tonnerre I
les Peaux-Rouges auraient bientôt fait de les mettre tous en morceaux.
« Tiens, après tout, pourquoi pas. Une bonne vengeance accomplie sans
le moindre danger, et qui ne me demanderait qu'un s i g n e . . .
« Que j e suis b ê t e ! Benoît, mon garçon, la colère vous trouble la cervelle.
Vous avez mieux à faire. Oh ! c'est parfait, ce que j e viens de dénicher là. Un
véritable coup de maître !
Il se recueillit un moment, et reprit d'une voix éclatante :
— Chef, et vous, braves guerriers, écoutez-moi. Je vois celui qui a pris la
forme de la mouche-sans-raison pour tuer mon frère le piaye rouge. Il est là-
bas, dans une grotte sombre, au milieu des montagnes. Il se cache, mais rien
n'échappe à l'œil du piaye à peau blanche. Venez. Je vais guider vos pas. Ar-
mez-vous de vos sabres. Partons ! Je marcherai devant vous et le soleil qui va
luire demain éclairera votre vengeance.
« Venez sans retard !
« J'ai dit. L'Esprit de nos pères a entendu.
C'était véritablement un habile homme que maître Benoit.
Il avait, croyait-il, usé d'un argument sans réplique, pour se faire séance te-
nante accompagner au palais enchanté que devait habiter la fée des placers.

280
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Bien que son raisonnement lui semblât irrésistible en effet, nul ne bougea
parmi les Indiens.
— Eh b i e n . dit-il surpris, mes frères ne m'ont pas entendu.
Ackombaka s'avança humblement et lui fit observer, avec une douceur qui
n'était pas exempte de fermeté, qu'il était impossible à ses hommes de quitter
en ce moment le lieu où le crime avait été perpétré, même pour le faire expier
à son auteur. Deux motifs impérieux s'opposaient à l'accomplissement de ce
pieux devoir. Il fallait préparer les funérailles du défunt et procéder à l'élection
de son successeur. Comme ces deux cérémonies étaient absolument dépendantes
l'une de l'autre, elles auraient sous peu leur consécration. Le piaye blanc qui
savait tout, ne pouvait d'ailleurs ignorer que jamais les Indiens ne suivent le
sentier de la guerre sans être accompagnés de leur grand-prêtre.
Benoît avait peine à dissimuler la fureur que lui causa ce retard. Il savait que
les funérailles chez les Indiens sont l'occasion d'interminables scènes d'ivresse.
Les préparatifs ne durent pas moins de huit jours, après quoi le cadavre est
emporté dans sa tribu, et définitivement confié à la terre. Quant à l'investi-
ture d'un piaye, elle peut durer plusieurs années. Comme le temps n'existe pas
plus pour les Peaux-Rouges que pour les Orientaux, l'aventurier se voyait pour
longtemps peut-être condamné à une énervante immobilité.
Ackombaka, voyant la part qu'il daignait prendre à l'infortune générale, le
rassura bientôt. Les funérailles dureraient le temps réglementaire, une semaine.
Quant au successeur du défunt, il était tout trouvé. Il avait subi toutes les épreu-
ves, sauf la dernière. Le droit à l'exercice de ses redoutables fonctions lui serait
octroyé le huitième j o u r , puis, on transporterait ensuite le cadavre au lieu où
se cachait le meurtrier, et le premier acte du nouveau dignitaire, serait de
faire expier au criminel son forfait, en présence du corps de sa victime.
L'aventurier savait que les Indiens sont absolument immuables dans leurs
projets. Il dut se conformer à leurs exigences, trop heureux d'apprendre que
son attente ne durerait que huit jours, puisque le hasard voulait qu'un récipien-
daire se trouvât là, tout à point, pour prendre la succession.
La nomination d'un piaye est en effet une chose capitale, étant données les
prerogatives incroyables attachées à cette dignité. Le noviciat est terrible, et
l en e s t bien peu parmi les candidats qui peuvent supporter les épreuves qu'il
1 J e c r o i s d e v o i r r a p p e l e r i c i q u e t o u s c e s d é t a i l s , q u e l q u e i n c r o y a b l e s q u ' i l s s e m b l e n t
ê t r e , s o n t d e la p l u s s c r u p u l e u s e e x a c t i t u d e . J ' a i é t é p e r s o n n e l l e m e n t t é m o i n d ' u n e i n i t i a t i o n

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
281
« T o u s d e u x s e m e t t e n t à l a m p e r . » ( P a g e 2 7 3 . )
L'étudiant en médecine est présenté aux notables de la tribu par le titulaire;
il s'engage à supporter sans faiblesse toutes les épreuves quelles qu'elles puissent
être, puis, son maître prend possession de lui, jusqu'à ce qu'il l'ait jugé digne de
chez des Arduagues de la Guyane Hollandaise, le cérémonial est identique à celui dont il et)
mention ci-dessus.
L. B.
30

282
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
l'honneur que lui seul peut conférer. Les épreuves sont variables et entièrement
subordonnées à la volonté du piaye en chef.
Pendant les six premiers mois de son noviciat, le jeune homme doit se nour-
rir exclusivement de manioc. Il lui est formellement enjoint d'absorber son
repas de la façon suivante. On lui met tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, un
morceau de cassave, et il est forcé de le porter à sa bouche, en soulevant son
pied avec ses deux mains. C'est là sa première inscription.
Après six mois de ce régime qui, s'il meuble fort peu le cerveau, délie admi-
rablement les jambes, on donne pendant six autres mois à l'étudiant un peu de
poisson qu'il absorbe de la même façon. Son ordinaire est en outre augmenté
de plusieurs feuilles de tabac qu'il doit chiquer, et dont il lui faut avaler le jus!
Le pauvre diable, horriblement narcotisé, tombe dans un état d'hébétude in-
croyable. Il maigrit, son œil devient atone, son estomac révolté éprouve d'a-
troces soubresauts. Beaucoup meurent à la peine, mais tous tiennent bon j u s -
qu'à la fin.
Celui dont l'organisme a résisté à cette fantastique alimentation, subit comme
chez nous, un examen de fin d'année. On le fait plonger, et il reste sous l'eau
pendant un temps dont la durée ferait frémir les pêcheurs d'huîtres perlières
eux-mêmes. Il remonte, les yeux bouffis, les oreilles et le nez ensanglantés ;
peu importe. A l'épreuve de l'eau, succède celle du feu. Il doit traverser pieds
nus sans broncher, sans courir, un espace plus ou moins vaste sur lequel est
répandu un lit de charbons ardents.
Quand les plaies de ses pieds sont cicatrisées, il reprend pendant douze mois
encore, son régime de cassave, de poisson et de tabac, afin de subir ses seconds
examens de fin d'année. Ils sont variés, et font le plus grand honneur à l'ingé-
niosité des tortionnaires examinateurs. On réunit des milliers de fourmis-fla-
mandes dont la piqûre horriblement douloureuse, produit des ampoules et
donne une fièvre enragée. Le pauvre diable est cousu dans un hamac dont une
extrémité reste béante. Les fourmis sont introduites p a r cette ouverture, après
que le sac où elles sont enfermées a été bien secoué, pour les exciter encore
plus. Je vous laisse à penser à quelle orgie de chair rouge se livrent ces féroces
hyménoptères !
Le candidat supporte impassiblement cette épouvantable souffrance, et pour
cause. La moindre plainte aurait pour effet d'annuler immédiatement et sans
retard, toutes les épreuves antérieures 1
Autre question, sans calembour, puisqu'il s'agit d'examen et de torture. Une
centaine de mouches-à-dague ou de mouches-sans-raison, sont emprisonnées par

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
233
le milieu du corps dans les mailles formées p a r le tissu d'un manaret, (tamis).
Les têtes passent d'un côté, les abdomens de l'autre. Vous jugez si cette posi-
tion inusitée porte à la mansuétude ces insectes rageurs ! Eh bien ! l'examina-
teur prend le manaret, et le pose délicatement sur la poitrine, le dos, les reins,
ou les cuisses du candidat. Les aiguillons des guêpes furieuses, pénètrent dans
la peau comme des dards de feu, ses dents craquent, comme s'il broyait du
verre pilé, la sueur ruisselle, les yeux se troublent, mais il ne profère pas une
plainte.
On le soumet encore pour varier à l'épreuve des serpents. Son maître qui est
fier de lui le pousse, le fait briller, comme font nos professeurs de faculté à l'é-
gard de leurs élèves les plus remarquables. Il est mordu par un grage, un cro-
tale ou un aye-aye. Il est vrai qu'il a été lavé pour le serpent, mais cette morsure
n'en est pas moins affreusement douloureuse.
Les épreuves auront bientôt une fin. Il peut déjà suppléer son maître pour
les opérations peu importantes. Tels les internes de nos hôpitaux qui, sous l'œil
des princes de la science, ouvrent pour la première fois un abcès superficiel,
opèrent la facile réduction d'un membre luxé, ou posent un appareil à frac-
ture.
Le jeune savant indien a le droit de battre le tambour auprès du malade, et
de vociférer j o u r et nuit pour chasser le malin esprit. La prescription de la mé-
decine des Peaux-Rouges se borne à ce charivari en partie double. C'est là tout
le formulaire. Oh ! Bouchardat, mon maître, où êtes-vous !
Reste la dernière épreuve qui confère définitivement, et sans appel, le dignus
es intrare. C'est la thèse. Le couronnement de trois années d'épreuves.
C'est épouvantable.
La plupart des Indiens du Maroni, n'enterrent leurs morts qu'au bout de
huit jours. On peut facilement s'imaginer ce que devient le cadavre soumis à
une pareille température, aussi chaude que humide. Le mort reste couché dans
son h a m a c au-dessous duquel est u n large vase, destiné à recueillir la sérosité
qui découle p a r la décomposition.
Une partie de ce liquide cadavérique est mélangé à une infusion de tabac et
de batoto que le récipiendaire doit a b s o r b e r 1 . Alors, il est grand-piaye ! Il a
droit de vie et de mort sur tous les membres de la tribu. Il peut à son gré exploi-
ter leur crédulité et donner carrière à tous ses instincts. Une parole, un regard
1 Quelque horrible qu e soit ce détail, j'éprouv e encore une fois le besoin a dire que je
n'invente rien. Je ne fais pas ici de la fantaisie, mais bien de l'histoire. A défaut d'autres
qualités, mon récit a au moins le mérite de la véracité.
L . B .

284
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
de lui sont sacrés. Il peut tout, et son impunité est absolue, quelle que soit
d'ailleurs son ignorance. Il ne sait rien, mais absolument rien. Les noirs, au
moins, connaissent les antiphlogistiques et les dérivatifs. Leurs remèdes de
bonnes femmes sont souvent très utilement appliqués, on a pu le voir précé-
demment.
Quant aux Indiens, rien ne saurait donner une idée de leur ineptie, si ce n'est
la stupidité de ceux qui les écoutent aveuglément. Leurs pratiques se bornent
à quelques momeries ridicules consistant en cabrioles, en hurlements, en roule-
ments de tambours, en insufflations, etc. Trop heureux encore sont les pa-
tients, quand, à moitié morts déjà, ils ne sont pas bourrés à éclater de piment
en bouillie, d'excréments d'animaux ou d'yeux de crapauds.
Le piaye ne sait ni poser une ventouse, ni pratiquer une saignée. Il n ' a au-
cune idée des dérivatifs, et laisse une fracture aller comme elle peut. Aussi,
un grand nombre d'Indiens sont-ils affreusement mutilés. Qu'importe au sor-
cier ! sa médecine a toujours raison, et le malade seul a tort s'il ne gué-
rit pas.
La tribu d'Ackombaka possédait un jeune piaye qui avait subi toutes les
épreuves moins la dernière. Tel était le motif pour lequel le corps du défunt
allait être conservé pendant huit j o u r s , en dépit des objurgations de Benoît. La
fête serait complète. Les funérailles du sorcier, la vengeance à tirer de celui
qui l'avait piayê (ensorcelé, le mot a cours en Guyane) l'avènement de son suc-
cesseur, tout concourait à donner plus d'importance encore à cette multiple so-
lennité.
Des torrents de Cachiri, de Vicou, et de Vouapaya, couleraient pendant ces
jours de liesse. On allait manger, boire, se battre. La chronique serait défrayée
pour longtemps du bruit des exploits qui allaient bientôt s'accomplir. Le Lan-
dernau équatorial en frémirait tout entier.
La fête funèbre commença, sous la présidence d'Ackombaka. Le piaye intéri-
maire en régla le cérémonial. Gomme la mort était survenue loin du village,
les restes du défunt devraient y être transportés en temps et lieu. Cette première
partie, accomplie sur le lieu même de la catastrophe, équivaut à la cérémonie
qui chez les peuples civilisés accompagne la mise en caveau provisoire des
restes d'un homme mort loin des siens, et qui sera ultérieurement conduit dans
la sépulture de sa famille.
Les Indiens n'ont pas de cimetière. Le défunt est enterré dans son carbet
après les huit jours réglementaires d'exposition publique. Les proches et les
amis, ivres du matin au soir, hurlent à qui mieux mieux autour du cadavre,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
285
et frappent comme des sourds sur les tambours. C'est un va-et-vient perpétuel
de jarres vides et de jarres pleines, et un coudoiement constant d'allants et
venants, toujours beuglant, toujours buvant.
Le huitième jour, une fosse est creusée dans le sol du carbet, le corps qui
se trouve dans un épouvantable état de décomposition, est exposé à découvert
sur un boucané, précaution indispensable, car il pourrait s'en aller en mor-
ceaux. La tribu entière défile devant lui, chaque membre se prosterne, on boit
à la ronde un large coup, la cérémonie est terminée. Les pots contenant les
liquides cadavériques sont d'abord descendus dans la fosse, puis les armes
et le h a m a c du défunt, puis le défunt lui-même. Le carbet est alors abandonné
et nul n'y remet jamais les pieds.
Quelques Indiens entre autres les Roucouyennes, brûlent leurs morts, tou-
jours après huit jours d'exposition. La crémation de ces débris en putréfaction,
est au moins une mesure hygiénique, bien qu'un peu tardive. D'autres les
boucanent; ce sont les Oyampis et quelques fractions des Emérillons. Ils devien-
nent alors secs comme des momies et restent à découvert au fond de la fosse,
creusée dans leur carbet.
Enfin, quand un Indien m e u r t très loin de son village et qu'il est matérielle-
ment impossible de ramener son corps, ses compagnons doivent rapporter sa
chevelure. Ce fait est non seulement particulier aux Peaux-Rouges, mais en-
core aux noirs du Maroni, Bosh, Bonis, Youcas ou Poligoudoux. Les cheveux
sont précieusement enfermés dans un p a g a r a ficelé de lianes ou de cordes en
coton. Un bâton est passé dans l'amarre, deux hommes mettent chacun un
bout de ce bâton sur leur épaule, et la relique est processionnellement remise
aux parents.
La cérémonie des funérailles a lieu pour l'enterrement des cheveux, comme
pour celui du cadavre lui-même.
Le défunt piaye de la tribu d'Ackombaka sera-t-il plus t a r d brûlé ou bou-
cané, peu importe pour l'instant. Un carbet est rapidement construit, aux po-
teaux est accroché un h a m a c , sur le hamac est déposé le mort, et les jarres
sont rangées dessous. Ces différentes opérations s'accomplissent avec une
incroyable célérité. Etant donné l'apathie des Indiens que l'on ne voit jamais
courir, cette prestesse est surprenante. C'est qu'aussitôt après, il est permis de
boire ; et pour ces estomacs plus secs que l'amadou dont ils ont la couleur,
la « beuverie » est chose sacro-sainte et obligatoire.
Benoit faisant contre fortune bon cœur, déboucha quelques bouteilles de

286
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
tafia, pour permettre à ses alliés d'attendre avec moins d'impatience la confec-
tion du cachiri, la boisson par excellence des fêtes chez les Indiens.
Ce n'est pas une petite affaire que la préparation de cette liqueur pour la-
quelle les naturels des pays équatoriaux éprouvent une passion qui va jusqu'à
la folie. Aussi, tous les incidents de la vie sont-ils pour eux des prétextes ar
demment souhaités, et lestement saisis : Naissances, décès, funérailles, maria
ges, plantations, chasses, pêches, récoltes, lancement de canots, cuisson de
manioc, etc. Le « cachiri » est l'élément essentiel de toutes les réjouissances.
Comme sa confection est assez longue, et qu'il ne se conserve pas, on en
prépare d'énormes quantités. Pour obtenir cent litres de cette boisson fermen-
tée, l'on prend environ cinquante kilos de racines de manioc récemment
râpées, l'on ajoute une vingtaine de patates également réduites en farine. Le
mélange est mis dans deux grands vases de terre, appelés canaris, ornés de
dessins forts curieux, et fabriqués par les Indiennes. L'on verse cinquante
litres d'eau dans chaque canari qui est placé sur trois pierres formant trépied.
Un feu doux est allumé dessous, et l'heureux mortel préposé au brassage de la
divine liqueur, agite le mélange jusqu'à ce qu'il n'adhère plus au fond du vase.
Il le laisse ensuite bouillir et se réduire jusqu'à formation d'une pellicule
épaisse. Après évaporation d'un quart environ, la préparation est retirée du
feu, versée dans un autre vase, et abandonnée à elle-même jusqu'à ce qu'elle
prenne une légère teinte vineuse, ce qui a lieu au bout de trente-six heures.
Une fermentation active se développe, le cachiri est fait. Il ne reste plus
qu'à le passer dans un manaret. Cette boisson rappelle le poiré. Elle est très
agréable au goût, rafraîchissante, et particulièrement traitresse, en ce sens
qu'elle amène une ivresse absolue que rien ne fait prévoir.
C'était donc trente-six heures d'attente pour Ackombaka et ses hommes pas-
sablement allumés déjà, grâce aux largesses de Benoît. Trente-six heures p o u r
ces assoiffés, c'était bien long, et toutes les provisions des aventuriers fussent
tombées dans ces gouffres insatiables, si les Peaux-Rouges n'eussent eu la pré-
caution d'apporter une ample provision de vicou.
Qu'est-ce donc que le vicou ?
Les Indiens, qui sont généralement d'une inqualifiable imprévoyance relati-
vement à tous les actes de la vie, s'entourent d'une incroyable surabondance
de précautions quand il s'agit de pourvoir à la disette de liquide. De même
qu'ils ne s'embarquent jamais sans emporter leurs canaris bien emballés dans
des feuilles, de même aussi, ils chargent leurs canots d'une quantité de cette
pâte sèche appelée vicou. Cette dernière substance offre sur le cachiri l'avantage

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
287
de pouvoir produire en quelques minutes une boisson fermentée, non moins
agréable et non moins enivrante.
Si la cassave en est également la base, la préparation n'est plus identique.
Une jeune Indienne, préposée à cet usage, mâche environ un kilogramme de
cassave, imbibe chaque bouchée de salive, puis pétrit le tout ensemble, pour
former l'élément fermentescible, le levain. Gela s'appelle chez les Galibis, le
matchi. Douze kilos environ de cassave sont, après avoir été trempés dans
l'eau, et soigneusement égouttés, mélangés au « matchi ». L'on obtient une
pâte assez consistante qui fermente pendant trente-six heures et « lève »
comme le pain. On la met ensuite sécher au soleil, et elle est conservée pour
les besoins ultérieurs.
Il suffit alors à l'Indien quand il est altéré, et le cas se présente fréquemment,
de couper un morceau de cette pâte sèche, de la délayer dans un coui, pour
avoir en quelques minutes une liqueur pétillante comme le Champagne. Le
Peau-Rouge, en véritable sybarite, sucre avec le jus de la canne son « Sillery »
de cassave, et le sable jusqu'à ce qu'il tombe ivre-mort.
Les compagnons d'Ackombaka, Ackombaka lui-mème et le jeune piaye
possédaient un copieux approvisionnement de vicou, qui leur permit d'attendre
patiemment la confection du cachiri. Les blancs, pour ne pas rester en retard
de politesse, prirent part à la fête. Il fallait bien passer le temps.
Comme rien n'est interminable en ce monde, ni la joie, ni même la douleur, la
semaine consacrée au deuil s'écoula, le cachiri aidant, sans encombre et sans
trop d'ennui. Il y eut bien de ci de là, quelques crânes fêlés à coups de casse-
tête, quelques côtes d'entamées par le fil des sabres d'abatis. Mais bah 1 les
ecchymoses disparaissent à la longue et les plaies finissent bien par se fermer.
Et d'ailleurs, une fête ne saurait être complète sans ces légers incidents.
Le défunt piaye était à point p o u r fournir à son successeur les éléments
indispensables de la dernière épreuve. Passons sur ces détails répugnants,
auxquels il a fallu naguère nous arrêter, p a r suite des exigences de notre récit,
dont la fantaisie à été rigoureusement bannie. Nous écrivons l'histoire des
peuplades guyanaises, et l'histoire a parfois d'impérieuses nécessités.
Inutile de dire que le candidat se montra à la hauteur de sa mission, et qu'il
reçut l'investiture des mains du chef et des notables, auxquels se mêla Benoît,
en sa qualité de collègue.
La troupe se mit enfin en route, en file indienne, précédée de l'ancien sur-
veillant qui ouvrait la marche. Le mort, charnier ambulant, venait ensuite,

•2SS
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
suspendu comme un lustre dans son hamac passé dans un long bâton, et porté
sur les épaules de deux guerriers aux jambes encore flageolantes.
Benoît était au comble de ses vœux. Il touchait enfin à ce moment tant
désiré. Il s'avançait en conquérant, sabrait à tour de bras les tiges et les lianes,
jetait un rapide regard sur sa boussole, et repartait d'un pied léger. La pre-
mière journée et la moitié de la seconde se passèrent sans incident. Les
Peaux-Rouges, chargés de provisions, marchaient en dépit de leur proverbiale
paresse, sans se plaindre, sans même s'arrêter. Les pauvres gens, dans leur
naïve superstition, s'imaginaient de bonne foi accomplir une œuvre pie en re-
cherchant l'auteur de la mort de leur sorcier. Nulle fatigue n'eut pu les re-
tarder un moment, surtout depuis qu'il n'y avait plus de prétexte à boisson.
Les montagnes de l'or, — Benoit se complaisait à les nommer ainsi — ne
pouvaient être éloignées. Il avait tracé sa route comme avec un compas, il
pouvait mathématiquement affirmer la rectitude de sa direction. Il escomptait
déjà par la pensée la joie qu'il aurait à pénétrer dans ces grottes dont ses
compagnons lui avaient fait, d'après le récit de Jacques, un tableau si en-
chanteur, quand une écœurante odeur de musc frappa désagréablement son
odorat.
Il s'arrêta soudain, et grogna à Bonnet qui le suivait de près :
— Veille au grain. Nous sommes sur la trace d'un serpent.
— Un serpent, fit l'autre avec une surprise mêlée d'épouvante. Où est-il ?
— Je ne le vois pas, parbleu. Si j'apercevais seulement le bout de sa
queue, j e ne m'amuserais pas à mettre un grain de sel dessus.
— Un serpent, balbutia-t-il en se rappelant le terrible épisode de la crique.
Je ne fais plus un pas.
— T'es bête, il y a autant de danger à rester en plan qu'à marcher de
l'avant.
« Tiens, c'est une couleuvre, et elle est de taille. Je parie qu'elle a au
moins sept ou huit mètres de long, et qu'elle est aussi grosse que ton corps,
maigriot que tu es
— A quoi vois-tu cela ?
— Si tu avais comme moi vécu dans les bois, tu ne m'adresserais pas une
semblable question. Ah ça ! les fagots sont donc bien stupides, maintenant.
De mon temps, il y avait là-bas des malins, de vrais lurons. C'était plaisir de
les conduire.
« Tu vois bien cette trace, dans les herbes foulées comme par la chute ou
plutôt par le traînage d'un tronc d'arbre.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
2SS
« Brûlent leurs morts. » (Page 285.)
— Oui, après ?
— Eh ! bien, c'est la voie du serpent. Il est passé là il y a quelques
minutes à peine. L'odeur de musc me l'indique.
Les Indiens, en dépit des émanations du cadavre, avaient également éventé
le reptile. Ils s'étaient arrêtés, et attendaient, silencieux.
On entendit tout à coup, à peu de distance, un fracas de branches, accom-
37

290
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
pagné d'un trot lourd. Benoît a r m a son fusil. Ackombaka vint se poster près
de lui, banda son arc, et saisit une flèche terminée par une large pointe de
bambou, mince, aiguë, flexible comme une lame d'acier, et qui porte le nom
de courmouri (signifiant bambou, en langage indien).
Le froissement des tiges continuait, produisant un bruit analogue à celui
d'une bande de cochons marrons. Un animal d'une taille considérable s'a-
vançait sous bois, sans chercher sa route, et lancé avec l'irrésistible force d'un
projectile.
— Maïpouri!... siffla silencieusement le capitaine indien à l'oreille de son
compagnon.
— Avançons.
Le cortège reprit sa marche, et le bruit changea de direction. Le maïpouri
semblait s'enfuir en entendant les hommes venir. Ils rencontrèrent bientôt
ses « foulées » énormes à travers les broussailles. Telle était l'intensité de
son élan, telle était aussi sa colossale vigueur, qu'il avait ouvert une voie dont
la largeur rendait inutile la manoeuvre du sabre d'abatis.
Les blancs et les Indiens suivirent cette route si opportunément pratiquée,
puisqu'elle correspondait exactement à la direction indiquée par la boussole.
Le bruit cessa pour recommencer au bout d'une demi-heure. Le bois s'é-
claircissait. La trace du pachyderme était toujours visible, et les émanations
le musc de plus en plus fortes.
— Tiens ! Tiens I Tiens ! modula sur trois tons différents Benoît intéressé,
est-ce que le serpent s'aviserait de chasser le maïpouri ? L'idée serait plai-
sante, en vérité.
— Le maïpouri est une femelle, dit Ackombaka. Son petit est avec elle, et
le serpent veut le manger.
— Je comprends mieux cela, car une couleuvre avaler un tapir adulte,
c'est comme si un perroquet voulait croquer une calebasse.
La configuration du terrain se modifia tout à coup, et la nature changea
instantanément d'aspect. Le sol se composait de roches dioritiques, et, à moins
de dix mètres, l'aventurier aperçut à travers le rideau de verdure brusquement
troué par le passage du maïpouri, les montagnes situées à un kilomètre
environ.
Il étouffa un cri de joie, et désignant à ses complices les collines rocheuses,
bizarrement accolées les unes aux autres, il dit à voix basse :
— C'est l à ! . . .
A peine avait-il prononcé ces deux mots, qu'un craquement sourd, étouffé,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
291
se fit entendre à quelques pas dans les hautes herbes bordant la clairière.
On eut dit un indéfinissible bruit d'os r o m p u s , suivi de piétinements
saccadés.
Puis, une grosse masse, informe, surgit des lianes, roula, bondit en avant,
sembla se dédoubler, et disparut, pas assez vite cependant pour que l'in-
faillible flèche du Peau-Rouge ne s'y fut enfoncée de plus d'un pied.
Ackombaka riait silencieusement.
— Qu'est-ce que tout cela signifie, lui demanda en langue indienne l'ancien
surveillant.
— Le maïpouri a tué le serpent, mais j ' a i tué le maïpouri. Nous le
mangerons.
— Gomment sais-tu qu'il a tué le serpent ?
— Viens. Tu verras que Ackombaka ne se trompe jamais.
Ils firent quelques pas et, suivant les prévisions de l'Indien, ils trouvèrent,
étendu sur les roches, un boa monstrueux, long de dix mètres, aussi gros que
ce « maigriot » de Bonnet. Quelques gouttes de sang coulaient des narines de
l'ophidien. De sa gueule ouverte sortait molle et pendante sa langue fourchue.
Il ne remuait plus, et sa mort semblait avoir été instantanée.
C'est en vain que Benoît chercha la moindre trace de blessure ; le tapir ne
l'avait ni mordu ni piétiné. Il constata pourtant un fait assez anormal, c'est
que cet énorme corps cylindrique était un peu aplati, et qu'il n'avait aucune
consistance. Il était mou comme un linge roulé, et se coudait à angle droit.
On eut dit que ses vertèbres avaient été rompues une à une.
L'argousin interrogea du regard l'Indien. Celui-ci sourit d'un air protecteur,
et donna dans son langage guttural la curieuse explication qui va suivre.
— Ackombaka ne s'était pas trompé. La couleuvre a attaqué le maïpouri afin
de dévorer son petit. Comme elle est très grosse, elle a cru pouvoir l'étouffer,
ainsi qu'elle fait du tigre qui ne peut s'arracher de ses anneaux. Mais le
maïpouri est fort et rusé.
« Quand il se sentit entouré par le serpent, il retint sa respiration et se fit le
plus petit qu'il pût. L'autre serra encore. Alors, le maïpouri, qui est le plus grand
et le plus vigoureux p a r m i les animaux de nos forêts, gonfla tout à coup sa
poitrine et son ventre. Il se fit gros... gros... Le serpent ne put dérouler ses
anneaux ses os craquèrent, en produisant le bruit que tu en as entendu. Il est
mort à l'instant. Le maïpouri s'est débarrassé de lui, puis, il s'est enfui.
« Nous le mangerons bientôt, termina-t-il joyeux, car la flèche d'Ackombaka
ne manque jamais son but.

292
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Nous le mangerons... riposta Benoît, non sans une légère nuance d'in-
crédulité, mais il court encore. Je crois bien que ta flèche à pointe de bois ne
lui a pas fait grand mal.
L'Indien, toujours souriant, fit voir à son interlocuteur une large trace de
sang qui rougissait les herbes jaunies p a r le soleil.
— Tu as raison, ami Peau-Rouge, décidément tu es très fort.
La couleuvre fut, en un clin d'œil, dépouillée de sa peau par le piaye qui
voulait s'en faire un vêtement de cérémonie, puis, les porteurs reprirent leur
lugubre fardeau et la troupe se remit en marche.
Les traces de sang devenaient de plus en plus abondantes. Le pachyderme
devait être blessé grièvement. Il avait interrompu sa course pour se dé-
barrasser de la flèche dont la pointe avait profondément troué sa chair. Ses
stations étaient reconnaissables à l'abondance du sang répandu sur le sol. A
cinq cents mètres du théâtre de la lutte, on retrouva la hampe de la flèche.
Les chasseurs firent quelques pas encore et, à leur grand étonnement, ils
aperçurent, au fond d'une fosse large et profonde, le tapir qui ne donnait plus
signe de vie. Près de lui gisait son petit, également sans mouvement.
En dépit de sa surprise, Ackombaka jubilait.
— Le gros maïpouri est très bon à manger, mais le petit est encore meilleur,
criait-il, joyeux à la pensée du régal que présageait la vue de cette mon-
tagne de chair.
Toute autre était l'attitude de Benoît et de ses camarades. Cette fosse se
trouvait juste au beau milieu de la route qui devait les conduire à la première
montagne. Aussi l'aventurier se disait non sans raison que, sans la rencontre
véritablement providentielle du tapir, ce serait lui, le chef de file, qui serait
dans le trou, embroché aux chevaux de frise, garnissant le fond et les parois.
Il n'y avait pas à s'y méprendre. Cette fosse était bien un piège pour les
fauves. Elle affectait la forme d'une pyramide tronquée. Etroite au sommet,
large à la base, la déclivité de ses côtés devait empêcher l'animal tombé au
fond de remonter, quand même il aurait p a r hasard évité les pieux qui
le hérissaient.
On apercevait encore les débris des légères solives, recouvertes un instant
auparavant de terre et d'herbages, de façon à tromper l'œil le plus exercé,
tant avait été parfait l'agencement de ce plancher mobile.
Benoît se rappela soudain les terribles moyens de défense employés
jadis par les êtres mystérieux habitant les rives de la crique. L'écrou-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
293
lement des arbres géants, l'obstruction des cours d'eau, et cette formidable
flotille de serpents à laquelle il n'avait échappé que p a r miracle.
Il lui sembla entrevoir des rapports entre cette excavation si inopinément
pratiquée en face du paradis de l'or et les embûches qui l'avaient forcé de
renoncer à sa première tentative. Il voulut en avoir le cœur net.
— Ecoute, chef, et dis-moi qui a creusé cette fosse; des blancs ou des
Indiens ?
— Des Indiens, répondit-il sans hésiter.
— A quoi le reconnais-tu ?
— C'est que les hommes blancs ont des instruments en fer, et les hommes
rouges ne possèdent que des outils de bois dur. La pioche de fer coupe la terre
comme un sabre, en laissant de temps en temps de petites traces métalliques,
tandis que les pelles de bois la déchirent.
— C'est parfaitement raisonné. Alors, il y a des Indiens de ce côté.
— L'indien est partout, répondit orgueilleusement le chef. La terre, la forêt’
l'eau et le ciel sont à lui.
— Pourrais-tu me dire à quelle tribu ils appartiennent ?
— Et toi, quand t u vois un arbre abattu par un blanc, pourrais-tu me dire
quel est son p a y s ?
— Tu as raison chef, et moi j e ne dis que des bêtises.
La colonne s'était arrêtée au bord du trou, et le piaye mort, en quête de sé-
pulture, avait été déposé en plein soleil sur une roche. Les pérégrinations de ce
cadavre étaient loin d'être terminées.
Un homme, porteur d'un sabre parfaitement affilé, descendit dans la fosse
en s'aidant de l'amarre en colon de son h a m a c . Il attacha le corps du jeune
maïpouri qui fut remonté séance tenante, puis se mit en devoir de débiter l'é-
norme pachyderme dont la dépouille remplissait presque la cavité. Il pesait plus
de trois cents kilos, et égalait la taille d'un bœuf de forte taille. Le Tapir, ap-
pelé Maïpouri, par les indigènes, est le plus volumineux de tous les animaux du
continent Sud-Américain. Il a pour caractère distinctif une tête grosse, très rele-
vée sur l'occiput, et renflée en bosse vers l'origine du museau qui se termine en
une petite trompe musculaire cylindrique, analogue au groin du cochon, mais
plus allongée. Le nez replié en dessous, tient en quelque sorte lieu de lèvre
supérieure. Les oreilles presque rondes, sont bordées de blanc. Le corps est
trapu, couvert de poils courts, serrés, lisses, généralement fauves chez la fe-
melle, bruns chez le mâle qui a en outre une crinière assez forte sur le cou.
La queue ne dépasse guère dix centimètres de long et semble un tronçon. Les

294
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
jambes courtes et robustes, ont les pieds terminés par des ongles noirs, pointus
et aplatis. Sa nourriture est exclusivement végétale.
Bien que sa vigueur soit considérable, il est très doux et n'attaque jamais
l'homme ni les animaux. Il n'est pas méchant, mais ses mouvements sont extrê-
mement brusques. Il n'est pas prudent de se trouver sur son chemin dans les
sentiers qu'il pratique dans les forêts, car il marche droit devant lui, et sans
chercher à faire de mal, il heurte violemment tout ce qu'il rencontre.
Quand il est pris jeune, le tapir s'apprivoise facilement et devient même tout
à fait familier. On en a vu aller et venir librement dans les rues de Cayenne,
reconnaître d'eux-mêmes la maison de leurs maîtres, et suivre comme un chien
ce dernier dans ses courses.
Celui que débitait l'Indien était un des géants de l'espèce. Aussi la besogne
fut-elle longue et pénible. Deux heures s'écoulèrent avant que les meilleurs mor-
ceaux, sectionnés par le sabre d'abatis, et remontés à l'aide de la corde, fussent
tous extraits de l'obscur réduit. Deux tronçons de cuissot, pesant bien ensemble
quarante kilos, grésillaient déjà devant un brasier, et les Peaux-Rouges affamés
allaient y faire largement honneur, quand le boucher improvisé se hissa, ver-
millonné comme s'il sortait d'un bain de sang, et remit au chef un objet que
celui-ci regarda curieusement.
C'était un collier de forme bizarre, et tel que Benoit ne se souvenait d'en
avoir jamais vu. Il provenait évidemment d'un de ceux qui avaient établi le
piège.
La curiosité d'Ackombaka semblait se compliquer d'une sorte de respectueuse
terreur.
— Tu me demandais tout à l'heure, le nom de ceux qui ont creusé la fosse,
j e vais te le dire. Ce sont des Indiens Aramichaux, dit-il d'une voix basse et
craintive.
Le repas commençait.
— Des Aramichaux, reprit Benoît la bouche pleine, j e croyais la tribu
éteinte.
— Il y en a encore quelques-uns, continua Ackombaka de la même voix
tremblante. Ils sont terribles !... De grands piayes !
L'aventurier laissa échapper un j u r o n . Il avait failli casser son couteau sur
un corps dur très lourd, complètement enveloppé de substance musculaire. Il
trancha la chair avec précaution et vit comme ankystée depuis longtemps sans
doute dans une mince pellicule, une boule d'un jaune éclatant, arrondie au
marteau, à peine déformée, et qui semblait être de l'or le plus p u r .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
2 9 5
Il ne put retenir un léger frémissement, en se rappelant la pointe de la flèche
qui avait troué la cuisse de Bonnet.
— Tu dis que les Aramichaux sont de grands piayes, cela m'est parfaitement
indifférent. Mais, ont-ils des fusils?
— Je ne crois pas.
— Eh bien ! je serais heureux de savoir quels sont ceux qui chassent le
maïpouri avec des armes à feu, et qui chargent leurs fusils avec des balles
en or.

C H A P I T R E V
L'or étant inoxydable, est décidément un métal préférable au cuivre. — L'âge d'or est le
temps où l'on s'en passe le mieux. — L'histoire des Aramichaux. — Le fléau de l'or et
le poison de l'alcool. — Premiers remords. — Le blanc est l'esclave de la femme- — Les
gardiens du trésor. — Encore la légende d’El-Dorado. — La sarabande des statues d'or.
— La coupe empoisonnée. — Repaire violé, mais cachette vide. — Le cadavre. — Une
pépite de dix mille francs. — Convoitise et déception. — Vaines recherches. — Les mys-
tères de la caverne. — Pris au piège.
— Notre camarade le Peau-Rouge, n'est rien moins que folâtre, disait à
voix basse à son jeune ami Henri, le parisien Nicolas.
— Je ne m'explique pas, en effet, la terreur que semble lui inspirer la
vue de notre vaisselle en or. Ainsi que tu le disais tout à l'heure, quelques
bonnes barres de fer ou d'acier feraient bien mieux notre affaire.
— Tu as grandement raison, reprit avec conviction Nicolas. Avons-nous
eu assez de mal pour tirer de la terre notre minerai de fer, pour le « réduire »
le battre, le marteler, en faire des « lopins » et enfin pour le transformer
en acier.
« Si du moins le gisement n'était pas si éloigné!..,
— Heureusement que le temps ne nous manque pas, interrompit l'ingé-
nieur.
— Ça, c'est vrai. S'il fallait buriner comme à Paris, piquer ses dix ou douze
heures, au lieu de six, on ne tarderait pas à rester sur le flanc.
« C'est égal, nos haches et nos sabres, bien que peu élégants et de qualité
médiocre, nous ont terriblement donné de peine.
« Quel malheur que l'or ne puisse pas remplacer l'acier ! Quel métal bête
que cet or ! Je vous demande un peu à quoi ça peut servir !
— Mais, à faire de la vaisselle, et au besoin, quand l'acier manque à façon-
ner des pointes de flèches...

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
297
« Un b o a m o n s t r u e u x . » ( P a g e 2 9 1 . )
— .... Qui ne valent même pas les plus mauvaises pointes de fer. Ça s'é
mousse et l'extrémité se tord. J'aime autant une arête ou un courmouri.
— Tu exagères, mon cher Nicolas. Tu as pris l'or en horreur depuis ton arri
vée d'Europe, parce que, en dépit de son abondance ici, il nous a été presque
complètement inutile ; j e t'approuve pourtant jusqu'à un certain point.
« Pour moi, pauvre sauvage blanc, qui ne puis me faire aucune
38

203 L E S R O B I N S O N S D E L A G U Y A N E
l'importance qu'il possède en pays civilisé, j e le range, sans aigreur, comme
sans mépris dans la catégorie de ces métaux qui comme l'étain, le plomb, et
surtout le cuivre sont susceptibles d'une grande utilité.
« Je le mets même au-dessus du cuivre, parce qu'il est inoxydable.
Le parisien se mit à rire en entendant cette opinion si rationnelle, et si sim-
plement formulée.
— Pourquoi ris-tu ?
— C'est que ma pensée se reporte malgré moi aux jeunes gens de ton âge,
qui dans les villes font si gaiement rouler et danser les échantillons monnayés
de ce métal que tu veux bien condescendre à placer un peu au-dessus du
cuivre.
— Puisque, je te le répète, il est inoxydable
— Eh ! C'est ce qui me fait rire malgré moi. Nos cocodès ont bientôt fait
d'« oxyder » les louis par douzaines et par centaines, va, j e t'en réponds.
— Et tu conclus...
— Je conclus que l'or est un métal absurde, et que si en Europe on a hâte
de se débarrasser du fer pour avoir de l'or, j e donnerais bien dix kilos d'or
pour un seul de fer.
— Nous sommes donc absolument d'accord, car c'est à peu près la valeur
que j ' a t t r i b u e réciproquement à ces deux métaux.
Mme Robin et son mari, souriaient en entendant ces propos.
— Oui, mes enfants, dit à son tour la vaillante femme, vous êtes complètement
d'accord, et j e vous approuve. Grâce à votre énergie, à votre intelligence, vous
avez pu suppléer à tous les besoins de la vie, vous avez restitué à tous les élé-
ments matériels la place qui leur revient selon leur valeur et leur mérite.
« Vous avez fait revivre sur ces terres désolées de la proscription, ces temps
primitifs appelés par les poètes l'âge d'or. Puisse-t-il durer longtemps !
— L'âge d'or, reprit non sans beaucoup d'à propos Nicolas, ce doit être le
temps où l'or n'a aucune valeur, et où l'on peut le mieux s'en passer.
« A propos, mon ami Jacques, que penses-tu de tout cela, toi qui ne dis plus
un mot depuis l'apparition de notre cafetière. Je ne puis concevoir l'impression
sinistre que tu as ressentie à la vue de cet ustensile de ménage, et des réflexions
que sa vue t'a suggérées,
Le jeune Indien releva lentement la tête. Un long soupir sortit de sa poitrine
oppressée.
Il y a longtemps, si longtemps, dit-il d'une voix sourde, que les vieillards
s'en rappellent à peine, la tribu des Aramichaux, issue des anciens Caraïbes,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
299
était grande et puissante. Les abatis étaient nombreux, fertiles et bien entre-
tenus. Les territoires de chasse semblaient inépuisables.
« LeS hommes rouges vivaient dans l'abondance Ils aimaient leurs enfants et
respectaient les vieillards. L'or qu'on trouvait à profusion, était employé comme
ici aux usages les plus ordinaires. Nul n'en soupçonnait la valeur. Une pointe
de flèche en or était préférable à une pointe d'os, à UN silex ou à un cour-
mouri, parce qu'elle était plus solide. Un vase en or valait mieux que le coui
fait d'une calebasse, parce qu'il ne se cassait pas et qu'il allait sur le feu. Les
couteaux d'or servaient à dépecer la chair plus facilement que les lames de
pierre...
« Les Aramichaux possédaient beaucoup d'or. Ils furent heureux jusqu'au
jour où les hommes blancs vinrent pour la première fois. Ces derniers devin-
rent comme insensés à la vue de l'or. Ils avaient des sabres d'acier, légers,
solides, maniables ; des haches qui tranchaient comme la moelle du fromager,
les fibres de fer du grignon, du courbaril ou du panacoco. Ils avaient
aussi des perles, des colliers, du t a b a c , des étoffes.
« Ils échangèrent à vil prix leurs produits contre l'or des Aramichaux. Jusque
là, tout était bien, et l'arrivée des hommes blancs n'avait porté nulle atteinte
au bonheur des hommes rouges.
« Mais, ils revinrent bientôt en grand nombre, et apportèrent du tafia. Le
chef but le premier l'infernale liqueur et devint fou. C'était un grand chef, bon,
juste, honoré de tous. Le tafia en fit une brute. Les principaux guerriers burent
aussi et devinrent semblables à lui. Le cachiri, le vicou et le wapaya-wouarou
les anciennes boissons de nos pères, qui produisent une ivresse gaie, furent
délaissées pour le poison des blancs, qui rend furieux.
« Ce fut une rage, un délire. Les abatis furent délaissés, la pêche et la chasse
négligées. Les Indiens n'eurent plus qu'une pensée : chercher de l'or pour ache-
ter le tafia. Les blancs multipliaient leurs envois et emportaient l'or. Les
hommes rouges, bientôt incapables de travail, passèrent leur vie entière à boire.
Ils employèrent les femmes et les enfants à la recherche du métal maudit, et
vécurent dans la paresse, vautrés comme les caïmans au milieu de la fange. Les
femmes et les enfants ne voulurent bientôt plus travailler sans boire. L'au-
torité des anciens fut méconnue. Il y eut des rixes, des batailles, des luttes fra-
tricides qui décimèrent la population.
« Hélas, la passion pour le tafia était déjà tellement invetérée, que toute
notion du juste et de l'injuste disparut. Les Aramichaux, mourant de faim, à la
veille de ne plus avoir d'alcool, se précipitèrent chez leurs voisins, ravagèrent

300
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
leurs abatis, et enlevèrent tout l'or qu'ils possédaient. De ce j o u r , ils furent
maudits.
« La guerre éclaircit leurs rangs, et l'eau de feu tua ceux que le fer avait
épargnés. Les Aramichaux étaient plus de deux mille le j o u r où ils virent les
blancs ; aujourd'hui, il en reste dix!...
« Mon aïeul était ce chef, qui but le premier verre de tafia. J e suis, moi, le
dernier des Aramichaux. Si cette race puissante a été anéantie, n'est-ce pas l'or
qui en est la cause ! N'avais-je pas raison de vous dire que le secret de l'or est
mortel !
« Il a tué mon aïeul, il a tué ceux de m a race. J'ai échappé, grâce à vous, à
la mort, mais j e n'éviterai pas ma destinée. Le secret de l'or sera fatal au der-
nier des Aramichaux !
Les Robinsons, péniblement affectés, avaient écouté, sans l'interrompre,
cette lugubre et véridique légende, qui est, hélas! celle de toutes les peuplades
indigènes de l'Amérique intertropicale. Cette race indienne, jadis si fière, si
forte, et en même temps, si douce et si hospitalière, aujourd'hui abatardie, est
appelée à disparaître prochainement, grâce à l'avidité des blancs, q u i , en
échange de l'or, ont introduit le poison de l'alcool.
Jacques reprit de sa voix sourde et comme se parlant à lui-même :
— Il y a dix ans, les Aramichaux dégénérés ont voulu échapper à la malédic-
tion. Ils avaient quitté leur pays pour se rapprocher des blancs, mais un j o u r
mon père voulut revoir le berceau de ses ancêtres. Il emmena sa famille et vint
me prendre chez mon bienfaiteur. Nous retournâmes au pays de l'or, et depuis
ce moment ils n'ont jamais vu d'Européens Jamais une goutte de poison n'a
louché leurs lèvres. Moi seul suis descendu à Saint-Laurent, mais j e ne bois pas
de tafia. Les autres, ayant peur de succomber, n'ont plus quitté les cavernes de
l'or dont ils se sont constitués les gardiens.
« Ils habitent non loin de vous, à trois jours à peine. Ils sont revenus à la
sobriété mais il est trop tard. Notre race maudite n'a plus de descendants.
L'Indien se tut et regarda ses hôtes d'un air égaré. La sueur coulait de son
front, ses dents claquaient, un tremblement convulsif agitait ses membres. Les
fatigues, les privations et les souffrances passées se répercutaient violemment
sur son organisme. Une fièvre ardente se déclara. On le coucha dans un
hamac. Le brave Casimir, toujours prêt quand il s'agissait d'une bonne
a c t i o n , s'installa près de lui et lui prodigua les soins les plus intelligents
et les plus dévoués. Le malade ne pouvait être entre de meilleurs mains.
L'accès avait tout d'abord affecté le caractère pernicieux. Telle fut

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
301
intensité que pendant plusieurs j o u r s , Jacques resta entre la vie et la
mort.
Sa jeunesse et sa vigueur, aidées des prescriptions du bon vieillard triom-
phèrent enfin du mal. Le délire le quitta, le voile sanglant qui obscurcissait
sa vue tomba, il était sauvé. La convalescence s'établit régulièrement, il était
sur pied au bout de quinze jours, aussi alerte, aussi vigoureux que par le
passé.
Robin l'eut volontiers associé à l'existence des Robinsons, mais le j e u n e
homme fit valoir de si bonnes raisons, qu'il ne jugea pas à propos de le rete-
nir plus longtemps. On lui donna un sabre, un arc, des flèches, des provisions
pour trois jours, puis il partit, les larmes aux yeux, après avoir exprimé en
termes touchants sa profonde gratitude.
Il promit d'ailleurs de revenir bientôt. Il traversa l'abatis, gagna la forêt,
s'orienta, grâce à son instinct d'homme des bois, avec autant de rectitude que
s'il eut possédé les meilleurs instruments de route. Il retrouva, au bout de
vingt heures, les débris de sa tribu, le j o u r même où Benoît, les forçats évadés
et la troupe d'Ackombaka se trouvaient en vue des montagnes de l'or dont les
derniers Aramichaux étaient les gardiens.
Les membres de sa famille semblaient en proie à une violente émotion. Si
les chercheurs d'or ne soupçonnaient pas leur présence, ceux-la, en revanche,
étaient depuis deux jours avertis sinon de leurs intentions, du moins de leur
prochaine venue.
Eh! quoi, tant de peines seraient-elles perdues. Cette réclusion, à laquelle
depuis de longues années ils s'étaient condamnés, serait-elle inutile? Le secret
de l'or allait-il être une seconde fois violé ?
Jacques frémit en apprenant l'approche des blancs conduits par des Indiens.
Un secret pressentiment l'avertit que c'était ceux qui l'avaient torturé jadis,
Et quels autres que ces misérables auraient pu trouver ainsi cette retraite per-
due au milieu de la solitude sans fin? Combien il regretta son imprudence
et cette fatale confidence dont il avait cru faire dépositaire son seul bien-
faiteur.
Il restait songeur et répondait avec une pénible préoccupation aux questions
de son beau-père. Celui-ci, taillé en force, les membres énormes, de haute
stature, possédait une vigueur que l'on rencontre rarement chez les Indiens
Phénomène plus extraordinaire encore, ses longs cheveux étaient devenus
blancs de neige. Ils tombaient en longues mèches sur ses épaules, et tran-

302
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
chaient crûment sur sa face rouge de brique, aux traits durs, à l'expression
farouche.
Il dépassait de toute la tête les autres membres de son petit clan, qui, régé-
nérés par une existence de grand air et de sobriété, possédaient la fière mine
qu'avaient leurs ancêtres, alors qu'ils étaient les maîtres des grands fleuves. Ils
étaient sept hommes, le nouveau venu compris avec sa femme, la jeune
Aléma, le père et la mère de celle-ci, et la soeur de son père.
Ce dernier le vieux Panaoline, dont le nom est bien connu encore aujourd'hui
des riverains du haut Maroni, jetait sur le jeune homme des regards soup-
çonneux.
— Mon fils, dit-il d'une voix lente, vient encore du pays des blancs.
— Mon père a dit vrai, j ' a i voulu revoir celui qui m'a nourri
— Malgré ma défense.
Jacques baissa la tête et répondit doucement :
— La reconnaissance est la vertu des hommes rouges.
— La vertu de l'homme rouge est l'obéissance aux ordres de son père
— L'homme blanc n'est-il pas aussi mon père ?
— Il fallait rester près de lui, au lieu de prendre pour femme la perle des
Aramichaux. La langue de mon fils est-elle fourchue comme celle du boïci-
nenga. Puisqu'il a deux pères, n'a-t-il pas aussi deux femmes.
« Veut-il être ici le maître de la femme rouge, et là-bas l'esclave de la femme
blanche.
Aléma s'approcha et darda sur son jeune époux un regard soupçonneux.
— Que mon fils réponde.
— Mon père sait bien qu'Aléma possède tout mon amour.
— Le fils de Panaoline s'abaisserait-il au mensonge?
— Le fils de Panaoline n'a jamais menti, reprit-il fièrement, que mon père en-
tends la voix d'un homme libre !
— Un homme libre ! dit d'un ton sarcastique le terrible vieillard Non, mon
fils n'est pas libre. Mon fils est l'esclave du blanc, qui est lui-même l'esclave
de la femme. L'Indien n'a pas de maître. Il est le maître de la femme.
« Quand la femme de l'homme rouge veut manger l'aïmara ou le koumarou,
l'homme dit : « Mets le canot à l'eau. Embarque... » Elle prend la pagaye,
l'homme jette l'appât, le poisson vient, il le flèche, puis il dit : « Fais-le cuire ».
Quand il est cuit, l'homme mange. Quand il n'a plus faim, la femme
mange.
« Si elle veut manger le paque ou l'agouti, l'homme dit : « Viens » et elle LE

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
3 0 3
suit dans le bois. L'homme siffle, l'animal accourt, il tombe percé d'une flèche
L'homme dit à la femme : « Va le chercher. Allume le feu ». Quand le gibier
est cuit, et que l'homme a mangé, la femme prend son repas.
« Tandis que le blanc, continua-t-il avec un indescriptible accent de dédain,
va à la chasse tout seul, il fait son feu, rapporte son gibier, le fait cuire pen-
dant que la femme reste dans son carbet. Quand le repas est apprêté, il donne
à manger à la femme avant lui.
« Tu vois bien que le blanc est l'esclave de la femme ! Et toi, tu es l'esclave
du b l a n c 1 !
Le jeune Indien, embarrassé par la subtilité de cette dialectique sauvage,
répondit avec confusion :
— Mon père l'exige... Je ne retournerai plus chez les blancs.
— Il est bien tard. Si mon fils se conforme aux ordres de son père, n'est-ce
pas parce qu'il sait que les blancs sont ici?
Jacques frissonna et garda le silence.
Les trois femmes et les six hommes, spectateurs de cette scène, laissèrent
échapper un cri de colère.
— La paix! enfants, reprit le vieillard. Un danger nous menace. Abandon-
nons nos carbets, prenons nos provisions et réfugions-nous dans la caverne.
C'est là que nous devons mourir en combattant, si nous ne devons pas être
libres.
Ces différents préparatifs, accomplis avec une grande célérité, les membres
de la petite troupe pénétrèrent dans un réduit obscur, dont les moindres recoins
leur semblaient depuis longtemps familiers. Le chef entra le dernier, déplaça
sans efforts une énorme roche que deux hommes eussent à peine pu remuer,
l'immobilisa à l'aide d'un tronc d'arbre encastré dans deux gorges latérales,
puis il alluma une torche.
La flamme fuligineuse provoqua tout à coup une colossale incandescence. La
voûte, les parois, le sol lui-même flamboyèrent de toutes parts. La lumière
ruissela comme sur des coulées d'or et les moindres aspérités de la roche réflé-
chirent de fauves rayons sur lesquels rougeoyaient p a r place les lueurs san-
glantes de la torche.
Les Indiens, muets, les traits farouches, allumèrent bientôt chacun un fanal
semblable à celui de leur chef. Ce fut alors un éblouissement, une fulguration. La
caverne avec ses piliers trapus, ses voûtes lointaines, sembla en or massif. On
1 Historique.

304
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
eût dit une bulle de métal, solidifiée soudain, après s'être échappée du bouil-
lonnant creuset de la nature.
Hommes et femmes, insensibles à ce spectacle féerique, marchaient lente-
ment, enfonçant parfois jusqu'aux chevilles dans une poudre fine, sèche, friable,
qui s'attachait à leurs jambes, et les plaquait de tons d'or pâle, sous lesquels
rutilait leur épiderme empourpré p a r le roucou.
Le chef fit un signe. Tous s'arrêtèrent en un point où la voûte s'élevait en
forme de coupole, et fichèrent leurs torches entre les anfractuosités de la roche.
Au loin grondait le vague tonnerre d'un torrent souterrain qui semblait se
perdre dans le sol même de la grotte. Çà et là des gouttelettes filtraient le
long de la paroi dont elles avivaient encore l'éclat, et tombaient sur le sol avec
un faible clapotis.
— C'est ici, dit-il d'une voix solennelle, le dernier asile des Aramichaux.
Que jamais les blancs avides n'en franchissent l'entrée ! Que les ennemis de ma
race meurent, s'ils osent le souiller de leur présence ! Meure aussi le traître
qui révèlera le mystère de notre retraite ! Que ma main se dessèche, que mon
bras tombe en pourriture si j e viole jamais ce serment que j e prononce le
premier.
Les membres de l'assemblée répétèrent l'un après l'autre de leur voix lente
et grave cette formule. Jacques j u r a le dernier, avec un accent étranglé, symp-
tôme d'une violente émotion, d'un remords, peut-être.
— Et maintenant, termina le vieillard, que mes fils se réjouissent.
Les apprêts de cette réjouissance furent étranges. Pendant que les femmes
s'empressaient de préparer le vicou, les hommes ouvrirent leurs pagaras, en
tirèrent chacun un petit coui imperméabilisé avec du mani, soigneusement
bouché avec une vessie de poisson, et renfermant de la graisse de coata. Ils s'en-
duisirent des pieds à la tête de cette graisse, puis, comme saisis tout à coup
d'une frénésie folle, se jetèrent à corps perdu sur le sol, se roulèrent en pous-
sant des cris farouches, dans le flot de poussière dorée, se tordirent en
proie à de violentes convulsions, soulevèrent pendant quelques minutes un
nuage fauve dans lequel ils disparurent.
Quand le nuage tomba, les sept hommes semblaient autant de statues d'or
massif, divinités animées de ce temple de métal.
Les vases remplis de vicou attendaient déjà, symétriquement rangés, le
bon plaisir des buveurs. Jacques allait, comme les autres, ramasser une des
calebasses et la vider, quand sa femme, la belle Aléma, s'en vint, les yeux
brillants, la bouche doucement souriante, lui présenter la coupe végétale.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
303
Une fièvre ardente se déclara. (Page 300.)
— Que l'ami de mon cœur boive la liqueur versée p a r sabien-aimée.
Le jeune homme, ébloui, radieux, absorba d'un trait l'enivrant breuvage.
La danse et les cris reprirent avec acharnement, presque avec fureur.
Les Indiens fêtèrent abondamment, mais sans excès, la boisson de leurs
pères. Tout entiers à leur plaisir, ils semblaient tenir à honneur d'éviter
l'ivresse.
2 9

306
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Seul, Jacques qui avait à peine bu, perdit complétement son sang-froid. Il se
mit à parler avec une étrange volubilité. Après avoir prononcé des phrases
sans suite, émaillées de mots incohérents, ses idées semblèrent prendre corps.
Il raconta, sans en omettre la moindre particularité, son voyage à Saint-Lau-
rent, les confidences qu'il fit au docteur V... et au commandant, relativement
au secret de l'or, son enlèvement par les forçats, les horribles traitements infli-
gés par ceux-ci, ainsi que le but de leur voyage, enfin, sa libération par les
Robinsons de la Guyane.
Sa confession fut complète, il parlait avec une sorte d'entraînement irrésis-
tible et douloureux, provoqué peut-être par un de ces breuvages dont certains
Indiens possèdent le secret.
Ses compagnons, impassibles comme des hommes en métal, écoutaient
ces révélations sans un sourcillement, sans la moindre apparence d'émotion.
Jacques épuisé, haletant, la bouche ardente, prononça encore quelques paroles
entrecoupées, et put à peine râler ces deux mots : « A boire! » tant son ivresse
parut violente.
Panaoline dit :
— C'est bien ; que ma fille donne à boire à son époux.
Aléma sortit de la pénombre, s'avança portant un vase plein, le tendit
au jeune homme d'un main ferme en dardant sur lui son regard aigu.
Jacques but avidement et s'assit sur le sol, hébété, les yeux mornes, regar-
dant sans voir, écoutant sans comprendre.
Le vieux chef fit un signe. Ses hommes prirent leurs pagaras, et s'enfon-
cèrent à sa suite au fond des galeries à peine éclairées de lueurs vacillantes.
Ils reparurent après une absence assez courte, traversèrent le grand carrefour,
chargés à plier de leurs paniers indiens, et sortirent de la grotte après avoir
déplacé la pierre. Ils firent plusieurs voyages analogues, sans paraître remar-
quer la présence d'Aléma, qui tenait sur ses genoux la tête de son époux
endormi, peut-être ivre-mort.
Ils entrèrent une dernière fois, portant les pagaras vides. Panaoline marchait
le dernier. Il alla prendre dans une sorte de niche un fusil à deux coups, que
le docteur V... eût reconnu pour être celui dont il avait fait cadeau à Jacques
lors d'un de ses précédents voyages. Il s'assura que l'arme était chargée,
pendant que ses compagnons saisissaient leurs arcs, leurs sabres et leurs
flèches.
Le vieillard reprit :

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
307
— Le trésor des Aramichaux est en sûreté. Le secret de l'or sera bien gardé.
Venez.
Les torches s'éteignirent subitement, et la grotte mystérieuse rentra dans
l'obscurité.
La question de Benoît, relative au chasseur qui chargeait son fusil avec des
balles d'or, demeura sans réponse. Qu'importait à Ackombaka et à ses hommes
la matière du projectile trouvé dans les muscles du tapir? Il y avait là une
montagne de chair dont il fallait avoir raison, aussi les maxillaires et les esto-
macs des Peaux-Rouges travaillaient-ils avec une activité sans égale. La nuit
entière et la journée du lendemain furent employées à cette besogne, à laquelle
la présence du sorcier mort donnait un caractère doublement saint et obliga-
toire. Les honneurs funèbres peuvent, le cas échéant, être rendus sous forme
solide ou liquide suivant l'occurence. L'important est qu'il y ait surabondance
dans l'absorption.
De souvenir d'Indien, jamais mémoire ne fut aussi copieusement honorée.
On y employa tout le temps nécessaire, et les incommensurables qualités
digestives des membres de la tribu furent mises à complète contribution.
Enfin, les canaris étant épuisés jusqu'à siccité et la carcasse du maïpouri
nettoyée comme par les fourmis-manioc, Benoît, qui rongeait son frein, vit
arriver le moment tant désiré. Il prit bravement la tête de la colonne, et
s'avança vers cette caverne dont la bouche obscure s’entr’ouvrait sur le flanc
sud-ouest de la première colline.
Les Indiens semblaient mollir. Ackombaka n'était rien moins que rassuré
sur l'issue de cette entreprise à laquelle il trouvait certains côtés scabreux.
Somme toute, le mort avait été plantureusement regretté. Son trépas, bien que
très brusque, n'avait rien de prématuré. Il était si vieux ! N'avait-il pas d'ail-
leurs un successeur ! Enfin, sa dépouille devenait passablement encombrante.
Etait-il si urgent de rechercher et de punir sans même avoir le temps de res-
pirer, l'auteur de cette catastrophe déjà réparée?
Tel n'était pas l'avis de l'ancien surveillant qui se mit pour tout de bon en
colère, et menaca le chef tremblant de nouveaux maléfices. Puis, comme Benoît
connaissait à fond ses auxiliaires, il se hâta de les remonter avec le viatique
obligatoire, le tafia.
Toute hésitation cessa. Le tambour en peau de kariakou sonna comme un
gong, et les flûtes en bambou glapirent. Le sentier escarpé conduisant à la

308 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
grotte fut franchi, l'aventurier s'avança le premier, le sabre d'une main, une
torche de « cirier » de l'autre. Les Peaux-Rouges suivirent en vociférant.
Ils arrivèrent éblouis au carrefour, toujours précédés du blanc que l'émotion
suffoquait.
Les hurlements s'arrêtèrent et. un lugubre silence s'établit tout à coup. La
terreur sembla envahir le chef rouge et les guerriers.
Benoit lui-même, malgré son âpreté, ne put arrêter un cri de stupeur, à la
vue du corps roidi de Jacques, étendu sur le dos, les bras écartés, et semblable
à une statue d'or arrachée de son piedestal!...
— De l'or 1... s'écrièrent les bandits émerveillés sans plus s'occuper de l'In-
dien.
— Mais non, imbéciles, c'est du mica. Ça ne vaut pas deux sous la tonne,
dit Benoît.
Il se baissa rapidement, souleva le corps pour s'assurer si une étincelle de
vie l'animait encore. Il approcha sa torche des yeux grands ouverts. Nui mou-
vement n'agita les paupières, nulle contraction ne modifia le volume de la p u -
pille dont la dépression formait comme une perle noire enchassée dans le
marron foncé de l'iris.
Benoît semblait désespéré. N'allez pas croire pourtant à une subite conver-
sion du coquin. L'humanité restait absolument étrangère à ce mouvement spon-
tané. Cette idée de la recherche d'un dernier souffle d'existence provenait de son
insatiable cupidité. Il soutenait d'une seule main, passée sous l'occiput, ce corps
rigide appuyé sur les talons, et formant avec le sol un plan incliné de vingt-
cinq à trente degrés.
— Il est mort, dit-il d'une voix sourde, décidément il est mort.
Puis, sans essayer de deviner par quel concours de circonstances, il se trouvait
dans cette caverne, et dans quelles conditions Jacques avait succombé, il ajouta :
— Drôle de costume. Le voilà proprement habillé en bon Dieu de l'or. Il est
bien avancé... et nous aussi, termina-t-il en laissant aller le cadavre qui tomba
avec un bruit sourd.
Les forçais fugitifs regardaient avec des yeux stupides cette caverne étince-
lante, si extraordinairement transformée en caveau mortuaire. La vue de ce
temple de l'or, objet de tous leurs désirs, de cet homme mort qui en semblait
la divinité détrônée, les frappait d'une sorte d'épouvante. Les Indiens, les
jambes molles d'ivresse, gardaient un silence plein de terreur. La voix de- l'aven-
turier réveilla les échos de la grotte.
— C'est le dernier tour que nous jouera l'animal, dit-il furieux, comme tou-

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
309
jours. Un Peau-Rouge mort ne vaut pas mieux qu'un fagot en vie, et moins
qu'un chien sur ses quatre pattes.
« C'est assez nous occuper de ce museau de casserole. Nous sommes au milieu
de la place, il s'agit de trouver le coffre-fort.
— Cane sera guère difficile à crocheter, reprit d'un ton délibéré Bonnet, qui
devait à sa dextérité dans la manœuvre du « rossignol » et du « monseigneur »
la faveur d'un logement gratuit en Guyane.
— Ils doivent avoir mis leur « cagnotte » dans quelque trou, et ce sera peut-
être le diable à trouver.
— On ne pourra pas chercher dans un vieux bas, dit de son air bête Tinguy,
la brute, un breton qui avait assommé à coups de chenet sa vieille tante, pour
lui voler ses économies cachées dans un bas enfoui dans la paille du sommier.
Cette plaisanterie de haut goût, généralement appréciée dans les bagnes, où
les bandits aiment à raconter leurs exploits, n'eut pas le privilège de dérider
le chef.
— Ce lascar-là ne devait pas être seul. Il aura fait la noce avec ses c a m a r a -
des, puis, au dernier moment, on lui aura flanqué le coup du lapin.
« Ackombaka, à quelle tribu appartient cet Indien mort ?
— Aramichau, répondit sourdement le capitaine
— Tu le connais ?
— Oui.
— Qui est son père ?
— Grand chef. Il est mort. La femme du jeune indien...
— Ah I il avait une femme.
— Oui, la fille de Panaoline... grand piaye, dit Ackombaka d'une voix
éteinte.
— Sais-tu pourquoi il est ainsi couvert de cette poudre j a u n e ?
Le Peau-Rouge en proie à la plus vive terreur ne put répondre que par un
signe négatif.
— Rien à tirer de ces brutes, dit à ses compagnons Benoît dépité. Cherchons
nous-mêmes. Un fait reste acquis ; bien que cette poudre j a u n e ne signifie rien,
nous pouvons être certains que l'or est ici.
« Je parierais que ces vermines d'Indiens nous voyant venir se sont enfuis,
après avoir tué celui-ci pour lui faire payer notre arrivée.
« Mathieu, donne donc encore un coup de « sec » à ces poltrons pour leur r e -
mettre le cœur à l'épaule.
« Maintenant, mes agneaux, en chasse.

3 1 0
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Les Indiens ragaillardis par la rasade, se mirent en marche en titubant à
la suite des aventuriers qui s'enfoncèrent sans hésiter dans les galeries laté-
rales.
Le bruit du torrent devenait de plus en plus fort, et les quatre hommes n'a-
vançaient qu'en scrutant minutieusement le sol dans la crainte de rouler dans
quelque excavation. Ces précautions n'empêchèrent pourtant pas Benoît de
butter contre un corps dur, et de s'abattre rudement en proférant un j u r o n .
— Triple imbécile ! ai-je la berlue, grogna-t-il en se relevant furieux, la
barbe poudrée de mica. Il y a donc des pavés, ici 1
— ... Des pavés... hurla Bonnet, je voudrais bien marcher à l'assaut d'une
barricade construite avec des pavés comme celui-ci.
« Tiens ! regarde, dit-il d'une voix qui n'avait plus rien d'humain... mais re-
garde donc I
Et ses doigts tremblants soulevaient un lourd morceau de métal, de forme
irrégulière, sur lequel les torches flamboyaient étrangement.
— ... De l'or I... Cette fois-ci, c'est bien de l'or I... n'est-ce pas, Benoît. Dis-
nous que c'est de l'or !...
La joie des forçats était bruyante, folle, délirante. Ils se prirent à danser, et
à vociférer. Celle de Benoît était plus calme en apparence, mais plus violente
peut-être. Il pâlit, et son regard fasciné, hypnotisé, ne quitta plus la pépite.
— Oui, c'est de l'or, dit-il enfin d'une voix chevrotante. Donne... que je voie
aussi... de plus près...
« Sacrebleu I la joie me casse les jambes et m'ôte les idées. Ça me rend tout
bête de devenir riche.
— Tu es bien sûr que c'est...
— Oui ! te dis-je. C'en est ! Oui. Ça pèse plus de trois kilos, et ça vaut dix
mille francs comme un liard.
Les hurlements et les cabrioles recommencèrent de plus belle, à l'énoncé de
ce chiffre fastueux, ainsi qu'à la grande stupéfaction des Peaux-Rouges qui ne
comprenaient rien à cette subite explosion.
— Moi, dit Tinguy essoufflé, haletant d'émotion, la joie m'altère. Je m'er
vais boire un bon coup.
— Non ! risposta impérieusement Benoît. Tu boiras plus tard. Nous aussi.
Pour le moment, cherchons. Quand notre affaire sera bâclée, on s'amusera.
« Tiens, mets-moi ce jaunet dans ton sac, et continuons nos investigations
— Oui chef. Tu as raison. Il ne s'agit pas de boire. Moi, quand j e suis « bois-
sonné » je perds la tête. Si on allait nous voler !...

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
311
Sans s'arrêter à ce que cette preuve de confiance avait de particulièrement
flatteur pour l'association, le chef interrogea minutieusement le sol, et reconnut
de légères empreintes de pieds nus.
— Ah ! Ah !... nous brûlons. Je tiens la piste.
Il se courba brusquement ramassa quelque chose qu'il tendit à Tinguy.
— Serre encore ce petit jaunet, pour ne pas en perdre l'habitude.
C'était une pépite d'environ cent grammes que le caissier improvisé déposa
dans sa besace de toile.
— Paraît que ça fait des petits.
— J'aimerais mieux des gros.
— N'importe, nous ne perdons pas notre temps.
— Tiens, encore u n . . .
— Mais, c'est donc le chemin du Petit-Poucet.
— Sacrebleu !..
— Quoi donc ?
— La cagnote !...
— Le coffre-fort du notaire.
— Le vieux bas de ma tante.
— Taisez-vous donc, tas d'animaux ou je vous coupe la g Le magot est
envolé. La cachette est vide !
Une triple exclamation de rage et de désappointement domina le bruit du
torrent souterrain.
Plus de doute. Une excavation de moyenne dimension, tapissée de larges feuilles
sèches de bananier, était pratiquée dans le sol, au pied du dernier pilier, au ras
de la crique, dont les eaux tourmentées, roulaient étincelantes entre les roches.
Le trou était vide. La présence de quelques fragments d'or gros comme des
grains de blé, abandonnés entre les nervures des feuilles, attestait la précipita-
tion du déménagement.
— Volés !... Nous sommes volés ! hurlèrent-ils furieux et désespérés.
— Non, ce n'est pas possible. Cette cachette n'est pas la seule. Il doit y en
avoir d'autres.
— Cherchons !... Partout ! Dans tous les coins.
— Oui, c'est çà. Les Peaux-Rouges vont nous aider.
Malgré leur répugnance, Ackombaka et ses hommes ne refusèrent pas leur
aide aux aventuriers. Pendant plus de quatre heures, les bandits soutenus p a r
le fol espoir de retrouver ce trésor dont un seul échantillon leur indiquait l'opu-

3 1 2
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
lence, fouillèrent tous les recoins, retournèrent le sol, sondèrent les piliers,
mais en vain. Leur acharnement fut inutile.
Leur déception se traduisit de façons curieuses. Tinguy, la brute, pleurait
comme un enfant. Il sanglottait à pleine gorge et de tout son cœur. Bonnet,
l'être froid, à la face et à l'allure de reptile, semblait avoir perdu la raison. Sa
colère terrible se manifestait en hurlements inarticulés. Mathieu, être nul,
passif instrument des complices qui l'avaient envoyé au bagne, incapable d'une
résolution quelconque, répétait d'un air idiot : « Ça ne se passera pas comme
ça ! Oh ! mais non. Ça ne se passera pas comme ça 1 . . .
Quant à Benoît, les yeux luisants, la face empourprée, les veines du cou
gonflées comme des cordes, il était effrayant. Il avait seul conservé une appa-
rence de sang-froid. Il devait faire un terrible effort sur lui-même, pour se
garotter ainsi, et imposer silence à son habituelle brutalité.
— La paix, cria-t-il enfin d'une voix tonnante. Quand vous aurez fini de
brailler !... Nous sommes volés!... Eh bien ! a p r è s ?
« Croyez-vous retrouver le magot en beuglant comme des singes-rouges ?
« Sang-Dieu ! Je suis toujours le vieux chercheur de piste. Nous allons sortir
d'ici, nous mettre en chasse, prendre la trace des « voleurs ». Je veux avant
deux jours les avoir retrouvés, et alors, j e vous promets que vous en verrez de
belles.
« En attendant, il faut nous refaire l'estomac. Ce n'est pas en j e û n a n t que
nous acquérerons les forces nécessaires. Allons, hop ! du train. Le temps est
précieux.
Les provisions furent étalées à terre, et le repas auquel prirent part les In-
diens, commença. La fureur de l'aventurier était tombée comme par enchan-
tement. Ce coquin était vraiment homme de ressources.
— Décidément, rien n'est perdu. Ackombaka et ses lascars vont encore rester
avec nous. Il faut qu'ils se débarrassent de la carcasse de leur piaye. Je vais
tâcher de le leur faire enterrer ici. Ce bonhomme-là devient encombrant.
« Quant à notre Peau-Rouge, ce sera plus facile. Nous pouvons aisément l'en-
voyer faire un tour dans la rivière. Ce n'est pas la peine de le laisser empoison-
ner cette caverne sur laquelle j ' a i des projets pour plus tard.
— Quel projet? demanda Bonnet un peu rasséréné, mais auquel l'appétit fai-
sait complètement défaut.
— C'est bien simple. Nous nous sommes emballés comme des enfants. Rap-
pelez-vous bien ce qu'il a dit au commandant et au docteur. Il n'a jamais été
question de trésor tout trouvé, et existant d'avance.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
313
Souleva le corps. ( P a g e 308.)
« II leur a parlé d'un endroit où la roche renfermait de l'or. N'a-t-il pas dit
qu'il fallait un marteau ?
— Tiens, c'est vrai, fit Tinguy.
— Eh bien ! nous avons rencontré plus que nous ne cherchions, puisque la
certitude qu'un trésor existant aux mains des Aramichaux est désormais ac-
quise. Nous sommes arrivés en retard. C'est d'autant plus dommage que la
4 0

314
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
cachette pouvait, d'après ses dimensions, contenir plus de 150 kilos d'or. Mais
les oiseaux étaient dénichés, et cette belle pépite que nous avons ramassée ici
a certainement été perdue par eux pendant leur fuite.
« Tout porte à croire que la famille de notre prisonnier l'a sacrifié dans la
pensée qu'il avait révélé le secret de ce trésor, tandis qu'en réalité il n'avait
parlé que de filons à exploiter.
— C'est encore vrai.
— Ce meurtre inutile nous importe peu. L'essentiel était pour nous
d'arriver ici. Or, savez-vous bien ce qu'est la roche qui compose cette
caverne ?
— Ma foi non.
— Eh bien ! c'est du quartz aurifère, le plus riche peut-être qui existe en
Guyane.
— Pas possible. Mais alors, rien n'est perdu.
— Les richesses enfouies dans ce quartz nous sont pour le moment aussi
inutiles qu'une propriété dans la lune.
« Il faut, pour broyer tout cela, des marteaux-pilons, des machines à vapeur,
des bras en quantité, des provisions, que sais-je encore.
— Alors, qu'est-ce que tu nous racontes, reprirent les forçats, tombés encore
une fois du haut de leurs illusions.
— Voici : La présence des quartz indique la proximité de terrains friables,
facilement exploitables, et renfermant de l'or en grains ou en poussière. Nous
n'avons plus qu'une chose à faire, au cas, fort peu probable, où nous ne retrou-
verions pas les Aramichaux, c'est d'exploiter les terrains et de devenir nous-
mêmes d ' « honnêtes » chercheurs d'or.
« Le métier n'exige ni une grande mise de fonds, ni une grande intelligence,
quand une fois la veine est trouvée.
— Qu'est-ce que ça peut bien rapporter ?
— Un ouvrier ordinaire peut gagner cent cinquante à deux cent francs par
jour. Mais comme nous sommes sur un point d'une opulence extrême, il nous
est raisonnablement permis d'espérer tripler et quadrupler cette somme.
— A la bonne heure. Tout va bien alors, et tu es véritablement un homme
de ressources.
— Puisque nous sommes bien restaurés, nous n'avons plus que faire ici,
il nous reste à déguerpir. Le plus tôt sera le mieux.
La conversation avait eu lieu jusqu'alors à voix très haute, afin de dominer
le bruit du torrent dont les flots pressés battaient sans relâche leur lit de roches.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
315
L'aventurier fut étonné tout à coup de la sonorité inaccoutumée de ses paroles.
Les Indiens et les trois blancs firent la même remarque. Le grondement de la
crique s'apaisa peu à peu, et le silence devint bientôt complet
— Qu'est-ce encore? dit le chef inquiet et alarmé, en saisissant une torche
près de s'éteindre.
Il s'avanca rapidement vers le fond de la grotte et s'arrêta, frappé de stupeur,
à la vue du lit de la crique entièrement vide. La cascade avait cessé de couler;
les roches immergées tout à l'heure, apparaissaient luisantes et exhalaient cette
odeur particulière d'humidité récente, bien caractéristique, laissée par les cavités
brusquement taries.
Il revint en courant, plein d'angoisse.
— Sortons au plus vite. J e ne sais ce qui se passe. Une catastrophe nous
menace. Allons, en retraite.
Il reprit la tête de la colonne, enfila le chemin conduisant à l'entrée et s'en
vint donner de la tête contre une masse énorme de roche qui l'obstruait. Un
frisson glacé le secoua de la tête aux pieds.
— Nous sommes perdus, murmura-t-il, si nous ne trouvons pas d'issue, la
grotte est fermée !

C H A P I T R E V I
Préoccupations de l'aîné des Robinsons. — Ses inquiétantes découvertes. — Longue absence
et piètre gibier. — Pistes suspectes. — Rouges et Blancs. — Tigre et limier. — Indiens
émigrants. — Inductions tirées de la présence d'un clou de soulier sur une roche à
ravets. — Qui rappelle les exploits des héros de Cooper. — Les étrangers ne peuvent

être que des ennemis. — Le Parisien a deviné. — Conseil de guerre. — En éclaireurs.
— Nicolas devenu un fin chasseur. — Campement dans la forêt. — L'ouragan. — Ense-

velis vivants 1
Henri rentrait après une absence de deux jours. Il embrassa sa mère, serra
la main à son père, à ses frères, à Nicolas et à Casimir, puis décrocha sans
mot dire les deux bretelles de coton servant à maintenir son hamac sur ses
robustes épaules.
Il déposa sur la grande table de grignon un paque de forte taille, sur la
robe grisâtre duquel deux trous béants rougeoyaient.
L'arrivée du jeune chasseur fut saluée, comme toujours, de cris joyeux. Tous
les habitants de la colonie, y compris les animaux, faisaient fête à l'aîné des
Robinsons, dont une visible préoccupation obscurcissait les traits ordinaire-
ment si enjoués.
Et pourtant, l'accueil de sa mère n'avait pas été moins tendre que de cou-
tume, et l'étreinte de son père, de ses frères et de ses amis, moins affectueuse
que jadis. Les hoccos avaient hérissé leur crête et doucement nasonné. Les
agamis avaient lancé leur belliqueux appel de trompette, les marayes, les per-
drix grand-bois, le& toccros s'égosillaient ; non seulement les pensionnaires de
la basse-cour, mais encore les animaux à demi-domestiques, participaient à cette
cordiale bienvenue.
Michaud, le taman r, la queue fièrement dressée en panache broussailleux,
grognait de joie à la vue de Cat, le j a g u a r apprivoisé, et « Simi », le macaque

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
317
de Charles, folâtre comme aux jours déjà lointains de son entance, après avoir
bondi sur le félin, se mit à gratter frénétiquement son crâne essorillé, et à
fouiller la toison de cette apocalyptique monture, en cherchant avidement les
parasites qui pouvaient y avoir élu depuis peu domicile.
Ce tableau biblique, cette confusion pacifique des genres et des espèces, cette
harmonie d'éléments divers, qui d'ordinaire faisait la joie du jeune homme, et
rendait plus complet encore le bonheur du retour, le laissait impassible.
Henri paraissait étrangement préoccupé. Cette froideur absolument inu-
sitée, étonna, inquiéta même son père.
— Es-tu malade, mon enfant, demanda le proscrit, bien que la haute mine et
la fière attitude de son fils, donnassent un formel démenti à cette supposition.
— Non, p è r e ; dit respectueusement le jeune homme, tu sais bien que j ' a i fait
depuis longtemps un pacte avec la santé.
— Mais, tu ne dis rien... Je craignais un accès de fièvre. Vois-tu, mon cher
ami, quelle que soit la vigueur de l'Européen, quelque complète que soit son
adaptation au climat de la Guyane, sa vieille ennemie, la fièvre, toujours au
guet, semble chercher un point faible pour pénétrer dans son organisme.
« Ton absence a été bien longue. Tu ne restes jamais aussi longtemps hors de
la maison, véritablement, nous commencions à être inquiets.
— Pardon père, ma chère et bonne mère, pardon, reprit-il sans répondre
directement au proscrit. Le démon de la chasse m'a encore tenté.
— . . . E t tu as, comme toujours, succombé à la tentation.
— C'est vrai. Quand je sens l'immensité devant moi, quand la Forêt-Vierge,
avec ses solitudes inexplorées, ses taillis sans fin, ses futaies géantes, s'offre à
ma vue, je me sens transformé. De capiteuses bouffées de plein air me montent
au cerveau, un souffle ardent de liberté m'emplit la poitrine, il me semble
chevaucher l'inconnu, étreindre l'infini.
— Tout cela, pour tuer un paque ! ajouta malicieusement Eugène, l'espiègle,
un fort chasseur devant l'Eternel, un vrai Nemrod équinoxial.
Henri, qui avait la réplique prompte en temps ordinaire, ne répondit rien,
au grand désappointement de Nicolas, qui raffolait de ces affectueux et paci-
fiques tournois de paroles, à la suite desquels vainqueurs et vaincus, à bout de
salive et de dialectique, riaient comme de grands écoliers en récréation.
— Un paque ! Il n'a tué qu'un paque ! En deux jours, fit le Parisien avec
son gros rire sonore.
« Tu as donc rencontré Maman-di-l'Eau ! comme dit Casimir.
— Non, compé, riposta vivement le bon vieux noir d'un accent craintif. Ou

318
L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
qu'a pas parlé « blaguio » Maman-di-l'Eau. Li pas content toujou. Li capri-
cieuse passé femme Peau-Rouge. L i b o n comme moun blanc, li michant passé
Oyacoulet. (Ne plaisantez pas Maman-di-l'Eau. Elle est plus capricieuse qu'une
Indienne. Elle est ou bonne comme un blanc, ou mauvaise comme un Oya-
coulet.)
Pendant que Nicolas riait des terreurs de son vieil ami, Henri fit à son père
un signe imperceptible, et les deux hommes sortirent.
L'aîné des Robinsons avait repris son arc avec ses flèches et sifflé son j a g u a r .
Robin rompit le premier le silence.
— Quel mauvais diplomate tu fais, mon cher Henri.
— Pourquoi cela, p è r e ?
— C'est qu'à moins d'être aveugle, sourd et muet, il est impossible de te
regarder pendant une minute, sans s'apercevoir que tu es porteur d'une mau-
vaise nouvelle.
— Oh 1 Que dis-tu là ?
— L'exacte vérité. Comment, toi, le batteur d'estrade infatigable, toi l'ar-
cher à la flèche infaillible, tu rentres au bout de deux jours avec un aussi
piètre gibier!
« Toi, l'homme aux muscles de fer, toi, aussi brave et plus fort qu'aucun de
nous, tu t'armes pour venir à vingt pas de la case, tu te fais accompagner de
ton farouche gardien, et tu t'étonnes de ma remarque?
« Je te le répète, mon enfant, un péril nous menace.
— C'est vrai. Mais je ne voulais pas alarmer maman.
— A la bonne h e u r e . Je reconnais bien là mon fils, mon bras droit, mon
« alter ego ». Le danger doit être imminent, et bien grave, pour motiver une
telle préoccupation.
— Juges en toi-même, père. J'ai trouvé des traces de blancs mêlées à une
piste d'Indiens.
Le proscrit resta impassible, mais ses yeux s'allumèrent.
— C'est grave !... dit-il lentement. Très grave. Je ne ferai pas à tes facultés
de coureur de bois, l'injure d'un soupçon. Tu as vu, et bien vu.
— Je doutais tout d'abord. Ce n'était pas la première fois que je relevais
une piste humaine. J'ai suivi souvent les traces d'Indiens. J'en étais même
arrivé à reconnaître, comme on dit en terme de vénerie, les « foulées » d'un Ara-
michau, de celles d'un Emérillon. Celles produites par les pieds tordus des
derniers ne pouvaient être confondues avec l'empreinte élégante et fine des

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
319
premiers, pas plus que la marque lourde du Galibi, ne pouvait être attribuée à
celle que laisse la démarche légère de l'Oyampi.
« Mais que nous importaient, que nous importent encore ces êtres inoffensifs?
Robin écoutait sans interrompre cette définition si complète, si simple aussi,
et se reportait, malgré l'imminence du péril, peut-être à cause d'elle, au héros
légendaire de Cooper, sur les traces duquel son fils aîné marchait si vaillam-
ment.
Le jeune homme continua
— Je venais de siffler un agouti. Cat, assis près de moi, attendait patiem-
ment l'instant favorable pour s'élancer sur lui, quand j e le vis donner tout à
coup des signes d'inquiétude et de colère.
« Tu connais l'instinct merveilleux et le flair sans pareil de mon compagnon.
Je doute que les limiers d'Europe puissent rivaliser avec ce terrible chasseur
que nous avons plutôt dompté qu'apprivoisé. L'agouti s'approcha, nous
écouta, fit entendre son grognement de surprise et s'enfuit, sans que Cat ait
fait la moindre attention à lui. Son muffle, plissé par la colère, se tournait vers
une direction complètement opposée. Je prêtai l'oreille, et il me sembla en-
tendre sous bois un froissement, mais si faible !... Je me dissimulai derrière
un « courbaril, » et j'attendis en empoignant mon j a g u a r par la peau du
cou.
« Le bruit se rapprocha, et j'aperçus bientôt, à quelques pas, dix Peaux-
Rouges marchant en file indienne. Il y avait sept hommes et trois femmes,
dont une très jeune qui paraissait en proie à une violente douleur. Un grand
vieillard de figure farouche, le chef sans doute, l'interpella rudement. Un
gémissement lui échappa, il la frappa brutalement sur la bouche d'un coup du
manche de son sabre. Le sang jaillit; la malheureuse courba la tête et se
tut. Ils passèrent tout près de moi, et j e vis qu'ils émigraient, car ils portaient
tous leurs effets de campement, et pliaient littéralement sous le poids de leurs
provisions.
« Cela ne m'intéressait pas de savoir où ils allaient, mais j e voulus savoir d'où
ils venaient.
— C'est parfait, mon ami. Je reconnais bien là ta prudence. Ces gens pou-
vaient n'être qu'une fraction d'une tribu importante, et il était urgent de
reconnaître leur nombre et leur position.
— Oui, père. Je pris séance tenante le contre-pied, et j'arrivai à ces mon-
tagnes que nous visitâmes jadis et où nous trouvâmes de si beaux échantillons
de quartz aurifère.

320
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Mais alors la piste s'embrouilla, ou plutôt se multiplia. Les traces des pre
miers indiens se mêlaient à de nombreuses empreintes également laissées par
des Peau-Rouges, mais la nature du terrain ne me permit pas tout d'abord
de reconnaître exactement les différences qu'elles pouvaient offrir.
« J'avisai une petite crique et j ' e u s le bonheur de retrouver les pas de ceux
que j'avais rencontrés tout d'abord. Il n'y avait pas à s'y tromper. Ils étaient
dix, y compris les femmes. Je ne sais pourquoi mon cœur se serra. Ces
empreintes me rappelaient à s'y méprendre celles de Jacques, l'Aramichau
que nous avons sauvé.
« La vue de cette jeune femme en pleurs, l'acte de brutalité du vieillard qui
paraissait être le chef, l'absence de Jacques, un secret pressentiment m'avertit
qu'un drame lugubre avait dû se passer depuis peu et non loin de nous.
« Ce premier point établi, et ces traces relevées, j'inspectai minutieusement
le sol et pus reconnaître aisément la provenance des autres. Elles apparte-
naient évidemment à des Emérillons, car presque toutes offraient cette cour-
bure caractéristique du gros orteil infléchi en dedans. Cinq ou six Indiens de
cette seconde troupe étaient privés du petit orteil du pied gauche, j ' e n conclus
que c'étaient des Thïos, d'après ce que m'a raconté Casimir relativement à
leurs coutumes.
— Ces derniers étaient-ils nombreux?
— Vingt à vingt-cinq, sans compter les blancs.
— Ceci est plus sérieux encore, dit le proscrit songeur. Mais, continue ton
récit. Il ne saurait être ni trop long ni trop détaillé, et je vois avec plaisir que
tu as agi avec ton intelligence habituelle, sans omettre aucune particularité
quelque peu importante qu'elle ait pu paraître tout d'abord.
Le jeune chasseur, fier de cet éloge, reprit :
— Chose étrange, toutes ces traces se réunissaient au même point, avec cette
différence que celles des Aramichaux s'en éloignaient, et que celles des Thïos
et des Emérillons y aboutissaient. Je ne pus, malgré les plus patientes inves-
tigations découvrir d'où partaient les premières, ni où se perdaient les autres,
car il semblait que la montagne se fut tout à coup entr’ouverte et refermée
pour me cacher le mot de l'énigme.
« Mes recherches n'avaient pourtant pas été inutiles. J'avais, à plusieurs
reprises déjà, remarqué sur les plaques blanchâtres du quartz, quelques éro-
sions ardoisées, à reflets métalliques, paraissant résulter d'un froissement de
fer contre la roche.
« Ce ne pouvait être ni une pointe de flèche, ni une lame de sabre. C'était

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
321
Résolurent de bâtir un carbet. (Page 3 2 7 . )
plutôt une coulée produite par un corps rond de la grosseur d'une chevrotine.
Un peu plus loin, j ' e n aperçus quatre sur la même ligne horizontale, et
placées à un demi-centimètre. Mais ce sont des clous de soulier, me dis-je tout
d'abord !
« Je ne m'étais pas trompé. Dix mètres plus loin, l'homme avait fait un
faux pas, un de ces clous s'était arraché, j ' e n retrouvai la tête profondément
4 1

322
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
encastrée dans une alvéole de roches à ravets. Je l'ai rapportée. Elle est dans
mon sac. J e te la montrerai tout-à-l'heure. J'étais certain désormais de la p r é -
sence d'un blanc parmi les indiens.
« C'est bien, mon cher fils. Tu as raison de point en point. Nul parmi les
indigènes de la Guyane, et parmi les noirs ne porte notre chaussure euro-
péenne.
« Mais, les autres blancs?
— Les preuves sont moins évidentes mais tout aussi concluantes. J'ai
procéder par induction. La troupe s'est arrêtée un peu avant d'arriver à la
montagne, sur un terrain légèrement humide. On a tenu conseil. Les quatre
blancs étaient au centre. L'homme aux souliers porte un fusil, j ' a i retrouvé
sur la terre molle la marque de la plaque de couche. Quant à ses trois compa-
gnons, ils sont pieds nus, comme les Indiens.
— Et comment as-tu pu reconnaître leur empreinte?
— C'est que les Peaux-Rouges au repos s'accroupissent et font porter le
poids du corps tout entier sur les orteils, tandis que les blancs sont restés
debout, pendant cet entretien qui a duré près d'un quart-d'heure, à en juger
par la profondeur et la netteté des traces.
— Ton raisonnement me semble juste. Des étrangers sont bien près de devi-
ner le secret de notre retraite. Dans les circonstances présentes, qui dit étranger
pourrait dire ennemi presque à coup sûr. Ne suis-je pas toujours fugitif! Le
temps de la prescription, comme ils disent là-bas, est loin d'être arrivé.
« Je serais encore de bonne prise.
Le regard du jeune homme flamboya. Il étreignit la poignée de son sabre
avec une sombre énergie et ajouta :
— Te prendre, toi, le vaillant entre tous! Non, tu n'y penses pas. Les Robin-
sons de la Guyane commandés par leur père, peuvent défier une armée. On
peut ravager nos plantations, détruire nos cases, anéantir l'habitation, mais la
forêt est à nous. A h ! qu'ils y viennent donc ! Qu'ils essayent un geste, qu'ils
prononcent un mot, qu'ils tentent de toucher un cheveu de ta tête. Tu verras
si les fils du proscrit sont dignes de leur p è r e !
— Enfant ! Pourrions-nous associer ta mère à cette vie d'aventures et de
périls !
— Ma mère est la compagne du lion. Elle connaît la fatigue et méprise le
danger. Et d'ailleurs, ne sommes-nous pas préparés depuis de longues années
à cette idée de la violation possible de notre retraite.
— Toutes réflexions faites, la situation n'est peut-être pas désespérée. De

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
323
graves événements peuvent s'être accomplis dans la colonie, depuis cette
longue période de dix ans passés pour nous sans communication avec la vie
civilisée. On parlait à peine de la découverte de l'or à cette époque ; qui sait si
les filons, ou tout au moins les alluvions ne sont pas exploitées en grand? Qui
sait enfin si nos inconnus ne sont pas des mineurs en prospection?
— Accompagnés d'Indiens, c'est bien douteux.
« En somme, qu'allons-nous faire ?
— Tu as sagement agi, en m'avertissant tout d'abord de cet incident que tu
as cru devoir cacher à ta mère et à tes frères. Je pense pourtant qu'il serait
bon de leur en faire part au plus vite. Notre décision sera subordonnée après
de mûres réflexions à l'avis de la majorité.
Les membres de la colonie, intrigués déjà par l'entrée insolite d'Henri,
commençaient à s'inquiéter de la longueur de son entretien avec son père. Un
silence de glace accueillit tout d'abord la confidence de ce dernier.
Chose assez rare, Nicolas, qui d'ordinaire laissait volontiers parler avant
lui ses jeunes amis, et ne donnait son opinion qu'après avoir entendu la leur,
Nicolas rompit. brusquement le silence. Il obéissait à une sorte d'entraînement
inconscient qui le poussait à parler comme malgré lui, ainsi qu'il arrive fré-
quemment, lorsqu'une idée déchire tout à coup les ténèbres de la pensée, et
s'impose ainsi qu'une indiscutable vérité.
— Monsieur Robin, et toi Henri, vous avez pensé à tout, sauf à une chose.
— Laquelle ? dirent d'une seule voix le père et le fils.
— Ces quatre blancs ne peuvent être que ceux auxquels nous avons eu
affaire déjà Repoussés p a r nous de la rivière, ils ont pris une autre route, se
sont adjoints une tribu d'Indiens, et nous allons les avoir avant peu sur le
dos.
« Je sens en moi quelque chose qui me le dit. Cette pensée me tenaille la
cervelle depuis que vous parlez, j ' a i beau essayer de me persuader que je me
trompe, rien n'y fait. Croyez-moi, ne cherchez pas à côté, là est la vérité.
— Oui, tu as raison, Nicolas; quelque invraisemblable que paraisse le fait,
nous devons l'admettre sans discussion jusqu'à preuve contraire.
— Le diable emporte ce galopin de Peau-Rouge, avec ses histoires de secrets
d'or et ses confidences au clair de la lune. En voilà un qui aurait mieux fait
de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de nous jeter dans une
pareille aventure.
« Ah ! patron, quel malheur que vous n'ayez pas autorisé Henri à larder de
quatre bonnes flèches ces oiseaux de proie ! Voyez-vous il n'y a rien de bon à

324
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
attendre d'eux après les traitements dont l'Indien a été victime. Quelle joie
pourtant de revoir des blancs, s'ils étaient d'honnêtes chercheurs d'or, au lieu
d'être le rebut des bagnes.
« Je vous le répète, je voudrais me tromper, mais j'affirme qu'un semblable
voisinage implique pour nous l'imminence d'un grand péril.
— Nous ne pouvons pourtant pas les attaquer ainsi de but en blanc sans
provocation de leur part.
— Et s'ils tombent sur nous à l'improviste, ravagent l'habitation, et com-
promettent nos existences ? Vous n'ignorez pas que ces particuliers-là ont une
singulière façon d'envisager le respect des personnes et des choses.
— Si cependant ils ne faisaient qu'une courte apparition dans nos parages ?
S'ils se retiraient, une fois leur but atteint?
— Ce serait pour revenir en plus grand nombre, et le danger s'accroîtrait
d'autant. Moi j ' e n reviens toujours à mon idée première : Pssitt !... — fit-il
avec le geste de décocher une flèche, — et puis, plus personne 1
— Sans être aussi exclusif que toi, mon cher Nicolas, j e conviens qu'il faut
prendre d'énergiques et promptes mesures; nous allons au plus vite nous
mettre en campagne, reconnaître la position des étrangers, et tâcher de
savoir leurs intentions.
« L'entreprise est difficile, et pourtant j'espère la mener à bien. Nous nous
sommes trouvés jadis dans des circonstances non moins périlleuses, et nous
avons triomphé de tous les obstacles.
« Voici ce que je propose : Nous partirons tous quatre après demain, Henri,
Edmond, Eugène et moi. Charles et sa mère resteront à la case avec Nicolas et
Casimir en attendant patiemment notre retour. Cat gardera également la
maison.
— Mais, fit judicieusement observer Henri, si pendant notre excursion, une
partie de la troupe venait aussi en reconnaissance du côté de l'habitation ?
— J'ai prévu ton objection, mon enfant : nous allons dès à présent cons-
truire un carbet non loin de la crique , dans un endroit absolument désert.
Nous l'approvisionnerons largement, nos traces seront effacées, le corps de ré-
serve s'y installera, et la Bonne-Mère sera laissée dans un apparent abandon.
« Ce qui peut arriver de pis, est de la retrouver pillée de fond en comble.
Nous serons alors quittes pour la reconstruire. Je ne vois pas, pour l'instant,
d'autre parti à prendre.
Ce plan, si simple et d'une exécution si facile, reçut bientôt son application.
Le carbet fut dressé non loin du point où dix années auparavant avait eu lieu

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
325
la lutte entre le tigre et le tamanoir, lutte mortelle pour les deux adversaires,
et dont le résultat fut l'adoption des deux favoris de la colonie, Cat et Michaud.
Mme Robin, habituée de longtemps aux péripéties nombreuses aux-
quelles est sujette la vie des coureurs de bois, vit partir sans inquiétude son
mari et ses trois fils. Elle avait confiance en leur expérience et en leur intré-
pidité. Nicolas, désappointé tout d'abord de se voir condamné à l'immobilité,
prit bientôt son parti de ce petit mécompte en pensant qu'il allait avoir à
veiller sur sa bienfaitrice. Il reconduisit les quatre voyageurs jusqu'aux limites
de la Bonne-Mère, et revint lentement en effaçant jusqu'aux moindres vestiges
des traces.
Notre brave ami, le Parisien, n'était pas un garde du corps à dédaigner. Nul
n'eût reconnu dans ce robuste gaillard à la poitrine bombée, à la face de
brique, aux yeux clairs et hardis, le voyageur naïf et dépaysé qui, dix ans
auparavant, marchait d'étonnement en étonnement à travers la grande brous_
saille équinoxiale. Il s'était débrouillé ici comme à Paris, et son adaptation à
la vie sauvage avait été merveilleusement rapide. Il maniait l'arc aussi bien
que n'importe quel Peau-Rouge, suivait une piste comme le meilleur chasseur,
et n'avait pas son pareil pour déjouer les ruses de l'agouti, du paque ou du
tatou.
Il eût fallu le voir relever un brin d'herbe tordu, raccrocher une liane,
gratter du bout du doigt un peu de terre tombée d'une fourmilière, restituer en
un mot au sol sa configuration primitive, de façon à tromper l'œil du plus fin
rastreador. Aussi, quand il fut rentré triomphant au carbet et qu'il eut pro-
noncé les sacramentelles paroles : « Tout est paré », Madame Robin et le jeune
Charles ne conservèrent aucun doute relativement à leur sécurité.
Quant à Casimir, toujours aussi alerte et joyeux, son large et affectueux
sourire, indiquait une jubilation réelle. Casimir était fier de ses élèves et sur-
tout de Nicolas qui avait commencé bien tard son éducation de Robinson.
Aussi le bon vieux répétait-il à satiété que « compé Nicolas, depuis longtemps
passé nèg’, n'avait au monde qu'un seul rival, mouché Henri ».
Pendant ce temps, le proscrit et ses fils marchaient lentement, mais infail-
liblement dans la direction de la piste relevée par Henri. Ils allaient comme
toujours, en file indienne, insensibles à la température, et sans éveiller, du
plus léger bruit, l'imposant silence de la vaste solitude. Les hamacs, les vivres
et les armes ne pesaient pas à leurs robustes épaules. Les intrépides colons
étaient depuis longtemps familiarisés avec tous leurs effets de campement,
comme nos vaillants soldats d'Afrique auxquels un entraînement de tous les

326
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
instants procure la facilité d'accomplir des tours de force capables de stupéfier
les Arabes eux-mêmes.
La journée fut coupée d'une simple halte d'une demi-heure au bord d'une
crique pour permettre de prendre le repas. Ce régal d'anachorète, dont le
menu serait susceptible de donner la fringale à nos gourmets, se composa
d'une poignée de couac délayé dans un peu d'eau, et d'un petit morceau de
singe boucané.
L'on est sobre dans les forêts guyanaises. D'autant plus que l'on hésite tou-
jours à se charger outre mesure de provisions.
Le soleil déclinait rapidement. Il était cinq heures du soir. Dans une heure,
l'astre incandescent allait s'éteindre brusquement sans crépuscule. C'est l'heure
à laquelle il faut penser à organiser un campement sous peine d'être inopiné
ment surpris p a r l'obscurité. En temps ordinaire, les Robinsons se contentaient
d'accrocher côte à côte leurs hamacs aux premiers arbres venus, à un mètre
du sol, avec leurs armes à portée de la main. Ils se trouvaient malheureu-
sement au milieu d'un impénétrable fourré, planté d'arbres immenses, cou-
vrant de leurs rameaux un terrain humide et gras. Nous disons malheureuse-
ment, parce que matin et soir, ces points de la forêt sont régulièrement noyés
p a r un de ces grains dont nulle expression ne saurait dépeindre l'incroyable
surabondance.
Pendant le j o u r , le soleil aspire les buées tièdes, aussi épaisses que le brouil-
lard londonnien. Le nuage, ce terrible linceul des Européens, surchargé de
miasmes, s'élève péniblement à travers les branches. Il flotte lourdement j u s -
qu'au soir, immobile et comme accroché aux plus hautes cimes. Puis, au mo-
ment ou la flamboyante chevelure de rayons disparaît, et où la température
subit un rapide abaissement d'un degré, ces nuées, condensées instantanément,
s'écroulent. L'ouragan de pluie s'abat en ronflant sur les feuilles, ruisselle en
cascades sur les troncs, tord les lianes et noye le sol. Le même phénomène
amené par des causes identiques, se produit invariablement deux fois par jour
sur le point où la forêt est le plus épaisse. Le défrichement seul peut en em-
pêcher le retour.
Les Robinsons, en hommes prudents et avisés, résolurent d'éviter à tout
prix cette averse colossale qui allait fondre sur eux dans une heure. En route,
peu importe d'être mouillé. L'on continue à marcher, et les habits finissent par
sécher. Mais la nuit, le voyageur trempé comme au sortir d'une rivière est
forcément immobilisé dans son hamac. Il ne peut réagir contre le froid
humide qui l'envahit jusqu'aux moelles. Il est bientôt glacé, le frisson le

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
327
prend, la fièvre arrive, et quelquefois l'accès pernicieux le saisit. Cinq fois sur
dix c'est un homme mort.
Les quatre hommes, après une rapide inspection des lieux, résolurent de
bâtir un carbet. Rien de solide, d'imperméable, et pourtant de simple comme
cette installation qui rend de si grands services à tous les nomades de la zône
intertropicale. Il suffit de quatre pieux — l'on fait généralement choix de quatre
arbres disposés en carré — que l'on relie au moyen de traverses légères attachées
par des lianes, et recouvertes de feuilles formant toiture. Il n'est nullement
besoin de parois latérales, de murailles, puisque la pluie tombe toujours ver-
ticalement. Une fois l'emplacement trouvé, le sol débarrassé des herbes et des
broussailles, l'on possède, au bout d'une demi-heure, un abri sous lequel on
peut impunément braver les averses les plus furieuses. L'essentiel est d'éviter
le voisinage des arbres morts que le moindre effort peut renverser, et dont la
chute peut être la cause d'irréparables désastres.
Nos amis, après avoir pris toutes les précautions inspirées par leur vieille
expérience, dormaient depuis une heure à peine sous leur carbet, quand l'ou-
ragan se déchaîna soudain. La journée avait été particulièrement accablante.
Le grain se compliquait d'un orage formidable. Rien d'émouvant comme ce
flamboiement des cimes trouant l'épaisse nuée; rien d'étrange comme l'immobi
lité des géants impassibles qui semblaient les colonnes d'une voûte en feu; rien
de terrible comme ces fulgurations accompagnées de détonations roulant sans
discontinuer sous les arceaux feuillus.
Et pourtant, nul souffle n'agitait les masses végétales, immobiles toujours
et comme pétrifiées. L'orage équatorial semble une canonnade dans une four-
naise. Les Robinsons, oppressés, assourdis, aveuglés, attendaient patiemment
la fin de ce cataclysme, quand un coup de tonnerre, plus fort s'il est possible
que tous les autres, retentit au-dessus de leur tête. Le sol trembla. Les arbres
servant d'assise à leur carbet s'écartèrent, et le frêle abri de feuilles se dis-
loqua. Puis, un craquement immense domina le bruit de la foudre, un coin de
forêt s'écroula, ensevelissant le campement sous un monceau énorme de
branches, de feuilles et de lianes.

C H A P I T R E V I I
Dans la caverne de l'or. — A quelque chose malheur est bon. — Passé maître en évasions.
— Sépulture tardive non moins qu'indispensable. — Nouveau traité d'alliance. — La
diplomatie de Benoît.— « Sauvons la caisse ». — Cri d'agonie ! — Sauvetage.— Une
haine de dix ans. — Prisônniers des bandits. — Insultes aux vaincus. — La dernière
nuit des condamnés. — L'orgie dans la clairière. — Les apprêts du supplice.— Tortion-
naires en grande t e n u e . — C'en est fait ! — Dénouement imprévu. — Cri de guerre des
Bonis. — Retour inespéré d'un vieil ami. — Ackombaka décapité. — Pérégrinations d'un
corps sans tête et d'une tête sans corps.
La fureur de Benoit fut épouvantable, quand il se vit enfermé dans la
caverne des Aramichaux. L'on sait que la mansuétude n'était pas la vertu pré-
dominante du digne argousin. Aussi donna-t-il cours à sa brutalité avec toute
la surabondance dont sa rageuse nature était susceptible.
Jamais les Indiens, fort experts en manifestations extérieures de colère ou
de douleur n'avaient rêvé pareil débordement d'imprécations et de blasphèmes.
Ce ruissellement de malédictions, ces furieux éclats de voix, cet incommensu-
rable travail des cordes vocales, joint au jeu de physionomie de l'aventurier,
donnèrent aux braves sauvages une haute idée de lui. D'autant plus que ses
compagnons attérés gardant un silence plein de stupeur, cette colère « de
première classe » ne pouvait être que le fait d'un grand chef.
L'accès dura près d'un quart d'heure, puis Benoît, à bout d'haleine et de
salive, se tut. Il finit par où il aurait dû commencer et se mit en devoir d'étu-
dier les moyens d'évasion. Après avoir tourné comme un ours en cage, inven-
torié les recoins de la caverne, tenté, mais inutilement, d'ébranler la roche fer-
mant l'ouverture, il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'assit sur le sol, en proie à
une prostration incroyable chez un tel homme.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
329
Quant il se vit enfermé dans la caverne. (Page 328.)
— Eh bien! chef, tu ne dis rien, demanda presque timidement Tinguy, la
brute.
Le forçat familiarisé jadis avec les cachots, n'éprouvait pas cette atroce
impression de claustration qui écrase, en quelque sorte, l'homme habitué au
grand air.
— Et que veux-tu que j e dise ? Je suis tout abruti de l'aventure. Les éva-
42

330
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
sions, ce n'est pas mon fort. J'ai été habitué à « boucler des fagots » (enfer-
mer des forçats), et non pas à pratiquer moi-même leurs manœuvres.
En dépit de la gravité de la situation, les trois évadés se mirent à rire. Cet
aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de leur ancien surveillant les comblait
d'aise.
— Vois-tu, chef, dit sentencieusement Bonnet, si les geôliers mettaient à
garder les forçats, la centième partie de la vigilance que ceux-ci déploient
dans la conception et l'exécution de leur dessein, il n'y aurait jamais
d'évasions.
« Le prisonnier réussit dans son entreprise en y pensant toujours. »
— Eh bien ! dépêche-toi donc de penser toujours à nous tirer d'ici, car vous
vous entendez bien mieux que moi à ouvrir une porte.
— Bienfaits d'une éducation soignée, reprit ironiquement le coquin.
— Voyons, pas de discours, hein ! à chacun son lot et son rôle. J'ai mes
aptitudes, vous les vôtres. Bonnet, toi qui es un malin entre tous, un vrai
fil de soie, prends le commandement et organise quelque chose. Tu verras si
je sais obéir.
— Ça, c'est parler. A l'œuvre, car il rte fera pas bon ici pendant longtemps.
Nous avons quelques provisions, mais pas une goutte d'eau. Ceux qui nous ont
enfermés ici savaient bien ce qu'ils faisaient en détournant le cours du
ruisseau.
— Tu crois que la crique souterraine a été tarie à dessein?
— J'en suis sûr. Nos ennemis certainement inférieurs en nombre, n'ont pas
osé nous attaquer. Il leur a paru plus rationnel de nous faire périr de faim et
de soif.
- Tiens, c'est bien possible, après tout.
— Mais, faudra voir. Nous serons dehors avant deux jours, ou je ne veux
plus être, comme tu le disais tout à l'heure, la fine fleur de tes anciens pen-
sionnaires.
« Allons, au trot. Le temps presse, si j ' e n juge p a r les mines allongées du
brave Ackombaka et des hommes de sa troupe. Ils trouveraient, entre nous,
la plaisanterie un peu forte, si elle devait se prolonger.
« Commençons par tracer notre plan. Nous avons heureusement des bras.
La besogne sera simplifiée d'autant. Tu vas d'abord faire attaquer la roche
par nos alliés. C'est bien le diable si, avec leurs sabres, ils n'arrivent pas à la
déblayer. N'avons-nous pas percé seuls, sans lumière, sous l'œil des gardiens,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
331
les murs des geôles avec des clous, des morceaux d'écuelles, ou même des
Fragments de verre.
« Pendant ce temps, j e vais inspecter minutieusement le local. »
Le bandit prit une torche et s'enfonça sous les galeries conduisant au fond
de la caverne.
Les Thïos et les Emérillons, stimulés par l'alcool que leur versa généreuse-
ment Benoît, attaquèrent vigoureusement le monolithe obstruant l'entrée. Le
résultat parut en principe assez satisfaisant. Pendant quelques minutes, le
travail de sape avança rapidement, tant était friable la terre micacée. Mais
bientôt les sabres rencontrèrent la diorite, sur laquelle ils rebondirent en lan-
çant des gerbes d'étincelles. La roche possédait une dureté défiant l'acier lui-
même. Il eût fallu des fleurets de mine pour entamer après un labeur écra-
sant ces plaques luisantes, pétries pendant des milliers de siècles par cet
incomparable ouvrier qui se nomme le Temps !
L'ancien surveillant sentit une légère moiteur à la racine de ses cheveux.
Un frisson glacé serpenta le long de son échine, en constatant l'inutilité des
plus énergiques efforts. Le boyau donnant accès à la grotte était une coupure
pratiquée jadis en plein roc par une convulsion géologique. C'était une sorte
de tube elliptique de quatre à cinq mètres de longueur, sur un mètre cinquante
de hauteur. Il s'évasait a l'entrée, et le rocher qui l'obstruait se trouvait
comme scellé dans cet entonnoir au pavillon situé extérieurement.
Impossible d'attirer en dedans cette pierre plus volumineuse que le couloir,
impossible aussi de la pousser au dehors, car elle était maintenue sans doute
sous un amas considérable de matériaux.
Toutes les tentatives devaient être inutiles de ce côté.
Bonnet revenait à ce moment après une exploration également infructueuse.
Son visage de fouine ne révélait aucune trace d'émotion, tandis que la face
brutale de Benoît, douloureusement contractée par l'angoisse, ruisselait de
sueur,
— Rien! murmura-t-il attéré. Rien !... Nous faut-il donc mourir ici ! J'avais
tout prévu, sauf ce supplice horrible. Être enterré vivant! Jamais! J'aimerais
mieux me faire sauter le crâne.
— Gribouille, va ! riposta sardoniquement le forçat. Est-ce que tu aurais
peur ?
— Je crois que oui !...
— Allons donc, poule mouillée. Je ne suis pas encore au bout de mon
rouleau,

3 3 2
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Mais les Indiens, qui ne comprennent rien à l'affaire, commencent à
hurler. Si cela continue, ils vont nous écharper.
— Fais-les boire.
— Le remède est pire que le mal. Le tafia va les rendre furieux.
— Tu les feras battre. Qu'ils se tuent mutuellement. Nous mangerons les
morts pour gagner du t e m p s 1 .
— Tu n'as donc aucun espoir?
— Aucun pour le moment, je viens chercher une torche, et j e retourne là-
bas.
— Je vais venir avec toi. Je ne puis plus tenir en place. De plus, il m'est
impossible de résister à l'odeur de ce cadavre qu'ils ont voulu quand même
amener jusqu'ici.
« Tinguy et Mathieu vont leur donner du tafia, moi j e m'en vais, mon cœur
se soulève.
— Viens donc, puisque tu n'es plus bon à rien, tu porteras la lumière.
Les deux hommes, après une marche lente quoique facile, arrivèrent bientôt
au bord du torrent desséché, Bonnet scrutait avidement le fond de la sombre
coupure et murmurait en aparté :
— S'il nous reste une chance de salut, c'est là qu'elle se trouve. Car en
somme l'eau pénétrait ici par une ouverture quelconque, et sortait par une
autre.
« Qu'en dis-tu, chef?
Une rauque exclamation fut la seule réponse de Benoît qui glissa brusque-
ment, et dégringola en lâchant sa torche.
— Benoît, cria le forçat sérieusement alarmé, Benoît ! Es-tu blessé? réponds-
moi.
— Non, répondit enfin le surveillant d'une voix sourde, mais j e suis à moi-
tié assommé. Rien de cassé pourtant, plus de peur que de mal, va.
— Voyons, reprends ta lumière ; c'est bien, éclaire-moi. Je vais venir te r e -
joindre. Il n'y a guère plus de deux mètres de contre-bas, n'est-ce pas ?
— A peu près, mais prends garde aux pointes des roches, c'est miracle que
je ne sois pas éventré.
— C'est bon, on y va, répondit le forçat en se suspendant p a r les mains et
• Le propos que je prête en ce moment à cet homme n'est que l'exacte vérité. Bien des
évasions ont eu lieu dans les pénitenciers guyanais. Presque toutes ont eu pour épilogue
d'effroyables scènes d'anthropophagie. Les annales judiciaires de notre colonie, renferment
d e nombreux rapports que j'ai transcrits mot pour mot et que je publierai plus tard.
L . B .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
333
en se laissant mollement aller sur la pointe des pieds. Une et deux... là...
douceur. On est partout comme chez soi, quand on sait s'y prendre.
— Aïe!... O h ! la l a ! . . .
— Qu'est-ce que tu as encore?
— Je ne peux plus marcher.
— Eh bien ! cours !
— Je crois que j ' a i attrapé une entorse.
— Fichu maladroit, il ne nous manquerait plus que cela.
— Non, je me sens mieux, ma jambe est tout endolorie, mais j e puis m'ap-
puyer sur elle.
— Alors, en route.
Les deux aventuriers suivirent patiemment le lit de la rivière dont le cours
enchevêtré offrait les capricieux lacis d'un inextricable labyrinthe. Ils s'aper-
çurent bientôt qu'ils montaient rapidement. Ils devaient avoir atteint une
altitude égale au moins, sinon supérieure, à la voûte de la grotte.
— Ça va, disait Bonnet à son compagnon clopinant derrière lui, ça va très
bien. Les bonnes gens qui nous ont enfermés ici, ne se doutaient guère qu'ils
assuraient notre salut en voulant nous priver d'eau. On ne pense pas à tout.
« Tiens ! je te le disais bien, regarde là haut.
— Oh ! de l'air, de la lumière, hurla Benoît, en apercevant, à deux mètres
au-dessus de sa tête, une mince ouverture par laquelle on entrevoyait un coin
de ciel bleu.
— C'est par là que l'eau se déversait dans la grotte, nos imbéciles ont éta-
bli un batardeau un peu en avant du trou, sans savoir que « ce maigriot » de
Bonnet saurait bien s'y glisser.
— Comment, tu espères passer p a r là.
— Parbleu ! Je me suis évadé de la prison de Pithiviers par un trou un tiers
moins large que celui-ci. Vois-tu j e suis une véritable anguille. Le geôlier un
brave homme, un peu bêta, m'avait donné une feuille de papier blanc. J'y
dessinai une guillotine et j e collai mon œuvre d'art à la muraille. « J e passerai
par là », lui disais-je chaque jour quand il m'apportait ma pitance. « J'espère
bien que non », répondait-ilinvariablement. Le pauvre diable croyait que je vou-
lais parler de l'échafaud, quand il s'agissait d'une ouverture que je creusais avec
une patte de fenêtre, et que dissimulait mon dessin. Un beau matin, je pris la
clé des champs, après avoir écrit sur ce même papier : « Je pars pour les ven-
danges ».
« Quinze jours après j'étais pincé dans le cellier d'un paysan dont je buvais

334
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
le vin doux. Je lui avais emprunté par la même occasion quelques milliers de
francs que l'on trouva sur moi. Gomme j'étais ivre-mort, j e fus bien gentiment
emballé, conduit à Orléans, et pourvu d'un billet de dernière classe pour la
maison d'arrêt de Poissy.
«Allons, assez causé. Déménageons comme à Pithiviers.
« Deux mots encore, une fois en plein air, je vais retrouver l'entrée de la ca-
verne, la déblayer, enlever tous les objets qui empêchent la roche d'obéir à la
poussée imprimée à l'intérieur. Quand tout sera paré, j'enverrai un coup de
sifflet, vous réunirez tous vos efforts, et c'est bien le diable si vous ne réussissez
pas à la démarrer.
— C'est compris, répondit Benoît auquel la perspective d'une liberté pro-
chaine rendit toute son énergie.
« Attends un moment, j e vais m'arc-bouter le long de la paroi. Bon, c'est cela.
Maintenant grimpe sur mes épaules.
— Voilà qui est fait, mes mains atteignent le rebord du vasistas, il y a juste
la place pour ma tête. La peau de mes flancs pourra bien y rester, mais c'est
un petit inconvénient, le reste y passera, car les « fayots » du pénitencier ne
m'ont guère donné de ventre.
Le forçat s'enleva à la force des poignets, se rapetissa, s'allongea, tassa ses
muscles, s'aplatit, et finalement, s'engagea dans l'étroite ouverture. Pendant
quelques minutes, il resta comme étranglé par le milieu du corps, sans pou-
voir avancer n'y reculer, enfin ses bras furent dégagés, il agita désespéré-
ment ses jambes, son ossature craqua, sa chair saigna.
Il poussa un long cri d'allégresse, il était libre.
Cette première et indispensable manœuvre étant couronnée de succès, le
plan du gredin reçut bientôt son exécution, et ses prévisions se réalisèrent de
point en point. Retrouver l'entrée de la caverne fut pour lui l'affaire d'un mo-
ment. La roche formant bouchon était surchargée de plusieurs quintaux de
pierres, entassées de façon à former une éminence que la mine eût pu seule
soulever et désagréger d'un seul coup. Bonnet fit tant et si bien qu'après deux
heures d'un travail acharné, il ne restait plus trace de ce « tumulus» élevé par
les Aramichaux lors de leur fuite précipitée.
Les prisonniers réunirent leurs forces, coordonnèrent leurs mouvements, et
la poussée fut telle, que le bloc dioritique oscilla, puis roula comme un ton-
nerre jusqu'au bas de la colline. Un long hurlement de joie et de triomphe
sortit de la poitrine des blancs, à la vue du soleil dont ils n'espéraient plus
contempler les ardents rayons. Les Indiens chantaient et gambadaient, à la

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
335
suite du cadavre du piaye plus décomposé que jamais. Cédant enfin aux ob-
jurgations de Benoit, ils consentirent à l'enterrer non loin de la caverne, après
avoir toutefois coupé sa longue chevelure, à laquelle les honneurs funèbres
seraient rendus en temps et lieu.
Les Peaux-Rouges, complètement ivres et parfaitement abrutis avaient été
presque insensibles à cette claustration qui eût pu leur être fatale. Le retour à
la lumière, à la vie des grands bois les laissa impassibles. Leur unique pensée,
était de rentrer chez eux avec la chevelure du piaye, afin de recommencer la
cérémonie funèbre accompagnée de plantureuses rasades. Ne voyant pas pour
le moment de prétexte légitimant de nouvelles absorptions de cachiri ou de
vicou, Ackombaka, soucieux du bonheur de ses sujets autant que du sien
propre, voulut donner le signal de la retraite.
Il avait en somme tenu sa promesse. Le chef blanc avait pu, grâce à son
aide, atteindre son b u t ; à lui maintenant de remplir ses engagements. Il était
temps de rallier la crique et de partir en guerre contre les Bonis et les Poli-
goudoux.
Mais Benoît ne l'entendait pas ainsi. Les Peaux-Rouges étaient de trop pré-
cieux auxiliaires p o u r qu'il consentît non seulement à quitter la place, mais
encore à se priver de leurs services. Comme il connaissait admirablement les
faiblesses de ces grands enfants naïfs, avides et paresseux, il ne lui fut pas
difficile de les séduire de nouveau.
— Le chef des Hommes-Rouges, dit-il sentencieusement, renonce-t-il à
punir le meurtrier du piaye de sa tribu ? Est-il à ce point dégénéré, qu'il oublie
comme une vieille femme l'injure faite à lui-même et à ses guerriers !
— Mes jeunes hommes, répondit piteusement l'ivrogne, n'ont plus de pro-
visions. La faim cruelle va hurler dans leurs entrailles, ils n'auront plus de
forces pour combattre les nègres du Maroni. Qui donc défendra leurs femmes,
leurs enfants et leurs vieillards, si la famine les abat et leur enlève toute leur
énergie ?
— Mais l'honneur des hommes rouges n'est-il pas préférable à tout !
— L'Indien ne marche au combat que quand il n'a pas faim, riposta le
chef en paraphrasant inconsciemment, cela va sans dire, ce mot du maréchal
de Saxe : « Le soldat ne se bat que quand il a mangé la soupe... »
— Qu'à cela ne tienne, reprit Benoît. Je conduirai le chef et ses guerriers
dans un abatis comme nul indien n'en a vu depuis que « Gadou », le grand
maître du monde, a cré les hommes, les animaux et les forêts.
— Mon frère dit-il la vérité?

336
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
— Le chef blanc ne ment jamais, dit impudemment le coquin.
— Quand mon frère montrera-t-il cet abatis à celui « qui vient déjà » et à
ses guerriers ?
— Lorsque le soleil se montrera après s'être endormi deux fois derrière les
grands bois, mes frères les Emérillons et les Thïos fouleront les champs de
patates, d'ignames et de manioc ; ils nageront dans l'abondance, et pourront
passer sans travailler le prochain hivernage.
C'en était trop, et les arguments du blanc étaient vraiment irrésistibles. Il
fut convenu que l'on partirait sans plus tarder pour ce mystérieux pays de
Cocagne, où il ferait si bon manger, boire et dormir, sans autre peine que de
préparer les aliments et les liqueurs fermentées.
L'on se mit en marche à la grande joie de Benoît qui, ennuyé de son pon-
tificat, reprenait brusquement ses prosaïques habitudes en parlant à ses
complices.
— Ouf!... dit-il à Tinguy qui ne comprenait rien à l'entretien, mais ad-
mirait de confiance, j ' a i encore une fois sauvé la situation.
— Et moi, j ' a i sauvé la caisse, répondit le forçat, en montrant son épaule
rougie par la bretelle de la musette qui lui battait le flanc.
— Tiens, c'est vrai... La pépite !... Je l'avais presque oubliée.
— Moi pas ! Ce bon jaunet ! C'est qu'on n'en trouve pas souvent autant dans
le talon d'un Indien.
— Patience, mes gaillards, patience. Nous aurons avant peu du nouveau.
— Pourvu que ce soient des cailloux comme celui que j e porte, j e n'en de-
mande pas davantage. Oh ! tu peux me charger comme un mulet. Je mar-
cherai sans me plaindre.
La troupe s'avançait lentement dans la direction de la Bonne-Mère. Le
lecteur a de suite deviné que l'objectif des aventuriers était l'Eden des
Robinsons de la Guyane. Benoît, de cette façon, faisait un coup de maître. Il
pouvait tout à la fois garder à sa discrétion la tribu entière qu'il ferait émigrer
ultérieurement vers ce canton fertile, et satisfaire sa vieille haine contre Robin.
L'ouragan de pluie s'abattit sur eux non loin du lieu où les Robinsons,
inconscients du double péril qui les menaçait, avaient établi leur campement.
Les gredins entendirent le fracas produit par la chute des colosses déracinés,
mais l'aveugle fatalité qui frappait en ce moment des innocents, les épargna.
La furieuse convulsion de la nature passa comme une colère d'enfant, les
lourdes nuées se dégagèrent, et la lune, dans son plein, éclaira de sa lumière
sereine les grands bois aux feuilles emperlées de pluie.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
337
Le forçat s'enleva à la force des poignets. (Page 334.)
Les sauvages habitants de la forêt, épouvantés par ce subit écroulement,
s'étaient enfuis. Les vastes arceaux de verdure ne repercutaient plus ces
multiples bruits de fauves en quête de proie, d'hallalis sonnés par des larynx
de tigres, de cris de bêtes aux abois, de hurlements accompagnant la curée
chaude. Tout se taisait encore, après ce formidable « quos ego!... » de la
nature en courroux.
43

338
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Une seule voix rompit ce silence de nécropole. On entendit un cri humain,
un gémissement plutôt, un de ces appels angoissés qui trouent le nuage d'agonie
flottant sur un champ de bataille. La voix n'appelait p a s à l'aide. Cette plainte
n'était que l'inconsciente révolte d'un organisme contre la douleur.
Les Indiens superstitieux se rapprochèrent craintivement des blancs.
— Tu as entendu, chuchotta Ackombaka, blotti contre Benoît.
— Oui, j ' a i entendu la voix du piaye qui crie vengeance, répondit à tout
hasard le misérable.
L'appel retentit plus vibrant et plus désespéré.
— C'est un homme, à n'en pas douter, continua l'ancien surveillant. Qui
peut bien se trouver en un tel endroit et en un semblable moment.
« A h ! diable! si c'était... Oui, p a r b l e u ! Si c'étaient les particuliers qui
après avoir enlevé les pépites de la caverne, nous y ont si gentiment
enfermés.
Il fit part de ses impressions à ses complices, qui, comme toujours, parta-
gèrent son avis. Tinguy renchérit encore, en prétendant qu'ils pourraient
bien être en possession du « magot. »
— Tu n'es pas aussi bête que tu le parais, toi, Tête-de-Chenet, reprit Benoît,
en donnant au bandit ce petit nom d'amitié réservé pour les grandes occasions.
« Allons, en route, et tâchons de débrouiller le fil de cette aventure.
Les Indiens le suivirent, en dépit de l'aversion qu'ils éprouvent à marcher
la nuit, aversion qu'augmentait encore en ce moment la terreur inspirée par
ce mystérieux appel. La troupe s'avança jusqu'au point ravagé p a r la foudre.
La lune enveloppait de ses limpides rayons le vaste abatis improvisé par
l'ouragan. Les arbres restés debout formaient comme une muraille circulaire
autour de ce pêle-mêle monstrueux de troncs éclatés, de cîmes tordues, de
branchages fracassés, de lianes rompues.
Une tache blanche, toute petite, se détachait en vigueur sur ce sombre
fouillis, à quelques mètres à peine des aventuriers. Une brindille sèche craqua
sous le soulier de Benoît. L'objet blanc s'allongea, grandit, puis se dressa.
C'était un homme paraissant blessé, ou tout au moins, rudement contusionné.
Un des Indiens laissa échapper une exclamation de surprise, peut-être de
terreur.
— Qui va là ? cria-t-on en français.
— Qui va là vous-même, riposta rudement l'argousin.
— Un blessé qui demande du secours pour ses compagnons et pour lui.
— Êtes-vous nombreux ?

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
3 3 9
— Quatre. L'ouragan s'est abattu sur notre carbet, et mes compagnons sont
enfouis sous les branches... morts peut-être, continua l'homme, étranglé par
un sanglot.
— Allons, du courage, ça peut s'arranger. Nous allons vous aider.
Benoît s'avança vers l'inconnu, que cette subite arrivée d'une troupe nom-
breuse ne paraissait ni émouvoir ni même étonner. Un rayon tomba d'aplomb
sur sa figure. C'était un tout jeune homme.
— Sacrebleu, gronda le surveillant stupéfait. J e dois une fière chandelle au
bon Dieu du Tonnerre. Mais le diable m'emporte, ce galopin-là est tout
bonnement celui qui accompagnait Robin.
— Je vous en prie, venez vite à leur secours. J e ne les entends pas remuer.
Aidez-moi à écarter ces branches.
— On y va, jeune homme, on y va, et de bon cœur, vous pouvez m'en
croire.
— Oh ! merci pour cette bonne parole.
— Êtes-vous blessé ?
— Non. Mais j e suis brisé. Il me semble que tous mes membres sont rompus.
— Celui-là, dit à voix basse Benoît au chef indien, est l'ennemi de ta race.
Veille sur lui et tâche qu'il ne s'échappe pas. Nous allons saisir les autres. Tu
vois que Gadou nous protège.
Les trois forçats et les Peaux-Rouges ne restaient pas inactifs. Leur vieille
expérience de coureurs des bois leur permit d'organiser adroitement les
moyens de sauvetage. Pendant que les uns se glissaient sous les basses
branches, avec leur souplesse de reptiles, les autres sabraient avec précaution,
et tentaient de pratiquer un sentier conduisant sur le point désigné p a r le jeune
homme comme étant celui qu'occupait le carbet.
Après une heure de recherches pénibles, une voix étouffée sortit de l'épaisse
jonchée. C'était celle de Bonnet. Le forçat, grâce à sa prodigieuse agilité, avait
réussi à pénétrer, après des peines infinies, jusqu'à l'endroit où gisaient les
trois hommes immobiles comme des cadavres. Par un hasard miraculeux, ils
se trouvaient étendus sous un grignon colossal, qui, cassé net à cinq pieds du
sol, était resté appuyé sur la base de son tronc rompu, en formant un
plancher incliné au-dessus d'eux.
Ils étaient complètement évanouis, mais sans blessures apparentes au
toucher. Leur syncope devait avoir été amenée p a r l'incalculable intensité du
choc qui les avait renversés.
Les travailleurs s'étaient précipités vers le point d'où partait la voix de

340
L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
Bonnet, qui donnait à son chef, à travers les branches, cette courte série d'ex-
plications. Ils pratiquèrent une sorte de puits, au milieu de la couche de végé-
taux qui n'avait pas moins de sept ou huit mètres d'épaisseur en cet endroit.
Le jeune homme, toujours couvert par le regard inquiet d'Ackombaka, était au
premier r a n g des sauveteurs. Sa vigueur et son énergie étaient rapidement re-
venues. Il abattait une besogne égale à celle de quatre hommes.
— Voici un compagnon auquel il ne faudra pas ménager tout-à-l'heure la
ficelle, grognait Benoît, que cette force d'athlète inquiétait, en dépit de la
présence de ses gardes-du-corps.
Après de nombreux efforts et d'infructueuses tentatives, les trois blessés,
hissés doucement à force de bras au bout des amarres de hamacs, furent
enlevés près d'un vaste brasier.
Le jeune homme poussa un hurlement de joie. Il allait se précipiter vers
eux, mais il n'en eut pas le temps. Il tomba rudement sur le sol, la tête et les
bras pris sous un hamac, comme dans les mailles d'un épervier, les jambes
étroitement ficelées par une liane.
— Doucement, mon camarade, doucement, fit ironiquement Benoît, nous
avons un petit compte à régler avec ce particulier qui vous ressemble si tort,
et que j e connais de vieille date.
Les deux jeunes gens et leur père, frottés à tour de bras par les Indiens,
reprenaient lentement leurs sens. Une gorgée de tafia introduite à travers leurs
mâchoires contractées les fit revenir complétement à la vie. Au moment où leurs
yeux s'ouvraient à la lumière et se fixaient sur le foyer avec cet effarement bien
naturel d'hommes étonnés de se trouver encore vivants, au moment où leur
poitrine se gonflait en aspirant les premières bouffées d'air frais, ils s'aper-
çurent avec stupeur qu'ils étaient garottés au point de ne pouvoir faire aucun
mouvement.
Benoît s'avança lentement vers eux. Il s'arrêta près du brasier dont les
lueurs sanglantes éclairaient ses traits farouches. Il arracha brusquement sa
casquette à couvre-nuque et s'écria d'une voix stridente en regardant bien en
face le proscrit :
— Me reconnais-tu, Robin ?
Le prisonnier perçut la situation avec la netteté particulière à ceux qu'une
perpétuelle existence de luttes familiarise avec les périls de toute sorte. Il
reconnut d'emblée l'ancien garde-chiourme et n'honora même pas sa question
d'un mot de réponse. Ses traits calmes et fiers conservèrent leur imposante
sérénité. Mais le long regard qu'il laissa tomber sur le misérable, fut chargé

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
341
d'un mépris si écrasant, que ce dernier crut sentir comme un soufflet' s'abattre
sur sa j o u e .
Il pâlit et fit un brusque mouvement pour s'élancer sur lui. Comme jadis dans
la caverne, les exclamations de rage, les blasphèmes et les injures s'étran-
glaient dans sa gorge. Il voulait et ne pouvait articuler un son. Il ne savait
plus que hurler, beugler, hoqueter. Jamais organisme humain ne fut tordu pat
un plus hideux paroxysme de fureur insensée.
Robin et ses fils contemplaient avec une sorte de curiosité froide et dédai-
gneuse cette scène, et semblaient plutôt des spectateurs désintéressés que les
acteurs d'un drame dont le dénouement serait terrible. On eût dit une famille
de lions s'amusant des contorsions d'un loup hydrophobe.
Les Indiens et les forçats se taisaient, étonnés de cette violence avec laquelle
ils étaient pourtant familiarisés.
— ... Comme des chiens !... oui, vous crèverez tous... comme des chiens,
put enfin vociférer le bandit.
Les lèvres du proscrit s'entrouvrirent, et de sa voix calme, bien timbrée,
il proféra ce seul mot :
— Lâche !...
Cette épithète, sanglée à bout portant, eût pu amener aussitôt une irré-
parable catastrophe. Elle produisit au contraire sur le misérable l'effet d'une
douche glacée. Il se calma comme p a r enchantement, et sans le frémissement
de sa voix encore émue, il eût, été impossible de concevoir la violence de l'accès
qu'il venait de dompter subitement.
— Tu me paieras cela avec le reste. Ma foi, j e t'aurais bêtement cassé la
vête d'un coup de fusil. Je suis pour les moyens expéditifs, moi.
« Mais, puisqu'il en est ainsi, je vais te laisser entre les mains des Indiens.
Tu verras quels habiles tortionnaires. J'assisterai à la séance, et j e marquerai
les points.
« On te servira le dernier, pour la bonne bouche. Mes excellents Peaux-
Rouges commenceront par tes compagnons. Ce sont tes enfants, n'est-ce pas.
Je sens c^ie. à ma haine contre eux. Us te ressemblent d'ailleurs comme une
nichée de tigres à leur père. De rudes gaillards. Nous verrons quelle con-
tenance ils garderont, quand mon digne ami Ackombaka leur fera ses
mamours.
« Je serais également curieux de savoir si tu feras autant ton matamore
quand, après les avoir vu lardés par les mouches-sans-raison et déchiquetés pai

342
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
les fourmis-manioc, ils claqueront là, sous ton nez, comme des crapauds dans
du tabac ».
Les prisonniers restaient toujours impassibles et muets devant ces ignobles
fanfaronnades. Leurs yeux seuls, rivés sur ceux du bandit, semblaient le
foudroyer d'indicibles regards de mépris.
Les Peaux-Rouges, experts en matière de courage, ne pouvaient se lasser
d'admirer cette inébranlable fermeté. L'attitude des jeunes gens, de véritables
enfants, les frappait d'étonnement, et leur respect pour les hommes de la race
blanche s'en augmentait d'autant. La fête du lendemain serait magnifique, et il
y aurait un incomparable plaisir à leur appliquer les formules les plus raffinées
du grand art de bourreaux dans lequel ils excellent.
L'ombre du défunt piaye serait bien vengée, et Massa Gadou ne manquerait
pas de lui ouvrir à deux battants les portes du Paradis réservé spécialement
aux Peaux-Rouges. Ackombaka, n'ayant jamais « opéré » sur des blancs, n'é-
tait pas sans inquiétude, relativement à l'attitude qu'il conviendrait de prendre
au moment solennel. Si Benoît ne lui eût positivement affirmé que cet homme
à longue barbe avait pris la forme d'une mouche-sans-raison pour pénétrer
dans le pharynx du sorcier, jamais le pauvre diable n'eût osé porter la main
sur des hommes d'une essence à ce point supérieure.
Mais l'affirmation du bandit, — un blanc aussi, — sa présence sur le lieu du
supplice avec ses compagnons d'infamie, suffiraient à lui communiquer
l'aplomb nécessaire. Nul doute que, le tafia aidant, il ne se comportât
correctement.
Benoît lança sur ses victimes un dernier regard de haine et ajouta, en
s'adressant plus particulièrement à Robin :
— Je n'ai pas besoin de t'expliquer les motifs de ma conduite à ton égard.
Nous sommes ici en plein bois, en dehors de toute civilisation, fort heureuse-
ment, et sans autre loi que celle du plus fort. N'y eût-il que notre vieux
compte à régler ensemble, la raison serait plus que suffisante.
« Mais, plus j ' y pense, plus j e suis certain que c'est toi qui, aidé de tes
damoiseaux, essayas de nous jeter sur la tête les arbres de la crique, et blessas
d'une flèche un de mes compagnons. N'est-ce pas toi aussi qui aidas à l'évasion
du Peau-Rouge, notre prisonnier?
— C'est moi, articula nettement Robin.
— Je n'attendais pas moins de ta franchise. Ton aveu rassure ma cons-
cience, continua-t-il ironiquement. Vous allez passer la nuit ici, on y est très
bien. Une demi-douzaine de Peaux-Rouges, commandés par un de mes

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
343
« fagots », vous serviront de gardes du corps. Vous serez bien gardés. Allons,
dormez en paix, et ne faites pas de mauvais rêves. A demain.
Robin et ses trois fils furent assis côte à côte, le dos appuyé contre un faisceau
de feuilles de waïe. Un Indien, portant une large calebasse pleine de couac,
vint leur mettre à tour de rôle devant la bouche des boulettes de l'épaisse
bouillie, qu'ils refusèrent. Un autre apporta un coui plein d'eau. Ils burent
quelques gorgées qui leur procurèrent un soulagement inexprimable.
Benoît s'était retiré, les Peaux-Rouges veillaient sous le commandement de
Bonnet, que l'argousin avait mis rapidement au courant de la situation.
Les prisonniers conversaient à voix basse, mais en anglais, au grand désap-
pointement du misérable qui eût bien voulu savoir ce qu'ils disaient. Il ne
chercha pas à leur imposer silence, car le chef avait donné l'ordre de les
laisser communiquer entre eux ; non par h u m a n i t é , mais parce qu'il espérait
que ces suprêmes confidences, cette solennité douloureuse du dernier entre-
tien amènerait chez eux un moment de faiblesse.
Son attente fut déçue. Les Robinsons, ces athlètes au moral comme au phy-
sique, avaient été, dès l'enfance, préparés à toutes les luttes. Les revers les
plus implacables, les catastrophes les plus soudaines pouvaient les frapper,
mais non les abattre.
Et p o u r t a n t , ils étaient irrémédiablement perdus, à moins d'un de ces
miracles, h é l a s ! trop rares en pareil lieu. Il leur était non seulement impos-
sible de tenter un effort désespéré pour briser leurs liens et s'enfuir, mais
encore, tout mouvement leur était interdit, tant leurs bourreaux avaient mul-
tiplié les entraves autour de leurs membres.
— Mes enfants !... Mes chers enfants ! murmurait le proscrit, le cœur broyé
p a r l'angoisse, mais le visage impassible. Je crois que nous sommes perdus. Il
ne nous reste plus qu'à nous préparer à mourir, et à mourir vaillamment.
— Père, nous sommes prêts, répondirent d'une seule voix les héroïques
jeunes gens.
— Père, je suis fier de te le dire au nom de mes frères et au mien, reprit
Henri, nous avons vécu sans reproche, nous mourrons sans peur.
— Je sais bien que vous êtes braves, chers enfants de ma souffrance et de
mon amour. Je ne crains pas la défaillance, mais puis-je penser que j e vous
verrai demain, sans défense, au milieu de cette meute hurlante de sauvages à
la curée, que ce monstre à face humaine, ce rebut des bagnes insultera à votre
agonie, et que j e ne pourrai même pas donner ma vie pour sauver la vôtre !

344
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— C'est bien lui, n'est-ce pas, dit de sa voix douce Eugène, c'est cet homme
que tu as arraché des griffes du tigre, quand tu repris ta liberté.
C'est lui, et vous êtes les victimes de ma bonne action !
Et qu'importe la vie sans toi ! dit à son tour Edmond. N'avons-nous pas
bravé cent fois la mort depuis le j o u r où l'on vint t'enlever de nos mains
éplorées ! Cette lutte de tous les instants, entreprise à ce moment et continuée
toujours sans trêve ni merci, ne nous a-t-elle pas familiarisés avec l'idée d'une
mort prématurée.
P è r e ! nous ne regrettons que les grandes choses rêvées avec toi pour
l'avenir de notre patrie d'adoption.
Vous ne regrettez rien..., interrogea d'une voix étranglée le proscrit dont
l'œil fut brûlé par une larme.
— Bien ! tu sais bien, père, qu'ELLE mourra de notre mort !
Nulle allusion n'avait jusqu'alors été faite à leur mère par les intrépides
enfants. A quoi bon des paroles ! Leur cœur n'était-il pas rempli par la pensée
de cette adorable et vaillante créature ! Ne formaient-ils pas qu'une seule âme
dans plusieurs corps ! N'était-elle pas présente à leur funèbre entretien ! Ils ne
disaient même pas « notre mère » ; ils la désignaient par ce seul mot : E L L E .
Et cette appellation impliquait avec la pensée constante, l'idée d'une collecti-
vité dont tous les éléments étaient essentiellement solidaires les uns des
autres.
— Pauvre Charles ! m u r m u r a d'un accent étouffé le malheureux père.
— Charles est déjà un homme, reprit fermement Henri. Il recueillera notre
héritage. Il faut qu'il vive, qu'il personnifie notre idée. La grandeur de l'entre-
prise est à la hauteur de sa vaillance.
Pendant que les Robinsons de la Guyane, irrévocablement condamnés, assis-
taient vivants encore à leur veillée m o r t u a i r e , l'orgie commençait dans
la clairière. Indiens et forçats buvaient gloutonnement. Benoît seul restait
sobre et maître de l u i - m ê m e . Tinguy, complètement i v r e , avait l'alcool
triste.
— Tu disais donc chef, répétait-il pour la dixième fois, que le grand barbu,
qui est le père des jeunes, est un ancien de là-bas.
— Oui, répliquait rageusement l'ancien surveillant ; f...iche-moi la paix.
— Et comme ça, continua-t-il avec son énervante ténacité d'ivrogne, tu as
eu affaire à lui, dans des temps.
— Oui ! oui ! Assez, te dis-je.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
345
Ils se trouvaient étendus. (Page 3 3 0 . )
— Alors, c est lui qui a coupé la face du tigre qui te rongeait une j a m b e ?
« Tu as une drôle de manière de payer tes dettes.
« Et tu vas le laisser comme ça charcuter par les Peaux-Rouges.
« Tiens ! veux-tu que je te dise, tu ne ne vaux pas un « fagot ». Un
fagot, ça peut avoir un sentiment de reconnaissance. Mais, t'as donc rien dans
le ventre ?
4 4

346 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Moi, j e ne voudrais pas qu'on le t u e . C'est comme m a tante ! si c'était
à recommencer...
Le bruit sourd d'un coup de poing coupa net la phrase. L'ivrogne culbuta,
tomba jambe de ci, tête de là sur un lit de feuilles, et finalement s'endormit.
Le jour était près de paraître, et les apprêts du supplice allaient commencer.
Des Indiens, accroupis près du feu, sur leurs orteils, tressaient des « manarets»
en fibres d'arouma. Ces manarets, au nombre de quatre, devaient servir à em-
prisonner par le milieu du corps les mouches-sans-raison. Il y en avait un pour
chaque victime.
Deux Emérillons étaient partis en découverte, à la recherche de nids.
L'heure était propice à la capture des hyménoptères encore engourdis à cet
instant matinal. Des tortionnaires amateurs faisaient provision d'épines de
fromager et de counanan, d'autres aiguisaient leurs sabres sur des plaques de
diorite, d'autres enfin apprêtaient leurs flèches et façonnaient des « boutous »,
espèces de boules de bois dur remplaçant les pointes, et destinés a étourdir les
animaux sans les percer. Les prisonniers possédant une vigueur exception-
nelle, il était à supposer qu'ils pourraient endurer toute la série des supplices.
Ils seraient alternativement piqués, troués, lardés, assommés puis découpés
en menus morceaux.
Quelle joie, pour ces naïfs enfants de la nature, de pouvoir rapporter quel-
ques tranches boucanées des hommes blancs, et d'accrocher aux poutres de
leurs carbets ces dépouilles enluminées de roucou. Ce piaye1 infaillible, ne
manquerait pas de rendre la tribu invincible, car les blancs étant braves et
forts entre t o u s , les possesseurs de ces talismans incomparables devien-
draient du coup semblables à eux.
Les apprêts de la lugubre cérémonie sont terminés. Le supplice va com-
mencer. Les sons de la flûte indienne déchirent l'atmosphère épaisse qui baigne
la forêt. Les guerriers ont fait une toilette de circonstance. Tous sans excep-
tion, vermillonnés de roucou des pieds à la tête, semblent sortir d'un bain de
sang. Des lignes bizarres, tracées au suc brun du génipa, forment sur ce fond
sanglant des dessins fort curieux. Chacun a sa peinture particulière, comme
les anciens croisés leurs armoiries. Ils tiennent de la main gauche leur grand
arc en bois de lettre, à cordes en fibres de mahot, et le faisceau de longues
1 Le mo t d e piaye, ser t no n seulemen t à désigne r l e sorcier , mai s encor e tou s l e s remède s
baroques de la pharmacopée indigène, ainsi que les talismans, les amulettes et autres
gris-gris quelconque. On l'emploie aussi dans le sens de maléfice. L'on dit : jeter un piaye.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
347
flèches en tige de gynérium. Tous ces projectiles ont été garnis à la base de
plumes rouges de toucan ou de troupiale.
Ils ont arboré leurs colliers et leurs couronnes de plumes. Ces couronnes
très curieuses, dans la confection desquelles les Indiens déploient une adresse
et une patience incroyables, sont de trois sortes. Les unes sont blanches, les
autres sont noires, et une troisième espèce est formée de quatre segments
égaux, dont deux rouges et deux jaunes. Les blanches proviennent du poitrail
d'une variété de toucan appelé « crieur » par les créoles et ramphastus toco
par les naturalistes. Les noires sont faites avec la huppe de l'agami, les der-
n i è r e s , aux couleurs éclatantes, sont fabriquées avec les plumes du cui-cui,
autre toucan, nommé ramphastus vitellinus. La partie supérieure de ces
plumes est rouge vif, la partie inférieure, jaune éblouissant. Quelques-unes
sont en outre ornées de poitrails d'oiseau-mouche d'une admirable nuance
écarlate.
Ces couronnes sont le « nec plus ultra » de l'élégance chez les Peaux-
Rouges, la coiffure des grandes solennités. Ils les serrent dans leurs pagaras et
ne les exhibent qu'à bon escient.
Ackombaka est superbe. Il porte, avec autant de fierté qu'un général en
chef, son panache blanc, un diadème en plumes jaunes de cassique, hautes de
quinze centimètres, et d'où émergent à la partie antérieure, comme des cornes,
deux immenses plumes rouges enlevées à la queue d'un ara. Un quadruple
r a n g de colliers noirs, rouges, blancs et jaunes, s'étagent sur sa poitrine qui
rutile comme un fond de pantalon garance. Il porte deux bracelets, l'un en
dents de tigre, alternant avec des grains de shéri-shéri, l'autre en griffes de
tamanoir. Sur son calimbé en cotonnade, s'étale un calimbé de grande tenue,
en plumes bleues et rouges, orné à droite et à gauche des anneaux cornés
formant le grelot des serpents à sonnettes.
Le chef est encore un peu ivre. Il est à point, comme dit Benoît avec son
hideux sourire. Cette pointe d'alcool est juste suffisante pour lui donner assez
de hardiesse, sans qu'il ait à se préoccuper de rechercher la ligne verticale.
Il s'avance, précédé de son flûtiste et flanqué de l'ancien surveillant. Derrière
eux, marche en désordre, et non sans oscillations, le gros de la troupe com-
mandé par Bonnet et Mathieu. Tinguy, ivre mort, ronfle à poings fermés sur
sa litière de feuilles.
La flûte se tait sur un signe du chef, les guerriers s'arrêtent à trente pas des
Européens toujours assis et garottés. Ackombaka fait encore vingt-cinq p a s ,
et leur adresse par l'entremise de Benoît une courte allocution.

348
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« L'illustre capitaine « Qui-Vient-Déjà » est plein d'admiration pour le cou-
rage des hommes blancs. Il leur réserve la mort des braves. L'offrande de leurs
existences sera d'autant plus agréable à Massa Gadou, et les mânes du piaye
dont ils ont causé le trépas prématuré, seront dignement honorés.
« Pour leur montrer combien il a d'estime pour leur intrépidité, le trois
fois grand Ackombaka leur appliquera lui-même sur la poitrine et sur les
flancs les guêpes irritées. Le chef blanc ayant pris la forme d'une guêpe pour
tuer le piaye, il faut que ses complices et lui subissent d'abord le supplice des
guêpes. Puis, les guerriers rouges leur traceront sur le corps des cercles en
génipa, et montreront leur adresse en plantant au milieu de ces circonférences,
leurs flèches qui n'attaqueront aucun organe essentiel.
« La seconde partie du divertissement sera réglée ultérieurement.
« Et maintenant, les blancs vont souffrir. Qu'ils entonnent leur chant de
guerre. »
Le chef Peau-Rouge fait un signe. Quelques-uns de ses hommes se détachent
du groupe, soulèvent les malheureux prisonniers, les dressent le long de quatre
troncs auxquels il les amarrent solidement.
Les Robinsons se sentent perdus. Leurs corps éprouvent une suprême
révolte à ce hideux contact. Leurs muscles puissants se contractent furieuse-
ment pour briser les liens qui ensanglantent leur chair. Efforts inutiles hélas !
et dont la stérilité amène un sourire sardonique sur les lèvres du scélérat qui
épie sur leurs traits un signe de douleur ou de défaillance.
— Allons, dit-il impatiemment à Ackombaka, fais vite. Les blancs n'ont pas
de chant de guerre.
L'Indien étonné se met en devoir d'obéir. Il prend des mains d'un de ses
compagnons un manaret et s'avance lentement, suivi de Benoît qui marche un
pas derrière lui, en couvrant à chaque enjambée la trace de son pied. Le
cérémonial le veut ainsi.
Les guêpes furieuses emprisonnées aux flancs dans les mailles des tamis,
bourdonnent et agitent leurs ailes. De leurs abdomens, renflés, mobiles,
annelés d'or, surgissent alertes et rigides les dards emperlés de suc vénéneux.
La douleur va être atroce. Ackombaka lève les bras, et abaisse l'instrument de
torture sur la poitrine du proscrit.
C'en est fait !
— Du courage, enfants, dit-il de sa voix calme.
Au moment où les guêpes vont toucher l'épiderme nu du blanc, le Peau-
Rouge s'arrête pétrifié comme à la vue d'un serpent. Il veut faire un bond en

LtSS R O B I N S O N S DE LA GUYANE
349
arrière, mais il heurle rudement Benoît qui roule sur le sol. Le canon d'un
fusil à deux coups surgit du rideau de lianes et s'appuie soudain sur un des
arcabas de l'arbre auquel Robin est attaché. Un blanc flocon de fumée jaillit
de l'arme, une sourde détonation retentit, Ackombaka écarte les bras et s'abat
le crâne fracassé sur le surveillant, qui pousse un épouvantable hurlement de
douleur.
Le manaret échappant à la main mourante du Peau-Rouge, est tombé sur
la face du misérable, et les guêpes affolées le lardent furieusement. Un second
coup de feu arrête soudain les Indiens qui veulent se précipiter au secours de
leur chef. Une charge de chevrotines pénètre en sifflant au milieu de leur groupe
compacte, le sang ruisselle, des cris de terreur se mêlent aux gémissements dp*
blessés, le désordre est à son comble.
Les trois forçats se sont lâchement enfuis les premiers, en abandonnant leur
chef, aveuglé, tuméfié, boursoufflé, horrible.
La fumée du second coup n'est pas encore dissipée, que Robin, assourdi par
la détonation, voit bondir devant lui un nègre d'une taille colossale, nu delà
tète aux pieds, le front encerclé d'un bandeau sanglant. De sa poitrine d'athlète
noir, sort un cri formidable qui tonne sous la feuillée.
— Oaaackl... Oaaack I . . . Boni I . . . Boni!...
Deux autres noirs, des jeunes gens qui ne lui cèdent ni en vigueur ni en
stature, s'élancent près de lui, en rugissant leur cri. Les Indiens épouvantés,
détalent comme des kariakous, devant les trois géants. Les liens des prisonniers
sont tranchés en un tour de main, la clairière est vide, ils sont libres !
Les trois libérateurs ne jugeant pas prudent de leur donner lâchasse, s'ar-
rêtent et contemplent les Robinsons d'un air respectueux et attendri. Le plus
âgé, celui qui porte un bandeau, se jette dans les bras de Robin qui le recon-
naît et s'écrie :
— Angosso "... Mon brave Boni ! C'est t o i l . . .
— Mo même, dit le noir radieux. Çà mo z'enfants, Lômi etBacheliko. O h !
mo content. . content oui 1...
Vous dire si le bon noir et ses fils furent embrassés, fêtés, choyés par les
Robinsons serait superflu. Leur amitié antérieure, et l'immensité du service
rendu présentement dispensent de tout commentaire.
Ils se retirèrent sans plus tarder après les premiers épanchements, car les
Indiens pouvaient opérer un retour offensif. Les blancs se trouvaient sans
armes, et brisés tant par la chute des arbres, que p a r les entraves qui avaient
pendant près de quinze heures meurtri leurs membres. Il eût été imprudent de

350
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
courir les chances d'une lutte, pour le moins douteuse, contre les Emérillons.
Angosso ne voulut pourtant pas quitter la clairière sans terminer la bataille
p a r l'épilogue obligatoire.
Il passa sur le bord de son ongle le tranchant de son sabre dont le fil lui
parut « bon-bon » puis, gravement, comme s'il remplissait une sorte de sacer-
doce, il saisit par ses longs cheveux, la tête de feu Ackombaka, son vieil enne-
mi, et lui coupa le cou le plus proprement du monde. Il présenta ensuite son
arme à Robin, afin qu'il pût aussi faire à Benoît immobile la même opération,
mais le proscrit lui fit comprendre que les blancs ne frappaient jamais un
ennemi à terre.
— Comme vous voudrez, compère. C'est l'habitude des hommes de ma race.
Un homme ne revient pas quand il est en deux morceaux.
Il se pencha sur le surveillant, et vit qu'il respirait encore, mais faiblement.
— Li pas mouri, dit-il.
— Qu'importe, reprit Robin, il ne peut plus rien contre nous. Les fourmis le
dévoreront bientôt, je ne veux pas souiller mes mains du contact de cet être
immonde.
Ils reprirent lentement le chemin de la Bonne-Mère, en s'appuyant sur des
bâtons. La réaction s'opérait brusquement, et leurs souffrances devenaient in-
tolérables. Eugène et Edmond, moins robustes que leur frère Henri, et surtout
que leur père, ne marchaient qu'avec des peines infinies en dépit du secours
fraternellement prêté par Lômi et Bacheliko. Angosso, après avoir rechargé
son fusil, formait l'arrière garde, et s'avançait portant imperturbablement la
tête d'Ackombaka qu'il tenait par une poignée de cheveux.
— Voyons, Angosso, que veux-tu faire de cette tête? lui demanda douce-
ment Robin.
— Attendez un peu, compère, vous verrez.
L'attente ne fut pas bien longue. Au bout d'une heure, ils rencontrèrent
une crique profonde, dont le courant était hérissé de roches noirâtres. Le
Boni fureta de tous côtés, et finit par découvrir entre ces roches des trous cir-
culaires, du diamètre de la cuisse d'un homme robuste.
— Ah 1 très bien. Voici la demeure du Tatou.
Il arracha un fragment de pierre, fit glisser la tête dans un des trous, le bou-
cha et s'en alla tranquillement.
Le proscrit lui demanda l'explication de cette bizarre cérémonie, et An-
gosso ne fit aucune difficulté pour la lui donner.
— Ackombaka étant mort, dit-il, va se présenter devant Gadou, et le priera

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
351
de lui donner sa place avec les autres chefs peaux-rouges. Mais, Gadou ne le
reconnaîtra pas, puisqu'il n'aura plus sa tête. Il ne voudra pas le recevoir. Ga-
dou, qui est très bon, demandera aux fourmis si elles ont mangé la tête, les
fourmis diront non. — Aïmara, demandera encore Gadou, as-tu mangé la tête
de ce Peau-Rouge ? l'Aïmara dira non. Gadou demandera encore à la Mama-
Boma (Maman-Couleuvre) si elle a mangé la tête du chef. — Non, répondra la
Borna ! Alors, le Tatou, qui est un animal impur, viendra sans être appelé. —
C'est moi qui ai mangé la tête du Peau-Rouge, dira-t-il.
— Méchant Tatou, Tatou maudit, va-t-en chez Yolock (le diable) ton maître.
Gadou ne te connaît pas.
— Bon, dira le méchant Tatou, j ' y vais.
Yolock recevra son compère Tatou, et le corps d'Ackombaka le suivra mal-
gré lui. Yolock donnera à ce corps une tête de Tatou, et le chef sera toujours
immonde et maudit.

C H A P I T R E V I I I
Les Noirs de la Haute-Guyane. — Bosh et Bonis. — Une vaillante race. — La liberté ou la
mort. — Vainqueurs des Hollandais. — Boni, le héros de Cottica. — Le Grand-man Anato.
— Les Oyacoulets et leur mystérieuse légende. — Trahison. — Le capitaine Koakou, dit

« Bouche-Tombée ». — Nouveaux Robinsons. — Frères noirs et frères blancs. — In-
quiétude et désespoir. — Angoisses maternelles. — Perdu ! — Tigre blessé, chasseur
disparu. - En avant !
Il a souvent été question, dans cet ouvrage, des peuplades noires indépen
dantes qui habitent le haut Maroni, et qui sous le nom de Bosh, Youcas, Poli-
goudoux et Bonis, atteignent le respectable chiffre de six à sept mille individus.
Les Peaux-Rouges, qui forment le fond de la population aborigène de l'Amé-
rique intertropicale, abrutis p a r l'alcool, et décimés p a r la variole, sont
appelés à disparaître prochainement. En revanche, cette vaillante race noire,
transportée aux temps maudits de l'esclavage des côtes de Guinée, de Krou, et
du pays des Rongous, fait merveille sur cette admirable terre de Guyane, si
hospitalière aux hommes et aux végétaux du vieux continent africain.
L'Histoire de ces peuples remonte à cent soixante-dix ans déjà, et il est non-
seulement intéressant, mais essentiel de l'écrire, car ces héros obscurs, après
avoir intrépidement combattu pendant soixante ans contre la tyrannie, ont pu
écrire avec leur sang, ce mot magique de LIBERTÉ I au livre d'or des nations
indépendantes. Les ancêtres de ces paisibles riverains du grand fleuve des
Guyanes, étaient donc ces terribles nègres marrons, qui soutinrent, contre les
troupes disciplinées de la Hollande, d'interminables luttes, toujours meur-
trières, souvent victorieuses.
Chose curieuse, l'intervention de la France dans les affaires de la métropole
néerlandaise, fut la cause du premier soulèvement. L'amiral Cassard, étant

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
;353
I.ni coupa le cou le plus proprement du monde. (Page 350.)
?enu attaquer la ville de Paramaribo avec une flotte de cinq navires, portant
ensemble deux cent soixante-quatorze canons, la colonie ne put éviter une
ruine totale qu'en payant une contribution d'environ un million et demi. C'est
de cette époque, dit également le commandant Frédéric Bouyer, dans son re-
marquable ouvrage sur la Guyane, que date la désertion des noirs.
Les colons néerlandais, taxés à tant par tête d'esclaves, lors de la répar-
4 5

354
L E S R O B I N S O N S DE LÀ G U Y A N E
tition de la contribution, engagèrent leurs noirs à s'enfuir dans les bois jusqu'au
départ des Français, pour éviter le recensement. Cette manière déloyale de
remplir leurs engagements ne leur profita guère. Car si beaucoup des
fugitifs revinrent aux habitations, un certain nombre restèrent dans les bois,
et formèrent le noyau autour duquel se groupèrent les Marrons fuyant l'enfer
de l'esclavage.
Quatorze ans après l'expédition de Cassard, c'est-à-dire en 1726, leur nombre
s'accrut de telle sorte, qu'ils portèrent ombrage aux planteurs. Ceux-ci eurent
la malencontreuse idée de leur déclarer la guerre. Ils furent si complétement
battus, que la colonie dut reconnaître, par des traités réguliers, l'existence de
ceux dont, la veille encore, le fouet du commandeur ensanglantait les flancs.
Cependant, les désertions continuent de plus en plus nombreuses. De nou-
veaux clans commandés par les chefs indépendants viennent se grouper sur
les rives de l'Awa et du Tapanahoni. La liberté de ces Marrons n'étant pas
r e c o n n u e par le gouvernement colonial, et leur voisinage semblant dangereux
aux propriétaires dont ils ravagent les habitations, de nouvelles expéditions
sont résolues.
A deux reprises différentes, ils préviennent l'attaque qui va fondre sur eux,
e t battent les colons en 1749 à Saramaka, et en 1761 à Youka-crique. Le Gou-
vernement de Paramaribo est une seconde fois forcé de reconnaître les belli-
gérants qui se constituent sous le nom de Youcas qu'ils portent encore au-
jourd'hui. Les Hollandais, voyant que la rigueur n'a jusqu'alors obtenu aucun
succès, s'ingénient à se faire bien venir de leurs anciens esclaves. On leur
rend des honneurs, on les accable de politesses et de cadeaux, on s'en fait des
alliés et l'on se sert d'eux, moyennant une prime assez forte en argent et en
marchandises, pour ramener les noirs fugitifs.
Leur fidélité à exécuter cette dernière clause reste à ce moment, et quoiqu'on
en ait dit, fort problématique. L'esclave marron reçoit, sauf de rares excep-
tions, une hospitalité fraternelle dans la hutte du nègre libre. La meilleure
preuve, c'est que le nombre des nègres bosh (nègres des bois) qu'ils se don-
nèrent en principe, et que portent encore aujourd'hui ceux de la Guyane
hollandaise, atteignit le chiffre de plus de quatre mille.
En 1881, les Bosh, habitant la rive gauche du Maroni, sont disséminés dans
quatorze villages, commandés chacun par un capitaine, qui connaît des affaires
correctionnelles. Il prononce la peine du fouet, ou une amende proportionnée
à l'importance du délit. Ces capitaines reconnaissent pour suzerain un chef
électif, nommé Grand-Man, qui habite généralement aux Trois-Ilets (Drye-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
355
Tabettiye). Il est le président des assises où sont jugées les fautes graves. Les
capitaines sont les jurés de ces assises. Enfin, chacun d'eux possède pour em-
blème de sa dignité une canne de tambour-major à pomme d'argent, sur
laquelle sont gravés en hollandais le nom du titulaire et celui de son village.
Seul, le Grand-Man porte un immense hausse-col d'argent, orné à chaque
pointe d'une tête de nègre. A la place d'honneur de sa case — les noirs du
Maroni ont conservé à leurs habitations la configuration des huttes africaines,
— s'étale un large parchemin scellé de cire rouge aux armes de la maison
d'Orange. C'est la charte par laquelle le gouvernement néerlandais a reconnu,
en 1761, l'indépendance des Bosh, et que ceux-ci conservent précieusement
de génération en génération.
La population libre du haut Maroni, s'accroissant de j o u r en jour, une
scission devient inévitable. Les nouveaux venus ne participant pas aux béné-
fices de leurs devanciers, une épouvantable révolte éclate en 1772 sur un des
affluents de l'Awa, nommé la Cottica. Elle a pour chef un homme d'une
énergie extraordinaire, alliée à un rare esprit d'organisation. C'est Boni, un
noir auquel sa mère, esclave fugitive, donna naissance en plein bois. Boni, le
véritable héros de l'indépendance, qui a donné son nom aux noirs habi-
tant aujourd'hui la rive française du Maroni. Il groupe autour de lui les dis-
sidents, et compromet gravement le sort de la colonie hollandaise.
Les milices coloniales s'enfuient éperdues devant lui, il triomphe sur toute
la ligne ; son nom est dans toutes les bouches, et telle est son audace, sa
bravoure et son habileté de stratégiste des bois, qu'il faut demander à la mé-
tropole un corps de troupe d'élite pour les combattre. On croit rêver, en lisant
le récit de la campagne, fait par le capitaine Stedman, un des rares survivants
de cette terrible expédition que commandait le colonel Fourgaud. Vingt corps
expéditionnaires, de soixante h o m m e s , — soit douze cents soldats, — composant
chacun une petite armée, s'avancent à travers la forêt vierge. L'ordre le plus
absolu préside à tous les mouvements. L'on a affaire à un ennemi infatigable
qui semble posséder le don d'ubiquité. On l'attend sur la droite, et il enfonce le
centre. On compte l'envelopper en opérant un mouvement tournant sur
la gauche, et il tombe sur les derrières, égorge les hommes isolés, enlève
les sentinelles, pille les convois, multiplie les obstacles, se joue des dangers,
harcèle le gros de la t r o u p e , et fait périr de fatigue et d'insomnie ceux
qu'épargnent les balles et les flèches.
Et pourtant, le colonel Fourgaud est un homme rompu à la vie d'aventures.
Il connaît comme personne celte guerre d'embuscades, et ne s'arrête pas plus

356
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
devant les obstacles matériels semés par cette terre implacable sous les pas des
Européens, que devant les coups des révoltés. Impitoyable pour ses hommes
comme pour lui-même, il traverse impassiblement les criques, les forêts, les
savanes noyées, les marais sans fond, les montagnes hérissées de roches.
Insensible aux souffrances de tous comme aux siennes, il brave les miasmes,
les insectes, les reptiles, la fatigue, la maladie, la faim. Tout plie devant cette
énergie de fer, l'ennemi lui-même est sur les dents.
Son ordre de marche pour une compagnie de soixante hommes, est une
merveille d'organisation. Deux noirs sapeurs, armés de haches et de cabres
d'abatis, ouvrent un sentier. Ils sont suivis de deux soldats marchant en
éclaireurs, puis, vient l'avant-garde composée d'un officier, d'un caporal et de
six soldats. Le corps de bataille proprement dit, est divisé en deux parties.
La première comprend un capitaine, un chirurgien, un caporal, douze soldats
et deux noirs portant les munitions ; la seconde douze soldats commandés
par un sergent. L'arrière-garde consiste en un officier, un sergent, dix-huit
soldats et seize nègres pour porter les vivres, les médicaments, les blessés et
les malades. Deux hommes et un caporal ferment la marche. Total : trois
officiers, un chirurgien, deux sergents, trois caporaux, cinquante-deux soldats,
deux sapeurs, deux porteurs de munitions et seize charroyeurs, en tout quatre-
vingt-un hommes ! dont soixante combattants.
L'on a peine à concevoir que Boni et les siens, à peine égaux en nombre aux
Hollandais, aient pu tenir aussi longtemps contre des forces pareilles. Nous
avons dit que le corps expéditionnaire du colonel Fourgaud comprenait vingt
détachements organisés comme ci-dessus.
L'ordre, la discipline, la tactique civilisée et surtout un procédé de destruc-
tion consistant à brûler les villages et à ravager les récoltes, triomphèrent de
l'insurrection. Boni blessé lors de la prise du village de Gadou-Saby, fut enfin
forcé de reculer. Sa retraite fut admirable, il guida ses hommes par des che-
mins connus de lui seul. Epuisé, mourant de faim, la poitrine ensanglantée,
il encourage les faibles, soutient les malades, combat encore avec ceux qui
peuvent tenir leur arme, arrive au bord du Tapanahoni, le franchit le dernier,
et se retire fièrement, toujours redoutable dans sa défaite.
L'insurrection était vaincue, mais la Hollande payait chèrement la victoire
remportée sur l'esclave fugitif. Sur douze cents hommes envoyés de la métro-
pole, cent à peine revirent leur patrie. Trente officiers dont trois colonels et
un major avaient péri.
Longtemps après la mort de leur chef, les Bonis, moins bien organisés que

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
357
les negres Bosh, et surtout moins nombreux, subirent peu à peu une sorte de
servage de la part de leurs voisins. Les Bosh prétendirent monopoliser le
commerce avec le bas Ma roni, et empêcher les Bonis de correspondre avec les
Européens.
Cet état de chose dura jusqu'au j o u r où fut fondée la colonie de Saint-Lau-
rent qui devint rapidement prospère. La France jusqu'alors avait délaissé le
Maroni. Elle comprit l'importance de cette immense artère navigable sur un
parcours de près de cent kilomètres. Elle protesta contre le servage imposé
par les Bosh aux Bonis habitant le territoire français. Les positions respec-
tives des peuplades rivales occupant les deux Guyanes furent rigoureusement
établies au retour d'une brillante expédition franco-hollandaise organisée en
1860 p a r M. Vidal, lieutenant de vaisseau de la marine française. La liberté de
commerce et de navigation furent également proclamées.
Depuis quelques années, d'excellentes relations d'amitié se sont établies
entre les Bonis et les chercheurs d'or de la région. Ils vont, viennent, chassent,
pêchent et trafiquent librement avec notre colonie. Leur grande douceur et
leur probité rendent les rapports avec eux extrêmement agréables. Leur vi-
gueur colossale et leur incomparable habileté comme canotiers en font d'utiles
auxiliaires pour notre induslrie aurifère. Ils transportent non seulement aux
placers Saint-Paul, Espérance, Manbary, Hermina, etc., les provisions appor-
tées de Cayenne à Saint-Laurent p a r les goëlettes, mais ils s'en vont jusqu'à
Mana en suivant la côte dans leurs pirogues légères, et font pour le compte
des placers une campagne productive comme chez nous les moissonneurs à
l'époque des récoltes. Les approvisionnements terminés avant la saison sèche,
ils reviennent à Gottica, après un voyage de vingt à vingt deux jours. Ils
rapportent en paiement de leur travail, des objets de toute sorte, dont la pos-
session amène un bien-être inexprimable jusqu'à ces points reculés. Enfin,
l'administration supérieure ne néglige aucun moyen d'entretenir ces excellents
rapports avec eux. Ils sont traités en véritables enfants gâtés, sans jamais
chercher à se prévaloir de ces prérogatives dont les Bosh se m o n t r e n t
quelque peu jaloux.
Le Grand-Man actuel Anato1, familièrement appelé Anatole par les blancs,
1 J'ai rencontré Anato sur la rive du Maroni, alors qu'i l revenait de touche r sa pension.
Nous avons déjeuné ensemble à Sparwine. Je lui ai donné quelques menus bibelots qui
l'ont enchanté, et nous nous sommes séparés les meilleurs amis du monde Les dessins
de deux exemplaires du Journal des Voyages l'ont positivement ravi. Il a voulu savoir mon
nom et j'ai dû passer une grande demi-heure à le lui faire répéter.

3 5 8
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
émarge annuellement au budget de la colonie, la somme de douze cents francs,
payés p a r mensualités de cent francs à la caisse municipale de Saint-Laurent.
Cette générosité n'est pas perdue, au contraire, car le descendant du grand
chef Boni, s'applique d'autant plus à maintenir la bonne harmonie entre ses
sujets, dont le nombre atteint un millier environ, et tous les riverains de notre
grand fleuve.
Angosso appartenait à cette vaillante peuplade, aujourd'hui française au-
tant par le cœur que par la position géographique. Dix ans auparavant,
Robin lui avait dit : « Garde le secret de notre retraite », et le brave noir avait
observé une discrétion tellement absolue, que sa femme et ses fils avaient
toujours ignoré cet épisode de sa vie. Il s'était souvenu aussi de l'offre faite
par le proscrit : « Si tu cours un danger, si la famine désole ton village, viens,
tu vivras avec nous, tu seras de la famille ». Il accepta simplement cette pro-
position si fraternellement faite, le j o u r où le malheur s'abattit sur les siens.
Pour la seconde fois en trente ans, le petit village habité par la famille d'An-
gosso, venait d'être ravagé p a r les Oyacoulets. Une singulière légende court
sur ces derniers que les Européens n'ont jamais vus jusqu'à présent et qu'ils ne
connaissent que d'après les récits plus ou moins fantaisistes des noirs et des
Peaux-Rouges littéralement affolés au seul mot d'Oyacoulets.
Les Oyacoulets, disent-ils, sont blancs comme les hommes d'Europe ; ils ont
une stature de géants, une vigueur incomparable, de longues barbes fauves,
des cheveux blonds, des yeux bleus. Ils sont anthropophages et paraissent
plongés dans la barbarie la plus grossière. Ils ignorent généralement l'usage
du fer, se servent d'énormes massues de bois trop lourdes pour le bras des
autres hommes. Ils dédaignent les peintures, les tatouages, ainsi que tous les
ornements, et vivent entièrement nus. Ils sont absolument insociables, et font
sans provocation la guerre aux noirs comme aux Indiens.
Robin et ses fils écoutaient, en marchant, cette monographie que faisait An-
gosso dans son patois créole, avec des détails dont la précision indiquait un
rare esprit d'observation.
— Mais, mon cher Boni, disait le proscrit intrigué et intéressé tout à la fois,
es-tu bien sûr que les Oyacoulets ne sont pas une tribu d'Indiens, qui vivant
toujours sous les grands arbres, à l'exemple des Oyampis, ne sont pas brûlés
par le soleil?
— Non, compère. Non, croyez-moi, les Oyacoulets ne sont pas des Indiens.
— Tu sais bien, pourtant, que certains Oyampis ne se teignent pas en rou-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
359
cou, qu'ils ne tracent pas sur leur corps des dessins au génipa, et qu'ils res-
semblent à s'y méprendre aux gens de mon pays.
— Mais, les Indiens n'ont pas de barbe. Mais ils ont les yeux bridés aux
tempes et le nez écrasé, tandis que les Oyacoulets ont les yeux ouverts comme
les vôtres, le nez recourbé comme le bec de l'ara, et une barbe aussi longue
que celle qui couvre votre visage,
— Ça même... disaient doucement les deux jeunes Bonis, Lômi et Bacheliko.
— Tu les as bien examinés, tu les as vus de près, en plein jour, sous le soleil.
Angosso montra le bandeau entourant son front et brandit son sabre.
— La hache de pierre de l'un d'eux a fendu ma tête, mais mon sabre a fouillé
bien des poitrines. Je me suis battu, allez, compère, j e ne crains rien au monde,
eh bien! aussi vrai que j ' h o n o r e Gadou et que je suis votre ami, j ' a i eu peur.
— Voyons, mon brave compère, raconte-moi tout ce que tu sais sur ces
hommes extraordinaires, et dis-moi comment ils ont pu ravager un village,
défendu par des hommes forts et intrépides comme les Bonis.
Angosso se recueillit un moment, cracha à deux fois pour chasser Yolock, et
commença ce récit absolument authentique :
— Il y a longtemps, bien longtemps, mon père était encore un homme dans
la force de l'âge, et moi j'étais tout petit. Les Bonis et les Oyacoulets, fatigués
de luttes, résolurent d'un commun accord de faire trêve à leur antique haine.
« Les Oyacoulets invitèrent les Bonis de mon village à venir chez eux, m a n -
ger la galette sacrée, et boire le « pivory » des grandes cérémonies. Les Bonis
sont braves et forts, ils croient à la parole jurée et sont esclaves de leur p r o -
messe. C'est le seul esclavage qu'ils veulent reconnaître, ajouta fièrement en
aparté, le descendant du héros de Cottica. Ils se rendirent à l'invitation des
sauvages à peau blanche, et arrivèrent conduits par mon père leur capitaine.
« En signe de bonne amitié, les Bonis déposèrent leurs sabres et leurs fusils
dans le carbet du piaye. On mangea, on but, on dansa tout le j o u r . La nuit
venue, les Bonis se retirèrent dans les carbets construits pour les abriter. A peine
étaient-ils endormis, qu'une clameur terrible retentit : les Oyacoulets, trahis-
sant la foi j u r é e , violant les lois sacrées de l'hospitalité, avaient saisi nos
sabres et nos fusils dont ils se servaient comme de massues, et égorgeaient
nos guerriers sans défense.
Les Bonis, incapables de lutter, voulurent s'enfuir, mais ils trébuchèrent
dans des lianes tendues à un pied de terre par les traîtres autour des carbets.
Presque tous périrent, mon père put s'échapper à la faveur de la nuit, il ar-
riva accompagné des derniers survivants. Il avait reçu à travers la bouche un

360
L E S R O B I N S O N S D E L A G U Y A N E
si rurieux coup de sabre que, depuis cette époque, il est forcé quand il veut
parler de retenir sa mâchoire qui retombe toujours. C'est cette horrible bles-
sure qui lui a valu le nom de « Koakou » (Bouche-Tombée) sous lequel il est
connu aujourd'hui.
« Une petite fille échappa en outre à ce terrible massacre. Les Oyacoulets la
trouvèrent blottie dans les herbes, ils ne la tuèrent pourtant pas et l'élevèrent
avec leurs enfants. Plus tard, elle s'enfuit, se réfugia chez les Bosh et de là à
Surinam où elle habite maintenant. Elle se nomme Afiba1.
« Vous voyez, compère, que nous avons quelques raisons de connaître les
Oyacoulets.
— C'est vrai malheureusement, mon brave Angosso, mais arrivons mainte-
à la dernière catastrophe.
— Depuis deux ou trois ans nous n'avions pas vu nos ennemis. Défiez-vous
des Oyacoulets, répétait toujours mon respectable père, le vieux Koakou, ils se
cachent comme les serpents, veillez toujours, enfants, ils viennent au moment
où l'on ne pense pas à eux.
« Il avait raison, il y a autant de jours que mes deux mains et un de mes
pieds comptent de doigts, mes fils étaient occupés à récolter le manioc, moi,
j e pêchais le koumarou avec ma femme Agéda.
« Nous a p e r ç i m e s une colonne de fumée noire qui montait au-dessus du
village. Nous saisîmes nos pagayes, et notre canot vola sur les flots de la
crique. Toutes les cases flambaient. Une troupe nombreuse d'Oyacoulets,
après avoir égorgé les femmes et les enfants qui se trouvaient seuls, avaient
incendié le village entier. La plupart des hommes valides étaient à la récolte
ou à la pêche.
« Ils accoururent aussi à la vue de la fumée, croyant à un accident et furent
massacrés par les bandits, trois fois plus nombreux, qui se tenaient cachés
dans les herbes. Mes fils arrivaient de l'abatis. Nous nous élançâmes au plus
dru, résolus à faire payer cher notre vie. Nous nous sommes bien battus. Je
suis fier de mes enfants comme vous des vôtres, mon cher compère blanc. Je
tombai frappé à la tête et peu s'en est fallu que j e ne subisse le sort de mon
père. Agéda me sauva, elle ramassa un tison enflammé, et le lança dans la
barbe d'un Oyacoulet qui s'enfuit en hurlant.
« Hélas, nous succombâmes sous le nombre. Vingt des nôtres sont morts ;
les autres sont dispersés, nos champs ravagés, le village n'est plus.
1 Historique . Mon ami , M. Cazals, a conn u l e capitain e Koakou , so n fils e t se s petits-fils .
L. B.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
361
Le Grand-Man porte un i m m e n s e hausse-col. ( P a g e 355.)
« Votre pensée habitait toujours mon cœur. Je dis à Agéda, qui pleurait :
« Viens chez le blanc. » Je dis à mon fils, dont les sabres rouges voulaient
encore boire du sang : « Venez aussi chez mon frère blanc ». Ils ne me firent
aucune question et nous partîmes.
« J'avais la fièvre. Mais qu'importait à mon cœur désespéré la plaie de ma
tête. Ma volonté fut plus forte que la douleur du corps. Mes fils franchirent les
4 6

362
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
rapides. Je reconnus la crique. Nous nous y engageâmes sans nous arrêter une
minute. Lômi et Bacheliko ne connaissent pas la fatigue. Nous arrivâmes près
des cocotiers. Je vis les arbres abattus, les feuilles du moucou moucou et les
plantes vertes aux longues épines. Je dis : là sont les serpents. Nous cachâmes
la pirogue dans les herbes, et nous gagnâmes par un détour le sentier que j e
voyais avec les yeux de la pensée.
« Je vis Casimir, je vis le blanc qui s'appelle Nicolas, je vis la femme blanche
qui est la mère de vos enfants. Et j e lui dis : — Le Tigre-Blanc a dit au Boni :
« Quand tu seras malheureux, sans carbet, sans manioc, sans poisson, sans
chair boucanée, viens ». Je n'ai plus rien, me voici. Celle-là est Agéda, ma
femme. La femme blanche l'embrassa et lui dis : « Sois ma sœur! » Agéda
pleura de bonheur. Ceux-là sont mes enfants. — Ils seront les frères de mes
fils ! dit-elle de sa voix douce comme le chant de 1'« arada » en leur tendant
les mains. Lômi et Bacheliko dirent : « Notre vie est à vous. »
« Je lui demandai : « Où est le Tigre-Blanc ? Je veux voir mon ami le grand
chef blanc. Nous voulons voir nos frères, ses fils, dirent Lômi et Bacheliko. —
Il est parti avec eux, répondit Nicolas. J e dis à mes fils : « Allons les rejoin-
dre. » Nous retrouvâmes votre trace et nous arrivâmes au moment où l'im-
monde Peau-Rouge osait porter la main sur des blancs ! termina le Boni en
crachant dédaigneusement à terre.
— Mon cher Angosso, répondit Robin, tu me donnes toujours le nom de
Tigre-Blanc. J'accepte volontiers de toi cette appellation comme jadis. Si ce
nom me reporte aux temps douloureux de l'infortune, il me rappelle aussi le
moment de la délivrance, et le jour, à jamais béni, où j e te trouvai sur l'îlot
avec les miens.
« Je n'ai rien à ajouter aux paroles de celle que tu nommes la femme du
Tigre-Blanc. Ta compagne et tes fils sont pour la vie confondus dans une
même pensée d'affection, nous ne ferons plus désormais qu'une seule famille.
« N'est-ce pas, mes enfants? »
Une énergique poignée de main et une chaleureuse affirmation fut la réponse
des jeunes gens dans le cœur desquels le souvenir de l'excellent noir tenait une
si large place. Quand à ses deux fils, ils auraient trouvé, par cela même qu'ils
étaient ses enfants, la sympathie la plus vive et la plus complète, quand bien
même la reconnaissance n'en eut pas été la cause immédiatement occasionnelle.
Angosso admirait en connaisseur la robuste stature des trois jeunes gens
dont il se rappelait et les traits et les noms, tant est prodigieuse la mémoire de
ces primitifs enfants de la nature. L'affectueuse familiarité des Robinsons avec

L E S R O B I N S O N S DE L À G U Y A N E
363
ses fils le ravissait, et il manifestait à tout moment la joie que lui causait cette
fraternelle camaraderie. Le brave Boni semblait pourtant inquiet. Il n'osait
faire part à Robin du motif de cette préoccupation, quelque désir qu'il en eût.
Le proscrit lui en fit la remarque.
Angosso entraîna son compère à l'écart, et lui demanda d'une voix basse,
que l'appréhension d'une mauvaise nouvelle rendait mystérieuse où était :
« Pitit mouché Sarles... Tout pitit... pitit moun. »
— Tu veux dire Charles, n'est-ce pas, mon plus jeune fils?
— Ça même. Qué côté li fika.
— Mais, tu ne l'as donc pas vu à la case avec sa mère, Nicolas et Casimir?
— Non, compé, mo pas voué li.
— C'est étrange. Sa mère ne t'a pas parlé de lui?
— Madame ou, pas pouvé. Mo arrivé, mo parti caba coté ou. (Votre femme
n'a pas pu, à peine arrivé, je suis venu de votre côté).
— Cette absence m'étonne et m'inquiète. Rentrons au plus vite à la case.
Qui peut prévoir les surprises que réserve en deux jours la vie des bois. N'en
sommes-nous pas la preuve vivante, et vivante grâce à toi.
La dernière halte fut brûlée. Les Robinsons anxieux, exténués, arrivaient à
la case une heure avant le coucher du soleil. Ils étaient partis depuis quarante-
huit heures.
Madame Robin, revenue à la Bonne-Mère avec la femme d'Angosso, Casimir
et Nicolas, se tenait sous la veranda, dans une attitude d'attente douloureuse.
Près d'elle, le j a g u a r accroupi léchait une plaie légère qui trouait d'un point
rouge son pelage fauve.
Le proscrit éprouva le pressentiment d'une catastrophe. Une douleur aiguë
lui traversa le cœur comme un fer rouge.
— Charles !... Où est Charles, cria la pauvre femme d'une voix déchirante,
en voyant qu'il n'était pas avec ses frères. Robin, muet, altéré, pâlit, et ne
trouva pas un mot de réponse.
Le jaguar reconnaissant Henri bondissait vers lui en rugissant, se dressait
sur les pattes de derrière, en appliquant celles de devant sur les épaules du
jeune homme.
— Charles 1 . . . répondit comme un écho désespéré la voix des trois frères.
— Disparu depuis vingt-quatre heures, sanglota Nicolas, qui s'avançait
les yeux rougis, vieilli de dix ans en quelques heures.
« Cat vient de rentrer blessé. J'allais partir 1

364
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Où est mon enfant? hurla d'une voix terrible le proscrit dont la
prostration ne dura pas le temps d'un éclair.
L'infortunée mère se dressa, pâle comme un c a d a v r e , ouvrit et referma
convulsivement ses yeux sans regards, et s'abattit lourdement sur le sol.
Agéda, éperdue, la reçut dans ses bras et lui prodigua les soins les plus
affectueux et les plus empressés.
Robin était tout à coup devenu méconnaissable. Nul n'eût pu reconnaître en
lui cet être habituellement si bon et si doux, cet apôtre de l'humanité, dont le
noble visage reflétait toujours le même sourire affectueux et triste.
Il était redevenu le formidable Tigre-Blanc, et apparaissait tel qu'il se révéla
dix ans auparavant, sous le feu des gardes-chiourmes, dont les balles menaçaient
sa femme et ses enfants ! Ses yeux noirs flamboyaient sous la ligne brune de
ses sourcils rapprochés par une sorte de froncement léonin — les tigres sont
les cousins germains des lions — et que coupait verticalement un sillon livide.
Sa voix sèche, ardente, avait des vibrations de métal froissé. La malheureuse
mère reprenait lentement ses sens.
— Partons à sa recherche, dit-elle d'un accent brisé... S e u l ! . . . mon fils...
Un enfant... Dans la forêt... Parlons.
— Demain, reprit le proscrit dont les traits se creusaient encore, et dont la
pâleur augmentait. Henri, Nicolas, apprêtez les provisions. Edmond, Eugène,
préparez les armes... toutes nos armes. Casimir, les hamacs.
« Nous partons au lever du soleil.
— Attendre... Encore attendre, gémit la pauvre femme!... Mais mon fils
nous appelle ! Mais il meurt peut-être en ce moment ! Et c'est la nuit... la nuit
des fauves ! Oh ! terre maudite de l'exil, j e te hais !
Les préparatifs du départ s'opéraient rapidement, avec le sang-froid hâtif qui
préside à un sauvetage. Une douleur immense broyait le cœur à tous ces
vaillants, une lugubre atmosphère de deuil tombait sur la Bonne-Mère, naguère
si joyeuse; mais les larmes étaient refoulées, les sanglots comprimés, les
plaintes étouffées. Toute trace de fatigue avait disparu. Le souvenir du drame
lugubre de la veille ne fut même pas évoqué.
Rien d'étrange comme le calme douloureux de ces êtres habitués dès
l'enfance à toutes les luttes, et qui, perdus dans cette solitude pleine d'horreur
s'apprêtaient, avec la simplicité du véritable héroïsme, à engager un suprême
combat contre l'inconnu !
C'était bien en effet l'inconnu, avec tous ses dangers, ses multiples surprises,
ses complications les plus inattendues, ses aspects les plus monstrueux, l'in-

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
365
connu de la nature inexplorée, dans lequel ils allaient se lancer à corps perdu.
Casimir et Nicolas ne pouvaient donner aucun éclaircissement relatif à la
disparition de l'enfant. Il était parti la veille au matin vers l'abatis du nord,
avec Cat, le jaguar d'Henri. La claustration lui pesait. Il était allé, armé de
son arc, dans l'intention de tuer un aigle, une harpia ferox, qui depuis
quelques jours commettait aux dépens de la basse-cour de nombreuses dépré-
dations. Sa mère, habituée aux courses quotidiennes des Robinsons, l'avait vu
partir sans inquiétude. La journée se passa rapidement, grâce à l'incident inat-
tendu et si agréable produit par l'arrivée d'Angosso et de sa famille. Mais
l'absence de Charles se prolongeant jusqu'au soir, les membres de la colonie
s'alarmèrent sérieusement. Pendant le j o u r et la nuit qui suivirent, les angoisses
de tous furent inexprimables.
Le Parisien et le vieux noir cherchaient à rassurer M m e Robin, à se rassurer
eux-mêmes, en émettant cette opinion que l'enfant ayant peut être retrouvé
son père et ses frères avait pu se joindre à eux. Mais l'arrivée du j a g u a r blessé
vint détruire cette fragile espérance, et changer les angoisses en désespoir.
Nicolas allait partir seul, à tout hasard, quand les Robinsons avec le Boni et
ses fils se présentèrent à l'habitation. Charles n'était pas avec eux. On sait le
reste.
Et maintenant, quel pouvait bien être le sort du pauvre petit ? Nul ne pou-
vait y penser sans frémir, tant était vaste le champ des suppositions, tant pou-
vaient être complexes les motifs de cette disparition mystérieuse. Le retour du
jaguar était également inexplicable. Cat n'était pas un animal ordinaire. Docile
et discipliné comme le meilleur chien de chasse, fidèle comme lui, dressé à
tous les combats, vigoureux et fort autant que peut l'être un j a g u a r de dix ans,
rien ne pouvait motiver son incompréhensible retraite. Sa blessure, fort légère
en somme, n'indiquait rien. Ce n'était ni une morsure, ni un coup de griffe, ni
an coup d'instrument tranchant. Une pointe de flèche en bambou, ou une
branche taillée en biseau p a r le sabre d'abatis eussent pu seules produire
cette piqûre étroite, à bords rétractés, qui n'avait amené qu'une hémorragie
insignifiante.
Les heures qui précédèrent le lever du soleil, s'écoulèrent avec une lenteur
horriblement pénible. Les Robinsons, pâles d insomnie douloureuse, évoluaient
en silence, sans oser se regarder. Stoïques comme les hommes primitifs, ils
avaient conservé en présence les uns des autres, la rude impassibilité des
soldats de l'ancienne Sparte. Mais qui dira les larmes brûlantes que cacha
l'impénétrable nuit équinoxiale !

366 L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
La petite troupe, bien armée, abondamment pourvue de vivres, était prête
au moment où le doux roucoulement du toccro annonçait la prochaine
arrivée du j o u r . Les étoiles pâlissaient, une légère bande d'opale ourlait les
sombres masses des arbres géants.
Mme Robin apparut accompagnée d'Agéda, dont la silhouette noire, éclai-
rée par une bougie de cirier, se découpait sur le gauletage de la case. La
femme du proscrit, coiffée d'un chapeau à larges bords, vêtue d'une robe
courte en tissu épais de coton blanc, à plis lourds, était chaussée d'une paire
de mocassins à semelles en peau de maïpouri.
— Partons, dit-elle brièvement et d'une voix résolue, contrastant avec l'ex-
quise douceur de son accent habituel.
Robin fit un brusque mouvement de surprise. Il allait protester, elle ne lui
en laissa pas le temps.
— C'est inutile, mon ami, l'attente me tuerait. Je veux venir.
— Mais, tu n'y penses p a s ! Il te sera impossible de supporter malgré ton
énergie une pareille fatigue, la marche dans les bois est écrasante...
— Je suis m è r e , j e serai aussi forte qu aucun de vous.
— Chère et vaillante compagne ! Tu es bien la digne mère de ces enfants, de
ces hommes, dont la vigueur peut à peine triompher des rigueurs de cette terre
ingrate ! Je ne p u i s q u e te prier !... t ' i m p l o r e r ! Reste ici. Nulle femme au
monde ne pourrait marcher même une heure dans cette fournaise.
— Quand ils étaient tout petits, j e suis venue sans hésiter à travers l'Océan.
J'ai bravé les fureurs de la tempête, surmonté les fatigues de la navigation.
Cela a duré des jours, des semaines, des mois. Ai-je faibli?
— Mère, dit doucement Eugène, qui avec son frère Edmond se détacha du
groupe, et s'en vint lui prendre la main, mère, j e joins mes prières à celles de
notre père... Tiens, puisqu'il le faut, nous resterons avec toi, tous les deux !
La noble femme comprit tout ce que cette proposition renfermait de ten-
dresse et d'abnégation. Elle secoua doucement la tête.
— Nous le retrouverons, mon cœur me le dit, j e veux l'embrasser la pre-
mière. Quel est celui d'entre vous qui voudrait me condamner à l'attente, et
me priver de cette ineffable joie ?
Angosso avait entendu et compris la signification du débat, il s'avança accom-
pagné de ses deux fils.
— Lômi et Bacheliko, dit-il de sa voix lente, sont forts comme le maïpouri et
agile comme le kariakou. Que mon frère le Tigre-Blanc se rassure, qu'il laisse

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
S 6 7
venir dans le grand bois ma sœur la femme blanche, Agéda marchera près
d'elle ; quand ma sœur sera lasse, mes fils la porteront dans un hamac, elle
pourra nous suivre sans fatigue comme sans danger.
« Ma sœur, venez. Ne craignez rien, les fleurs de la forêt peuvent braver sous
les grands arbres les rayons du soleil.

C H A P I T R E I X
tronnerie du jaguar. — Maléfices Je Peaux-Rouges. — Message de l'absent. — Horreur
des félins pour la parfumerie. — Plan d'attaque. — De l'influence du « piment-enragé »

sur les muqueuses de l'homme.— Aventures extraordinaires du dernier-né des Robinsons.
— Le piaye des Aramichaux.— Le successeur d'Ackombaka.— Charles dans les honneurs.
— Un féroce compétiteur. — Encore Benoît. — Eloquence inutile. — Réunis ! — Le»
adieux d'un bandit. — Dévouement suprême. — Mort héroïque d'un homme de bien. —
Le papier mystérieux. — Le décret d'amnistie. — Libre 1

— Cat !... Ici !... criait la voix impérieuse d'Henri
— Je ne m'explique pas la soudaine terreur de cet animal, disait Robin
inquiet.
— Son attitude est identique à celle qu'il gardait en revenant seul à l'ha-
bitation, interrompit Nicolas.
— Cat !... Cat !... reprit plus doucement le jeune homme.
Le j a g u a r , la queue basse, les oreilles aplaties, le museau rasant le sol,
avançait en rampant, mais avec une lenteur, une hésitation inqualifiables. Il
tremblait, cherchait à se dérober, et ne voulait plus rester en tête de la file.
Il fallait toute l'autorité de son maître, sur les talons duquel il se tenait piteu-
sement, p o u r l'empêcher de se réfugier à l'arrière-garde.
Rien de suspect ne se révélait pourtant aux sens toujours en éveil des
Robinsons noirs et blancs. Ils marchaient depuis vingt-quatre heures, rivés à
la piste de l'enfant qu'ils suivaient comme des limiers. Charles avait été enlevé
à moins d'un kilomètre de l'habitation, après avoir tué l'aigle, dont les plumes
jonchaient le sol. Il n'y avait pas eu de lutte. Quelques branches froissées, des
herbes foulées indiquaient une surprise dont le jeune chasseur avait été
victime. Puis, sa trace se confondit avec des empreintes nombreuses, laissées
par des Indiens pesamment chargés. Ces derniers, d'ailleurs, soit indifférence,

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E 369
La femme blanche l'embrassa. (Page 3G2.)
soit confiance dans leur nombre, ne se préoccupaient aucunement de dissimule
leur passage.
Un fait capital était acquis désormais. Charles n'avait pas été la proie
d'un fauve ni d'un reptile. Il n'avait pas disparu dans une savane tremblante,
il n'était pas égaré dans la forêt, ni écrasé par la chute d'un arbre. Il n'était
pas libre, mais il vivait. Bien que les suites de cet enlèvement mystérieux,
47

370
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
n'eussent en elles-mêmes rien de rassurant, les Robinsons pleins d'espoir im-
primaient à leur course une allure de plus en plus rapide. Il s'agissait de faire
de la roule, et de rejoindre au plus vite les ravisseurs.
Madame Robin, en dépit de son énergie, n'eût pu suivre la troupe. La fatigue
l'eût infailliblement tuée au bout de quelques heures. Aussi, les deux Bonis
l'avaient-ils commodément installée dans un hamac suspendu à une perche
longue et solide, dont les deux extrémités reposaient sur leurs robustes épaules.
Telle était leur vigueur que jusqu'alors ce précieux fardeau n'avait apporté
nulle entrave à leur infatigable célérité. Cette méthode si simple est du reste
l'unique moyen de transport employé pour ramener à travers bois, jusqu'aux
canots, les malades ou les blessés. Elle est d'un usage fréquent en Guyane
où manquent également les bêtes de somme et les routes.
On fît halte au bord d'une crique. Il n'était pas question de repos pour ces
intrépides marcheurs qui prirent à peine le temps de s'asseoir et d'entasser
quelques larges bouchées. Le jaguar, conservant toujours son attitude de chien
fouetté, vint se blottir derrière Henri indigné de cette inqualifiable poltronnerie.
Ce phénomène singulier mettait complétement en défaut l'habituelle sagacité
de l'aîné des Robinsons, qui de guerre lasse dut l'attribuer à quelqu'une de ces
manœuvres familières aux Peaux-Rouges.
Casimir, le vieux veneur sauvage, expert en toutes sortes de ruses, furetait,
mais en vain, de tous côtés. Angosso dépité ne trouvait aucune explication
plausible. Le mystère devenait de plus en plus insondable. Quant au rapt de
l'enfant, chacun s'accordait à le rattacher au drame dont Robin et ses trois
fils avaient failli être victimes l'avant-veille. Tout concourait à corroborer
cette opinion, jusqu'à la direction prise par la seconde troupe, qui marchait
vers le point où l'ouragan s'était abattu sur la forêt.
Le malheureux père frémissait à cette pensée que Charles, innocente victime
expiatoire, agonisait peut-être au lieu même où ses frères eussent enduré un
si épouvantable supplice, sans l'intervention d'Angosso.
Deux heures s'écoulèrent encore sans incident. Henri ouvrait la marche,
suivi bon gré mal gré de Cat, qui semblait se rasséréner peu à peu. La piste,
parfaitement régulière, pratiquée par des hommes expérimentés, s'enfonçait
toujours dans l'interminable sous-bois. En dépit de la chaleur accablante, les
Robinsons suffoqués, aveuglés par la sueur qui ruisselait jusque dans leurs
yeux, conservaient leur allure, quand le jaguar, revenu soudain à ses terreurs,
s'arrêta net à la vue d'une large feuille de balisier enroulée sur le sol en forme
de cornet. Il n'y avait pas de balisier à plus de deux kilomètres. Cette f e u i l l e

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
3 7 1
avait donc été apportée de la crique, et déposée en ce lieu avec intention. Si
elle eût été simplement jetée sur la terre, elle eût attiré les regards de-cher-
cheurs de piste, car un vestige, quelque futile qu'il paraisse, peut avoir quand
même de l'importance. Sa forme spéciale devait, à plus forte raison, la si-
gnaler à leur attention.
Il fallait l'examiner avec défiance. Si d'une part on pouvait trouver entre
les plis de son limbe une indication précieuse, elle pouvait également cacher
un piège, quelque substance vénéneuse ou un petit serpent.
La file s'arrêta. Henri s'approcha avec d'infinies précautions, et déroula
patiemment le cornet avec la pointe d'une flèche emmanchée à une longue
hampe. La feuille ne contenait rien. Le jeune homme la souleva, la saisit dé-
licatement, et l'approcha de sa figure. Un cri de surprise joyeuse lui échappa,
à la vue de larges caractères tracés avec une pointe mousse dans la substance
vert-sombre.
Il lut lentement et d'une voix tremblante :
« Ma vie respectée pour l'instant. Influence protectrice mystérieuse. On
m'emmène. Suis étroitement gardé. Soyez prudents. Charles. »
L'audition de ce document aussi étrange qu'inattendu, produisit l'impression
de bonheur que l'on peut s'imaginer. Toutes les poitrines, jusqu'alors com-
primées par toutes les angoisses de l'attente, éprouvèrent comme une détente
instantanée.
— Il vit 1 s'écria, la première. Madame Robin. Il vit!... le cher petit.... Et la
feuille tremblait entre ses mains. . et ses yeux pouvaient à peine déchiffrer les
caractères tracés par son dernier-né.
Nicolas riait, pleurait, criait.
— Madame !... Mes enfants !... Patron !... Je suis fou! J'ai envie de crier vive
quelque chose.
« J'ai un quintal de moins au creux de l'estomac.
— Sais-tu bien, frère, que, pour un novice, Charles débute par un coup de
maître.
— C'est admirable, extraordinaire, répondit le proscrit rassénéré. Le cher
enfant. Casimir, tu as entendu.
— Oh ! compé. Mo content, oui. Li malin passé Indien.
— C'est ton élève, mon vieux compère.
— Li passé nég’ caba, oui. Oh ! ça pitit moun l à !
— Mais, vois donc, Henri, dit à son tour Edmond. Comme tous ces carac-

3 Y 2
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
tères sont bien imprimés dans cette substance charnue et résistante qui forme
la feuille.
— Il n'a rien déchiré, continua Eugène, également ravi de l'habileté de son
cadet. Il a pris une épine à pointe mousse, puis il a appuyé suffisamment pour
contusionner le tissu, et non pour le trouer.
« C'est lisible comme un manuscrit.
Angosso contemplait presque avec crainte ce lambeau végétal dont la vue
avait tout à coup rempli d'espoir ses amis. A cette époque éloignée déjà, les
noirs du Maroni n'étant pas familiarisés avec les usages des blancs qui ex-
ploitent aujourd'hui les terrains aurifères ; le Boni ignorait l'emploi du
« papyra », (lisez lettre, papier).
Il fallut lui expliquer ce procédé de communication, et son admiration pour
ses chers blancs s'en accrut d'autant. Un des membres de l'expédition ne
partageait pas l'allégresse générale. C'était Cat. La vue de ce grimoire semblait
produire sur son organisme une incroyable impression d'horreur. Nos chats
européens, plaisamment nommés greffiers, manifestent pour les papiers un
amour bizarre qui leur a valu ce sobriquet. P a r quel singulier phénomène,
leur congénère, l'énorme matou équatorial, témoignait-il autant de répulsion?
Elevé dans le cénacle des Robinsons, il n'était pourtant pas étranger à la litté-
rature. Non seulement il s'enfuyait en grondant quand on lui présentait la
feuille, mais encore, il refusait opiniâtrement les caresses des mains qui l'avaient
touchée.
Angosso voulut en avoir le cœur net.
— Baïe mo ça bagage-là, dit-il à Henri.
Il prit la feuille, la tourna, la mit au soleil, et puis la porta à son nez.
Il éclata de rire, et s'écria joyeux :
— Mo savé. Ca kosy-kosy.
— Qu'appelles-tu kosy-kosy? demanda Robin.
— C'est, répondit-il dans son patois, une plante bien curieuse dont l'odeur
met en fuite le tigre.
— Pas possible.
— Oui, compère, les Indiens prennent les graines, les font bouillir, se frot-
tent le corps avec la décoction, frottent aussi leurs chiens, et jamais ils ne rencon-
trent le tigre qui s'enfuit à leur approche, quand bien même il mourrait de faim.
— Pourrais-tu me trouver cette plante ?
— C'est facile, attendez «pitit morceau », dit-il en s'enfonçant dans la forêt
L'attente fut courte en effet. Cino minutes ne s'étaient pas écoulées que le

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
373
Robinson noir accourait en agitant triomphalement une plante que le proscrit
reconnut aussitôt.
— Mais, j e connais cela ; c'est l'Hisbicus Abelmoschus, de la famille des Mal-
vacées, plus connue sous le nom d'Ambrette.
« Et tu dis que cette petite odeur musquée, si suave, si pénétrante, suffit à
mettre en fuite le j a g u a r .
— Ça même. Il croit sentir le patira, le serpent ou le caïman, ses ennemis les
plus acharnés.
— Je comprends, moi, dit Nicolas. C'est l'inverse de l'effet produit sur les
chats par la valériane qui les affole. La valériane est, vous le savez, l'appât
irrésistible employé par ces trappeurs en veste blanche, nommés gargotiers,
pour dépeupler les garennes situées sur les combles et dans les gouttières des
maisons parisiennes.
— Je comprends aussi, interrompit Henri, et j e vois d'ici la scène qui a
accompagné l'enlèvement de notre frère. Charles, saisi par les Indiens lavés
d'ambrette, ceux-ci, terrifiés à la vue du j a g u a r apprivoisé, autant que lui
par l'odeur détestée et sa blessure résultant d'une flèche mal dirigée. Sa fuite,
son arrivée à la case sont facilement expliquées, ainsi que sa répugnance à
suivre la piste pratiquée par ces mêmes Indiens, et la peur que lui inspire la
feuille de balisier involontairement imprégnée de cette odeur p a r Charles.
— Qui sait même, renchérit Nicolas, s'ils n'ont pas jeté de temps à autre,
quelques gouttes de leur décoction sur la piste, pour empêcher Cat de remplir
son office de chien de chasse ?
— C'est bien possible. Mais, comme nous n'avons pas les mêmes préjugés,
nous allons marcher de l'avant, et rondement. Il est malheureusement à
craindre que les Indiens ne s'en tiennent pas toujours à ces moyens plato-
niques de défense.
« Quoi qu'il en soit, nous aurons avant peu du nouveau.
Il ne se trompait pas. Bien que les Indiens soient de robustes marcheurs, leur
allure ne pouvait rivaliser avec celle des Robinsons. Ces derniers reconnurent
bientôt, à des signes infaillibles, que la distance qui les séparait allait toujours
liminuant. Les feuilles des branchages fauchés par les sabres des fugitifs
n'avaient pas eu le temps de se flétrir. Bientôt, les tiges tranchées en biseau à
quarante centimètres de hauteur apparurent encore humides de sève.
On approchait. Dans quelques moments, on serait en présence des ravisseurs
La nuit vint. On fit halte, et Robin détacha en éclaireurs Henri et Angosso
auxquels il recommanda la plus grande circonspection. Leur absence dura u n e

374
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
heure à peine, et ils revinrent au campement improvisé, en étouffant de telle
façon le bruit de leurs pas, que l'aile du vampire lui-même n'eût pas été plus
silencieuse.
Robin veillait, le sabre à la main. Cat, enfin revenu de ses t e r r e u r s , se tenait
à ses pieds.
— Père, dit à voix basse Henri, nous les avons rencontrés.
— Et Charles? demanda-t-il anxieusement.
— Nous ne l'avons pas vu. Il doit être sous un grand carbet placé au centre,
et autour duquel se tiennent plusieurs Indiens accroupis.
— Mais, comment avez-vous pu percer ainsi les ténèbres?
— P a r la raison que les feux sont allumés.
— C'est étrange. Cette particularité semblerait indiquer que les Peaux-
Rouges ne nous attendent pas, ou qu'ils s'apprêtent à repousser toute attaque
par la force.
— Je partage plutôt cette dernière opinion. D'autant plus qu'ils m'ont paru
très nombreux.
— Mais, quel est l'agencement de leur campement.
— Voici. Ils sont sur l'emplacement où nous avons failli être torturés. Au
milieu, comme je viens de te le dire, est un grand carbet. Ce carbet est entouré
de huit foyers symétriquement installés deux par deux sur chaque face. Enfin,
du côté débarrassé d'arbres, c'est-à-dire situé en regard de nous, s'étend un
large brasier, formant une bande continue, affectant la forme d'un demi-cercle.
La partie non éclairée s'appuie naturellement sur la forêt.
— Mais, c'est un véritable système de fortifications.
— Oui, père, et nous aurons fort à faire pour donner l'assaut.
— C'est pourtant ce que nous allons tenter sans désemparer.
— J'y compte bien aussi, va, père. Mais de quel côté nous jetterons-nous sur
eux?
— Il n'y a pas d'hésitation possible. La partie qui semble la mieux défendue
et qui, conséquemment, est moins bien gardée, est la zône éclairée, tandis que
le côté dans l'ombre doit être hérissé de flèches, et constellé d'yeux largement
ouverts. Ce foyer en demi-cercle est un vulgaire trompe-l'œil, bon tout au plus
à effaroucher les fauves. C'est sur ce point qu'aura lieu l'attaque. Je gagerais
qu'il n'y a pas deux hommes en faction sur ce point.
— Quels sont ceux d'entre nous qui formeront la colonne d'attaque ?
— Les plus robustes. Toi, Angosso, un de ses fils, Nicolas et moi. Il faut que
ce premier effort soit irrésistible.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
375
« Nous nous élancerons à travers le brasier, la hache d'une main, le sabre
de l'autre. Ce sera l'affaire de quelques secondes. Gomme nous ne pouvons
associer ta mère aux difficultés d'une semblable aventure, et que nous ne
devons pas disséminer nos forces, voici ce que j ' a i résolu : Edmond, Eugène,
le second fils du Boni et Casimir, formeront le corps de réserve, qui se portera
sans bruit dans l'ombre du côté opposé à celui par où aura lieu l'attaque.
« Edmond prendra mon fusil, Bacheliko celui do son père. Embusqués dans
la forêt comme dans une forteresse inexpugnable, ils repousseront les fuyards
qui tenteront de s'échapper par là.
— Père, ton plan est parfait. Il réussira. Une seule chose nous reste à faire.
— Laquelle, mon cher ami?
— L'exécuter sans retard.
— Je n'attendais pas mieux de toi. Bravo, et en route !
Si chez les Robinsons la conception était presque instantanée, l'exécution ne
se faisait pas longtemps attendre. Moins de deux heures après ce rapide conseil
de guerre, les deux troupes étaient à leur poste. Le camp des Indiens se trou-
vait investi à l'est par la réserve, blottie derrière les troncs et les lianes, et à
l'ouest, par la colonne d'attaque.
La grande ligne demi-circulaire de feu ne jetait plus que des lueurs mou-
rantes ; mais de gros blocs de charbon en ignition, formaient comme un ruis-
seau de feu, large de près de trois mètres. Peu importait à ces hommes qui, d'un
saut, pouvaient franchir un espace d'un tiers plus considérable.
Les cinq assaillants s'avancèrent en rampant le plus près possible de la zône
éclairée; puis Robin lança d'une voix de tonnerre le cri de : En avant !
Ils bondirent comme des tigres et se trouvèrent aussitôt dans le campement.
Quelque instantané qu'eût été leur élan, il leur semblait qu'une flamme ardente
les consumait tout à coup au moment où ils traversaient ce large foyer. A l'ins-
tant où ils touchaient terre, ils se sentirent comme aveuglés, suffoqués,
étouffés. Une toux horrible leur déchira la poitrine, un éternûment aigu,
convulsif, continu, les secoua douloureusement, leurs yeux gonflés, pleins de
larmes brûlantes, ne pouvaient plus voir. Ils étaient terrassés sans combat.
Une clameur horrible, poussée par les Indiens, emplit aussitôt la clairière.
Les Indiens préposés par Benoît et Ackombaka à la garde des canots
trouvaient aux journées une incroyable longueur. La provision de vicou était
épuisée, les éléments indispensables à la confection du cachiri manquaient, et

376
L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
l'alcool des blancs, était renfermé dans des dame-jeanne bouchées, ficelées,
cachetées, de façon à défier toute indiscrétion. Les pauvres diables s'ennuyaient,
comme peuvent s'ennuyer des Indiens sans boisson, sans tabac, et réduits à la
portion congrue de cassave et de poisson sec.
Une semblable situation ne pouvait durer longtemps. Puisque la montagne
ne venait pas à eux, ils iraient à la montagne. L'exécution de ce projet si
simple romprait la monotonie d'une existence par trop cénobitique. Car, en
somme, que sert de ne rien faire, si l'on ne boit p a s ? Il ne fut pas besoin de
longs discours pour provoquer séance tenante cette belle équipée. Les p r é -
paratifs furent moins longs encore. Les pagaras furent garnis de provisions,
et chargés sur la tête des déserteurs; les pirogues furent cachées dans les
herbes aquatiques; puis, le départ s'effectua comme une chose toute natu-
relle. Il n'y avait pas d'ailleurs désertion proprement dite, puisque les Peaux-
Rouges rejoignaient le gros de l'expédition, mais abandon d'un poste d'une
importance assez problématique. Un casuiste eût peut-être trouvé la distinction
quelque peu spécieuse, mais les conseils de guerre sont si bons enfants chez les
Peaux-Rouges !
Ils s'engagèrent sur la piste précédemment suivie par leur capitaine et le chef
blanc, et passèrent non loin de l'abatis situé au nord de la Bonne-Mère. Une
véritable fatalité les mit en présence de Charles, au moment où le jeune homme
venait, ainsi que son frère l'avait supposé, de tuer le « Harpia ferox. »
Les Indiens des Guyanes sont généralement inoffensifs. Ils accueillent sans
cordialité comme sans méchanceté le voyageur, tâchent de pratiquer avec lui
une transaction aussi avantageuse que possible, et se retirent après un échange
de quelques mots pleins de banalité. Ils respectent les blancs et les redoutent
plus encore, car s'ils ont de l'alcool et du tabac, ils portent aussi des fusils.
En temps ordinaire, cette rencontre n'eût été pour le jeune Robinson qu'un
incident sans aucune importance. Malheureusement, Charles n'était pas un
blanc ordinaire. Armé à l'indienne, vêtu d'habits formés d'un tissu grossier,
les bras et la figure tannés par le soleil de l'Équateur, sa vue devait provoquer
l'étonnement de ces naïfs et défiants sauvages. Etait-il bien un blanc ? Etait-ce
un Indien ou un métis? Ils lui adressèrent quelques questions auxquelles il ne
put répondre, et pour cause, vu son ignorance de leur langage.
Ils avaient en outre la cervelle farcie d'histoires relatives aux Oyacoulets,
ces terribles Indiens à peau blanche, qui parlent une langue incompréhensible
et vivent à l'écart des indigènes dans une solitude pleine d'un dédain farouche.
« C'est peut-être un Oyaeoulet, opina timidement l'un d'eux, en osant à peine

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
377
Des larmes coulent de tous les yeux. (Page 383.)
prononcer le nom redouté. Puis, voyant qu'ils avaient affaire à un enfant, ils
s'enhardirent en se comptant. Ils étaient huit, heureux de rompre la monotonie
de leurs pérégrinations.
— C'est un Oyacoulet! beuglèrent-ils à l'unisson pour se donner de l'assu-
rance.
Le silence de Charles les encouragea encore, en dépit de la fermeté de son
48

378
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
attitude et de la présence de Cat qui montrait les dents. Ils voulurent se per-
suader qu'il était un -ennemi, et y réussirent en raison de ce phénomène
psychologique bizarre, grâce auquel une idée a d'autant plus de chance d'ob-
tenir du crédit qu'elle est fausse, et qu'elle est émise par des intelligences
primitives.
Charles bombardé Oyacoulet, résista rudement aux bonshommes rouges qui
voulaient porter sur lui des mains non seulement irrévérencieuses, mais hostiles.
La lutte engagée, il devait succomber. Le premier pas est le seul qui coûte, le
premier coup est le plus difficile à donner. Cat gronda, mais n'attaqua pas. Les
Indiens, fidèles à leurs habitudes de prudence, s'étaient frottés « d'ambrette »
avant de se mettre en route. Le jeune Robinson terrassé allait être rudement
malmené ; peut-être allait-il lui arriver pis encore, quand sa veste de chasse
déchirée laissa entrevoir la blancheur de son épiderme d'enfant.
Cette preuve indiscutable de l'authenticité de sa race, eût dû convaincre et
désarmer les brutes. Il n'en fut rien. Charles était bel et bien un Oyacoulet, ils
n'en voulurent pas démordre. Ils allaient le martyriser et le mettre à mort, —
des Indiens à jeun peuvent devenir féroces, et, s'ils sont si inoffensifs, cela doit
tenir à leur état d'ivresse permanente — quand leurs regards tombèrent sur
un collier bizarre qui entourait le cou de leur victime. Ce collier devait être un
piaye d'une bien grande vertu, car son influence se manifesta aussitôt avec une
singulière efficacité. Le joyau n'avait pourtant rien de bien extraordinaire.
C'était une simple brasse de ouabé, dans laquelle étaient enfilées une demi
douzaine de jades assez bien polis, égalant le volume d'une merise. Au centre
était accrochée une pépite de la grosseur du pouce. Ce collier avait appartenu
à Jacques l'Aramichau, qui, au moment de son départ, l'avait donné à son
jeune ami, comme étant l'objet le plus précieux dont il pût disposer. Il avait
prié Charles de le porter en souvenir de lui, et l'enfant, sans y ajouter la
moindre importance, l'avait enroulé autour de son cou.
Bien lui en prit, car les Emérillons, frappés de respect à la vue du talisman,
témoignèrent à leur prisonnier des égards plus étranges encore que leur
inconcevable brutalité. Malheureusement, ils ne lui rendirent pas la liberté.
Bien au contraire. Ils laissèrent à ses mains toute leur liberté, mais entravèrent
ses jambes de façon à lui permettre de marcher assez commodément, mais à
empêcher toute tentative de fuite.
Ils voulurent le conduire à Ackombaka, espérant que la vue du piaye apaise-
rait la colère que le chef ne manquerait pas de ressentir à leur aspect, et que

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
379
leur tribu bénéficierait dans des proportions considérables de l'arrivée de cette
recrue. Charles allait être bon gré mal gré, bel et bien indianisé.
Il put, grâce à cette liberté relative dont il jouissait, écrire sur une feuille de
balisier l'état de sa situation actuelle, et bénéficier de ses immunités de piaye
« in partibus », pour assurer l'inviolabilité de son message qu'il déposa sur sa
trace. Cat ne put à son grand chagrin, obtenir le même privilège. Le jaguar, qui
nourrissait à l'endroit des Peaux-Rouges une haine qui, pour être irraisonnée,
n'en était pas moins vivace, constituait pour ceux-ci une perpétuelle appréhen-
sion. Ils n'osèrent le frapper mortellement, mais ils se saturèrent d'ambrette
avec une telle profusion, que le pauvre animal, n'y tenant plus, tourna un beau
matin les talons et reprit, écœuré, le chemin de la Bonne-Mère. Une pointe de
courmouri habilement lancée dans les chairs de l'arrière train accéléra encore
cette fuite, et Charles se trouva seul, en route pour une destination ignorée de
ses conducteurs eux-mêmes.
Ils rejoignirent pourtant le gros de la troupe, mais par une véritable fatalité,
ce fut seulement quelques heures après la délivrance et le départ des Robin-
sons. La clairière commençait à s'emplir de tumulte. Les Indiens, revenus de
leurs terreurs, poussaient des cris lugubres à l'aspect du corps sans tête de leur
chef Ackombaka. Benoît la face tuméfiée, n'était pas mort, mais il râlait
affreusement.
L'arrivée de la seconde troupe produisit une heureuse diversion et surtout la
vue de Charles, auquel son talisman fit rendre des honneurs incroyables. Les
Indiens, avec la versabilité inouïe qui fait le fond de leur caractère, oubliaient
déjà le mort pour ne penser qu'au vivant. Ou plutôt-ils entrevoyaient la
perspective d'une bombance en partie double, destinée à honorer la mémoire
du défunt, et à célébrer l'avènement de son successeur.
Car, pour que nul n'en ignore, ils pensaient tout simplement à élire le jeune
Robinson comme chef des Emérillons et de la fraction des Thïos.
L'enfant, étonné de cette succession d'évènements singuliers, se laissait faire
avec une indifférence qui ajoutait encore à l'admiration qu'il inspirait. Le pauvre
petit pensait avec douleur aux siens que sa longue absence devait torturer, il
devinait les angoisses de sa mère. Il attendait avec une impatience fébrile
le moment de son investiture, afin de ramener, si besoin en était, ses sujets à
la Bonne-Mère, et embrasser au plus vite ces êtres chéris après lesquels son cœur
soupirait.
Les trois forçats avaient disparu après la bagarre, et les Indiens ignoraient
ce qu'ils étaient devenus. Ils avaient dû s'assassiner afin de s'approprier la

380
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
pépite, seul résultat palpable de leur expédition. Quant à Benoit, son état
demandait des soins immédiats, et Charles, reconnaissant en lui un blanc, fit
signe qu'on ait à les lui donner. Il fut ponctuellement obéi, sans se douter hélas,
qu'il serait la cause bien involontaire d'une irréparable catastrophe.
Le moyen employé pour ramener le mécréant à la vie fut très simple et fort
ingénieux. Un Indien saisit deux fragments de quartz et les frappa rudement
l'une contre l'autre, sous le nez de l'ancien surveillant. Des faisceaux d'étin-
celles jaillirent, et l'odeur caractéristique des silex heurtés se répandit dans
l'atmosphère. Le Peau-Rouge continua pendant dix minutes sa manœuvre, en opé-
rant le plus près possible de la bouche et du nez du blessé. Celui-ci, chose extra-
ordinaire, râla bientôt moins fort. Il semblait que cette odeur agissait comme
un puissant spécifique sur l'enflure causée p a r le venin des guêpes. La respira-
tion devint de plus en plus facile, elle se régularisa, le bandit put parler et
demander à boire. La tuméfaction des muqueuses était en partie disparue,
puisqu'il put absorber, sans trop de difficultés, la moitié d'un coui plein d'eau.
Quant aux nodosités dures, violâtres qui marbraient sa face, obstruaient
ses orbites, bossuaient son front, hypertrophiaient ses lèvres, et lui don-
naient le hideux aspect d'un lépreux, elles furent simplement enduites d'une
couche de terre glaise assez molle pour prendre l'empreinte de la figure, et adhérer
sur les téguments comme un masque. Cette application eut pour résultat de
calmer presque instantanément les horribles douleurs qui le tenaillaient. Il
cessa de gronder, de j u r e r ; — le vieil homme s'était réveillé en lui — bientôt
il s'endormit.
Le lendemain il était guéri. Ses traits portaient encore les empreintes livides
laissées par les terribles hyménoptères, mais il pouvait y voir d'un œil. L'autre
semblait fortement endommagé. Son garde-malade lui apprit les évé-
nements de la veille, la délivrance des prisonniers, la mort d'Ackombaka, la
disparition de ses complices, et l'arrivée de l'héritier présomptif de la cou-
ronne... de plumes du feu roi.
Benoît qui avait rêvé peut-être de s'appeler Ackombaka, II, de trôner majes-
tueusement sur le caïman de bois sculpté 1 et d'envoyer ses sujets en corvée
aux champs d'or, Benoît pensa tout d'abord à renverser le représentant
1 Les Indiens sculptent grossièrement dans des troncs d'arbres leurs sièges auxquels ils
donnent la forme de quadrupèdes, de reptiles ou de sauriens. Rien d'original, comme de les
voir les jours de cérémonie, assis côte à côte, sur un caïman de bois, le plus haut en grade
accroupi sur la tête, et ses subordonnés, occupant successivement, d'après leur dignité, les
places s'étendant jusqu'au bout de la queue.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
381
de la future dynastie. Il ne lui paraissait pas bien difficile de se substituer au
nouveau venu, dût-il pour cela recourir à l'assassinat.
Avant de r i e n entreprendre, il lui fallait pourtant voir le prétendant, gagner
autant que possible ses bonnes grâces, user, si besoin en était, de duplicité, au
cas où il eût été de taille à se défendre énergiquement.
Son étonnement n'eut d'égal que sa fureur à la vue de l'enfant, dont les traits
rappelaient trop vivement ceux de Robin et de ses fils pour que l'aventurier
pût conserver le moindre doute sur son origine.
— Ah ç a ! grogna-t-il, il y en a donc toujours de cette engeance-là!...
Encore un des petits de ce fagot de malheur. Attends un peu, va, moucheron,
je vais t'arranger proprement ton affaire.
Sans perdre u n moment, il appela la flûte et le tambour de feu Ackombaka,
fit exécuter au premier une série de couacs retentissants, et au second un rou-
lement sonore. Les Peaux-Rouges accoururent, sauf pourtant les gardes du
corps de Charles, et se groupèrent autour de lui. Il leur fit un long discours,
pour leur démontrer que celui qu'ils voulaient se donner pour capitaine appar-
tenait à cette famille maudite dont le chef avait tué leur piaye. Il fut tour à
tour insinuant, pathétique et menaçant. Il promit des montagnes de cassave,
des torrents de cachiri, des fleuves de tafia, et termina par le classique : « Pre-
nez mon ours » en d'autres termes, agréez-moi pour capitaine.
Vains efforts. L'antique formule : « J'ai dit, l'esprit de mes pères a entendu. »
fut froidement accueillie. Le blanc avait beaucoup promis et fort peu tenu
jusqu'alors. Son étoile avait bien pâli depuis la mort d'Ackombaka et la déli-
vrance des prisonniers. De deux choses, l'une : ou l'esprit de ses pères battait
la breloque, ou les auteurs du trépas du sorcier possédaient un piaye plus puis-
sant que le sien. Il devenait donc urgent de s'en faire des amis. Que venait-il
ensuite parler d'histoires de l'autre monde, du sorcier mort, enterré, et dont la
mémoire avait été superlativement arrosée. Il s'agissait bien de ces contes
surannés, quand le corps du pauvre : « Qui-Vient-Déjà » privé de sa tête
n'aurait hélas ! qu'une sépulture de dernière classe.
Il fallait au plus vite conjurer l'arrivée de nouveaux malheurs, et conférer
le rang suprême, à ce bel adolescent dont la fière m i n e , la robuste prestance
et surtout le collier mystérieux, inspiraient déjà une confiance sans bornes.
Benoît connaissait les Indiens. Il vit la partie perdue et n'essaya même pas
de lutter. Ses trois complices étaient toujours en fuite, son ascendant sur les
Peaux-Rouges, qu'il ne dominait que grâce à la pression constante exercée sur
Ackombaka, n'existait plus. Il résolut de se retirer dans le bois, tout en restant

3 8 2
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
à portée du campement, afin de profiter des évènements ultérieurs, de les p r o -
voquer au besoin.
Il enroula son hamac, emplit son havre-sac de provisions, chargea méthodi-
quement son fusil, fit un geste de menace et s'en alla lentement.
L'investiture du nouveau capitaine allait avoir lieu le lendemain. Ses guer-
riers, appréhendant pour lui comme pour eux un vague danger, une de ces
surprises comme en réservent trop souvent les grands bois aux voyageurs, se
fortifièrent ainsi qu'il a été dit précédemment, allumèrent des feux, et posèrent
des sentinelles, chargées de répandre à profusion de quart d'heure en quart
d'heure, sur les charbons ardents des baies de ce terrible poivre de Cayenne,
appelé aussi piment enragé.
La combustion du petit fruit rouge de cette solannée, produit une vapeur
âcre, irritante, suffoquante, dont l'absorption, bien qu'exempte de graves dan-
gers, amène instantanément les phénomènes qui brisèrent l'élan des Robinsons
et les livrèrent sans défense aux Indiens.
Les sabres sont levés sur eux, ils vont être égorgés. Mais Charles a entendu
le commandement proféré en français, et le cri d'angoisse qui l'a aussitôt suivi.
Il bouscule sa garde d'honneur avec une vigueur irrésistible, bondit et renverse
la muraille humaine. Il écarte les lames qui vont s'abattre sur les siens, et
s'élance dans les bras ne son père.
— Mon père !... Henri !...
— Charles ! mon enfant, s'écrie le proscrit encore aveuglé, et chez lequel le
sens de l'ouïe a seul survécu. Charles !...
La fureur des Indiens tombe aussitôt devant cette manifestation du jeune
homme dont toutes les volontés sont déjà autant d'ordres pour eux. On
s'empresse autour des nouveaux v e n u s , bien que leurs intentions premières
eussent pu paraître suspectes, mais le capitaine le veut ainsi. On bassine leurs
paupières, on leur fait respirer de puissants antidotes, et bientôt leurs yeux
peuvent s'ouvrir à la lumière.
Pendant ce temps, les membres de la seconde troupe, tapis au milieu des
ombres impénétrables de la forêt, sentent grandir leur inquiétude. Aux pre-
mières clameurs des assaillants, aux cris de surprise et de fureur des Peaux-
Rouges avait succédé un lugubre silence. Leur inquiétude est tellement poi-
gnante, que Madame Robin, préférant tout à cette immobilité, ordonne d'aller
en avant.
Ses forces sont centuplées par l'angoisse et la terreur. Elle s'élance légère
comme un oiseau dans la direction des feux, franchit cet étroit espace, sans

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
3 8 3
voir les obstacles, sans être arrêtée par eux, et apparaît toute blanche dans
cette nuit rouge, comme un génie d'amour et de délivrance. Les Indiens, frap-
pés à son aspect d'une respectueuse terreur, se précipitent à ses pieds. Ils n'ont
jamais vu d'européenne !
Elle s'arrête au milieu de la clairière, aperçoit Charles au centre du groupe
formé p a r son père, son frère, le Boni et Nicolas. Elle tend les bras ; l'enfant,
affolé, en délire, s'y précipite et l'étreint convulsivement. L'héroïque femme,
qui jusqu'alors n'a donné aucun signe de faiblesse, éclate en sanglots. Ses
yeux sont noyés de larmes. Impassible devant la douleur, elle peut à peine
supporter le poids de ce bonheur surhumain.
A ce moment délicieux, où le proscrit savoure avec les siens la joie de cette
délivrance inespérée, surgit lentement près du tronc d'un aouara une horrible
apparition. Une figure hideuse, grisâtre, livide, terreuse, émerge de la
pénombre. Deux yeux, aux reflets de métal, une bouche tordue par un rictus
haineux, donnent à cette physionomie une expression infernale.
— C'est Benoit, va s'écrier Robin, qui reconnaît le bandit, debout à quinze
mètres.
Il n'a pas le temps de prononcer un seul mot. Le canon d'un fusil s'allonge
soudain dans sa direction, une détonation retentit, et la voix du misérable voci-
fère avec l'accent de la haine satisfaite :
— A toi ! Robin. A bientôt les autres.
Un cri d'angoisse et d'agonie suit d'une seconde à peine le coup de fusil. Le
proscrit reste debout, mais le pauvre Casimir s'abat lourdement sur le sol, la
poitrine percée par une balle. Le bon vieillard a vu la tentative du scélérat.
Concentrant dans un dernier effort toute sa vigueur d'octogénaire, il s'est élancé,
et a fait à son ami un rempart de son corps.
Les Indiens partent à la poursuite de l'assassin qui, semblable à un fauve
aux abois, troue bruyamment les broussailles, et disparaît dans la nuit.
Robin, éperdu, fou de douleur, soulève le corps du pauvre noir qui pousse
un cri plaintif. Le proscrit sanglote comme un enfant. Des larmes coulent de
tous les yeux. Les Robinsons pleurent comme s'ils voyaient agoniser leur père.
— Casimir!.. m u r m u r e d'une voix entrecoupée Robin !... Casimir!
Au son de cette voix aimée, le vieillard entr’ouvre son œil unique, et couvre
son cher blanc d'un suprême regard d'affection et de regret.
— Mon cher fils bien-aimé... ne pleure pas, dit-il de cette voix si étrange-
ment musicale chez certains noirs, et en employant son doux langage créole ;
ne pleure pas. mon cher enfant. Ton père blanc t'a donné la vie I . . . Ton père

384
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
noir a eu le bonheur de te la conserver... Ne m'appelais-tu pas aussi ton père.
Tu m'as aimé... Tu as embelli mes dernières années... Sois béni, mon fils !
« Puisses-tu goûter de longs j o u r s de bonheur, sur cette terre où tu as tant
souffert!
Sa voix s'embarrassait, et son corps se marbrait de taches grises Robin vou-
lait inspecter la blessure, lui prodiguer des soins. Le sang coulait rouge et
écumeux de la plaie qui trouait le thorax un peu au-dessous de la clavicule
gauche.
— C'est inutile, mon cher « compé », reprit-il en souriant doucement. Mets
ta main sur le trou, afin que j e ne meure pas trop vite. Ça même. Mainte
nant, place-toi bien en face... à la lumière... pour que j e te voie jusqu'à la fin.
Robin obéit, et une expression d'indéfinissable bonheur illumina les traits
du moribond.
— Et maintenant, mes chers enfants... vous que j ' a i m e r a i jusqu'à mon der-
nier souffle... moi, dont les vieux os tressailleront de bonheur quand vous fou-
lerez la terre qui les recouvrira... adieu I Adieu ! madame... vous, si bonne et si
douce au pauvre vieux nègre... Adieu, Henri!... Edmond... Eugène... mon
petit Charles... adieu !... Adieu, Nicolas... toi qui connais aussi le dévouement!
Adieu Angosso... Lômi... Bacheliko... bons noirs qui aimez mon fils blanc...
Adieu, Agéda, leur bonne mère...
« Mon cher blanc !... ta main !...
Robin retira sa main sanglante. Le sang ruissela. Il leva cette main rouge
vers le ciel comme pour le prendre à témoin de son serment et, d'une voix dé-
chirante, il s'écria :
— Meurs en p a i x ! Toi que j ' a i m e comme un père et que j e pleurerai tou-
j o u r s ! Tu seras vengé!
Le moribond, sur le visage duquel la mort avait déjà posé son empreinte
glacée, entr’ouvrit encore les lèvres. Il eut la force de m u r m u r e r :
— Tu m'as appris le p a r d o n ! . . . . Ne le tue p a s ! . . . . Je meurs content.
Il poussa un profond soupir, un flot de sang sortit de sa gorge... Ce grand
cœur ne battait plus dans sa modeste enveloppe.
Robin le coucha sur le sol, lui ferma doucement les yeux, l'embrassa respec-
tueusement sur le front, e t resta agenouillé près de lui, absorbé tout entier
dans sa douleur.
Cette triste veillée de mort ne fut pas troublée par ces hurlements familiers
aux Indiens. Ils respectèrent la douleur silencieuse de leurs hôtes, et se mirent

LES R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E 385
» Je vons en prie!... Lisez. (Page 3S6.)
à leur disposition avec une bonne grâce tout à fait inusitée. Pendant que les
uns se hâtaient de terminer un hamac tout neuf, destiné à servir de suaire à la
dépouille du vieillard, les autres apportaient des faisceaux de palmes vertes,
en formaient un épais matelas, et dressaient à la hâte un léger carbet.
Le jour était venu sans que les Robinsons, tout entiers au deuil qui les frap­
pait, eussent pensé à prendre un moment de repos. Seul, Nicolas avait été un
49

386
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
moment distrait par la vue d'un objet blanc dont il put, aux premiers rayons
du soleil, reconnaître la nature. C'était un petit morceau de papier, tout
froissé, tout noirci.
Le papier est rare, dans les forêts guyanaises. Le Parisien n'en avait pas vu
le moindre fragment depuis dix ans ! Ce chiffon ne pouvait être que la bourre
du fusil dont la balle avait tué Casimir. Cédant à un désir bien naturel, Nicolas
le prit en dépit de son origine lugubre, le déplia, sans intention bien arrêtée et
comme obéissant à un secret pressentiment. Il vit tout d'abord qu'il était cou-
vert de caractères d'imprimerie. Ces caractères , maculés p a r les produits de
combustion de la poudre, étaient illisibles d'un côté, mais absolument intacts
de l'autre. C'était un fragment de j o u r n a l .
Le Parisien lut, puis pâlit affreusement. Etait-ce de joie ou de douleur? Il
relut encore, craignant de s'être t r o m p é . Puis, incapable de contenir plus
longtemps l'émotion qui l'étouffait, il se leva brusquement, et s'en vint, la
sueur au front, près de Robin, toujours immobile près du cadavre de son vieil
ami.
Il serra à le lui briser le bras du proscrit et lui tendit le papier. Robin, d'un
regard deux et triste, lui montra la silhouette rigide du vieillard, étendu sur
son lit mortuaire de feuilles vertes. Ce coup d'œil éloquent semblait lui dire :
— Ne peux-tu attendre... Pourquoi me distraire de mon chagrin. Pourquoi
m'enlever quelques-unes des dernières minutes que j e dois passer près de lui?
Nicolas comprit ce reproche muet et insista:
— Mon bienfaiteur!... Mon a m i ! . . . L'instant est solennel. Je vous en prie...
lisez, dit-il d'une voix vibrante.
Robin prit l'imprimé, jeta un rapide regard sur les caractères, il pâlit aussi,
et poussa un cri sourd.
Sa femme et ses enfants, inquiets à la vue de cette soudaine émotion, se
groupèrent autour de lui.
Il relut encore, lentement et à demi-voix, les lambeaux de p h r a s e , dont une
seule était complète : « .... clémence empereur... crimes et délits poli-
t i q u e s . . . P a r décret en date du 16 août 1859, amnistie générale, sans condi-
tion et sans exception est accordée à tous... à l'étranger... dans les lieux de
déportation, pourront rentrer en France.., promulgation... décret inscrit au
bulletin des lois »
Les Robinsons écoutaient sans presque comprendre ces mots hachés, dont
la signification avait une portée susceptible de révolutionner leur existence.
Robin reprit de son accent voilé :

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE 387
— Je ne suis donc plus un homme qu'on emprisonne, un numéro qu'on
couche sur la liste de proscription, un forçat que torture la chiourme.
« Je ne suis plus l'évadé qu'on poursuit, le fauve qu'on traque. Le Tigre-
Blanc après lequel hurle la meute des argousins ! »
« Je suis un libre citoyen de la France équinoxiale!
Puis, se tournant vers le cadavre du vieux noir, il ajouta d'une voix brisée :
Mon pauvre ami! faut-il que ma joie soit empoisonnée par une douleur
qui ne s'apaisera jamais!

C H A P I T R E X
Les derniers devoirs. — En creusant une fosse. — Découverte du Secret de l'Or. — Mépris
des richesses. — Que faire de cent cinquante kilogrammes d'or? — Ci-gît un h o m m e de
b i e n . . . — Prétendant malgré lui. — Abdication avant la lettre. — Nouvelles recrues. —
En pèlerinage. — Le parterre mystérieux. — Celui qu'on n'attendait pas. — L'assassin et
sa victime. — Dévoré vif. — Réunis dans fa mort. — La « Mouche-Hominivore ». — Le
Secret de l'Or est-il à jamais perdu ?
Les funérailles de Casimir eurent lieu le lendemain. Robin voulut rendre lui-
même les derniers honneurs au vieillard. Il l'ensevelit dans le hamac tissé pen-
dant la nuit, et creusa seul une fosse profonde, au grand étonnement des In-
diens qui ne pouvaient concevoir tant de respect de la part d'un blanc pour la
dépouille d'un noir.
Il désira que son ami reposât en ce lieu où, dans un moment d'abnégation
sublime, il avait héroïquement terminé sa longue existence d'amour et de d é -
vouement. Les arbres abattus p a r l'ouragan seraient brûlés plus tard, les Ro-
binsons y installeraient une habitation, sorte de succursale de la Bonne-Mère, et
viendraient y passer, de temps à autre, quelques moments. La tombe de Casimir
ne serait pas délaissée.
Robin creusait toujours. Chose étrange, la terre friable semblait avoir été pré-
cédemment remuée. Le travail avançait pourtant avec lenteur, grâce à un amon-
cellement de roches pesantes dont le dépôt n'avait pu être opéré fortuitement.
Il les lançait une à une du fond de l'excavation, et reprenait incontinent son
terrassement. Sa bêche de bois dur, habilement façonnée en forme de pagaye
avec le sabre d'abatis, traversa bientôt un lit épais de feuillages verts à peine
flétris. Cette fraîcheur relative attestait que la terre avait été fouillée depuis
quelques jours à peine.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 389
Il hésita un moment avant de continuer.
— Vais-je donc trouver ici un autre cadavre? Serais-je un inconscient viola-
teur de sépulture ? murmura-t-il en hésitant.
Il allait remonter et sortir de la fosse, quand son pied nu enfonça brusque-
ment et rencontra un corps dur, dont le contact érailla douloureusement son
épiderme. Il se baissa et reconnut avec surprise le couvercle d'un pagara, en-
touré d'une liane, et que la pression avait effondré. Il tira fortement à lui le câ-
ble végétal et éprouva une sérieuse résistance. Enfin, après d'énergiques efforts,
il parvint à arracher le panier de jonc qu'il eut toutes les peines à soulever au-
dessus de sa tête, tant il était pesant.
Il le déposa hors de l'excavation, sortit un second pagara semblable au p r e -
mier, puis un troisième, puis un quatrième. Henri s'approcha, lui tendit la
main, et l'aida à se hisser. Les pagar s furent ouverts.
Ils étaient pleins d'or !
Chacun d'eux renfermait une quantité de métal en pépites que les Robinsons
évaluèrent à plus de cent-cinquante kilogrammes, soit environ quatre cent-cin-
quante mille francs.
On connaît le souverain mépris que tous professaient pour les richesses. Nul ne
sera étonné si aucun cri, si aucune manifestation de joie n'accueillit la décou-
verte de cette fortune. Les Indiens, ignorant la valeur de l'or, s'approchaient
curieusement, et témoignaient tout l'étonnement que leur causait la vue des
pépites, dont quelques-unes atteignaient un volume considérable.
Robin regardait ce trésor d'un œil indifférent.
— Pauvre ami, dit-il, comme si Casimir pouvait l'entendre, pauvre cher
mort ! Après avoir été ma providence aux jours de l'adversité, après avoir sa-
crifié ta vie pour moi, faut-il que même après ta mort, tu nous donnes l'opu-
lence !
— Père, s'écria brusquement Henri, j e crois être l'interprète de la pensée de
ma mère, de mes frères et de Nicolas, notre frère aussi, en te disant : « Que nous
importe la richesse ! Quel besoin avons-nous de cet or que nous méprisons I La
forêt avec ses ressources n'est-elle pas à nous ? N'avons-nous pas nos bras pour
travailler, nos champs pour vivre? Que nous importe aussi la vie civilisée avec
ses luttes mesquines, ses appétits désordonnés, ses besoins que nous ignorons
et ses haines encore inassouvies ! Nous sommes les Français de l'Equateur, les
libres colons de cette Guyane que nous aimons, bien qu'elle ait été la terre de
l'exil. Elle nous fournira notre pain et nous ferons une terre. de rédemption de
celle qui fut la terre de malédiction.

390
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Bien, mes fils. Vous êtes des hommes et j e suis fier de vous. Qu'il soit
fait comme vous le voulez. Je suis trop heureux de souscrire à votre volonté.
Et les Robinsons, sans plus tarder, poussèrent dédaigneusement du pied les
pépites qui tombèrent pêle-mêle dans la fosse, avec les pagaras et les roches.
L'excavation fut comblée, le terrain nivelé comme précédemment. Nul vestige
ne pouvait désormais révéler la présence de l'opulente cachette.
Les funérailles un moment interrompues p a r cet incident, furent achevées au
milieu d'un profond recueillement, et Casimir reposa dans un tombeau creusé à
une dizaine de mètres du trésor. Une roche énorme fut roulée sur sa sépulture
par ses amis aidés des Indiens, et Robin, avec la pointe de son sabre, grava sur
le roc ces simples mots :
« C I - G I T U N H O M M E D E B I E N »
Le secret de l'or était enfoui de nouveau. Resterait-il pour l'éternité confié à
la garde de celui qui fut le lépreux de la vallée sans nom ?
La triste cérémonie étant achevée, les Robinsons pensèrent à retourner à
l'habitation de la Bonne-Mère. Mais les Indiens, tenaces comme de grands en-
fants, voulaient absolument remettre à Charles la suprême dignité dont celui-ci
ne se souciait en aucune façon. Les explications eussent été complètement im-
possibles, si Angosso qui, p a r bonheur, parlait fort couramment leur langue,
n'eût servi d'interprète et de médiateur. Les pourparlers étaient interminables
et la discussion menaçait de s'éterniser, quand Charles résolut fort à propos la
question.
Il avait, au cours de sa captivité, remarqué un jeune Indien, âgé d'environ
vingt ans, qui lui avait, dès le premier moment, témoigné une vive sympathie.
Ce Peau-Rouge, d'une taille élevée, d'une figure agréable, semblait doué d'une
intelligence supérieure à celle de la plupart de ses compagnons. Charles pensa
qu'il ferait un excellent capitaine. Il fit part de son idée à son père, qui natu-
rellement lui donna toute son approbation. Le difficile était de le faire admet-
tre par le clan des Emérillons et des Thïos réunis. Le prétendant malgré lui était
fort perplexe, quand la pensée lui vint de passer au cou de son remplaçant le
collier de Jacques, ce piaye merveilleux dont la possession était l'objet d'une
si grande vénération.
L'enfant ne s'était pas trompé. La remise de l'emblème, qu'il opéra avec la
gravité, la solennité d'un monarque conférant le collier de la toison d'or, eut

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
391
pour résultat de faire entrer immédiatement son protégé en jouissance de la
succession de feu Ackombaka.
A propos d'Ackombaka, un dernier mot relativement à cette peu intéressante
victime du secret de l'or. Son cadavre sans tête ayant été abandonné pendant
une nuit aux multiples éventualités d'un séjour dans la Forêt-Vierge, fut dé-
voré par les fourmis-manioc. Il fallait bien s'y attendre.
Les cérémonies de l'investiture de son successeur furent courtes. Les Indiens
n'avaient pas une goutte de liquide pour la célébrer. Pour comble d'infortune,
toutes leurs provisions étant épuisées, la famine allait s'abattre sur eux. Heu-
reusement que la Bonne-Mère avec ses inépuisables ressources n'était pas éloi-
gnée. Robin, p a r l'entremise d'Angosso, leur proposa de s'y rendre, leur pro-
mettant de les héberger abondamment et de pourvoir à leurs besoins ultérieurs.
Ce serait pour Charles le don de joyeux avènement sans avènement.
Cette proposition obtint un succès d'enthousiasme. La troupe se mit en route
et arriva sans incident à l'habitation, dont les pensionnaires avaient été bien dé-
laissés depuis quelque temps. La réception n'en fut pas moins cordiale, en dé-
pit de l'augmentation du nombre des habitants.
Les Indiens furent émerveillés à la vue de cette abondance, fruit du travail
de quelques hommes, mais d'un travail continu, méthodique et intelligent. Ils
s'installèrent commodément, selon les habitudes particulières à leur race, et
bientôt l'habitation offrit le spectacle curieux et réconfortant d'une ruche en
travail. Les fêtes eurent lieu les jours suivants, et, chose rare, avec une sobriété
relative, exempte de tout désordre. Le contact des blancs, leurs leçons, leurs
exemples portaient déjà des fruits et faisaient naître un germe de civilisation.
Les progrès de cette remarquable évolution furent à ce point rapides, que les
Peaux-Rouges, heureux, transformés, régénérés, demandèrent à Robin la fa-
veur d'élire domicile près de lui, et de faire définitivement partie de la co-
lonie.
Vous pensez si cette autorisation fut accordée de bon cœur. Il fut convenu
qu'une délégation partirait dans le plus bref délai à la recherche des femmes,
des vieillards et des enfants dont l'arrivée doublerait l'effectif des Français de
l'Equateur. Angosso et ses fils, revenus des préventions séculaires des hommes
de leur race contre les Indiens, vivaient en parfaite intelligence avec les nou-
veaux venus. C'était merveille de voir les athlètes noirs, ardents à la chasse,
intrépides au travail, adroits, industrieux, complaisants, évoluer familièrement
au milieu de leurs ennemis de la veille qui, de leur côté, comprenant les bien-
faits de l'association et du sédentarisme, ne demandaient pas mieux que de re-

392
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
noncer à leur vie nomade et de former une grande famille, sans distinction
d'origine et de couleur.
Un mois se passa de la sorte, sans le plus léger nuage, sans que la prover-
biale paresse des Indiens amenât pour les autres membres de la colonie le
moindre surcroît de travail. L'existence était large, facile, abondante pour tous,
et la fatigue insignifiante. C'est que nul ne cherchait à se dérober à la loi com-
mune. Aussi les forces individuelles étant unifiées, il était facile de les porter
sur les grandes entreprises d'installation, de récolte et de défrichement. L'ef-
fort général avait son action sur un seul point sans la moindre déperdition. Tel
travail qu'il n'eût été possible d'accomplir qu'au prix de fatigues écrasantes
et après un temps d'une durée considérable, était terminé en quelques moments,
à la grande stupéfaction des Peaux-Rouges, ignorant la méthode, et pratiquant
le gaspillage des heures et des productions naturelles.
Le j o u r du départ des délégués pour le village, situé, l'on s'en souvient, à
plusieurs journées de canotage, tout travail cessa. Il y eut fête à la Bonne-Mère.
L'on fit la conduite aux voyageurs; puis, sur la proposition de Robin, la colonie
entière se transporta, comme en pélerinage, au tombeau de Casimir.
L'aspect de la clairière où s'étaient passés tant de dramatiques évènements
avait subi de sensibles modifications. Les feuilles des géants renversés par l'ou-
ragan, chauffées p a r les rayons du soleil équatorial, avaient pris des tons roux,
semblables à ceux de nos forêts de chênes pendant l'hiver. Le moment appro-
chait où le feu consumerait ces débris. Cette terre vierge serait bientôt mise
en culture.
Les Robinsons, précédés du chef de la famille, s'avancèrent lentement, en
silence, vers l'endroit où reposait leur vieil ami. Le roc, servant de pierre tumu-
laire, leur apparut bientôt entouré d'une folle profusion de fleurs. Un cri de
surprise leur échappa, à la vue de ce parterre embaumé, aux coroles éclatan-
tes, sur lesquelles rutilait un éblouissant écrin d'oiseaux-mouches, de libellules
et de papillons.
La main gracieuse de la fée des fleurs avait-elle spontanément transformé
en parterre la sépulture de l'homme de la nature ? Le génie de l'or avait-il
donné ce témoignage de regret à l'innocente victime du secret violé? Les
mystérieux dépositaires du trésor dédaigné par les blancs avaient-ils voulu at-
tester ainsi leur gratitude par cette pieuse offrande ?
Au cri de surprise des colons répondit un hurlement suivi d'un râle étouffé.
C'était une voix humaine, rendue méconnaissable par une indicible expression
de souffrance. Le râle reprit, rauque, saccadé, comme une dernière révolte

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E 393
Une face de squelette. ( P a g e 3 9 4 . )
d'un agonisant contre l'étreinte de la mort. Robin, le sabre à la m a i n , se
dirigea, suivi de ses fils, vers le point rapproché d'où partait ce bruit. Il
écarta de sa lame les herbes folles qui, depuis un mois, avaient acquis un dé-
veloppement de près d'un mètre, et s'arrêta, cloué au sol, à dix pas à peine
du tombeau.
Il était sur le sol dans lequel les pépites avaient été enfouies. Un spectacle
50

394
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
épouvantable s'offrit à ses regards. Un homme, un Européen, couvert à peine
de vêtements en lambeaux, les mains crispées sur deux poignées de terre, la
barbe souillée d'une écume sanglante, se tordait au bord d'une excavation pro-
fonde. Un de ses yeux, rongé par un mal horrible, avait disparu. L'orbite,
sans paupière, s'ouvrait béant, bleui comme un ulcère. L'autre paraissait sans
regard. Les cartilages des oreilles ne présentaient plus que des morceaux
informes, la bouche aux lèvres tuméfiées faisait au milieu de ce visage décom-
posé une double saillie violâtre. Enfin, de ces hideux lambeaux de figure s'exha-
lait une écœurante odeur de putréfaction. Robin reconnut cependant le misé-
rable. C'était Benoît !
— Lui! s'écria-t-il avec horreur. C'est l u i ! A h ! mon pauvre Casimir, tu es
cruellement vengé.
Le râle devenait de plus en plus saccadé. L'assassin n'avait que peu
d'instants à vivre. Le proscrit, dont le grand cœur ignorait la haine, s'appro-
cha, ému malgré lui à la vue de cette terrible représaille dont seule était res-
ponsable la destinée. Il se baissa, malgré les émanations suffocantes, et fit
signe à ses fils d'avancer.
Le regard d'Henri plongea au fond du trou au bord duquel se débattait
l'ancien surveillant. L'excavation était complétement vide. L'œil n'apercevait
plus aucune trace d'or sur le fond, minutieusement débarrassé de tous les
corps étrangers.
Le trésor avait disparu.
A ce moment suprême, le moribond, tordu par une dernière convulsion, s'ac-
croupit sur les roches nues, puis son corps robuste, qui luttait désespérément
contre la mort, se dressa, rigide, convulsé. Son visage, dont la peau fluctuait,
tour à tour gonflée et creusée par un mystérieux fourmillement, se tourna vers
les Robinsons. Son œil unique avait-il encore un vague sentiment de vision ?
Le misérable pouvait-il soupçonner leur présence? Sa haine survivait-elle à la
sensibilité? Ce suprême regard implorait-il le p a r d o n ?
Il poussa un dernier cri, une sorte d'aboiement bref, rauque, étouffé.
Alors se passa quelque chose d'effroyable. Sa peau se crevassa et s'ouvrit en
vingt endroits, les chairs quittèrent les os et tombèrent à terre au milieu d'une
véritable pluie de larves blanchâtres. Une face de squelette, disséqué vivant
par ces milliers de larves, apparut. Benoît battit l'air de ses bras, et tomba
lourdement à la renverse, au fond de la fosse qui avait renfermé le trésor.
— Sa victime a pardonné ! Qu'il repose en paix à ses côtés dit Robin d'une
voix basse et triste.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
395
— Qu'il repose en paix ! répondirent les Robinsons.
La fosse fut comblée pour la seconde fois, et bientôt il ne resta plus trace
des hideux restes de la dernière victime du secret de l'or.
Les jeunes gens et leur père revinrent à la clairière et firent part de cet
étrange et dramatique évènement à leur mère inquiète.
— Mais c'est horrible, répétaient à satiété Henri et ses frères écœurés. Le
malheureux! Il était bien coupable, mais comme il a dû souffrir!
— Rien ne saurait vous donner une idée des tortures qu'il a endurées. Depuis
plusieurs jours peut-être, il était là, près de cette fosse béante, d'où s'étaient
envolées ses espérances. Incapable de mouvement, en proie à un mal terrible,
il s'est senti rongé, lambeau par lambeau, sans que la mort vint le débarrasser.
— Quel est donc ce mal qui l'a tué ?
— Il a succombé sous les atteintes d'un insecte, plus redoutable à lui seul
que tous les fauves, tous les insectes, tous les reptiles, qui pullulent dans les
solitudes du Nouveau-Monde.
« C'est la Mouche-Hominivore.
— Cette mouche doit être d'aspect formidable.
— Non, mes enfants, bien au contraire. La mouche anthropophage, appelée
par les naturalistes « Lucilia-Hominivorax », semble absolument inoffensive.
Elle n'a ni l'aiguillon douloureux de la mouche sans raison, ni le dard em-
poisonné du scorpion, ni même la trompe venimeuse du maringouin.
« Rien ne la désigne à l'attention de sa victime ; on dirait la vulgaire mouche
à viande, dont elle possède la taille et le léger bourdonnement. Elle habite
ordinairement les grands bois. Elle s'introduit dans les fosses nasales ou les
oreilles de l'homme endormi, y dépose ses œufs, et s'en va tranquillement.
Cet homme est perdu, et la science elle-même, avec toutes ses ressources, est
huit fois sur dix impuissante à le sauver.
« En effet, ces œufs, grâce à la température ambiante, et le milieu de déve-
loppement dans lequel ils se trouvent, subissent une transformation rapide. Le
sujet les couve, en quelque sorte. Au bout d'un temps d'incubation assez court,
ils accomplissent une première métamorphose et deviennent des larves. Les
sinus frontaux, les fosses nasales, la cavité de l'oreille moyenne, deviennent le
réceptacle où s'accomplit ce phénomène.
« Les larves fouissent alors dans l'épaisseur du tissu musculaire aux dépens
duquel elles prennent leur subsistance. Elles se substituent à la chair, comme
le poussin à l'œuf qui le nourrit. Elles isolent la peau des os en prenant la

396
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
place des muscles, et s'agitent sous la couche épidermique avant de la percer,
jusqu'au moment où, devenues insectes parfaits, elles prendront leur vol.
« Le malheureux, ainsi disséqué vivant, succombe fatalement, quand bien
m ê m e , ainsi que j e l'ai vu à l'hôpital de Saint-Laurent, on parviendrait à le
débarrasser des larves par une médication énergique. En effet, les désordres
inflammatoires causés par la présence de ces insectes dans le voisinage du
cerveau, produisent une méningo-céphalite. toujours mortelle.
— Mais, c'est affreux. Et nous sommes exposés à une pareille catastrophe,
pendant notre sommeil I
— Rassurez-vous, mes chers enfants. Le docteur C..., qui a étudié les mœurs
de ces redoutables hyménoptères, a remarqué qu'elles s'attaquent de préfé-
rence aux personnes malsaines, et surtout à celles qui exhalent par les narines
une mauvaise odeur. Cette odeur les attire comme celle des chairs corrompues,
sur lesquelles se jettent avidement certains animaux et certains rapaces.
— Et tu penses, père, qu'il n'y a pas de remède à ce fléau ?
— Tu dis bien, un fléau, Heureusement qu'il est assez rare. La plupart des
tentatives furent opérées sans succès, et pourtant les essais ont été bien variés.
« On a employé tour à tour l'essence de thérébentine, le chloroforme, l'éther
et la benzine. Ces substances, portées directement dans les foyers d'infection,
ont amené des émissions de larves, qui sortaient p a r centaines, soit des oreil-
les, soit des fosses nasales, soit de trajets fistuleux, consécutifs à la perte de
substance organique. C'est ce dernier agent, la benzine, qui semble jusqu'à
présent avoir seul entravé le progrès du mal. Encore faut-il que la maladie soit
prise dès le début, et que les migrations des larves ne les aient pas portées près
du cerveau.
— Quelle horrible mort, dit en frissonnant Eugène, que semblait poursuivre
le souvenir de l'agonie du misérable.
— Quelle effroyable expiation 1
— Cet homme était notre mauvais génie. Aujourd'hui seulement, nous som-
mes soustraits à cette menace, qui, comme un glaive à double tranchant, était
suspendue sur nos têtes : sa h a i n e ! . . . la proscription!
« Il est mort !... Je suis libre !...
« Que ne puis-je, hélas! presser sur mon cœur celui qui me recueillit mori
bond, qui me sauva, qui m'aima.
« Pourquoi le bonheur que procure à mon ame ce mot magique de Libérté !
est-il à jamais empoisonné !

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
397
« Et maintenant, mes fils, une vie nouvelle commence pour les Robinsons
de la Guyane. Nous fûmes les naufragés de cet ouragan qui désola notre chère
patrie, qui broya tant d'existences et fit couler tant de larmes. Pendant de
longues années, cet asile, que nous offrirent dans leur repaire les fauves, moins
féroces que les humains, fut au moment d'être violé. Il nous fallait éviter et
l'approche de l'homme primitif, et le contact de celui qui se targue de civilisa-
tion. Il nous était interdit, sous peine de dangers imminents, de compléter
notre œuvre de colonisation, en conviant au banquet de l'intelligence, ceux qui
depuis tant d'années se méconnaissent et se haïssent au milieu des splendeurs
de notre pays d'adoption.
« Il ne suffit plus aujourd'hui d'arracher à la t e r r e ses secrets, de défricher,
de planter et de recueillir. Notre mission est plus haute. Il est d'autres brous-
sailles qu'il nous faut saper, d'autres marais que nous devons assainir, d'au-
tres semences à faire germer.
« Vous m'avez compris. Sur ce sol fécondé par notre travail, et qui ne de-
mande qu'à produire, végètent des hommes dont l'esprit exige une culture
analogue, des soins plus assidus encore. La grandeur de l'entreprise est digne
de notre vaillance.
« A m o i ! mes fils. A l'œuvre, Français de l'Equateur! En avant, pionniers
de la civilisation. Improvisons ici un coin de France, conquérons pour notre
patrie des hommes et de la t e r r e , sauvons de l'anéantissement cette race
indienne qui s'éteint, et collaborons de toutes nos forces à la prospérité de
notre France équinoxiale !
FIN DE LA D E U X I È M E PARTIE


L E S
R O B I N S O N S D E L A G U Y A N E
C H A P I T R E P R E M I E R
La révolte au champ d'Or. — Noirs, Indous et Chinois. — Le bachelier de Mana. — Le
placer « Réussite ». — Aspect d'une exploitation aurifère. — Cri d'angoisse et piège
mortel. — Qu'est-ce que « Maman-di-l'Eau » ? — Les e m b l è m e s de la fée Guyanaise. —
Lugubres facéties de « Maman-di-l'Eau ». — Ce qu'on entend p a r « Arcaba ». — Les
esprits frappeurs. — Les mystères de la Forêt-Vierge.
Le doux chant du « Toccro » se fit entendre au loin, sous la feuillée, comme
un roucoulement de tourterelle. Déjà les premiers rayons du soleil s'écheve-
laient sur les plus hautes cimes de la Forêt-Vierge, pendant que les troncs
droits et lisses, ainsi que des piliers gothiques, s'enfonçaient encore dans
l'ombre épaisse imperceptiblement teintée de violet.
Les feuilles immobiles semblaient flamboyer sous un ruissellement d'incendie

400 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
gagnant de proche en proche. La nuance pourprée s'abaissa rapidement, à
mesure que l'astre monta. Les branches moyennes rougeoyèrent à leur tour.
Pendant deux minutes la lumière crue, fulgurante, venant d'en haut, flotta en
quelque sorte comme un nuage de clarté sur la couche de ténèbres devenue
tout à coup plus sombre.
Il y eut un antagonisme de quelques instants, puis la nuit fut vaincue.
L'atmosphère que nulle brise ne rafraîchissait, était lourde, suffocante. Elle
allait être sous peu transformée en fournaise.
Ce lever du soleil n'avait pas duré un quart d'heure. La pudique Aurore,
éloignée pour toujours des régions équatoriales, ne l'avait pas annoncé par
son aimable rougeur. Le frais zéphir, auquel cet antre de cyclope est inconnu
aussi, n'avait pas agité ces végétaux calcinés. L'astre avait éclaté dans la
nuit, comme un bolide chauffé à blanc.
Un appel de trompe, sourd et prolongé comme le beuglement d'un taureau
inquiet, retentit dans la clairière.
Le « placer » s'éveilla.
Chaque matin, ce signal était accompagné de cris joyeux. Des rires, des
éclats de voix, des refrains plus bruyants qu'harmonieux, sortaient des cases,
disposées en un vaste carré, dont les côtés entouraient une esplanade hérissée
encore de nombreux chicots.
C'était l'heure du « boujaron», c'est-à-dire de la distribution quotidienne
d'une solide ration de tafia, destinée à chasser les miasmes engendrés p a r les
brouillards de la nuit. Les travailleurs, noirs, coulies indous et chinois, sor-
taient du quartier spécialement affecté aux individus de même origine, afin
d'éviter les antagonismes pouvant résulter des différences d'habitudes, de
race, ou de croyances.
Le Nègre, jovial, s'avançait d'ordinaire, en riant largement, roulant ses gros
yeux de porcelaine, et esquissant un pas chorégraphique inspiré p a r la Ther-
psicnore équatoriale, la plus fantaisiste de toutes.
L'Indou, rigide comme un homme de bronze, modelé à faire damner un
statuaire, non moins impassible qu'un Bouddha de métal, mais ivrogne à
rendre des points à Bacchus et à Alexandre, les conquérants de son pays, assié-
geait déjà la porte du magasin.
Enfin, le Chinois, ce Juif de l'Extrême-Orient, auquel les besoins matériels
semblent inconnus, et qui vit dans le seul espoir d'amasser, s'en allait,
dolent, la queue de cheveux relevée en chignon, en glissant sa face camarde
et plissée de magot à travers les torses de bronze ou d'ébène. « Master John

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
401
« Maître!... Je suis perdu! » (Page 406.)
Chinaman », comme disent les Anglais, tenant du bout de ses doigts crochus
son coui, ne paraissait pas pressé d'approcher, et pour cause. Le rusé compère
attendait que ses compagnons eussent avalé d'un trait la ration versée par le
magasinier.
Il s'avançait alors, recevait son « boujaron », et se relirait lentement, suivi
d'un long regard de convoitise, lancé par tous ces assoiffés. Mais, c'en était
5 1

402 L E S R O B I N S O N S D E LÀ G U Y A N E
trop. La vue du liquide brûlait les yeux avant de flamber les estomacs. John
Chinaman n'avait pas le temps de rentrer à sa case. Les ivrognes s'appro-
chaient et proposaient l'achat du boujaron. John discutait de sa voix au timbre
de cloche fêlée le montant de la transaction, faisait monter l'enchère, et l'heu-
reux acquéreur payait d'avance. John empochait alors les sous marqués, et
livrait le tafia qui descendait dans le cratère sans fond.
Ce matin-là, au contraire, les abords du magasin offraient un aspect inac-
coutumé. L'établissement était silencieux, les buveurs, chose rare et incom-
préhensible, ne quittaient leurs cases que lentement et à regret. Le magasinier
dut lancer un second appel. De mémoire de chercheur d'or pareil phénomène
ne s'était présenté. L'on n'avait, à plus forte raison, jamais rien vu de sem-
blable sur le placer « Réussite » existant depuis deux mois à peine.
Ils se présentèrent avec l'allure gauche de gens inhabiles à dissimuler et
obéissant à un mystérieux mot d'ordre. Tous d'ailleurs, sauf les Chinois scep-
tiques et plus indifférents encore, paraissaient en proie à une sombre inquié-
tude. Les bons mots et les lazzis du magasinier, un gros nègre du bourg de
Mana, à la figure joviale et futée, faisaient à tout coup long feu. Et pourtant,
le joyeux compère, qui occupait ce poste de confiance, possédait une verve
intarissable. Il savait lire, écrire et compter fort convenablement, et n'était
pas peu fier de son érudition. On l'appelait Marius comme un simple Marseil-
lais, et plus communément le « bachelier de Mana1 ».
Les mineurs absorbèrent la goutte de tafia et reçurent leurs vivres de la
journée : 750 grammes de « couac », 250 grammes de « bacaliau » (morue
séchée), et 30 grammes de saindoux. Puis ils rentrèrent dans leurs cases plus
silencieux, plus mornes que jamais.
L e directeur du placer, intrigué de ce silence inusité, sortit de sa case for-
mant le quatrième côté du carré réservé aux ouvriers, et s'accouda noncha-
lamment à un poteau de moutouchi soutenant la véranda. C'était un homme
de haute taille, d'une trentaine d'années, m a i g r e , mais bien musclé. Ses
yeux gris trouaient de deux lueurs d'acier sa figure pâle encadrée d'une
fine barbe d'un blond roux, comme ses cheveux. Il était coiffé du chapeau gris
à larges bords des chercheurs d'or guyanais, vêtu d'une chemise de cotonnade
1 Les habitants du bourg de Mana, le plus peuplé après Cayenne, possèdent une instruc-
tion élémentaire assez complète. Ils doivent ce bienfait à Mme Javouhey, fondatrice de la
congrégation de Saint-Joseph de Cluny, qui depuis 1828 fut jusqu'en 1848 l'âme du bourg
naissant. Les autres noirs de la Guyane donnent pour ce motif le nom de « B a c h e l i e r s d e
Mana » aux lettrés de ce village.
L.B.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
403
rayée, d'une mauresque de même étoffe, sur laquelle s'enroulait une ceinture
de flanelle rouge. C'était un créole blanc de l'île Saint-Thomas, mais d'origine
française. Il s'appelait du Vallon.
Quiconque n'eût pas été familiarisé avec les habitudes des travailleurs colo-
niaux, n'eût rien remarqué d'insolite à leur conduite. Mais ce calme inusité,
qui ne laissait pourtant percer nul symptôme d'insubordination, causait une
secrète inquiétude au jeune directeur. Depuis quelques jours déjà, la produc-
tion de l'or baissait, les hommes ne travaillaient plus qu'avec répugnance et des
bruits mystérieux circulaient parmi eux. Ses traits énergiques ne manifestèrent
cependant nulle trace de préoccupation.
Il conserva sa posture pleine de cette indolence créole qui sert souvent à
marquer de terribles accès de fureur. Il attendit patiemment que les noirs sor
tissent pour se rendre aux chantiers. Dix minutes se passèrent puis un
q u a r t d'heure. L'établissement demeura silencieux. Le blanc ne s'y trompa
aucunement. Les ouvriers refusaient le travail ! Il s'arma d'un sabre d'abatis,
appela son premier commis, un Juif hollandais de Paramaribo, et tira de sa
trompe quelques notes éclatantes, modulées sur un certain rythme.
C'était l'appel des chefs de chantiers. Rien ne bougea. Un flot de sang em-
pourpra la figure du créole, qui devint presque aussitôt d'une pâleur livide. Il
descendit lentement vers les cases, s'arrêta devant la première et appela d'une
voix brève :
— Manlius !
Un noir sortit clopinant et geignant.
— Qué ca oulé Mouché ? (Que voulez-vous ?)
— Eh bien ! on ne travaille donc pas !
— Mo pas pouvé, Mouché, mo malade !
— C'est bien, reste ici.
IL fit quelques pas encore et appela :
— Jarnac !
Un grand nègre apparut, frottant à tour de bras le canon rouillé d'un fusil à
deux coups.
— Présent ! répondit-il brièvement.
— Laisse ton fusil, et réponds-moi.
— Oui. Mouché.
— Pourquoi ne vas-tu pas au chantier?
— Ce sont les autres, qui ne veulent pas y aller, répondit-il en créole.
— Bon ! attends-moi près de Manlius.

404
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Il appela successivement en passant devant les cases.
— Nestor 1... Z é p h y r i n l . . . Héristall...
Chaque homme sortait et répondait à l'appel de son nom.
Du Vallon s'arrêta devant le quartier des Indous et prononça les noms de
Mounoussamy et d'Apawo.
Deux coulies robustes, aux yeux luisants, aux oreilles entourées chacune de
cinq ou six pendants, aux chevilles et aux mollets cerclés de gros anneaux
d'argent, vinrent se joindre au groupe des noirs.
Les chefs de chantier étaient réunis au nombre de sept.
— Et maintenant, mes gaillards, dit de sa voix calme le directeur, mais d'un
ton qui n'admettait pas de réplique, de gré ou de force, vous allez me suivre ;
ou plutôt marcher devant moi.
« Jarnac, ordonna-t-il au grand noir, prends la tête, nous allons à la crique
Saint-Jean.
« Que nul d'entre vous n'essaie de se dérober à travers bois. Vous savez que
j ' a i là de quoi l'arrêter à la course quand bien même il détalerait comme le
kariakou.
Les contre-maîtres comprirent le geste accompagnant ces paroles en voyant
sortir de la petite poche américaine pratiquée au-dessous de la ceinture du
pantalon, la crosse d'un revolver « New-Colt » à canon court et de très fort
calibre.
Du Vallon ne plaisantait j a m a i s . Ils s'enfoncèrent lentement, et en tremblant
de lous leurs membres dans un sentier perdu à travers la Forêt-Vierge. Plus ils
avançaient, plus leur répugnance s'accentuait. Le blanc n'avait pas prononcé
une parole, pensant, et avec raison, qu'il trouverait sur les lieux même de
l'exploitation le mot de l'énigme.
Au bout d'un quart d'heure, on arrive à une vaste clairière d'où sort une
crique, large de trois mètres, dont les eaux laiteuses charrient lentement des
molécules blanchâtres d'argile détrempée. Cette clairière offre l'aspect d'un
indescriptible chaos. De tous côtés des troncs renversés, des feuillages flétris,
des branches fracassées, des lianes rompues. Partout de hautes herbes récem-
ment sabrées, formant une litière sur laquelle pourrissent les orchidées et lei
' Que nul ne s'étonne des noms baroques ou prétentieux portés par tous ces noirs. Au
temps de l'esclavage, les colons, ne sachant comment appeler ces malheureux enlevés en
masse aux côtes africaines, feuilletaient l'histoire ou s'inspiraient du calendrier pour les

affubler au hasard des premiers noms v e n u s . Les fils et les petits fils de ceux-ci, e n ont
hérité tout naturellement.
L . B .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
405
broméliacées géantes. Çà et là, de gros chicots courtauds et trapus, hauts d'un
mètre, tailladés par la hache, calcinés par le feu, émergent du sol, comme des
nains décapités.
Le lit de la rivière a disparu. La terre, fouillée par le pic, est mamelonnée
d'éminences crayeuses, ou ravinée de tranchées profondes. De longues
planches, plâtrées de boue argileuse, ou souillées de terre noirâtre, forment
des ponts sur ces fosses taillées à pic entre lesquelles serpentent de minces filets
d'eau teintée d'opale.
Plus loin, aussi avant que la vue peut s'étendre, apparaît un étroit canal,
large d'environ quarante centimètres et formé de sept ou huit auges en bois,
longues chacune de six mètres. Elles s'emboîtent l'une à la suite de l'autre en
plan incliné, et sont supportées chacune par deux chevalets.
Plus loin encore, la crique est coupée d'un batardeau dont la vanne submer-
gée laisse couler une mince cascade, qui tombe avec un bruit rauque au fond
d'un trou.
Ces auges de bois, semblables à des cercueils sans couvercle, forment, par
leur réunion, le « sluice», l'instrument servant à laver les terres aurifères. La
clairière, aux arbres broyés, au sol éventré, est un « placer », un champ d'or !
Rien de désolé, comme ce travail humain à travers les splendeurs de la
nature. C'est une lèpre rongeant un organisme, un cancer au flanc de la
forêt.
Les noirs, à la vue de ce chaos qui est leur œuvre et avec l'aspect duquel ils
sont cependant familiarisés, éprouvent un moment d'insurmontable hésitation.
Jarnac, qui marche le premier, s'arrête, les jambes flageolantes, la peau gris
de cendre, les yeux dilatés par l'épouvante. Le pauvre diable est dans un état
pitoyable. Ses compagnons, y compris les Indous eux-mêmes, manifestent la
même terreur.
Le directeur voit bien que le refus de travail n'est pas imputable à un simple
caprice. Une cause mystérieuse, terrible peut-être, a pu seule avoir raison de
ces travailleurs, braves en somme, et qui jusqu'alors ont manifesté la plus
entière soumission. Ce sont des ouvriers d'élite, les plus robustes et les plus
honnêtes entre tous leurs compagnons.
Mais le blanc qui voit le fruit de t a n t de peines si près d'être perdu, sa for-
lune et celle de ses associés à la veille d'être compromise, veut une fois pour
toutes savoir à quoi s'en tenir. Il a quitté pendant huit jours le placer pour
aller en prospection. L'exploitation était alors en pleine prospérité, le rende-

406
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
ment excellent. Il trouve à son retour un complet désarroi, il veut en con-
naître la cause, il le faut, dût-il courir un péril mortel.
Il regarde bien en face les sept hommes l'un après l'autre comme pour leur
communiquer un peu de son énergie, puis, de sa voix vibrante, il com-
mande :
— En avant I
Les contre-maîtres, plus épouvantés que jamais, s'avancent à petits pas,
après s'être groupés. Le maître semble les piquer de son regard aigu, comme
un cavalier qui laboure de son éperon les flancs d'un cheval épeuré.
Ils arrivent après d'interminables hésitations au milieu de la clairière, et
semblent se rasséréner un peu en voyant que nul phénomène ne se produit.
Jarnac s'enhardit, Héristal le suit, et Nestor, voulant faire mieux, les devance.
Il met le pied sur une planche jetée en travers d'une tranchée profonde. Il va
la franchir, quand un craquement sec se fait entendre tout à coup : la planche
se brise en deux morceaux, et le pauvre diable roule au fond du trou profond
de deux mètres.
— A moi! maître, s'écrie-t-il d'un accent déchirant, à moi !
D'un bond, du Vallon est au bord de l'orifice béant. Il déroule en un clin
d'œil sa ceinture de laine, en laisse pendre une extrémité à laquelle le noir se
cramponne désespérément. Le créole roidit ses muscles, et sans effort appa-
rent, tire à lui le mineur qui s'abat sur le sol en m u r m u r a n t d'une voix
étranglée :
— Maître !... Je suis perdu !... l'aye-aye m'a mordu.
Il ne peut ajouter un seul mot. Ses mâchoires se serrent, ses yeux rou-
lent convulsivement, une écume épaisse blanchit ses lèvres, une contracture
tétanique le tord d'avant en arrière, sa tète s'infléchit comme si l'occiput allait
rejoindre les talons.
Au bout d'une minute c'est un cadavre.
Ses compagnons, cloués au sol p a r la terreur, sont incapables d'un seul
mouvement. Ils ne peuvent prononcer un mot. Seul, Jarnac affolé bégaie :
— C'est Maman-di-l'Eau !... Oh ! c'est Maman-di-l'Eau.
Du Vallon, étonné plutôt qu'effrayé à la vue de cette mort instantanée, jette
un regard de pitié sur la malheureuse victime, et s'aperçoit avec colère que la
planche, épaisse de cinq centimètres, a été presque entièrement coupée p a r un
trait de scie. L'auteur mystérieux de ce lâche attentat l'a retournée, de façon
que nul ne pût voir la section. La chute du noir n'est donc nullement acciden-
telle, et seulement imputable à la malveillance.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
407
Quant au terrible ophidien, dont la morsure a foudroyé l'infortuné, sa pré-
sence ne peut s'expliquer que par un hasard malheureux. L'aye-aye chassant
la nuit sera tombé au fond de la fosse, dont le fond est recouvert de gravier
aurifère.
Chose étrange, les noirs se rassérènent peu à peu. Il semble que la mort de
leur camarade ait eu pour effet de les tranquilliser.
— Pauvre Nestor, dit doucement l'un deux ! Il a payé pour nous. Maman-di-
l'Eau est apaisée.
— Oui, renchérit J a r n a c . Elle ne nous fera plus de mal. Et d'ailleurs, le
blanc est avec nous. Maman-di-l'Eau respecte les blancs.
— Allons, dit un des Indous qui n'avait pas encore desserré les dents.
Le cadavre fut laissé au bord de la tranchée, et le directeur, suivi de ses
hommes, continua ses investigations.
Il arriva devant un second trou, et pâlit en voyant que le madrier servant à
le franchir, était scié comme l'autre. Il se baissa et ne put retenir une exclama-
tion en entendant bruire les anneaux cornés d'un serpent à sonnettes. Il y avait
un second serpent dans la fosse au fond de laquelle eut infailliblement roulé
quiconque n'eût pas été prévenu.
Mais, ce fut bien autre chose, quand après avoir visité un à un tous les trous
creusés dans la terre végétale, pour arriver jusqu'à la couche aurifère, il
constata que tous avaient été rendus inaccessibles aux mineurs. L'un fourmil-
lait de scorpions, de mille-pattes ou d'araignées-crabes. Un autre était rempli
de fourmis, d'arêtes ou de mâchoires de poissons aux dents aiguës et tran-
chantes. D'un troisième s'exhalait une écœurante odeur de chairs putréfiées.
Enfin, les noirs durent s'arrêter non loin du sluice, dont les alentours,
palissadés de longues épines, dressées comme des chevaux-de-frise, étaient
inabordables pour leurs pieds nus. Le directeur s'avança seul et constata
que l'instrument avait fonctionné pendant la nuit. Des voleurs d'or avaient
travaillé et réalisé à ses dépens une somme probablement considérable.
La vue de quelques fragments blancs d'or amalgamé , semblables à de la
limaille de plomb, confirma bientôt ses suppositions.
— Pardieu! murmura-t-il entre ses dents , j ' a i affaire à d'habiles coquins.
Ils ont dérobé du mercure, puis, profitant d e la naïveté des noirs, ils ont semé
sur leurs pas toutes les embûches imaginables, de façon à les empêcher de
travailler et à nous faire abandonner le placer.
« Ce serait vraiment trop facile de faire endosser tous ces maléfices à leur
Maman-di-l'Eau.

4 0 3
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
« Rira bien qui rira le dernier, et j e verrai, celte nuit, si la peau de Maman-
di-l'Eau est à l'épreuve de la balle.
« Allons, enfants, rentrons. Il y aura double boujaron ce soir. Héristal, tu
commanderas quatre hommes avec une civière pour venir chercher le corps de
Nestor.
— Oui, maître, répondit simplement le noir.
La petite troupe se mil en marche et se dirigea vers l'habitation par un sen-
tier détourné passant près d'une autre crique, également en cours d'exploita-
tion.
Au moment où le b l a n c , qui marchait alors le premier, allait s'enfoncer
dans le chemin à peine tracé, son pied, chaussé de lourdes bottes en cuir
fauve, souleva un nuage de poussière j a u n e , impalpable comme celle du
lycopode, et qui se répandit de tous côtés. Il fit un bond en arrière, pour
éviter l'absorption de ces corpuscules, dont il ignorait la nature, quand un
éternuement douloureux, bientôt suivi d'une interminable série, le secoua
convulsivement.
Les noirs poussaient en même temps un cri d'épouvante, à la vue d'un
emblème bizarre, accroché à hauteur d'homme, au tronc d'un grand balata, à
l'écorce brun-clair et lisse comme un cigare. C'était une énorme mâchoire d'aï-
mara, largement ouverte, aux longues dents aiguës, et qu'une demi-douzaine
d'épines de fromager, maintenaient écartées. Au-dessous de ce singulier tro-
phée, s'épanouissait une large fleur, semblable à celle du nymphœa, mais
mesurant près d'un mètre de diamètre, et qu'un botaniste eût reconnu pour
celle de la Victoria regia, la plante géante de l'Amérique équinoxiale. Les
pétales de cette fleur colossale, d'un blanc de neige au centre, devenaient à la
circonférence d'un rouge cramoisi, en passant successivement par toutes les
nuances du rose.
Elle était également attachée p a r des épines, et produisait un effet étrange,
au-dessous de la mâchoire du monstrueux requin d'eau douce.
— Il n'y a plus rien à faire pour nous ici, dirent en patois créole les mineurs.
Ce serait notre mort à tous. Maman-di-l'Eau ne veut pas. Quand Maman-di-
l'Eau daigne exposer ainsi ses emblêmes, le noir n'a plus qu'à partir. Ce lieu
est maudit, fuyons 1
Le directeur était toujours secoué par l'éternuement. Une épistaxis violente
(saignement de nez) s'était déclarée, et une éruption de petits boutons blanchâ-
tres, analogues à des grains de millet, avait envahi sa face. Epistaxis et érup-
tion sans danger, mais gênantes et douloureuses tout à la fois.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
409
» Qui v i v e ! . . . » ( P a g e 413.)
Peu lui importait, d'ailleurs, puisqu'il avait atteint son but, et acquis la con-
viction que des inconnus, disposant de moyens bizarres et redoutables, convoi-
taient son champ d'or et voulaient l'en déposséder. Il rentra au placer. Quel-
ques gouttes de perchlorure de fer dans un peu d'eau arrêtèrent l'écoulement
sanguin. Un cataplasme froid de calaloup et de cassave calma les douleurs
produites par l'éruption, et l'empêcha de se propager.
52

410
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Le créole était fort perplexe. Sa situation était g r a v e ; presque désespérée. Il
se trouvait seul blanc, isolé au milieu d'une population hétérogène, et éloigné
de plus de deux cents kilomètres de tout endroit civilisé. Que pouvaient son
énergie contre un ennemi insaisissable, alors que son personnel, complètement
désorganisé, refusait le travail ? Les raisonnements devaient se briser contre
les grossières superstitions, habilement exploitées p a r les voleurs.
Il fallait, sous peine de voir le désarroi devenir irrémédiable, marcher de
l'avant et payer d'audace.
La nouvelle de la mort de l'infortuné mineur avait porté à son comble la
terreur de ses compagnons. Des groupes se formaient, des orateurs péroraient,
les propos les plus incohérents, les racontars les plus absurdes, circulaient et
rencontraient d'autant plus de crédulité en raison de cette incohérence et de
cette absurdité.
Maman-di-l'Eau défraya toutes les conversations. Jamais, peut-être, depuis
que La Ravardière vint s'établir en 1604 dans l'île de Cayenne, la légende
de cette vieille fée vindicative, acariâtre, et malfaisante connue sous le nom
de Maman-di-l'Eau (la mère de l'eau) ne produisit pareille émotion.
Du Vallon, la face encore tuméfiée, parcourait les groupes, et provoquait
par quelques rasades de tafia généreusement distribuées, les récits et les confi-
dences dont il comptait faire en temps et lieu son profit.
Les contre-maîtres étaient fort entourés et renchérissaient encore sur les
événements de la matinée. On rapprochait les faits de bruits mystérieux enten-
dus depuis le départ du directeur pour la prospection.
— Oui, disait un noir, aUX traits grossiers, aux muscles énormes, o u i , j ' a i
entendu chaque soir, à dix heures, des coups sonores frappés sur les arcabas
du grand panacoco mort, situé près de la crique Saint-Jean.
— Moi aussi, j ' a i entendu, interrompit un autre. Les coups, espacés trois
par trois, p a n ! . . . p a n ! . . . pan !... retentissaient dans la clairière, et produisaient
un bruit presque aussi fort qu'un coup de pistolet.
— Moi aussi!... Moi aussi!... reprirent d'une voix basse et craintive plusieurs
mineurs. Cela dure près d'une heure. Puis, à minuit, on entend un grand cri...
Puis, c'est fini...
— A v e z vous remarqué que pendant ce t e m p s , les crapauds-bœufs et les
singes rouges se taisent?...
— C'est vrai...
— Et nul parmi vous n'a osé aller voir la cause de ce tapage, demanda le
directeur.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
411
— Oh ! mouché, répondit presque en tremblant le dernier interlocuteur, mô
pas osé, non ! Pourtant, ajouta-t-il, non sans orgueil, mo suis créole Cayenne!
— Et toi, Janvier, reprit du Vallon, en s'adressant au grand nègre qui avait
parlé le premier. Tu es cependant aussi fort qu'un maïpouri. Aurais-tu p e u r ?
— Oh! oui, mouché , répondit-il avec conviction ; peur trop beaucoup.
— Ça, pas étonnant, dit le créole de Cayenne, « li neg' pays neg' ». (Ce
n'est pas étonnant, il est nègre du pays des nègres.)
Un noir de taille moyenne, trapu, et solide comme un bloc d'ébène, à la
figure intelligente et résolue, s'avança, appuyé sur un bâton.
— Et moi, dit-il d'une voix sourde, j ' a i voulu voir.
— Toi, Oyapan, demanda le blanc.
— Oui, maître. J'ai pris mon fusil, j e suis allé près de l'arbre. Le bruit con-
tinua. Je m'approchai à le toucher, et les coups retentirent de plus belle.
Puis une forme sombre apparut près du bâtardeau. La lune l'éclaira. Cela
ressemblait à un être humain d'une taille énorme. La terreur me paralysa. Je
voulus lever mon fusil, il me sembla qu'il pesait cinq cents livres.
« Je restai ainsi près d'une demi-heure. Les coups cessèrent. Un grand cri
retentit, j'entendis la chute d'un corps dans l'eau et j e ne vis plus rien. Je
rentrai à ma case en me t r a î n a n t , et depuis ce j o u r , il m'est impossible de
marcher, mes pieds gonflent, la plante s'en va par morceaux...
« Maman-di-l'Eau m'a piaye...
— Tu toucheras demain cent francs de gratification,
— Merci, maître. Cela ne m'empêchera pas d'être mort avant huit j o u r s .
Les noirs épouvantés s'écartèrent du nouveau venu comme d'un pestiféré,
et le directeur, plus perplexe que jamais, rentra dans sa case en disant :
— Eh bien ! j e serai ce soir au pied du panacoco ; et alors gare à notre mys-
tificateur.
Une demi-heure avant le coucher du soleil, du Vallon s'asseyait entre les
arcabas de l'arbre légendaire, dont la grosseur et la hauteur étaient à ce point
considérables, qu'on n'avait pu l'abattre. Il mesurait à la base près de quatre
mètres de diamètre. Il était mort depuis longtemps, et sa cime dépouillée, se
découpait en noir sur l'azur pâli du ciel. Mais une folle végétation supplémen
taire avait envahi le tronc et les branches moyennes, qui disparaissaient sous
une incroyable profusion de lianes enchevêtrées à tout un parterre aérien,
d'aroïdées, d'orchidées et de broméliacées.
Le créole s'adossa à un arcaba, piqua son sabre en terre, près de son revol-
ver, arma son fusil, alluma un cigare et attendit patiemment les évènements.

412
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Il a souvent été question, au cours de ce récit, des arcabas des arbres guya-
nais. Il est temps de donner la signification de cette locution spéciale, croyons-
nous, aux végétaux de l'Amérique intertropicale. Les arbres géants de la forêt
vierge ne s'implantent pas dans le vieux limon primitif, comme ceux de nos
pays. Leurs troncs ne pourraient s'élever à une pareille hauteur, et supporter
le poids de leur cime et des végétaux supplémentaires, si la nature prévoyante
n'avait pris soin d'élargir leur base. Les racines, au lieu de s'enfoncer brus-
quement dans le sol, serpentent au loin et viennent, s'accoler au tronc, avec
lequel elles font corps, en produisant des saillies analogues aux contreforts
des cathédrales.
Ces contreforts végétaux se nomment les arcabas. Il en est qui s'écartent au
ras de la terre de deux et trois mètres du tronc, et remontent jusqu'à cinq ou
six mètres, de façon à se confondre avec lui, en formant comme l'hypothé-
nuse d'un triangle rectangle. Leur épaisseur moyenne ne dépasse pas dix cen-
timètres.C'est véritablement un spectacle susceptible d'étonner le voyageur,
que la vue de ces sortes de planches lisses, bien planes, sans aspérités, et cou-
vertes de la même écorce que le sujet tout entier. Chaque arbre porte trois,
quatre, ou cinq arcabas, qui s'irradient autour de lui, et forment entre eux de
véritables casiers triangulaires, analogues à ceux des causeuses de nos salons.
sur lesquelles s'assoient plusieurs personnes un se tournant le dos.
La sonorité de ces organes adventifs, est incroyable. Un coup frappé sur un
arcaba, avec une moyenne intensité, retentit au loin comme un tonnerre. Très
fréquemment, les hommes égarés mettent à profit cette propriété pour annon-
cer leur présence à leurs compagnons. Tels, les mineurs, enfouis dans les houillè-
res, battent à coups de pic sur les parois des galeries, le « rappel des mineurs.»
Quatre heures s'étaient écoulées déjà, depuis que le directeur du placer
s'était installé au pied du géant isolé, au centre de la clairière. La nuit était
calme, et nul bruit étranger au murmure de la forêt n'en avait jusqu'alors
troublé le silence La lune déclinait rapidement. Son croissant allait disparaître
derrière es cîmes, pour faire place aux ténèbres, quand un coup rudement
frappé sur l'un des arcabas de l'arbre lui-même fit tressaillir le veilleur.
Il saisit son fusil et bondit du côté opposé, d'où était parti le bruit qui se
répercutait avec fracas.
Il ne vit rien!... Il n'était pas encore revenu de l'étonnement où le plongeait
l'inattendu de ce phénomène, qu'un second coup résonnait du côté qu'il venait
de quitter.
— Sacrebleu! murmura-t-il, suis-je le jouet d'une hallucination? Est-ce que

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
413
j e rêve tout éveillé? Serais-je, moi aussi, hanté par le cauchemar de Maman-
di-l'Eau?
Son monologue était à peine achevé que la substance de l'arcaba détonnait
pour la troisième fois.
— Je ne suis pas « créole Cayenne », encore moins « neg' pays neg' »,
ajouta-t-il furieux. Ce n'est pas à moi qu'on en fait longtemps accroire. Quand
j e devrais rester ici jusqu'au jour, j e veux avoir le cœur net de tout cela. Je ne
crois pas aux esprits frappeurs, moi.
La clairière était redevenue silencieuse. Du Vallon, le fusil prêt à faire feu,
fit plusieurs fois le tour de l'arbre, en scrutant d'un regard avide, l'épaisse
broussaille envahissant le tronc et les branches. Malheureusement, l'obscurité
devenait de plus en plus épaisse, il ne put rien découvrir.
Un quart d'heure s'écoula. Le bruit recommença, éveillant au loin les échos
de la solitude immense. C'est en vain que le blanc se mit à courir autour de
l'arbre comme un cheval de manège lancé au galop. Les trois coups, égale-
ment espacés, se firent entendre. Quelque diligence qu'il pût faire, ils furent
toujours frappés avec une précision diabolique du côté opposé à celui qu'il
occupait.
Au moment où les vibrations du troisième coup s'éteignaient, il entendit à
vingt mètres à peine, dans la direction du bâtardeau, un souffle puissant suivi
d'un gémissement plaintif
— Qui vive ! cria-t-il d'une voix éclatante.
Il n'obtint pas de réponse, mais il perçut distinctement un clapotis assez fort
produit par la brusque immersion d'un corps.
Deux lueurs immobiles percèrent les ténèbres. Il épaula rapidement son
fusil et fit feu. Un cri épouvantable, terminé par un sanglot déchirant, suivit la
détonation. La lueur produite par la déflagration de la poudre éclaira la clai-
rière comme en plein jour. Il lui sembla entrevoir une masse sombre glisser
sans bruit avec une vitesse inouïe au-dessus de sa tête le long d'une liane
tendue ainsi que l'étai d'un mât.
Il n'eut pas le temps de faire un mouvement, et tomba sur le sol, sans dire
un mot, sans proférer une plainte.
Le lendemain, à la première heure, le commis, inquiet de l'absence pro-
longée du directeur qui n'était pas rentré à l'habitation, se mit à sa recherche,
accompagné des contre-maîtres. Ils trouvèrent M. du Vallon étendu sans con-

414
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
naissance au pied du panacoco, la poitrine trouée d'une profonde blessure.
Il respirait encore, mais bien faiblement. Son état semblait désespéré.
Au-dessus de son corps, une tête d'aïmara, aux mâchoires béantes, grimaçait
accrochée au tronc de l'arbre, et surmontait une fleur fraîchement coupée de
Victoria regia.
Enfin, le b â t a r d e a u , situé comme l'on sait à vingt mètres de l'arbre aux
arcabas, était souillé de larges plaques de sang. L'eau qui s'en échappait et
coulait en un mince filet entre les monceaux de graviers aurifères précédem-
ment ]»-^és, était teintée de rouge.
On ne voyait sur la terre muîle d'autres traces que celles des souliers ferrés
du créole blanc.

C H A P I T R E I I
Par 56° 45' de longitude ouest et 5° 15' de latitude nord. — La terre n'est pas au premier
occupant.— Est-ce un cadavre?— Un cas chirurgical imprévu. — L'orgie dans la Forêt-
Vierge. — Ivresse furieuse et folie homicide. — « Quand les chats sont à la chasse, les
souris dansent », dit le proverbe. — Apparition des blancs.— L'eau pure est le meilleur
des sédatifs. — L'incendie. — Brûlés vifs. — La part du feu. — Provisions anéanties.—
L'explosion. — Après l'incendie, l'inondation. — Entre le feu et l'eau.
— Mais... nous faisons fausse route.
— C'est impossible.
— ... Impossible !... Voilà bien les jeunes gens. Ma parole, c'est à douter de
soi-même, en voyant des marmots, de véritables enfants, montrer de pareilles
prétentions à l'infaillibilité.
— J e dis, et j e répète, que nous ne faisons pas fausse route.
— Et la raison, s'il te plaît ?
— Pour la troisième fois, parce que c'est impossible.
— Et qui te prouve que nous suivons la bonne direction ?
— Qui le fait supposer le contraire?
— Mon cher, ton procédé de discussion, est vieux comme la terre que nous
foulons. Tu réponds à une question par une question..., il n'y a plus rien à
dire, et je préfère rengaîner mes arguments.
— Et tu fais bien. Tu te trompes quand tu avances que j ' a i des prétentions
à l'infaillibilité. Mais, il y a deux choses qui ne peuvent se tromper ni nous
tromper : ce sont, d'une part, un sextant de première qualité, d'autre part, les
formules mathématiques.
— Alors, tu prétends...
— Que, ayant fait le point hier, jai p u , grâce aux indications d'un

416
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
impeccable chronomètre, bien suspendu à la Cardant sur l'avant du canot,
conclure que nous nous trouvions par 56° 45' de longitude ouest.
— Bien, a p r è s ?
— Cette première et indispensable partie de mon expérience, complétée par
l'observation du soleil de midi, m'a permis d'affirmer que la latitude était
5° 15' plus une fraction insignifiante que j e néglige.
— Mais, nous avons marché, depuis ce temps.
— O h ! si peu. Nous avons fait dans l'ouest environ dix kilomètres.
— Comment le sais-tu ?
— Voyons, triple entêté, tu n'ignores pas que je porte, accrochée au mollet,
une espèce de montre qui, par un mécanisme très-ingénieux, indique le
nombre de pas faits par un piéton.
— Ah oui ! ton compteur...
— Laisse lui son nom de podomètre.
— Ton podomètre...
— Me dit que j ' a i fait treize mille trente-trois pas. Chacune de mes enjam-
bées étant d'environ soixante-quinze centimètres, j ' e n conclus que nous
sommes à 10,000 mètres dans l'ouest. Tu admets bien que m a boussole ne
bat pas la breloque.
— Alors, j ' a i la berlue.
— Pourquoi?
— Dame, mon cher enfant, j e suis tout dépaysé, moi. La direction de l'Inté-
rieur nous concède un terrain s'appuyant à l'est au Maroni, longeant au sud les
placers Harmois et Chauvin, à l'ouest le placer Lalanne, et terminé au nord
par la ligne partant des deux fromagers de Mana à la crique P a r a m a k a .
— Ta mémoire est fidèle, mon ami.
— Fidèle et exacte comme l'excellente carte de Ludovic Eutrope, le géo-
mètre du gouvernement.
— Où veux-tu en venir ?
— A te dire que nous ne sommes pas chez nous ici.
— Comment celà?
— C'est tout simple. Nous nous attendons à trouver une terre complétement
inexplorée, avec ses grands arbres, ses criques solitaires, son sol intact, et
nous tombons en pleine exploitation.
— Tu as raison. Nous sommes ici sur un placer.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
417
« Est-il mort?... » (Page 419.)
— Ah ! j ' a i enfin raison. Ma vieille barbe grise l'emporte donc sur ta frin-
gante moustache.
— Tu as raison, j e le répète, mais nous n'en sommes pas moins sur notre
terrain.
— Mais alors, ce serait...
— Le premier occupant qui n'est pas chez lai. Le fait est d'ailleurs assez
5 3

418
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
commun. Mais la jurisprudence coloniale a prévu le cas. En matière de terres
aurifères, le vieil adage : « Possession vaut titre » se trouve ici renversé. C'est
le titulaire qui seul est possesseur.
— Qu'allons-nous faire?
— Poursuivre nos investigations, voir le ou les propriétaires « in partibus »
du champ d'or, et nous entendre à l'amiable. Sois sans inquiétude. Je me
charge d'arranger tout cela de façon que chacun se déclare satisfait.
— Je m'en rapporte pleinement à toi, mon cher enfant, termina le premier
interlocuteur. Suivons donc cette crique aux eaux blanches, nous finirons par
arriver quelque part.
— Va, mon bon ami, je te suis.
On devine, aux termes affectueux de cette conversation, que le différend qui
divisait tout à l'heure les deux compagnons, n'a rien d'acrimonieux. C'est à
peine une simple discussion, encore moins une dispute.
Le plus âgé — nous savons que sa barbe est grise — est un homme de qua-
rante-deux à quarante-quatre ans, à l'œil vif, au teint clair. Sa robuste poi-
trine aspire longuement l'air embrasé de la forêt guyanaise et n'en semble
nullement incommodée. La sueur ruisselle sur sa figure, mais il marche avec
une rapidité indiquant que les courses à travers bois lui sont familières. Son
pantalon de grosse toile bleue disparaît dans une vaste paire de bottes en cuir
fauve, sa veste de chasse est passée dans la bretelle du fusil qu'il porte en ban-
doulière, et sa main droite étreint le manche en bois d'un sabre d'abatis à lame
courte et légèrement recourbée.
Sa chemise trempée de sueur, qui flotte dégraffée au col, est relevée au-
dessus du coude. Il est coiffé d'un casque blanc.
C'est un robuste compagnon, dont la mâle physionomie est empreinte d'une
franche cordialité, qu'aiguise une légère pointe de narquoiserie gauloise. Son
accent décèle un blanc de la métropole.
L'autre voyageur, est un jeune homme de haute taille, à peine âgé de vingt-
deux à vingt-trois ans. C'est un blanc aussi. Une fine moustache brune estompe
sa lèvre supérieure. Ses grands yeux noirs ont comme des reflets d'acier bruni.
Sa belle tête énergique et régulière respire une audace incroyable, mais la
bouche un peu grande, aux dents éblouissantes que découvre un bon sourire,
atténue cette expression produite par l'inquiétante fixité du regard.
Son habillement et son équipement indiquent un homme soucieux de l'élé-
gance et du confort. Son casque en feuilles comprimées de millet et recouvert
d'une flanelle blanche est d'une incomparable légèreté. Sa chemise de foulard

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
419
couleur maïs flotte largement autour de sa poitrine. Il est chaussé de brode-
quins lacés, sa jambe robuste et élégante est emprisonnée dans une fine molle-
tière lacée sur le côté. Ses culottes de grosse toile écrue défient la morsure des
herbes coupantes, et la pointe des épines. Un superbe fusil « chokebore » signé
Guinard, le dernier mot de l'arquebuserie moderne, est appuyé sur son épaule.
Il ne porte pas son sabre à la main. La bonne lame, à poignée composée de
rondelles en cuir de bœuf, disparaît dans un fourreau également en cuir, et
accroché à un ceinturon qui soutient un étui à revolver avec la cartouchière.
Il évolue à travers le chaos que présente le champ d'or avec une incroyable
agilité. C'est merveille de le voir franchir les tranchées, escalader les troncs
renversés, courir sur les mamelons, et contourner les chicots debout. En dépit
de la course fournie déjà, et de la température de serre chaude, il semble aussi
frais qu'au départ.
Six hommes accompagnent les deux blancs. Quatre noirs et deux Chinois,
tous pesamment chargés de provisions et d'outils de mineurs. Sur un signe du
plus âgé, ils s'arrêtent dans la clairière et se mettent en devoir de préparer
quelques aliments.
Les deux Européens font quelques pas encore, et s'arrêtent frappés de stu-
peur à l'aspect d'un corps étendu sans mouvement dans une mare de sang.
Leur émotion est de courte durée. Obéissant aux prudentes habitudes qui s'ac-
quièrent bien vite en vivant dans les bois, ils arment chacun leur fusil et
s'avancent en fouillant du regard l'espace environnant.
Rien de suspect ne leur apparaissant, l'aîné se penche sur le corps inerte
et inspecte en homme à qui la vie d'aventure a rendues familières cer-
taines pratiques de chirurgie, la blessure béante au-dessous de la clavicule
gauche.
— Est-il m o r t ? demanda son compagnon d'une voix inquiète
— Non, mais il n'en vaut guère mieux.
— Le pauvre homme, reprit-il avec un accent de profonde commisération.
— Nous ne pouvons pas le laisser dans un pareil état ni dans un tel lieu.
Dans quelques minutes il sera en plein soleil. Il faut tout d'abord le transporter
à l'ombre. Ce n'est pas ce grand panacoco décharné qui le garantira de l'inso-
lation.
« Tiens ! dit-il étonné à la vue d'une fleur de Victoria accrochée au tronc du
côté opposé, au dessous d'une tête d'aïmara. Qu'est-ce que cela signifie ?
— Ma foi, j e n'en sais pas plus long que toi. Cet homme assassiné est un
blanc. Il porte le costume des mineurs. Si je croyais les Indiens susceptibles

420
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
d'oser attaquer un homme de notre race, je penserais volontiers que ces sin-
guliers emblèmes sont encore une de leurs diableries.
— C'est bien possible. Mais, comme le temps nous manque pour vérifier le
fait et que le blessé réclame des soins immédiats, allons au plus pressé.
— Ne serait-il pas urgent de le faire porter à l'habitation qui ne saurait être
bien éloignée.
— J'y songe en effet, mais il faudrait auparavant panser cette blessure qui
coule toujours, à chaque mouvement respiratoire, quelque faible qu'il soit. Le
poumon doit être atteint.
« Hé là-bas ! cria-t-il à ses noirs, deux hommes de bonne volonté avec un
hamac. Il y aura double ration et double paie pour ceux qui conduiront ce
blanc à sa case.
Deux grands gaillards aux formes athlétiques accoururent.
— Pas besoin argent, pas besoin rien di tout, pour porter ça pauv' mouché-
là, dit l'un d'eux.
— Si li malade trop beaucoup, reprit l'autre, nous contents porter li pour
bon cœur.
— Bien, mes amis, répondit le jeune homme pendant que son compagnon
ouvrait une petite pharmacie portative. Je vous remercie, vous êtes de braves
gens et je vous récompenserai autrement.
— Voilà qui est bizarre, reprit le chirurgien improvisé. J'ai vu bien des bles-
sures, depuis que je « bourlingue » à travers bois, eh bien ! jamais je n'en ai
trouvé de pareille à celle-ci.
— Comment cela ?
— Dame, cette plaie n'est produite ni par un coup de couteau, ni par une
balle, ni par une flèche.
La flèche troue et déchire. La pointe reste d'ailleurs assez souvent accrochée
aux tissus. Le couteau sectionne régulièrement. La balle contusionne forte-
ment, et produit un extravasat violet autour de la solution de continuité.
« Cette blessure au contraire participe des trois types sans se rattacher exclu-
sivement à un seul. Il y a tout à la fois, section comme avec le couteau, déchi-
rure comme avec la flèche, et enfoncement comme avec la balle. L'extravasat
amené par cette dernière manque seul.
« Bien que je n'aie jamais vu de plaie résultant d'un coup de défense, j ' a t t r i -
buerais volontiers cette singulière plaie à une de ces longues canines portées
par certains animaux.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
421
— Tu sais pourtant que sauf le patira et le cochon marron, les animaux du
continent américain ne portent pas de défenses.
- Qui sait ?
Tout en parlant, le voyageur n'était pas resté inactif. Il avait prestement
appliqué sur l'orifice béant une poignée de charpie imbibée d'eau phéniquée,
recouvert cette charpie d'une compresse également humectée et assujetti son
pansement par quelques tours de bande. Il passa ensuite un flacon d'ammo-
niaque sous les narines du blessé qui fit un brusque mouvement, et entr'ouvrit
les yeux. Il remua les lèvres comme pour parler, mais ne put articuler aucun
son.
Un faible cri de douleur lui échappa seulement quand les deux noirs his-
sèrent sur une traverse le hamac, avec d'infinies précautions pourtant.
Les robustes porteurs se mirent en marche, précédés des deux Européens.
Ils suivirent pendant quelques minutes le lit de la crique et aperçurent bientôt
l'habitation décrite au chapitre précédent.
Autant les travailleurs étaient calmes, lugubres même, vingt-quatre heures
avant, autant ils étaient tumultueux au moment où le triste cortège déboucha
sur l'esplanade. Les noirs et les Indous surtout, semblaient frappés de vertige,
presque de folie. Les Chinois piaillaient et vociféraient comme un clan de
volailles effarées.
Le motif de ce désordre n'était hélas que trop facile à expliquer. Les
hommes partis en découverte avec le commis hollandais, s'étaient bravement
enfuis à l'aspect du corps inanimé du directeur. Leur retour opéré en déroute,
porta à son comble le désarroi régnant déjà parmi les travailleurs. Ce lieu
était décidément maudit, puisque le blanc lui-même, en dépit des piayes tout
puissants que tiennent en réserve les hommes de sa race, avait été victime du
maléfice.
Le boujaron fut absorbé à deux reprises par les fuyards. Puis l'émotion
s'étant violemment répercutée sur leur estomac, ils voulurent boire encore. Ils
firent appel aux fonds secrets et achetèrent la ration des Chinois. Cela ne suffît
pas. Les « Célestial » possédaient encore quelques bouteilles enfouies dans le
sol de leurs carbets. Nouvelle transaction, suivie d'une quatrième et trop
copieuse absorption. Les magots firent de brillantes affaires.
Quelques noirs abominablement gris, se mirent à danser. Un noir aime à ce
point sa chorégraphie macabre, qu'il danserait sur un volcan. Il n'y avait au
placer qu'un vieux tambour en peau de kariakou. C'était trop peu. On trouva

422
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
quelques caisses à saindoux en fer blanc, et ces ustensiles primitifs, frappés à
tour de bras, emplirent la grande vallée d'un charivari sans nom.
Tous les nègres se mirent bientôt à gigotter frénétiquement. La sueur ruis-
selait, mêlée à l'écume sur leurs flancs haletants. Une odeur musquée, sem-
blable à celle qu'exhalerait un troupeau de caïmans, se répandit dans l'air. La
soif de ces enragés devint inextinguible. Un nouvel et pressant appel fut
adressé aux Chinois. Leur provision était épuisée. Un coulie, qui dansait avec
ses congénères « la danse du tigre » n'en voulut rien croire. Il tenta de péné-
trer dans la case d'un Célestial. Mais John Chinaman ne jugeant pas à propos
de permettre cette violation de domicile, tira son couteau. L'Indou brandit son
bâton. Disons à ce propos que tous les Indous sont d'incomparables bâtonnistes.
L'on trouve toujours dans leurs carbets quelques « matraques » qu'ils manient
avec une dextérité singulière, et dont ils savent se faire une arme terrible.
Le Chinois ne put se servir de son couteau. Le gourdin du coulie s'abattit en
sifflant, la lame jaillit à dix pas, le bras retomba fracassé. Un second Chinois
vint à la rescousse, son crâne rendit un son fêlé et le pauvre diable s'aplatit les
quatre fers en l'air.
Les noirs crièrent bravo ! Mais les Chinois répondirent par une de ces cla-
meurs terribles qui accompagnent la prise des jonques. Les humbles portefaix
redevinrent les féroces pirates qui ravagent l'Océan depuis la mer Jaune j u s -
qu'au golfe du Tong-Kin.
La mêlée devint affreuse. Pendant quelques minutes, ce fut un pêle-mêle
inouï de bonshommes de bronze aux prises avec des pantins de pain d'épice.
Les têtes craquaient, les échines sonnaient, les bâtons volaient en éclats. Les
longues tresses de cheveux des Célestial fouettaient l'air, comme des queues de
cerf-volants pris dans une bourrasque, les anneaux d'argent cliquetaient sur
les membres de cuivre des coulies, agités de mouvements insensés. Les chairs
fauves criaient sous l'acier, ou éclataient sous le bâton. Le gourdin eut pour-
tant raison du couteau. Une demi-douzaine d'Indous gisaient, il est vrai, éven-
trés sur le sol, mais douze Chinois au moins, morts ou grièvement blessés, res-
taient enchevêtrés entre les chicots et les racines.
Un acte stupéfiant de vigueur et d'audace acheva leur défaite. Un grand
malabar, sec comme un fakir, mais possesseur de membres qu'on eût dit tressés
avec des cordes de métal, empoigna trois magots chacun par leur tresse, les
attacha ensemble, les désarma et les garda prisonniers, en les tenant hardés
comme des chiens en laisse.
— Donnez votre tafia, hurlait-il.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
423
Les pauvres diables poussaient, mais en vain, des cris à attendrir les quartz
de la vallé.
— Ah ! vous ne voulez pas, continua le malabar affolé de fureur, attendez.
Du feu!... Attachons-les à un a r b r e . . . Grillons-leur les jambes... Master John,
tu cuiras jusqu'à ce que tu nous aies révélé l'endroit où tu caches ton tafia.
Cette horrible menace ne se réalisa pourtant pas. Au milieu du tumulte pro-
duit p a r cette lutte sauvage, la porte du magasin aux vivres se trouva ouverte
on ne sait comment. Noirs, Indous, Chinois, oubliant leurs rivalités, s'y engouf-
frèrent. Les barils de baccaliau roulèrent éventrés. Les merluches sèches jon-
chèrent le sol, et emplirent l'air d'âcres senteurs de salure. Les tonneaux ren-
fermant le couac eurent le même sort. Les pillards enfonçaient jusqu'à
mi-jambe comme dans du sable, au milieu de la provision de tout un mois.
Une tonne de tafia fut, et pour cause, l'objet de plus grands ménagements.
Elle fut aussitôt roulée au dehors, installée sur un chantier improvisé com-
posé de deux bûches, et séance tenante percée d'un coup de foret.
Un jet ambré s'échappa de ses flancs, et s'épancha dans des couis, des
poêlons, des boites à conserves, des marmites.
Le placer tout entier était en proie au délire alcoolique. Le commis n'avait
même pas essayé de lutter. C'eût été peine perdue, et sa protestation eût pu
lui faire courir un danger mortel.
Le charivari, les cris, les danses, reprirent avec acharnement. Les Chinois,
chose unique sans doute dans les annales de l'émigration, trouvant l'occasion
d'une bombance gratuite, et jugeant qu'il serait impossible de soustraire
quelques centilitres de la liqueur incendiaire, s'emplirent comme de vulgaires
éponges.
Les deux blancs débouchaient à ce moment dans la clairière avec les noirs
portant le blessé.
Leur arrivée produisit l'effet d'une douche glacée sur tous ces crânes chauffés
à blanc. Les Chinois, ivres, peut-être pour la première fois, continuèrent seuls
leur gigue de magots détraqués, entremêlée de clameurs rappelant des carillons
de cloches fêlées. Les nègres, mieux disciplinés, et moins intoxiqués d'alcool,
en raison de la tolérance amenée par un long usage, se turent et rentrèrent
dans leurs cases. Les coulies avaient déjà disparu comme des fantômes d
bronze.
— Oh ! oh ! dit le plus jeune, il paraît que cela va mal, ou plutôt que cela va
trop bien.
— Oui... C'est comme cela, reprit son compagnon. Le maître est assassiné

424
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
et l'on s'enivre. Traduction libre : « Quand les chats sont à la chasse, les souris
dansent. »
— Déposons tout d'abord notre homme en lieu sûr. Ah! voici sans doute son
corps de logis. Il y a un lit. C'est parfait. Je vais installer à hauteur sur des
tréteaux, une baille remplie d'eau, avec un tuyau pour arroser continuellement
sa plaie.
— Tu as raison. Nous tentons l'impossible, mais tant que la vie subsiste, il y
a de la ressource. Dans tous les cas, nous aurons fait notre devoir.
Pendant que les deux étrangers pourvoyaient à tout, et se «débrouillaient»,
comme disent les matelots, en hommes pour lesquels la vie d'aventures n'a
pas de secrets, le commis s'approchait et leur donnait en quelques mots et
avec une émotion bien permise en pareil moment, quelques renseignements
indispensables.
Ils apprirent le nom de Monsieur du Vallon, qui leur était absolument
inconnu. Quant au placer Réussite, dont ils connurent également la désigna-
tion, ils ne jugèrent pas à propos de faire valoir les droits qu'ils prétendaient
avoir à sa possession. Le Hollandais se mit à leur entière disposition , en
témoignant la douleur que lui causait la catastrophe dont son patron venait
d'être victime, et les appréhensions que devait produire l'effervescence des
ouvriers mineurs.
— Ils n'ont aucun motif, vrai ou faux, d'animosité contre lui ?
— Aucun. Il a toujours été très ferme et très juste, et scrupuleux observa-
teur de ses engagements.
— Bon. Nous n'avons rien à craindre pour lui de ce côté. Nos ivrognes vont
cuver leur tafia, puis, s'ils ne veulent pas reprendre le t r a v a i l , on les fera
descendre à Cayenne.
« Avez-vous en caisse assez d'argent pour les payer?
— J'ai très peu de numéraire, répondit le commis avec une certaine défiance.
Du reste, la plupart d'entre eux ont reçu des avances considérables. Comme
ils travaillent depuis deux mois seulement, la somme à verser est insigni-
fiante.
— Qu'à cela ne tienne. Je paierai et j ' e n ferai venir d'autres. En attendant
que Monsieur du Vallon soit remis, nous ferons comme pour nous.
L'appareil était installé. L'eau coulait en un filet mince et continu sur la poi
trine du blessé, qui avait repris connaissance, et dont les traits révélaient une
vive expression de gratitude. Il serrait faiblement les mains de ses bienfaiteurs,

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
425
Cuisaient littéralement sur place. (Page 426.)
mais n'essayait pas de prononcer un mot, le silence le plus absolu lui ayant
été recommandé.
Les deux voyageurs, après cette matinée si largement remplie, allaient faire
honneur à un frugal repas composé de cassave et d'une tranche de Corned
beef, fraîchement extrait de sa boîte d'étain, quand des clameurs déchirantes
retentirent dans la direction des cases.
5 4

426
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Il n'y avait pas à s'y tromper. C'étaient des appels désespérés qui n'avaient
rien de commun avec les furibondes expressions de joie expectorées tout à
l'heure par les ivrognes.
Ils se précipitèrent vers la porte et virent une énorme colonne de fumée
s'élever lourdement des trois côtés du carré occupé par les habitations des
mineurs. Les minces gauletages formant les murailles crépitaient, les toitures
de waïe flambaient comme de l'étoupe. Tous les carbets étaient en feu. La
flamme se propageait avec la vitesse d'un ouragan, dévorait en un clin d'oeil
les pauvres abris, se communiquait aux monceaux d'arbres abattus lors de
l'installation, et qui formaient une épaisse litière sur le sol que l'on n'avait pas
eu le temps de désobstruer.
De temps en temps, une sourde détonation dominait le ronflement de la
flamme. C'était la provision de poudre d'un chasseur qui sautait. Les buveurs,
surpris dans leur ivresse, affolés au milieu de cette mer de feu, couraient, les
cheveux flambants, les chairs fumantes Ceux qui tombaient ne se relevaient
plus. Les malheureux que l'asphyxie avait épargnés étaient brûlés vifs. Quel-
ques-uns réagissaient et parvenaient à s'enfuir. Mais le plus grand nombre,
alourdis par le tafia, incapables de se tenir debout, cuisaient littéralement sur
place, sans pouvoir faire un seul mouvement.
L'incendie va gagner les deux extrémités de la maison du directeur. Les
deux blancs voient le danger. Ils s'arment chacun d'une hache. Leurs noirs les
imitent et se précipitent, les uns à droite, les autres à gauche, pour faire la
part du feu. Ils attaquent avec une vigueur surhumaine les poteaux de gri-
gnon, et les poutrelles de moutouchi, tranchent les palissades en gaulettes,
renversent des pans entiers de ces frêles murailles en bois.
Le magasin flambe à son tour. Le couac pétille, les boîtes de conserves fon-
dent, le saindoux coule en ruisseaux de feu, les poissons secs crépitent. Toutes
ces provisions si patiemment accumulées, l'unique espoir du lendemain, sont
anéanties en un clin-d'œil, par la faute de quelque misérable ivrogne, qui,
vautré dans son hamac comme un pourceau repu, a u r a imprudemment causé
cet irréparable désastre.
La famine, le fléau de la Forêt-Vierge, sera l'inévitable conséquence de l'in-
cendie. Les sauveteurs travaillent avec acharnement. Leurs efforts sont enfin
couronnés de succès. Le dernier refuge du blessé est enfin sauvegardé. La
part du feu est faite. Il est temps, car les vaillants travailleurs, aveuglés par

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
427
la flamme, suffoqués par la fumée, courbaturés par cet effort de géants, sont à
bout de forces.
Mais, quelle terrible surprise leur ménage encore l'implacable fatalité. A
peine leurs doigts engourdis ont-ils quitté le manche de l'outil, à peine leur
poitrine haletante a pu absorber une bouffée d'air pur, qu'une énorme déto-
nation éclate soudain au sein des bois, et se répercute en un long roulement
de tonnerre. Le sol éprouve comme une violente secousse de tremblement
de terre. Est-ce l'orage ? Le ciel est en effet couvert depuis quelque temps
d'un nuage aussi noir que de la poix. Malheureusement, l'emplacement choisi
par les propriétaires de la Réussite pour les habitations, est déplorablement
placé dans un bas fond enserré en entonnoir au milieu de petites éminences
mamelonnées. On dirait le fond d'un puits immense. Il n'y a, par conséquent,
aucun horizon.
Le fracas de la détonation est bientôt suivi d'un ronflement sourd et continu
qui, faible d'abord, s'accentue de plus en plus. Les toucans et les perroquets
s'enfuient à tire-d'ailes en lançant des notes éperdues. On entend au loin le
tapage produit par des arbres qui s'écroulent. Le bruit grossit et rappelle à
s'y méprendre le halètement d'une rivière en mal d'inondation, bien connu
de ceux qui ont été une fois en leur vie, surpris par les crues instantanées des
fleuves géants du Nouveau-Monde.
Le plus jeune des deux blancs s'est hissé d'un bond sur la toiture. D'un coup
d'œil, il embrasse la clairière. Une couche d'eau grise, limoneuse, envahit
rapidement le terrain en exploitation. Dans dix minutes, la case épargnée
par le feu sera submergée. Les eaux s'élèveront de plus de trois mètres au-
dessus de ce bas-fond, que calcine encore l'incendie.
Il faut fuir au plus vite. On a pu faire tout-à-l'heure la p a r t du feu, mais
l'eau est implacable. Le jeune homme va pourvoir aux moyens d'assurer le
salut commun, sans oublier le blessé, quand il s'aperçoit avec désespoir que
l'emplacement des cases est envahi tout entier circulairement. La retraite est
coupée de tous côtés. L'habitation de la Réussite n'est plus qu'une île. Bientôt
ce ne sera plus qu'un îlot. L'eau, sortie de ses limites naturelles, s'avance tou-
jours implacable, nivelant les dépressions, et s'étendant au-dessus de tous
les accidents de terrain, comme une immense nappe avec sa désespérante et
morne impassibilité.
— Eh bien? demande froidement son compagnon au jeune homme , plus
inquiet qu'alarmé.

428
428 LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Ma foi, mon cher, notre vieille terre Guyanaise nous ménage une singu-
lière réception à notre retour.
« Si nous n'avions pas subi jadis toutes les déceptions , couru to
gers et triomphé de tous les obstacles, j e te dirais : « Mon vieil
sommes perdus I »

C H A P I T R E III
Splendeurs méconnues et climat calomnié. — La Guyane est la moins malsaine des colonies.
— Où la statistique prouve que la moyenne de la mortalité est en Guyane la m ê m e qu'à
Paris. — Histoire de Cayenne. — Débuts désastreux de la colonie. — Six expéditions
tentées et manquées par la faute des organisateurs. — Maladresse, imprévoyance, abus
de pouvoir et cruauté des chefs. — Exactions à l'égard des naturels. — Le désastre de
Kourou. — Mort de 10,000 émigrants. — Les déportés de Fructidor. — On v i t en Guyane
comme partout ailleurs, et mieux que dans beaucoup de pays.

Quoi que l'on ait beaucoup écrit sur la Guyane française, notre belle colonie
est presque inconnue de la m é t r o p o l e , ou plutôt, elle est absolument mécon-
nue. C'est en vain que des voyageurs sérieux, doublés d'écrivains conscien-
cieux, des naturalistes, des administrateurs, des économistes ou des géographes
se sont de tout temps élevés contre un discrédit aussi persistant qu'immérité.
Quoi qu'ait pu dire, au siècle dernier, le grand et modeste explorateur Le
Blond, quoi qu'aient pu écrire plus récemment les Moreau de Jonnès, les Noyer,
les Carrey, les Saint-Amand et les Malte-Brun, en dépit de l'opinion du com-
mandant Fréderic Bouyer, l'attrayant historien de la Guyane, malgré les affir-
mations du docteur Crevaux, le bon public s'imagine que notre colonie n'est
qu'un immense marais pestilentiel, infailliblement mortel pour tous les Euro-
péens.
Interrogez les neuf dixièmes des Français de la métropole , parlez-leur de
Cayenne... Et ces trois syllabes évoqueront dans leur esprit tout un monde de
misères affreuses, de souffrances terribles, de maladies mortelles. Cayenne !...
Mais cette calomnie de l'ignorance est à ce point invétérée, que le gigantesque
ossuaire s'etendant au nord de Paris, s'appelle le cimetière de Cayenne. Quelle
injustice! Quelle absurde méconnaissance de cette magnifique contrée, à la-

4 3 0
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
quelle il ne manque plus qu'un peu de notoriété réelle, pour devenir un des
plus beaux joyaux de notre écrin colonial.
' en est, hélas ! des personnes comme des pays. Combien de réputations
surfaites, usurpées, ou perdues , grâce à de futiles incidents de la vie des
h o m m e s ! Combien de pays frappés d'un irrémédiable discrédit, imputables
aux seules circonstances ! On ne veut voir dans la Guyane personnifiée , p a r
Cayenne, que le « ghetto », ou s'entassaient pêle-mêle, avec les tristes victi-
mes de nos discordes civiles, les criminels que la société réprouvait et frappait.
On ne lui tient aucun compte de son incomparable fertilité , de ses végétaux,
de son or ! La Guyane, c'est le séjour des maudits, l'enfer du bagne, le récep-
tacle de toutes les maladies.
Mais, l'Australie, cette possession anglaise dont la prospérité défie toute des-
cription, n'a-t-elle pas eu la même origine. Qu'importe à nos voisins le souve-
nir des transportés de Tyburn et de Botany-Bay! Qu'importe le voisinage des
convicts ! N'en ont-ils pas moins improvisé, en quelques années, des villes
comme Melbourne, Sydney, Brisbane, Adelaïde ou P e r t h ! L'erreur et la vérité
ne sauraient donc pas trouver d'équivalent en deçà ou en delà. Mais, objec-
tera-t-on peut-être, passons sur les misères de la déportation et les ignominies
de la t r a n s p o r t a t i o n 1 . De nombreuses tentatives ont été opérées depuis deux
siècles, dans le but de créer dans notre colonie de grands établissements, et
de lui donner, par conséquent, cette prospérité qui lui fait défaut. Et pourtant
toutes ces tentatives ont obtenu des résultats déplorables. J'en conviens volon-
tiers. Aussi, mon intention est-elle de mettre sous les yeux du lecteur un
exposé historique aussi rapide que complet. Il jugera p a r lui-même si les extra-
vagances ou les exactions commises p a r la plupart des chefs ne devaient pas
être suivies d'insuccès complets, et si des revers, imputables aux hommes
seuls, ont enlevé à la Guyane un centime de valeur.
Je veux, tout d abord, faire en quelques mots justice de cette opinion
erronée, relative à la salubrité. Les raisonnements sont ici superflus. Les chiffres
parleront avec leur brutale éloquence. Les statistiques, appliquées aux seuls
Européens, nous prouvent que le climat de la Guyane est le plus sain de toutes
les colonies. En effet, les chiffres des moyennes annuelles, des décès dans les
troupes tenant garnison en Guyane, pendant les trente dernières années, com-
1 J e p r i e l e l e c t e u r d e n e p a s o u b l i e r q u e l e m o t d e d é p o r t a t i o n s ' a p p l i q u e s e u l e m e n t a u x
h o m m e s a c c u s é s d e d é l i t s p o l i t i q u e s , e t c e l u i d e t r a n s p o r t a t i o n , a u x c r i m i n e l s d e d r o i t c o m -
mun

L E S R O B I N S O N S DE L A GUYANE
431
parés à ceux des autres colonies, attestent la facilité d'acclimatation pour les
Européens.
Le tableau de la mortalité, inséré dans la Revue coloniale, constate que la
Guyane a 2.81 pour cent de décès, tandis que Surinam et Demerara en ont
8.20, la Martinique 9.10, et le Sénégal 10.90 !
La moyenne de la Guyane est donc sensiblement la même que pour Paris,
qui compte de 1854 à 1859, 2.80 décès pour cent, et 2.45 p o u r cent, de 1860 à
1868.
Cette statistique est donc extrêmement favorable à notre colonie équatoriale.
Les fièvres, qui revêtent rarement le caractère pernicieux, anémient profondé-
ment les sujets, mais ne les font pas mourir. La dyssenterie est à peu près
inconnue, et la fièvre j a u n e , endémique dans les autres colonies, ne fait ici que
de rares apparitions. Enfin , comme le dit excellemment le commandans
Bouyer, de l'indéniable insalubrité de certains points de la Guyane, il serait
injuste de conclure à l'insalubrité universelle et absolue du pays, comme il
serait absurde de juger la France par la Sologne et l'Italie par les Marais-Pon-
tins. Il y a dans la Guyane des lieux insalubres et des lieux extrêmement sains.
Il s'agit de borner la colonisation à ces derniers points et de n'attaquer les
autres que partiellement et avec une extrême réserve.
Ne voyons-nous pas, aujourd'hui, la commune de Saint-Laurent, jadis infes-
tée de marécages, qui en rendaient le séjour dangereux, devenue, grâce à un
procédé de défrichement admirablement compris, et exécuté sur plus de
1,500 hectares, un des points les plus salubres du territoire?
Somme toute, on peut vivre en Guyane comme partout ailleurs. On y voit
des vieillards dans toutes les classes de la société et dans toutes les couleurs
L'on peut constater de nombreux cas de longévité parmi les créoles et le»
Européens1.
Seuls, les excès de toute sorte, sont, en raison de la chaleur, plus dangereux
que partout ailleurs. Il ne faut jamais oublier que toute infraction aux règles
de l'hygiène se paie tôt tard, et que l'intempérance devient fatalement mor-
telle.
1 De nos jours , les blancs d'Europe cultivent la terre en Guyane et se livrent aux travaux
les plus rudes. D'autres sont maçons, scieurs de long, canotiers, charpentiers. D'autres enfin,
ne craignent pas de s'enfoncer dans les vases pour construire les quais ou curer les canaux.
Cette adaptation confirme pleinement l'opinion émise par Humboldt dans son admirable
Cosmos.
Et d'ailleurs, les Espagnols et les Portugais se sont bien acclimatés dans toute l'Amérique
du sud, dont ils peuplent tout le littoral. Pourquoi les Français échoueraient.ils où ces na-
tions ont réussi.
L. B.

432
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Les enseignements de l'histoire ne sont pas moins concluants que ceux de
la statistique. Si j ' a i pu démontrer par des chiffres que le séjour de la zône
équinoxiale est bien moins périlleux qu'on serait tenté de le croire, j'espère
prouver aussi que toutes les tentatives de colonisation opérées antérieurement
devaient aboutir à de lamentables échecs, dont la colonie ne saurait aucune-
ment encourir la responsabilité.
L'histoire des commencements de la Guyane peut se résumer en quelques
mots : impéritie et cruauté des chefs, abus de pouvoir, révoltes et exactions à
l'égard des naturels.
Six expéditions furent tentées dans le courant du dix-septième siècle, toutes
finirent misérablement. La première fut organisée en 1604 à Rouen par le capi-
taine de La Ravardière qui débarqua dans l'île de Cayenne avec trente émi-
grants, tous déclassés, la plupart sans aveu. Ils occupèrent sans difficultés le
mont Cépérou près duquel habitaient de courageux caraïbes qui menaient une
existence absolument sauvage et ne vivaient que de chasse et de pêche. Ils firent
bon accueil aux nouveaux venus, mais bientôt les émigrants, qui ne deman-
daient pas mieux que de vivre sans travailler, exigèrent des vivres des insulaires
et voulurent les réduire en esclavage. Ceux-ci résistèrent énergiquement et, en
moins d'une année, les Français disparurent anéantis par la famine et la guerre.
La seconde et la troisième expédition, tentées également par des marchands
de Rouen, eurent le même sort, l'une en 1630, l'autre en 1633. Dépourvus de
vivres et d'abris, les émigrants s'attaquèrent aux Indiens qui, pour se défendre,
se coalisèrent aux Anglais et aux Hollandais dont la possession de l'île exci-
tait la convoitise. La plupart furent mangés par les Caraïbes.
C'est de 1635 que date la fondation de Cayenne.
En 1643, une nouvelle compagnie se forme à Rouen et obtient p a r lettres-
patentes tout le pays compris entre l'Amazone et l'Orénoque à la condition d'y
créer des établissements et de le peupler. L'expédition, considérable pour
l'époque, se composait de trois cents émigrants, conduits par un fou furieux
nommé Poncet de Brétigny.
Brétigny, au lieu de chercher à conquérir les bonnes grâces des naturels —
entreprise facile que les Anglais et les Hollandais avaient réalisée dès le début —
les chassa des alentours du mont Cépérou pour s'y établir avec ses engagés.
Peu après, il voulut réduire les Peaux-Rouges en esclavage, mais ils se défen-
dirent vaillamment. Il les traqua comme des fauves et fit pendre ou brûler
ceux qu'il put saisir.
Non content de se priver ainsi d'alliés puissants qui eussent pu devenir des

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
433
Vue de Cayenne.
auxiliaires dévoués et fidèles, il n'est pas de tortures que Brétigny n'ait infligées
à ses propres compagnons. A peine nourris de mets répugnants parcimonieu-
sement distribués, les malheureux travaillaient du matin au soir sous l'impla-
cable soleil de l'Équateur. La faute la plus légère était punie avec une férocité
inouïe. Il avait une estampe de fer où les initiales de son nom étaient enlacées!
il la faisait rougir et marquait au milieu du front ou dans les paumes des mains
5 5

434
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
ceux qui avaient transgressé ses ordres. Les engagés, à bout de patience, se
révoltèrent le 4 mai 1644 et arrêtèrent leur bourreau. Cent vingt s'enfuirent,
moitié à Surinam, moitié au Brésil. Il fut remis en liberté au bout de vingt
jours et réduisit de nouveau au désespoir les malheureux qui étaient restés à
Cayenne. Ils se sauvèrent chez les Galibis qui les accueillirent fraternellement.
Quant à Brétigny, il fut tué par les Indiens auxquels il voulait faire payer
l'hospitalité accordée par eux aux fugitifs.
Tandis que les Français, mieux avisés cette fois, vivaient en paix chez les
Indiens et s'unissaient à leurs filles, une nouvelle compagnie dite des Douze-
Seigneurs ou de la France-Equinoxiale se formait à Paris. M. de Royville, l'abbé
de Marivault, et l'abbé de Laboulaye « intendant de la marine » en furent les
fondateurs. On rassembla huit cents hommes, un fond de huit mille écus d'or
fut réuni, et l'expédition partit de Paris le 18 mai 1652. Les commencements
furent déplorables. L'abbé de Marivault, qui commandait en chef, se noya
dans la Seine en passant d'un bateau à un autre, et M. de Royville, qui lui suc-
céda, fut poignardé en mer par les seigneurs révoltés. Les engagés eurent a
endurer dès leur arrivée les misères les plus dures grâce à l'imprévoyance de
la compagnie qui, comme ses devancières, n'avait pris de vivres que pour la
traversée. Il y eut de nouvelles exactions contre les Indiens qui résistèrent avec
leur vaillance accoutumée. Pour comble de malheur, la division se mit entre
les seigneurs, et l'un d'eux, Isambert, convaincu d'avoir comploté la mort du
directeur, fut condamné à mort et décapité. Les Indiens de l'île, harcelés par
les émigrants réduits à la plus affreuse disette, se réunirent à ceux du conti-
nent. Les colons se réfugièrent dans le fort d'où la misère et les privations les
chassèrent bientôt. Les derniers survivants s'enfuirent à Surinam. La colonie
resta pendant quinze mois aux indigenes.
Les Hollandais, trouvant la place libre, s'installèrent dans l'île de Cayenne
sous le commandement de Guérin-Springer pour le compte de la Compagnie
hollandaise d'Ostende. Ce chef habile et sage traita les Indiens avec douceur et
put obtenir qu'ils s'éloignassent dans l'intérieur des terres.
De 1654 à 1664, la colonie fut remarquablement prospère, grâce au com-
merce des Hollandais et au travail des blancs. Pendant celte période brillante,
la seule qu'eût connue jusqu'alors la Guyane française devenue hollandaise et
à laquelle la France, n'avait hélas ! nullement collaboré, Colbert fondait en
une seule compagnie, dite Compagnie Royale des Indes occidentales, toutes ces
sociétés rivales qui se nuisaient au lieu de s'entr'aider.
M. de La Barre, aussi bon administrateur que marin intrépide, fut nommé

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
435
gouverneur. If arriva à Cayenne à la tête de douze cents hommes avec l'ordre
de chasser tout autre occupant. Les Hollandais capitulèrent en mai 1664. A
l'exemple de Springer, de La Barre traita les Indiens avec douceur, et sut
donner à la colonie comme un regain de prospérité.
Il revint malheureusement en France et laissa le commandement à son frère,
M. de Lézy. Cet intérim ne fut pas heureux. La colonie fut ravagée par les
Anglais pendant que M. de Lézy était à Surinam. Le P . Morellet, curé de
Cayenne, sauva par son énergie les débris de notre malheureuse possession.
M. de la Barre revient en 1668, repart en 1670, et confie pour la seconde fois
l'intérim à son frère. Cette seconde absence du titulaire est plus désastreuse
encore que la première. Les Hollandais, qui avaient déjà possédé Cayenne et
apprécié sa richesse, caressaient l'espoir de découvrir les mines d'or dont les
Indiens leur avaient assuré l'existence. Ils s'en emparent le 5 mai 1676, et tra-
vaillent avec activité à augmenter les travaux de défense. C'est en vain qu'ils
fortifient Rémire, l'entrée des rivières d'Approuague, de Sinnamary et d'Oya-
pock. L'amiral d'Estrées apparaît dans les eaux de la Guyane et inflige à l'en-
nemi une sanglante défaite, en dépit de sa résistance acharnée. Louis XIV fit
consacrer ce brillant fait d'armes par une médaille dont l'exergue porte :
« Cayana recuperata, 1676 », et qui se voit aujourd'hui à Paris au cabinet des
médailles.
La colonie, redevenue française, s'acheminait vers une grande prospérité,
quand un marin français, nommé Ducasse, y relâcha en 1688, en vue d'aller
surprendre Surinam. Sous la promesse de livrer au pillage cette colonie, il
engagea la plus grande partie des habitants à s'embarquer avec lui. Il s'em-
para, à l'embouchure de la rivière de Surinam, d'une patache qui veillait pour
annoncer l'approche de l'ennemi. Au lieu de profiter de cet avantage pour
tomber à l'improviste sur la ville, il perdit un temps précieux et les Hollan-
dais, avertis, purent se mettre en état de défense. Il perdit beaucoup de monde
et fut forcé, finalement, de battre en retraite. Ducasse, après cet échec, fila aux
Antilles, où les colons qui avaient échappé à la mort se fixèrent pour toujours.
La Guyane perdait dans cette malheureuse expédition sa population et sa
richesse.
Tel est le triste bilan de la colonie pour le xviie siècle. En dépit de tous
les efforts, ce malheureux pays ne comptait plus, en 1700, que quatre cents
blancs et environ quinze cents noirs. Les causes de pareils insuccès , ne sont,
hélas, que trop faciles à définir : les concessions faites à des associations p a u -
vres, incapables de peupler et de se défendre, la mésintelligence des chefs,

436
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
l'imprévoyance des organisateurs, et les procédés indignes employés envers les
indigènes, que l'on réduisait en esclavage.
Mais nous ne sommes pas au bout. Les revers éprouvés pendant cette période
ne sont rien, en comparaison de cette folle équipée où plus de dix mille per-
sonnes périrent, et qui est connue sous le nom de : Désastre de Kourou.
Un siècle avait été perdu dans de stériles essais de colonisation. En 1700,
tout était à organiser. Les affaires restèrent malheureusement dans ce statu
quo déplorable. La revanche de Cassard en 1713 ne répara pas les dommages
causés p a r l'équipée de Ducasse, et les désastres de la fin du règne de
Louis XIV portèrent le dernier coup. La Guyane se vit enlever par le traité
d'Utrecht en 1713, le rivage de l'Amazone, et sa limite fut reculée de près de
quatre-vingts lieues dans le Nord.
De 1713 à 1763, la colonie continue à végéter sans nul incident remarqua-
ble. En 1716, la culture du café est introduite à Cayenne, au moyen de quel-
ques plants de caféier dérobés à Surinam par un déserteur français. Cet
homme, bravant la peine de mort édictée par les Hollandais contre quiconque
enfreindrait la défense relative au transport des plans de caféier, obtint sa
grâce en récompense de cette précieuse acquisition 1.
Le gouvernement français, voulant en 1763 réparer la perte du Canada,
résolut l'expédition de Kourou. On prétendait doter la Guyane d'une popula-
tion européenne. Cette entreprise devait avoir le sort de toutes les autres, par
la même absence de vues et de combinaisons. Mais, comme elle est la plus
désastreuse de toutes les expéditions tentées en Guyane , et qu'elle lui a fait
surtout une réputation imméritée d'insalubrité, il est utile d'entrer dans quel-
ques détails, afin d'apprécier qui de l'homme ou de la nature doit être respon-
sable de la catastrophe.
L'entreprise fut décidée sur les conseils du chevalier Turgot, officier général
des armées. Il sut intéresser le duc de Choiseul, alors ministre de la marine et
de la guerre, en lui faisant entrevoir cette colonisation comme un moyen d'as-
ttirer à sa famille une immense fortune. Aussi, le premier acte du gouverne-
ment fut, tout naturellement, la concession aux ducs de Choiseul et de Choi-
seul-Praslin, de toutes les terres comprises entre les rivières de Kourou et du
Maroni. C'était environ cent vingt kilomètres de littoral, hypothéqués par
ces nobles personnages sur les brouillards de l'Equateur.
M. de Turgot, nommé gouverneur en 1763, prit comme intendant M. de Chan-
1 La Guyane est la première colonie française qui se soit adonnée à la culture du café.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
437
vallon, ancien membre du Conseil supérieur de la Martinique. Il poussa les pré-
paratifs avec activité, et se mit en devoir de faire construire avant tout des
abris pour douze mille personnes. Il s'adjoignit à cet effet M. de Préfontaine,
ancien officier, propriétaire depuis vingt ans à Kourou. Les inconcevables len-
teurs du ministère retardèrent de quatre mois l'arrivée à Cayenne de ce colon
expérimenté. Les autorités de la colonie lui suscitèrent, en outre, une série de
difficultés qui enrayèrent à ce point sa mission préparatoire, que lors de l'arri-
vée d'un convoi de six cents émigrants, on disposait à peine de quelques cases!
Il fallut abriter ces colons sous des tentes. Les fièvres se déclarèrent. L'on était
sans hôpital et sans service médical. Ces faits se passaient en septembre 1763.
Chanvallon, immobilisé aussi à Paris par les tracasseries administratives, s'em-
barqua le 14 novembre avec 1,429 émigrants. Il ignorait les entraves apportées
aux travaux de Préfontaine et croyait que tout était prêt. Il arriva à Cayenne
le 22 décembre. Le débarquement s'opéra avec une excessive lenteur. Les pas-
sagers furent parqués sous des hangars. Le transport à Kourou présentait en
outre mille difficultés. La colonie n'avait ni bateaux ni pilotes. Bien que le
ministère, connaissant ce dénûment, eût ordonné formellement aux autorités
de Cayenne de faire préparer des embarcations, celles-ci résistèrent avec une
inqualifiable inertie. Le transport s'opéra enfin sur un petit brigantin.
En février 1764, M. de Chanvallon apprit, au milieu de ces difficultés, l'arri-
vée d'un navire portant quatre cent treize individus. Il courut au camp. L'hô-
pital regorgeait de malades gisant sur le sable, sans autre abri que des lam-
beaux de toile, presque sans secours. On était en pleine saison des pluies !
L'intendant se convainquit de l'impossibilité de faire face à ce surcroit de popu-
lation. Et pourtant, il ne devait pas recevoir de nouveaux passagers avant que
ses lettres n'aient donné avis au ministère que tout était prêt. Il avait compté
sur les nouveaux arrivants pour achever les préparatifs, mais ceux-ci refusèrent
tout travail, et s'occupèrent pendant plusieurs mois à des simulacres de ban-
quels et de comédies. Le convoi arriva le 19 mars 1764, annonçant la venue
de deux mille personnes, hommes, femmes et enfants pour le mois suivant.
On devine quelles furent, à cette nouvelle, les poignantes anxiétés de l'in-
tendant. Le dénûment était complet à Kourou. Bien que les îles du Diable fus-
sent encombrées p a r le convoi précédent, il fallut les y entasser. Pour comble
de malheur, ils se mutinèrent. Il écrivit au ministre, pour suspendre les départs,
ses lettres ne partirent pas, ou arrivèrent trop tard. Les arrivées continuèrent
pendant les mois de mai, juin, juillet et août. Douze mille personnes disent les
uns, treize mille, disent les autres, étaient alors empilées à Kourou. Il est,

438
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Ï A N E
d'ailleurs, impossible de préciser, car la confusion devint telle, que l'on perd
la trace des derniers convois. Pour comble de malheur, la peste se déclara, et
emporta ceux que les fièvres avaient épargnés. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela,
quand on sait que trois à quatre cents personnes logeaient ensemble sous des
hangars boueux, perméables au soleil comme à la pluie , et que la nourriture
et les médicaments faisaient absolument défaut.
Dix mille personnes périrent, et deux mille à peine purent revenir en France.
Trente millions avaient été dépensés en pure perte ! Ce drame lugubre avait
duré un an.
Ainsi finit cette expédition, formée de gens de toutes classes, a r t i s a n s ,
employés civils et militaires, comédiens, soi-disant capitalistes, gens du monde
en quête d'aventures, musiciens, etc. La faute essentielle fut de fonder une
colonie de consommateurs, alors que l'on savait que la Guyane possédait seu-
lement quelques habitants pauvres et disséminés sur un territoire immense, de
transporter cette foule énorme sur une plage inculte, sans soins, sans abris, et
de ne lui dojiner que des aliments avariés venus d'Europe, qui engendrèrent
des maladies contagieuses.
Et maintenant, que le lecteur veuille bien faire la part des responsabilités et
dire si le désastre est imputable à l'impéritie des hommes ou à la prétendue
insalubrité du climat.
Il fallait un homme de génie pour relever la colonie que l'on regardait
comme perdue. Le gouvernement eut pour une fois la main heureuse en choi-
sissant M. Molouet qui fut envoyé en Guyane comme ordonnateur, en 1776.
Aidé de l'ingénieur Guizan, M. Malouet, le plus éminent fonctionnaire que la
Guyane ait jamais possédé, fit fleurir une ère de prospérité qui dura près de
vingt années. Dessèchement de marais, canalisation, drainage, assainissements,
constructions, toutes les innovations heureuses datent de cette brillante admi-
nistration.
La Révolution française allait avoir bientôt sa répercussion au-delà de
l'Atlantique. Moins d'une année après ce grand acte de réparation qui s'appelle
l'abolition de l'esclavage, et que la Convention écrivit en lettres d'or en tête de
ses décrets, parut l'arrêté du 12 germinal an IV ( 1 " avril 1795), qui condam-
nait à la déportation Barrère, Vadier, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes1.
Les deux premiers s'échappèrent et les deux autres furent envoyés en Guyane.
i J'ai vu à Sinnamary le rocher où, selon la tradition, Billaud-Varennes aimait à s e i e p o s e r
entouré des enfants noirs du bourg qui l'adoraient et auxquels il apprenait à lire.
L. B.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
439
Le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), le Directoire chasse les deux con-
seils et condamne à la déportation cinq cent seize de ses ennemis politiques,
presque tous députés, nobles, journalistes, prêtres ou généraux. Cent quatre-
vingts réussirent à s'échapper, les trois cents trente qui restaient furent envoyés
en Guyane, et internés à Conamana et Sinnamary.
Les jours néfastes de Kourou allaient renaître, éclairant des scènes lugubres,
des souffrances mortelles. Ces trois cent trente déportés, traités en France
comme des malfaiteurs, furent enfouis à leur départ de Rochefort dans l'entre-
pont des navires. Pendant les heures douloureuses d'une insurmontable tra-
versée, ils éprouvèrent les déchirements de la faim, les cuisantes ardeurs de la
soif1. A leur arrivée en rade de Cayenne, plusieurs étaient morts. Un grand
nombre furent débarqués mourants et conduits d'urgence aux hôpitaux, et cent
soixante-un succombèrent aux suites de la nostalgie et des privations endu-
rées antérieurement.
Quelques-uns, parmi lesquels Pichegru, Ramel, Barthélemy, Villate, Aubry,
Daussonville, de Larue, Letellier, s'évadèrent et gagnèrent les Etats-Unis.
Barbé-Marbois et Laffon-Ladébat obtinrent leur rappel en France.
Il n'est pas étonnant que de semblables tortures endurées pendant la traver-
sée, et couronnées par l'internement en Guyane, aient aigri les caractères les
mieux trempés, qu'ils aient gardé un triste et douloureux souvenir des plages
équinoxiales et que l'amertume déborde de leurs récits quand ils parlent du
lieu de leurs souffrances. M. Barbé-Marbois, entre autres, fut l'ennemi le plus
opiniâtre de la Guyane, et ses affirmations, formulées du haut de la tribune de
la Chambre des pairs, eurent une grande influence sur les jugements de ses
contemporains.
Quoi qu'il en soit, il importe de distinguer que le but du Directoire n'était
pas la colonisation. Si les effets des terribles mesures qu'il édicta furent désas-
treux, on n'en saurait imputer les causes au climat.
Quatre-vingt-dix ans ont passé sur ces misères. La situation s'est bien
1 Lorsqu'au huitième jou r de navigation, écrit Ramel, on voulut bien nou s laisser respirer
une heure par jour, trois seulement d'entre nous, Tronçon-Ducoudray, Pichegru et Laville-
Heurmàs furent en état de profiter de la permission. Nul parmi les autres n'avait assez de
force pour sortir de l'entrepont. Je fus moi-même vingt et un jours sans sortir de la fosse
aux lions... Le capitaine Laporte n'oublia aucun des tourments qui pouvaient nous faire suc
comber. Ce fut par un redoublement de barbarie qu'il ne voulut jamais nous faire donner
une échelle pour grimper sur le pont, de manière qu'étant forcés de nous hisser par une
corde dans le vide des écoutilles, ceux-là même à qui le renouvellement de l'air était le plus
indispensable, n'en pouvaient profiter.
On nous refusait les plus vils secours, les ustensiles les plus indispensables...

440
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
améliorée, quoique l'idéal soit loin d'être atteint. Mais on est toujours en droit
de se demander pourquoi ni le temps, ni l'expérience, n'ont pu détruire com-
plétement encore cette réputation d'insalubrité si profondément imméritée.
J'ai voulu, à mon tour, combattre cet injuste préjugé, et contribuer dans la
limite de mes moyens, à la réhabilitation de ce pays méconnu que j ' a i m e , et
dont j ' a i pu apprécier l'opulence et la beauté. Puisse ma faible voix être enten-
d u e ! Puissé-je ainsi ajouter une pierre à l'édifice que construisent là-bas ces
vaillants qui travaillent et espèrent. Ce sera la plus belle récompense d'un
obscur citoyen qui n'a d'autre objectif qu'un ardent patriotisme.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
441
La traversée de Cayenne a u Maroni. ( P a g e 4 4 5 . )
C H A P I T R E I V
Une lettre de France. — Le Robinson à Paris. — L'asphalte et la Forêt-Vierge. — La m a n -
sarde de la rue Saint-Jacques. — Les drames de la misère. — Inquiétudes d'une mère. —
Communications interocéaniques. — Navigation coloniale. — Le Dieu-Merci et les ta-
pouyes. — Coup double — Bagages sans propriétaire. — Le forçat réhabilité. — Après
vingt ans d'absence! — En canot de papier. — Les machines à vapeur ont droit de cité.
— L'inondation.
56

442
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
Paris, 15 juillet 1 8 7 . . .
CHERS PARENTS, CHERS FRÈRES,
Le courrier anglais part demain de Southampton pour les Guyanes. Dans
vingt-deux jours, la goëlette Marom-Packet, qui a depuis peu remplacé notre
Tropic-Bird quittera Surinam pour le Maroni. Huit jours après, cette lettre vous
arrivera à l'habitation : La France équinoxiale. Elle nous précèdera de trois
semaines. Enfin ! Je vais donc vous revoir après une interminable absence de
dix mois ! Nous sommes, Nicolas et moi, en proie à la fièvre du départ. Fièvre
moins dangereuse que celle des grands bois, mais tout aussi violente
J'ai assez de Paris, bien que j ' a i e appris à l'aimer en le connaissant. Je con-
viens pourtant que c'est le séjour que je préfère, après celui de la Forêt-Vierge,
bien entendu. Il me faut l'extrême civilisation, ou la nature dans sa sauvagerie
primitive. Je n'admets pas de milieu. Mon adaptation à cette vie nouvelle a été
rapide, en somme, et la série des étonnements bientôt épuisée. Mais combien
j'eusse été éperdu dans cette solitude bourrée d'êtres humains, où l'étranger se
trouve plus isolé peut-être que dans nos bois, si j e n'avais eu pour guide mon
brave Nicolas.
J'étais bien le sauvage que l'éternel brouhaha de la grande ville abrutit
littéralement. Je ne voyais que des maisons énormes juxtaposées à d'autres
maisons, comme ici nos arbres géants, succédant à d'autres arbres, des gens
affairés, courant par milliers, comme une armée de fourmis-manioc , ou des
industriels vociférant dans les rues à rendre des points à tous nos singes-hur-
leurs. Il m'était impossible de rien distinguer à travers la foule, la poussière,
les voitures, la boue, la fulguration des lumières, ou les embarras des voies
Non, jamais Européen ne peut être aussi emprunté, quand il a devant lui cinq
millions d'hectares de Forêt-Vierge, que je le fus à mon arrivée à Paris.
Heureusement, je le répète, j'avais Nicolas, qui est une véritable boussole
complétée d'un guide du voyageur. Et maintenant, votre petit sauvage sait
monter en chemin de fer comme une « personne naturelle », les tramways ne
l'effarent plus, et la vue de la lumière électrique ne lui fait plus pousser les
hauts cris. Il a visité le Louvre, travaillé à la bibliothèque nationale, suivi quel-
ques cours à l'Ecole des mines, étudié au Muséum d'histoire naturelle et p a r -
couru je ne sais pas combien de magasins de toute sorte. Nos achats sont enfin
terminés, et j ' a p p o r t e tout un stock de livres, d'armes, d'effets d'habillement

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
443
et d'équipement, sans oublier la série d'instruments et d'outils agricoles, ainsi
que les machines indispensables à nos futures exploitations. Tout cela est paré
à prendre la mer. Il y a le chargement d'un trois-mâts. Je n'ai rien épargné,
et vous serez contents. Nous nous sommes d'ailleurs scrupuleusement confor-
més à la consigne, qui était de dépenser b e a u c o u p , afin de gagner du
temps.
C'est fait, et nous revenons. Décidément, l'ennui m'envahit de plus en plus.
Nicolas aussi. Il veut TOUS embrasser et manger de la pimentade d'aïmara. Ici
l'on ne trouve que du goujon, et l'on n'a pas la ressource d'enivrer la Seine
avec le nikou.
H fait une chaleur infernale. Le bitume mollit sous les talons, on trans-
pire comme des gargoulettes. Nous avons eu 37° à l'ombre. Et l'on prétend
que la Guyane avec sa température moyenne de 27° est l'enfer des Européens!
Il est vrai que nous avons eu au mois de janvier 15° au-dessous de zéro, avec
un vilain accompagnement de neige et de glace. Angosso eût bien ri, s'il m'eût
vu engoncé dans une pelisse doublée de fourrures, avec un collet de loutre,
coiffé d'un bonnet fourré, et ficelé comme un Esquimau. Je déteste l'hiver et
j'étouffe dans ces cases banales que l'on appelle chambres d'hôtel. Et les res-
taurants !
Oh ! ma chère vie de famille, avec ses doux entretiens, ses bons épanche-
ments si sincères, et ses saines joies si complètes! Encore trois semaines d'at-
tente! Encore deux mille lieues à parcourir avant de goûter ce bonheur!
Nicolas, qui lit par-dessus mon épaule, a les yeux rouges, en pensant à vous.
Il s'oublie à parler créole et m u r m u r e comme autrefois notre bon Casimir :
« Ça même ».
Quant à moi, j ' a i la poitrine serrée, j'étouffe, et je vois trouble en évoquant
par la pensée votre image à tous, en prononçant à haute voix vos noms, pour
avoir un moment l'illusion de votre présence. Maman, papa, Henri, Edmond,
Eugène, j e vous vois, je vous parle, j e vous entends. Tenez, j ' a i m e mieux vous
l'avouer, le petit Robinson pleure en pensant aux êtres bien-aimés qui l'atten-
dent là-bas, dans sa chère Guyane.
Je ne veux pas fermer ma lettre sans vous raconter un épisode bien touchant
de notre séjour ici. Tout l'honneur en revient à Nicolas, dont vous connaissez
l'excellent cœur, et dont les sentiments respirent la plus exquise délicatesse.
— Viens, me dût-il avant-hier matin.
— Où allons-nous ? lui demandai-je.
— C'est mon secret. Laisse-moi faire, tu seras content. Nous sortîmes à pied

444 L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
de notre hôtel de la rue Vivienne, et nous arrivâmes après une course assez
longue à une rue étroite, située de l'autre côté de la Seine.
Nous nous arrêtâmes à une grande maison, d'aspect misérable, puis nous
enfilâmes un grand escalier sombre aux marches humides. Arrivé au sixième
étage, Nicolas s'arrêta presque défaillant.
— C'est là, me dit-il d'une voix étranglée par l'émotion, en me montrant
une porte peinte en jaune ocreux, et sur laquelle était une petite pancarte avec
ces mots : Madame D..., fleurs artificielles.
— Oui, c'est là, m'écriai-je...
Et le souvenir, déchirant le voile étendu sur le passé p a r vingt années d'ab-
sence, j e reconnus la mansarde de la rue Saint-Jacques I
Nous entrâmes. Une femme en grand deuil, pâlie p a r le c h a g r i n , se leva à
notre aspect. Trois enfants en bas âge la regardaient avec cette expression
d'inconscience douloureuse, particulière à ceux qui n'ont jamais connu la
joie. Un bébé de trois ans à peine haletait dans un berceau.
Tu te rappelles, n'est-ce pas, mère, notre dernier jour de l'an à Paris! J'avais
trois ans alors, et pourtant, ce souvenir est aussi vivant en moi qu'au premier
moment. A la vue de cette mère en deuil, de ces enfants en larmes, j ' é p r o u v a i
comme un dédoublement de mon ê t r e , il me sembla redevenir l'enfant du
proscrit, et voir devant moi la veuve du mort-vivant.
L'illusion était d'autant plus complète que j e sentais palpiter comme jadis
le drame de la misère et de la douleur. Il y a véritablement sur terre des
lendroits maudits. J'expliquai le but de notre visite, qui était un pèlerinage au
ieu de nos souffrances. L'inconnue, confiante comme les désespérés, nous
ouvrit son cœur et s'épancha près de nous. Son histoire, h é l a s , pouvait se
résumer en quelques mots. Son mari, un honnête ouvrier, brisé p a r le travail,
à l'hôpital depuis deux mois, les ressources de son travail, insuffisantes déjà,
supprimées p a r le chômage, puis, la misère, puis, pour comble d'infortune,
son dernier né à l'agonie.
— Madame, lui dis-je en la q u i t t a n t , prenez confiance. Pendant que mon -
père était au bagne, ma mère a souffert et lutté comme vous. Mes frères et
moi avons enduré comme vos enfants la vie de misère, mais des amis inconnus
nous ont sauvés. Cette similitude de destinées, cette infortune supportée au
même lieu et dans des circonstances presque identiques, doivent avoir le même
dénouement. Laissez-nous jouer près de vous le rôle que nos bienfaiteurs ont
rempli vis-à-vis des miens.

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
445
Et comme elle se taisait tout interdite.
— Madame, repris-je, au nom de m a mère, acceptez pour vos enfants cette
offre fraternelle. J e suis le plus jeune de la famille, mon berceau était là, où
est votre enfant malade, laissez-moi l'embrasser, le cher petit.
« J e déposai un baiser sur le front du bébé, j e mis près de lui un rouleau de
mille francs et nous partîmes brusquement. Nous n'en resterons pas là, n'est-
ce pas, et nous continuerons cette bonne œuvre à laquelle j e vous associe de
cœur et d'esprit...
En attendant le bonheur de vous serrer dans nos bras, nous vous embras-
sons de cœur.
CHARLES.
P. S. Dans six semaines nous remonterons le Maroni.
La lettre portait l'adresse suivante :
Monsieur ROBIN, propriétaire, à l'habitation la FRANCE ÉQUINOXIALE (Maroni)
GUYANE FRANÇAISE.
L'on était au 12 septembre, et le destinataire de cette lettre, parvenue à son
adresse depuis près d'un mois, attendait de j o u r en jour les deux voyageurs.
Ceux-ci auraient dû être arrivés déjà. Ils s'étaient embarqués le 6 août sur
un des magnifiques vapeurs de la Compagnie générale transatlantique, à
l'allure de cétacés, qui filent gaillardement douze milles1 à l'heure, et débar-
quent au bout de quatorze jours à la Martinique leurs passagers pour les
Guyanes. Ceux-ci prennent alors le bâtiment annexe chargé du service inter-
colonial, et arrivent en huit jours à Cayenne, après de rapides escales à Sainte-
Lucie, Trinidad, Demerara et Surinam.
La traversée, de Cayenne au Maroni, s'opère soit sur le joli vapeur Dieu-
Merci, appartenant à la compagnie Ceïde, soit sur des goëlettes nommées
« Tapouyes » qui, aidées du courant et du vent de nord-ouest, peuvent, au
bout de trente-six heures au plus, jeter l'ancre en face de Saint-Laurent. Le
Dieu-Merci opère régulièrement trois voyages p a r mois, et les « Tapouyes »
partent à la volonté des affréteurs.
De Saint-Laurent, il ne faut pas plus de quatre jours pour se rendre au saut
Peter-Soungou, situé p a r 56° 15' de longitude ouest et 5° 15' de latitude nord.
Le mille marin équivaut à 1,852 mètres. La vitesse de douze milles à l'heure est donc de
21,224 mètres.

446
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Les deux hommes eussent pu arriver au bout de trente jours, en admettant que
la traversée se fut passée normalement, et que leurs affaires ne les eussent
retenus que quarante-huit heures.
Comme on était au 1 2 septembre, ils étaient impatiemment attendus depuis
six jours. Ceux qui ont bien voulu s'intéresser aux Robinsons de la Guyane, et
les suivre à travers les dramatiques événements contenus dans le récit qui a
pour titre : le Secret de l'Or, n'ont pas oublié le proscrit Robin, et son intrépide
famille. Une nouvelle période de dix années, s'est écoulée depuis le moment
où le forçat politique apprit qu'il était libre en perdant son vieil ami, son
sauveur, le noir Casimir, assassiné par l'ancien garde-chiourme Benoît. Cette
seconde phase de l'existence des Français de l'Equateur, bien remplie par
l'étude et le travail, a été heureuse. L'ingénieur n'a pas vieilli. C'est le même
athlète aux muscles de fer, aux traits fiers et sympathiques, à l'œil profond,
au sourire bon et pensif. Il est âgé de cinquante-cinq ans et en porte dix de
moins, bien que ses cheveux soient devenus d'un blanc de neige. Son héroïque
femme est toujours la même, avec sa fine et délicate pâleur de Parisienne, son
doux visage d'heureuse mère et d'épouse dévouée. Les années ont également
glissé sur son organisme frêle en apparence, mais auquel une âme d'élite a
donné une incroyable résistance, comme la trempe à l'acier le plus pur. Ses
fils sont devenus des hommes faits. On dirait en les voyant trois éditions de la
statue du père quand il avait leur âge. Un seul manque, c'est Charles, le plus
jeune. Il est parti depuis dix mois avec Nicolas. Ils sont allés en France pour
des motifs qui seront prochainement expliqués.
Pour la vingtième fois, ils relisaient la lettre du jeune homme qu'un t r a n s -
porté libéré, en résidence à Saint-Laurent, leur avait apportée en toute hâte,
aussitôt que le Maroni-Packet, arrivé de Surinam, l'eut remise au commis-
saire hollandais d'Albina.
Henri avait dit :
— Si nous allions au-devant d'eux ?
La proposition de l'aîné des Robinsons répondait trop bien au désir de toute
la famille pour soulever l'ombre d'une objection. L'habitation avait été laissée
- à la garde du Boni Angosso, toujours alerte, toujours solide « passé maïpouri »
à sa femme, la bonne Agéda, et à tout un clan de négrillons, leurs petits-fils,
sssus de l'union de leurs enfants Lomi et Bacheliko avec deux femmes de leur
tribu.
On s'était embarqué dans deux belles pirogues, conduites, l'une par Lômi,
l'autre par son frère, secondés à tour de rôle, dans la manœuvre de la

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
447
pagaye, par les quatre Européens. Ils avaient fait halte sur la rive droite du
Maroni, et s'étaient installés sous les grands arbres, pour laisser passer l'acca-
Mantr chaleur du jour.
Henri venait de lire une dernière fois à haute voix la lettre de son frère, et
les larmes d'attendrissement avaient coulé de tous les yeux, au récit du tou-
chant épisode qui la terminait. Lômi, en faction sous une ébène couverte de
fleurs d'or, inventoriait de son œil émerillonné l'immense nappe d'eau lisse
comme un fleuve de métal en fusion.
Madame Robin rompit la première ce silence plein d'émotion.
— Charles et Nicolas tardent bien, dit-elle de sa douce voix, en regardant
d'un œil vague le fleuve géant sur la surface duquel flamboyait le soleil.
« L'impatience me dévore, et je ne sais quelle angoisse m'étreint. J'ai beau
réagir contre cette inquiétude douloureuse, tous mes efforts sont inutiles.
— Voyons, mère, répondit Henri affecté de cette tristesse, chasse bien
vite ces vilaines pensées. La distance est si longue, pour venir de France ici.
— Tu sais bien, continua Edmond, que les causes susceptibles de retarder
un voyage au long cours sont nombreuses, bien que la plupart du temps la
navigation soit exempte de dangers. Le vent contraire a pu entraver la marche
des tapouyes...
— En admettant, interrompit Eugène, toujours espiègle, en dépit de ses
vingt-six ans et de sa magnifique barbe brune, que Charles ait employé ce
procédé de navigation inspiré des tortues.
« Maman toti-la-mé. li couri passé tapouye. (Maman tortue de mer, court
plus vite que la tapouye.
La saillie de son fils ne put dérider madame Robin.
— A moins, continua le jeune homme qu'ils n'aient eu, Nicolas sft lui, la
lumineuse idée de s'embarquer sur le Dieu-Merci. Je n'ai pas l'intention de
calomnier la compagnie qui fait les plus louables efforts pour être agréable
aux passagers, mais les relais de cette estimable diligence d'eau salée sont
quelquefois très longs
« Déplus, quand le Dieu-Merci arrive à Mana le samedi, cet excellent capi-
taine Métro est bien heureux de passer à terre la journée du dimanche. Cela
fait vingt-quatre heures et quelquefois trente-six heures de retard.
— Il arrive parfois au vapeur d'érailler sa coque sur les rochers ou de piquer
son avant dans la vase. Rappelle-toi notre dernier voyage à Cayenne et les
péripéties qui en ont agrémenté le retour.
« Enfin nos voyageurs n'auront peut-être pas trouvé à Saint-Laurent d'em-

448
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
barcation prête à partir. Tu le vois, le champ des hypothèses est très vaste,
sans qu'il soit besoin de s'alarmer d'un retard facilement explicable.
— Tu ne l'ignores pas, mon cher enfant, rien ne saurait prévaloir contre
une vague anxiété que l'on ne peut pas formuler, et qui échappe à toute défi-
nition. J'appelle en vain à mon secours le raisonnement, l'angoisse augmente,
quoi que j e fasse. Tu sais bien pourtant que j e ne suis guère pusillanime, et
que la vie dans les forêts m'a singulièrement aguerrie.
Cette impatience, bien que naturelle au moment suprême où la famille
entière allait être réunie après une si longue absence, frappa Robin. Ses traits
restèrent impassibles, mais la persistance de l'anxiété chez une aussi vaillante
créature, se communiquait inconsciemment à son âme. L'immobilité lui pesait.
Il eût voulu aller plus loin, tourmenter le manche d'une pagaye, voler sur les
flots unis, et raccourcir cette distance qu'il était en droit de supposer bien
minime. L'heure et l'état de l'atmosphère rendaient malheureusement impos-
sible la continuation de la route. Il fallait rester à terre jusqu'à trois heures
au moins.
Eugène s'était tu. Edmond ne trouvait rien à dire. Chacun s'ingéniait, mais
en vain, à trouver une diversion. Elle s'offrit bientôt spontanément. Un cri
d'oiseau inquiet plutôt qu'effarouché se fit entendre à quelques pas derrière les
lianes. « M a r r r a y e ! . . . Marrraye!... »
Les instincts du chasseur se réveillèrent aussitôt chez Henri. Il saisit rapide-
ment un fusil à deux coups, à piston, de fort calibre, acheté à Cayenne, et
l'arma rapidement. Au craquement des batteries, succéda un brusque ronfle-
ment d'ailes et deux gros oiseaux s'envolèrent en traversant la clairière, avec
la vitesse de deux projectiles.
Deux coups de feu retentirent soudain, et deux marayes frappés p a r l'infail-
lible chasseur roulèrent lourdement sur le sol. Une détonation éclata dans le
lointain, répondant, en quelque sorte, aux coups de fusil du jeune h o m m e .
Bien qu'un semblable incident ne soit pas très r a r e sur le Maroni qui est la
grande voie de communication avec la Haute-Guyane, il est moins commun
qu'on pourrait le croire tout d'abord. L'immense chemin qui marche est sil-
lonné de pirogues assez nombreuses, montées par des mineurs se rendant aux
placers, et chargées de provisions. Ces voyageurs ont bien autre chose à faire
que de guetter en plein soleil une proie souvent absente, et les noirs tout en-
tiers à la manœuvre ne sont guère tourmentés p a r le démon de la chasse.
Aussi, les coups de fusil n'éclatent guère que le dimanche aux alentours des
placers ou des plantations. Et d'ailleurs, la détonation que venaient d'entendre

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
449
Les, Robinsons accostèrent. (Page 450.)
les Robinsons, moins sonore qu'un coup de fusil, avait plus de volume. On eût
dit l'éclatement sourd d'une mine fortement chargée. La connaissance appro-
fondie qu'ils avaient de tous les bruits de la forêt, leur suggéra aussitôt cette
réflexion.
Tel n'était pas l'avis d'Eugène, qui prétendit que son jeune frère et Nicolas,
ravis de revoir la patrie d'adoption, annonçaient leur arrivée p a r des feux de
5 7

450
450 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
peloton exécutés par les équipages réunis. Cette opinion n'obtint aucune
créance ; mais Eugène, qui lui-même n'en pensait pas un traître mot, voyant
l'occasion de faire, pour un moment, trêve à la préoccupation générale, se mit
à discourir avec une verve pittoresque, dont le brio finit par rasséréner un peu
sa mère.
— Nous allons en avoir le cœur net, dit Robin. Le soleil commence à décliner.
Nous pourrons bientôt braver impunément ses rayons, en nous abritant sous des
feuilles de balisier. Somme toute, puisque l'inaction nous pèse à ce point, je ne
vois pas pourquoi nous ne partirions pas.
Deux toitures légères furent en quelques minutes adaptées à l'arrière des
embarcations, les amarres furent larguées, et les Robinsons se remirent en
route. Lômi et Bacheliko, tête nue, en plein soleil, insensibles comme de vrais
enfants des bois aux morsures de l'astre équatorial, pagayaient vigoureusement
depuis deux heures, quand le premier retira brusquement sa palette de bois et
suspendit son mouvement. La pirogue fila quelques mètres sur son erre, puis
s'arrêta.
— Eh bien ! Lômi, qu'y a-t-il ? demanda Robin.
— Canots, là-bas, beaucoup, côté la crique.
— Tu aperçois des canots et une crique, Lômi ?
— Oui, mouché. Ou pas pouvé voué li, vous assis.
— Alors, gouverne dessus, mon enfant.
— C'est vrai, dit Henri qui s'était dressé bien doucement, dans la crainte
d'imprimer des oscillations à la frêle embarcation. J'aperçois sur notre droite
une petite brèche qui doit être l'embouchure d'une crique, et une demi-douzaine
de canots immobiles à quelques pieds de la rive.
Tous les cœurs battirent à cette nouvelle, et les trois jeunes gens, pour aider
à la nage, saisirent chacun une pagaye qu'ils manièrent avec une vigueur attes-
tant l'ardent désir qu'ils avaient d'arriver.
Au bout d'une demi-heure, on était en vue de quatre embarcations p??
samment chargées : deux coques bonies, avec deux grands canots pourvus
chacun d'un mât et pouvant porter environ dix tonneaux. Un campement était
installé à terre, le repas cuisait sur des brasiers, et les hommes composant
les équipages, au nombre d'une dizaine, faisaient la sieste. Ils étaient huit
noirs et deux blancs.
Les Robinsons accostèrent près des étrangers qui leur souhaitèrent la bien-
venue. L'ingénieur allait les interroger, quand un des deux blancs se leva
brusquement à son aspect, en manifestant les signes d'une violente émotion. Il

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
451
se découvrit respectueusement en dépit des rayons brûlants qui frappaient
d'aplomb son front ridé, et s'écria d'une voix étranglée :
— Monsieur Robin !
Robin étonné regarda l'homme dont les traits et la voix lui étaient complète-
ment inconnus.
— Oh ! monsieur Robin ! Gomment, c'est vous que j ' a i le bonheur de revoir
après vingt ans d'absence ! Vous ne me reconnaissez pas. Cela se conçoit. J'ai
bien changé. Ma barbe est presque blanche et ma figure est flétrie comme celle
d'un vieillard. J'ai tant travaillé, j ' a i tant souffert aussi !
« Ah! je vous ai bien cherché, en 1859, quand j ' a i appris le décret d'amnistie.
Je suis retourné là-bas, dans la vallée du pauvre vieux Casimir. Vous étiez
parti, ignorant sans doute que vous étiez libre.
La lumière se fit alors dans l'esprit de l'ingénieur. Il se souvint.
— Gondet ! c'est vous ! mon brave garçon. Moi non plus, j e ne vous ai pas
oublié. Si le changement apporté par l'âge à votre physionomie a pu me tromper
un moment, le souvenir des services que vous m'avez rendus jadis ne m'a
jamais quitté.
— Vous êtes vraiment bien bon, monsieur Robin, et j e vous dis avec bonheur
que j e suis en tout et partout à votre service.
— Je vous remercie sincèrement, mon cher Gondet, et j ' u s e aussitôt de votre
offre.
— Tant mieux! demandez-moi donc quelque chose d'impossible.
— Nous verrons plus tard. Pour le moment, dites-moi donc à qui sont ces
canots.
— Les deux chaloupes m appartiennent. Je fais depuis ma libération le
canotage depuis Saint-Laurent jusqu'à Hermina, j ' e m m è n e les provisions des
m i n e u r s 1 , et je rapporte la production du mois.
« J e sais ce qui vous amène.
— Pas possible !
— Oui, monsieur Robin. Vous allez me demander des nouvelles de deux
voyageurs venant de France. L'un est un jeune h o m m e , l'autre âgé d'environ
quarante-cinq ans.
• Ce détail, quelque invraisemblable qu'il paraisse, est de la plus rigoureuse exactitude.
L'histoire du transporté Gondet est véridique aussi ; mais je n'ai pas cru devoir publier son
nom véritable. Il est aujourd'hui libéré. J'ai pris passage sur un de ses bateaux. Il rapporte
fidèlement chaque mois l'or des placers, et transporte en moyenne à Saint-Laurent vingt-
cinq, trente et quarante kilos de métal, soit une valeur de soixante-quinze, à cent vingt
mille francs.
L . B.

452
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
— C'est bien cela. Dites-moi vite où ils sont.
— Le plus jeune porte votre nom. Je l'ai lu sur des caisses lui appartenant.
J'ai pensé qu'il était votre fils. Il vous ressemble tant. Mais j e n'ai pas osé le lui
demander. Je me réservais de l'accompagner à destination afin de vous
retrouver.
« Ils étaient ici tous les deux ce matin et sont partis au petit j o u r pour
reconnaître un terrain aurifère dont ils sont concessionnaires.
— Mon fils est ici! s'écria madame Robin incapable de se contenir plus long-
temps. Merci, monsieur, pour cette bonne nouvelle. Nous allons partir, n'est-ce
pas, dit-elle à son mari.
— Oh ! madame, reprit Gondet de sa voix basse, vous aurez du mal à les
rattraper. Ils sont dans un petit canot construit sur le modèle de nos coques
bonies, mais monsieur Charles qui l'a rapporté d'Europe, doit être bien loin
maintenant.
— Qu'importe, nous nous rapprocherons d'autant.
— Qu'est-ce donc que ce bateau, qui peut ainsi rivaliser avec une pirogue,
montée par nous, demanda Henri en développant sa puissante musculature.
— C'est, à ce qu'ont dit ces messieurs, un canot en papier, inventé par les
Américains et construit en Angleterre. Il porte une petite machine à vapeur
avec une hélice. Le tout ne pèse pas cent-vingt kilos, et cela file comme une
mouëtte. Je les ai vu partir, et j e vous garantis que du train dont ils marchaient,
ils doivent être à plus de quinze lieues.
« Ils ont d'ailleurs promis d'être de retour demain soir au plus tard. J'ai la
consigne de les attendre ici.
— Ce chargement appartient donc à mon fils.
— Tout entier, monsieur. J'en ai là pesant plus de quinze tonneaux. Il y a
de tout, du tafia, des haches, des sabres, du vin, des graines, des instruments
aratoires, des barattes à beurre, des laveurs d'or perfectionnés, des marteaux
pilons qui se démontent en plusieurs morceaux pesant chacun vingt-cinq kilos,
comme toutes les pièces de la machine à vapeur.
— Comment, il y a encore une machine ?
— Oui, monsieur, une merveille inventée, à ce qu'ont dit ces messieurs, par
un Parisien nommé Debayeux.
« Ces deux caisses, cerclées de cuivre et doublées de zinc, que vous voyez la-
bas, contiennent de la dynamite.
« Quelle magnifique exploitation vous allez pouvoir faire, avec tous ces
accessoires.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 453
— Si vous voulez travailler avec nous, Gondet, je serais heureux de vous
donner une occupation lucrative. Nous avons besoin d'hommes énergiques,
honnêtes et rompus à la vie des bois.
« Vous acceptez, n'est-ce pas I
— Vous me comblez, monsieur, et vous me faites bien de l'honneur. Je suis
trop heureux de rester désormais près de vous.
— Mais, savez-vous, Gondet, dit tout-à-coup l'ingénieur comme frappé subite-
ment d'un fait extraordinaire, que vous avez accompli un tour de force, en
remontant jusqu'ici le Maroni, avec des embarcations d'un pareil tonnage.
— C'est monsieur Charles qui a tout fait. J'allais tout bonnement m'arrêter
en bas du saut Hermina. Mais votre fils est un homme comme vous, il ne
recule devant rien. Pour lui l'impossible n'existe pas.
« — Eh bien! me dit-il, est-ce que vous avez envie de rester ici indéfiniment?
« — Dame, monsieur, lui répondis-je, à moins d'avoir des ailes, ou d'opérer
le transbordement dans les pirogues — ce qui nous prendra au moins deux
jours, — j e ne vois aucun moyen de passer le rapide.
« — Vous oubliez mon canot de papier et sa machine.
« Nous allons vous remorquer tout cela, et ce ne sera pas long.
« Ce qui fut dit fut fait. Le vaillant petit canot, se cabra sur la houle du
rapide, les pirogues lui donnèrent un peu d'aide ; bref, on tira tant et si bien
sur les amarres que nous passâmes sans avarie, et sans avoir ôté cent grammes
de la cargaison.
Les Robinsons, étonnés et ravis, écoutaient avidement l e récit des exploits
de leur jeune frère et ne pensaient plus à remonter la crique pour se mettre
à sa recherche.
Leur mère, bien que tranquillisée par les affirmations de Gondet, réitéra sa
demande près de son mari qui commanda l'appareillage.
— Restez à votre poste, dit-il au patron des canots. Je pense que nous allons
rencontrer en route mon fils et son compagnon.
Il donna le signal du départ et les deux pirogues s'enfoncèrent rapidement
dans la rivière qui se dirigeait vers l'ouest et formait p a r conséquent un angle
droit avec le Maroni.
Ils pagayaient depuis plusieurs heures et devaient avoir parcouru une
distance considérable. Le j o u r commençait à décliner; dans peu de temps, il
faudrait songer à installer le campement. Les Robinsons ayant résolu d'aller le
plus longtemps possible, accéléraient encore leurs mouvements de nage. Un

454
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
bruit lointain, une sorte de vaste frémissement continu et peu intense frappa
leurs oreilles.
Ils s'arrêtèrent un moment, intrigués, sans deviner tout d'abord la cause de
ce murmure qui allait grossissant. Tout à coup, le lit de la crique sembla
s'arrondir dans ses berges devenues trop étroites. Le courant devint violent
comme un rapide. L'eau monta brusquement.
— Tiens bon ! enfants, dit de sa voix calme l'ingénieur. Tiens bon et en
avant. C'est l'inondation.

C H A P I T R E V
De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace. — Projet d'un homme de génie. —
Ce que l'on pourrait faire d'un territoire de 18,000 lieues carrées. — Les Robinsons devenus
chercheurs d'or. — L'établissement de la « France-Equinoxiale ». — Deux cents kilo
grammes d'or, valent six cent mille francs. — Mineurs et éleveurs de bétail. — Les
« Hatteries » guyanaises. — Le bétail au Para. — Les mille vaches grasses de la terre
promise. — Peaux-Rouges et génisses. — Course en pirogue. — La curée des Caïmans.
— Cris de détresse et coup de feu.
On se souvient du chaleureux appel adressé jadis par Robin à ses fils, lorsque
ayant appris qu'il était libre, il résolut de se consacrer tout entier à la prospérité
de la Guyane. Arracher à sa torpeur cette immense contrée, infuser un sang
jeune, à ce vieil organisme débilité avant d'avoir vécu, tirer du sol les richesses
qu'il renferme, exploiter les terrains en s'approvisionnant sur place, créer des
relations commerciales et industrielles, faire en un mot de la colonie française
l'heureuse rivale de la colonie anglaise, tel était le projet gigantesque dont il
voulait poursuivre la réalisation.
Une pareille entreprise exigeait une envergure de géant. Un étranger,
connaissant les secrètes espérances de l'ingénieur, l'eût indubitablement taxé
de folie, en examinant les moyens dont il disposait.
Eh quoi! cet audacieux, qui, la veille encore n'était qu'un exilé sans patrie,
qui depuis quinze ans, n'avait eu aucune relation avec le monde civilisé, pré-
tendait, aidé de cinq blancs et de trois noirs, s'attaquer au colosse invincible
jusqu'alors. Il allait tenter ce que d'opulentes compagnies, des gouvernements
eux-mêmes n'avaient pu réaliser. Il ferait sortir du vieux limon primitif, de ce
gouffre sans fond qui depuis deux siècles et demi a dévoré tant d'existences, l'or
et le sang des colons morts à la peine. Il vengerait les victimes de Kourou,

456
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
transformerait l'ossuaire équinoxial en un champ fertile, et ferait rendre gorge
à la Guyane en la sauvant d'elle-même p a r elle-même !
Folie, dira-t-on. Mais folie sublime, jusqu'au j o u r où le vieux monde stupé-
fait dirait, en voyant le succès couronner cette suprême audace : « Le fou était
un homme de génie ». C'est que si le termite anéantit un navire, une montagne
de bois, si la goutte d'eau creuse le rocher, si l'infiniment petit a raison de
l'infiniment grand, l'idée constante troue plus sûrement encore les ténèbres de
l'ignorance, et le travail de tous les instants ne connaît pas d'obstacles.
La grande ombre de Malouet, qui plane toujours sur cette terre méconnue,
dut tressaillir de joie, quand Robin redressant fièrement la tête, dit à la
Guyane : A nous deux 1
L'ingénieur connaissait à fond la zône équinoxiale. Le passé n'avait pas de
secrets pour lui. Il avait su tirer de l'histoire navrante de notre colonie, tous
les enseignements philosophiques et économiques. Peu lui importait le présent :
il en faisait volontiers abstraction pour ne penser qu'à l'avenir. Ce rêveur plein
d'audace était un profond calculateur. Il n'avait aucun préjugé à l'endroit de
la Guyane, et, chose qui paraîtra peut-être paradoxale, aucune illusion. Il
jugeait froidement, sainement la situation, sans s'exagérer ni les espérances ni
les difficultés.
Nous allons d'ailleurs le voir à l'œuvre dans un moment.
— Deux causes essentielles, dit-il à ses enfants et à Nicolas, ont constamment
entravé l'œuvre de colonisation, tentée depuis l'expédition du capitaine La
Ravardière en 1604. D'une p a r t , la dissémination des forces, petites ou
grandes, amenées sur ce point du continent américain, d'autre part, l'insuffi-
sance des approvisionnements.
« Il n'est pas douteux, en effet, que la défectueuse organisation de la Guyane,
avec ses vingt-quatre mille habitants, éparpillés entre l'Oyapock et le Maroni1,
ne soit due aux établissements des jésuites autour desquels la population
indigène, alors nombreuse, s'est groupée. Sans les missions de l'île de Cayenne,
de La Comté, d'Approuague, d'Oyapock, de Kourou, de Sinnamary et de
Connamana, il est probable que les colons se seraient agglomérés sur quelque
point choisi dans l'île de Cayenne.
« Il n'est nullement besoin, n'est-ce pas, mes chers enfants, de bien longs
raisonnements, pour voir que cette dispersion des forces actives sur cet immense
1 La distance entre ces deux points extrêmes est de 320 kilomètres. En prenan t pour limite
en profondeur le Rio-Branco, un des affluents de l'Amazone, la surface triangulaire de la
colonie serait de près de 18.000 lieues carrées.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
457
Ils ramenèrent chacun une femme. (Page 4 6 0 . )
territoire ne pouvait qu'être déplorable. Les établissements, privés de com-
munication, incapables de se porter secours, devaient infailliblement suc-
comber. Il eût été si simple pourtant de concentrer en un seul point bien
accessible, tous les convois envoyés de la métropole, de travailler à perfec-
tionner à tout prix une installation, même mauvaise, et de ne pas laisser p e r
dre un atome de la force.
5 8

458 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« N'est-ce pas ainsi que Pierre le Grand a eu raison des marais de la. Néva,
et improvisé de toutes pièces la ville admirable qui porte son nom.
— Je continue, et je passe à la question des approvisionnements plus mal
comprise encore, et qui par sa défectuosité a été la cause occasionnelle de tous
les désastres.
« Toutes les expéditions n'ont pris au départ de la F r a n c e , que la quantité
de vivres nécessaire à la traversée. Nul parmi les organisateurs n'a compris que
l a Guyane n'était pas en principe un pays de production, et qu'en dépit de sa
fertilité, il fallait y improviser de toutes pièces l'existence des immigrants. La
Forêt-Vierge, qui produit après le défrichement plus de cinq cents pour un,
ne peut, du j o u r au lendemain, donner du manioc, des épices, du café, du
cacao, du coton, du roucou, de la canne à sucre... que sais-je encore ?
« Non seulement, la croissance de ces précieuses denrées est fort lente, mais,
vous le savez aussi, les grands bois, avec leurs stériles magnificences, sont
incapables de nourrir un chasseur, à plus forte raison, une agglomération de
colons qui ne sont pas rompus à la vie d'aventures. Or, il faut manger, pendant
que le défrichement s'opère. Si l'on n'a pas eu la précaution d'approvisionner
largement les chantiers, en amenant du dehors toutes les choses indispensables
à la vie, la famine se déclare bientôt. La famine, avec son terrible cortège de
maladies, et tous les mauvais conseils qu'elle peut suggérer à ceux dont elle
tord les entrailles.
« C'est aux suites de cette inconcevable impéritie dans les approvisionne-
ments, que sont imputables les désastres qui ont jeté le discrédit sur notre
France équinoxiale. Les épidémies, les fièvres, les révoltes, le pillage, les
exactions à l'endroit des indigènes, que ne feraient pas des hommes mourant
de faim 1
« Il était si simple, d'agencer préalablement les points à coloniser, d'y
construire des abris, et surtout d'y introduire du bétail. Si les plantations, au
lieu d'être éparpillées de tous côtés, avaient été concentrées dans l'île de
Cayenne, le Tour de l'Ile, Roura et les côtes de Macouria, où sont des terres
fertiles et des bois de toute essence, le reste de la colonie aurait pu être remplie
de bœufs importés d'Europe, leur chair serait aujourd'hui la base de la
nourriture des colons comme au Vénézuéla, comme au Brésil et même au
Para, à quelques lieues de notre Oyapock. L'introduction du bétail a été la
cause unique de l'acclimatement des blancs dans ce pays aujourd'hui bien
peuplé, pendant que la Guyane végète, réduite encore à la portion congrue
de couac et de poisson sec 1

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
459
« Puisque les hasards de notre destinée nous ont jetés sur les rives de ce
fleuve géant, presque inconnu du monde civilisé, et que bien peu d'Européens
ont exploré, faisons ici, ce que nul n'a pu accomplir encore sur les autres
points du territoire. Gréons la colonie modèle du Maroni. Notre nombre est
bien faible, mais nous possédons l'immense avantage de l'acclimatement, et la
connaissance approfondie des périls et des ressources de notre pays d'adoption.
Nous avons aujourd'hui, non seulement de quoi vivre, mais encore de quoi
nourrir des centaines d'individus. La famine est vaincue, et avec elle, le plus
mortel ennemi de la colonisation.
« Je n'ai pas la prétention d'improviser avec nos seules forces ce lieu de
production, que revendiquera bientôt la civilisation. Vécussions-nous cent ans
encore, nos existences n'y suffiraient pas. Nous allons créer l'élément indis-
pensable du succès. Quand nous aurons l'outil en main, nous aviserons. Le sol
ici, regorge d'or. Puisque l'or est le grand moteur, on pourrait dire l'unique
moteur des efforts humains, devenons riches. Soyons chercheurs d'or. Quand
il y aura ici quelques centaines de mille francs en lingots, la colonie de la
« France-équinoxiale » sera fondée.
« J'ai dit. A l'oeuvre 1
Cette seconde incarnation qui transforma les colons en mineurs fut un jeu
pour les Robinsons de la Guyanne. Aidés des trois Bonis dont l'attachement
profond et la colossale vigueur firent de précieux auxiliaires, Robin, ses fils et
Nicolas, construisirent des instruments à laver l'or, et fouillèrent sans relâche
le lit des criques de l'immense bassin. Les Indiens, hélas 1 incapables de col-
laborer au grand œuvre, avaient bientôt repris leurs habitudes nomades.
L'ingénieur avait pourtant remporté une grande victoire, en resserrant le
périmètre de leurs courses à un espace assez restreint. On était certain de
les trouver en temps et lieu, quand on aurait besoin d'un vigoureux coup
de collier, pour jeter à bas un coin de la forêt. Les Peaux-Rouges con-
sentaient sans la moindre répugnance à devenir bûcherons, et à débar-
rasser des végétaux les terres à laver. C'était peu, mais cet embryon de
sédentarisme et de production avait une grande importance.
Les efforts des premiers jours, stériles en apparence, ne découragaient
pas les intrépides travailleurs. Le rendement des premiers lavages attei-
gnit un chiffre dérisoire, et il fallait toute l'énergie de ces vaillants, pour
ne pas abandonner un travail si peu rémunérateur. La déveine persista
des mois entiers sans que leur constance fut un seul instant ébranlée.
Puis ce labeur acharné obtint sa récompense. La production, qui était

460
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
restée maigrement stationnaire à quelques centaines de g r a m m e s , monta
à quatre kilogrammes le quatrième mois. Au bout d'une a n n é e , ils
possédaient environ trente kilogrammes d'or, soit quatre-vingt-dix mille
francs I
La seconde année fut infiniment plus productive. La moyenne égala celle
de la première, mais ils tombèrent un j o u r sur une « poche », comme disent
les mineurs, et ils en tirèrent près de vingt kilos en un mois.
Sur ces entrefaites, Lômi et Bacheliko firent une absence de deux mois
et s'en allèrent à Cottica, le grand village Boni. Ils ramenèrent chacun une
femme, avec quatre jeunes gens de la tribu, alliés à leur nouvelle famille.
L'arrivée de ces robustes travailleurs était un précieux appoint pour la colonie
naissante. A la même époque, Nicolas et Henri descendirent à Saint-Laurent
et s'embarquèrent pour Cayenne. Robin avait jugé à propos de régulariser la
situation au point de vue de la légitime possession du territoire exploité par
l'association. Bien que l'ingénieur n'eût plus aucun motif pour se cacher,
il fit prendre la concession au nom d'Henri. Le jeune homme se rendit avec
Nicolas à la direction de l'intérieur et obtint, moyennant un droit de huit cen-
times l'hectare, une concession de dix mille hectares, avec le droit d'élever du
bétail et de rechercher l'or.
C'était la première fois depuis douze ans qu'ils revoyaient la vie civilisée !
Que d'évènements accomplis depuis cette longue période 1 Avec quelle avi-
dité ils dévalisèrent les libraires stupéfaits d'une pareille ardeur chez de sim-
ples mineurs ! Ils se munirent également d'une ample provision d'armes, de
munitions, d'outils, d'effets d'habillement, achetèrent quelques médicaments,
sans oublier une pleine tourie de mercure, dont l'emploi devait doubler leur
production d'or.
Ils revinrent à l'Etablissement, et tel fut l'acharnement déployé par chacun,
que la troisième année n'était pas encore écoulée et le stock de métal s'éle-
vait au chiffre énorme de deux cents kilos !
Que l'importance de ce chiffre n'étonne personne. Les Robinsons, ex-
ploitant pour eux et par eux, n'avaient à supporter aucun de ces frais qui grè-
vent si lourdement les placers, et enlèvent jusqu'à 50 p . 100 de la production
effective. Ils avaient en outre apporté dans leurs instruments, des perfection-
nements remarquables, grâce auxquels ils pouvaient réaliser des économies
de toutes sortes.
Ils eussent pu, avec cette somme de six cent mille francs, si loyalement ga-
gnée, se retirer en pays civilisé et faire, comme on dit vulgairement, honnête

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
461
figure. Mais leur but était plus élevé. Ils regardaient cet or comme un dépôt et
loin d'en distraire une parcelle à leur profit, ils n'avaient même rien ajouté à
leur frugal ordinaire de Robinsons.
— C'est assez, mes enfants, dit alors l'ingénieur. Nous avons aujourd'hui
l'élément essentiel de colonisation, l'outil, comme j e vous le disais jadis. Main-
tenant, nous avons tout à faire avant d'introduire ici les bras qui doivent retour-
ner ce sol. J'espère avoir avant peu de quoi nourrir les immigrants qui vien-
dront ici. C'est le moment de transformer les mineurs en éleveurs de bétail.
— Procédons toujours avec méthode et installons avant l'arrivée des bêtes à
corne, les emplacements pour les recevoir. Puis, comme la Guyane n'en pos-
sède pas, eh bien ! nous irons en acheter au Para. Nous frêterons une goëlette
et si nous trouvons p a r hasard en rade un vapeur, nous verrons à l'employer.
Peu importe l'argent ; l'essentiel est d'aller vite.
L'énergie des Robinsons avait triomphé de tous les obstacles, et les mau-
vais jours étaient passés. La nouvelle habitation avec laquelle on fera prochai-
nement connaissance, possédait à moins de trois kilomètres, de grandes sa-
vanes remplies d'une herbe épaisse, analogue à celle qui croît sur les côtes et
connue sous le nom d'herbe de Guinée. La hatterie 1 était toute trouvée. Il y
avait là de quoi nourrir dix mille têtes de bétail.
Robin résolut d'aller lui-même au Para conclure cette importante acqui-
sition. Il partit accompagné d'Edmond et d'Eugène, ravis comme des écoliers
en vacances, à la pensée de ce voyage. Cette interminable traversée de Cayenne
à Belem, ordinairement contrariée par le courant et les vents contraires,
s'opéra sans encombre, bien qu'avec une lenteur infinie.
L'ingénieur eut le bonheur de rencontrer le navire à vapeur sur lequel un
des principaux négociants de la Guyane vient chaque mois chercher l'approvi-
sionnement de la ville. Il obtint de lui qu'aussitôt son arrivée à Cayenne, il re-
viendrait sans désemparer chercher le troupeau qu'il allait acheter, et
l'amènerait jusqu'au saut Hermina. L'armateur faisait une excellente affaire,
et Robin y trouvait son profit. Il put examiner ses sujets à loisir et donna,
comme de juste, la préférence aux génisses qui devaient mettre bas au bout
de deux ou trois mois. Il en choisit deux cents qu'il paya, malgré les droits
brésiliens et les gains énormes des « fazanders », au prix dérisoire de cent à
cent dix reïs le kilogramme, soit trente-deux à trente-trois centimes.
« On nomme « Hatterie » en Guyane, et « Fazenda » au Brésil, une sorte de métairie au-
tour de laquelle on élève le bétail ou plutôt où le bétail s'élève tout seul. C'est le « Run »
des squatters australiens.

462
L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
Et comme ses fils s'étonnaient à bon droit de cette incroyable modicité,
comparée au prix exorbitant de deux francs vingt centimes, qui est celui
de Cayenne, quand par hasard on trouve du bœuf à acheter, il répondit :
— Encore une aberration de nos colons. La Guyane manque de bœufs. De
temps en temps, on voit arriver ici un bateau cayennais, implorant la viande
des Brésiliens. Ceux-ci, à force d'instances, consentent à l'accorder comme
une aumône, et la vendent ce qu'ils veulent.
« Ne serait-il pas infiniment plus simple d'acheter, ainsi que nous le faisons,
du bétail sur pied, et de l'élever.»
L'armateur du navire à vapeur fut ponctuel, et le troupeau tout entier,
composé de deux cents génisses et de cinq taureaux, fut conduit sans encombre
jusqu'au saut Hermina. Une difficulté. colossale devait aussitôt s'élever et
empêcher peut-être la réalisation de ce projet. Comment en effet faire franchir
au troupeau ce rapide qui, bien que praticable aux canots indigènes, présente
aux embarcations d'un fort tonnage, une insurmontable barrière ?
Mais Robin avait tout prévu. Grâce à une minutieuse étude de la barre
rocheuse, il avait pu, après des sondages multiples, trouver un chenal profond,
conséquemment peu rapide, placé le long de la rive droite. Ce chenal, large de
près de vingt-cinq mètres, longeait sur toute la longueur du saut, la berge que
des travaux préparatoires transformèrent en une sorte de chemin de halage.
Cette configuration d'une partie du fleuve, était une trouvaille. Mais les êtres
véritablement forts ne savent-ils pas tirer parti de tout, et l'adaptation des
hasards au besoin de la vie n'est-elle pas une de leurs vertus ?
L'ingénieur, aidé de ses fils, avait préalablement construit un vaste radeau
pourvu d'un bastingage, et qu'une double ceinture de barriques vides rendait
complétement insubmersible. Le bétail fut débarqué sur la rive, et les animaux
chargés aussitôt au nombre de trente sur le radeau, amené bord à quai. Les
génisses du Para sont de petites taille, et leur poids dépasse rarement trois
cents kilos. Le radeau n'avait donc à supporter qu'un poids relativement
faible de neuf mille kilos, soit neuf tonneaux, et il était construit pour en
porter deux fois autant. Les Robinsons halèrent vigoureusement sur une
cordelle, comme les mariniers de nos canaux européens, et firent franchir
sans encombre à leur précieux chargement ce défilé dangereux. Ce n'est pas
tout, on compte d'Hermina au saut Peter-Soungou, environ cinquante kilo-
mètres. La hatterie des colons étant située à dix kilomètres environ au-dessus
de ce second rapide, il fallait conduire le radeau à quarante kilomètres du
point d'embarquement.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
463
Edmond, Eugène et Charles furent laissés à la garde du reste du troupeau
confiné sur une vaste presqu'île couverte d'épais pâturages. Angosso avec ses
deux fils, Robin, Nicolas et Henri, conduisirent en pagayant ce premier
convoi, qui arriva sans encombre à domicile, après deux journées de navi-
gation. Le retour du radeau vide s'opéra en douze heures, le courant aidant.
Le bétailfut partagé en cinq lots qui suivirent la même voie, grâce au même
procédé, et tout alla de façon q u e , après quinze jours d'un labeur écra-
sant , l'habitation de la France Equinoxiale était pourvue d'un inestimable
trésor. Deux cents bêtes à cornes s'ébattaient joyeusement dans les Savanes,
à la grande stupéfaction des Indiens auxquels un pareil spectacle était abso-
lument inconnu.
Robin les familiarisa bientôt avec ces animaux extraordinaires, et leur en
confiala garde. Cette fonction s'accommodant parfaitement à leurs habitudes de
nomades paresseux, ils consentirent de grand cœur à devenir «. vaqueras ».
Ils firent tant et si bien, et le chef de la colonie sut encourager leur vigilance
avec tant d'à-propos, que bien peu de génisses devinrent la proie des tigres, ce
fléau des hatteries.
Si les éleveurs avaient accompli de non moins terribles efforts que les
chercheurs d'or, leurs peines furent également récompensées. Le troupeau
avait presque quintuplé en six ans, de telle façon qu'au moment où comn-.ence
notre récit, mille bêtes superbes, tondaient avec un merveilleux entrain les
herbages de la savane sans fin, en dépit des vides laissés par l'épizootie, et
l'alimentation des colons.
Les immigrants pouvaient venir dorénavant. La famine était vaincue et la
subsistance d'une grande agglomération d'hommes assurée pour toujours.
Le nombre des ruminants de la hatterie ne pouvait que s'accroître en dépit
d'une consommation énorme. Le calcul est tout simple. Sur mille vaches mises
en savane, six cents au moins portent par an. Sur ce minimum de six cents
produits, admettons, au pis aller, que deux cents meurent avant l'âge de la
reproduction, qui est trois ans, emportées par le tigre ou la maladie. Cent cin-
quante suffisent pour la reproduction. Il en reste deux cent cinquante pour la
consommation annuelle. Chaque animal donnant environ deux cents kilos de
chair nette, la « France-Equinoxiale » pouvait bon an mal an mettre à la
disposition de ses hôtes à venir, cinquante mille kilogrammes de viande fraî-
che ! Notez bien que nous tablons sur un minimum très inférieur à 1? réalité.
Aucune appréhension d'ailleurs relativement à l'alimentation de cette ad-
mirable « fazenda » Une savane d'une lieue carrée peut nourrir .mille têtes, et

464 L E S R O B I N S O N S DE L A GUYANE
la savane est comme tous les herbages. Plus on y met de bétail, plus elle peut
en nourrir, toutes proportions gardées bien entendu.
Les éleveurs redevenaient entre temps chercheurs d'or, et n'abandonnaient
ni la pioche ni le sluice. Le rendement de l'or continuait avec ses intermit-
tences, et le fond de réserve s'arrondissait.
Le 1er novembre de l'année 187., Robin dit à sa famille réunie :
— Mes enfants, tout est prêt. Nous avons la fortune. L'abondance règne ici,
la nature est vaincue. Il faut frapper un grand coup. Nous allons faire appel
aux bras qui manquent en Guyane, et exploiter en grand les richesses qu'elle
renferme : extraire l'or du sol, laver les graviers aurifères, broyer les quartz,
fouiller la couche végétale, lui faire produire le café, le cacao, le coton, le
roucou, les épices et la canne à sucre. Voilà quel doit être notre double objectif.
« Nous trouverons des coulies indous pour l'agriculture, et des noirs de la
côte d'Afrique pour les mines. Les blancs engagés à prix d'or viendront comme
ouvriers d'art, mieux encore, la Martinique regorge d'habitants ; favorisons
l'immigration de cette belle race des mulâtres martiniquais, si intelligents, si
laborieux, qui se sont assimilés si complètement les arts de la métropole, et
qui, n'ayant pas à craindre les fatigues de l'acclimatement, seront du j o u r au
lendemain d'incomparables auxiliaires.
« Fidèles au plan tracé dès le premier jour, cette dernière et essentielle
partie de notre programme ne sera réalisée qu'au moment où les instruments
d'exploitation seront en place. Il nous faut pour cela, faire un puissant appel
à l'industrie du Vieux-Monde. Nous avons besoin de forces motrices, de ma-
chines à vapeur, de marteaux pilons, de laveurs perfectionnés, d'outils et d'ins-
truments aratoires...
« Nicolas est plus compétent que personne en la matière. Il ira en France
et en Angleterre. Il achètera tout ce qui nous manque et reviendra dans le
plus bref délai. Henri, Edouard et Eugène m'ont manifesté le désir de ne pas
quitter la colonie. D'autre part, Charles ne serait pas fâché de revoir cette
Europe dont il a presque entièrement perdu le souvenir. Il accompagnera donc
Nicolas.
« Et maintenant, mes enfants, vous avez huit jours pour faire vos prépara-
tifs. L'or abonde ici. Vous pouvez puiser largement dans la caisse commune.
Dépensez beaucoup et à propos. Nous pouvons dire aussi, nous, Américains du
Sud, comme nos concitoyens du Nord : « Times is Money... »
Tels sont les évènements qui s'étaient accomplis pendant cette période p r é -
paratoire, après laquelle les Robinsons assisteraient à la réalisation de leur

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
4 6 5
A la vue du cadavre d'un noir. (Page 466.)
admirable entreprise. Que le lecteur pardonne à l'auteur d'être entré dans des
détails si nombreux, et en apparence détachés de l'action principale. Ils sont
au contraire indispensables à la suite de cette véridique histoire, dont ils for-
ment la partie organique. Si l'auteur faisait de la fantaisie, il s'inquièterait peu
de rester dans le domaine de la réalité, ou même de la vraisemblance. Mais si,
d'une part, sa conscience lui fait un devoir de ne donner au lecteur que des
5 9

466
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
récits authentiques, dont il est allé lui-même chercher la substance là-bas, dans
la grande solitude équatoriale, il se doit d'autre part à la Guyane, où il a reçu
un si fraternel accueil. Il veut rétablir la vérité, et restituer, dans la limite de
ses forces et de ses moyens, à cette terre trop méconnue une part de la juste
considération qui lui revient.
Dix mois après, Charles annonçait son retour p a r la lettre que nous avons
publiée au commencement du chapitre précédent. On comprend la hâte
qu'avaient ses parents et ses frères de le revoir, l'inquiétude que son retard
causait à sa mère, et l'anxiété de toute la famille, en voyant monter avec cette
alarmante rapidité l'eau de la crique où il s'était enfoncé avec Nicolas, son
fidèle compagnon.
Les pirogues volaient sur les flots épais, blanchâtres, de la rivière gonflée
outre mesure. La crue, après s'être élevée d'environ deux mètres, parut rester
stationnaire, malgré l'énorme volume d'eau déversé continuellement dans le
Maroni.
La nuit vint, et les Robinsons, loin de ralentir leur allure, continuèrent leur
course, en s'éclairant avec des torches de cirier dont les embarcations étaient
toujours amplement pourvues. Rien de lugubre comme cette navigation noc-
t u r n e , dont le silence n'était interrompu que par le souffle des pagayeurs à
bout d'haleine. Rien de fantastique comme le flamboiement des torches,
piquant de lueurs rouges les ténèbres envahissant les arceaux des arbres tra-
pus sous leurs basses branches, comme les piliers d'une crypte. La distance
fournie devait être fort considérable, et rien d'insolite ne s'était révélé à l'atten-
tion des canotiers, quand Lômi, qui tenait la tête, poussa un cri bref à la vue
d'une épave flottante qui vint en tournoyant mollement, donner contre l'avant
de sa pirogue.
Robin abaissa la lumière qu'il portait, et fit un geste d'horreur à la vue du
cadavre d'un noir, dont la face partagée par une horrible blessure, émergea
dans un remous, pour disparaître bientôt emportée par le courant.
— En avant ! enfants, en avant ! dit-il d'une voix oppressée, espérant que
sa femme, couchée dans l'autre canot, n'avait pu voir la lugubre épave.
Cinq cents mètres plus loin, un bruit sec comparable à des clappements de
cisailles, se fît entendre, mêlé à une sorte de clapotis, produit par de brusques
soubresauts. Un coulie, mort aussi, reconnaissable à ses anneaux d'argent,
étincelant sous les torches, s'en allait, au fil de l'eau, déchiqueté par une demi-
douzaine de caïmans. Les membres furent bientôt détachés p a r les amphibies

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
467
en liesse, et le tronc, avec sa tête sanglante, trop gros, pour ces gueules avides,
s'enfonçait, puis reparaissait jusqu'aux flancs, pour disparaître de nouveau.
Les pirogues filèrent comme des flèches, sans distraire les caïmans de leur
hideuse curée. Les Robinsons, tordus p a r l'angoisse, appréhendant un horrible
malheur, crispés aux manches de leurs pagayes qui pliaient sous l'effort, cou-
raient éperdus dans la nuit.
Une tache blanche, vivement éclairée par les torches, trancha bientôt crûment
sur une des deux rives. Ils s'approchèrent, et reconnurent un joli canot,
amarré à un arbre, et dont l'amarre était tendue à se briser sous la poussée des
flots. Au milieu, se dressait la cheminée d'une petite machine à vapeur ver-
ticale.
Plus de doute. Ce canot était celui de Charles. Il était pesamment chargé
d'outils, d'armes et de provisions, mais il n'y avait personne à bord.
Les Robinsons après en avoir inventorié le contenu d'un rapide regard,
allaient continuer leur course en avant, quand ils s'aperçurent que les berges
de la crique étaient entièrement couvertes par les eaux. Des deux côtés, la
couche liquide s'étalait comme un lac aussi loin que pouvait s'étendre la vue.
En même temps, se faisaient entendre sur la gauche des cris déchirants, sui-
vis d'une détonation d'arme à feu.

C H A P I T R E V I
Campement de quadrumanes. — Après dix mois en pays civilisé. — La barque mystérieuse
— Visite inattendue. — Les serviteurs de la vieille fée Guyanaise. — Un cri la nuit. —
Coup de feu. — A la lueur des torches. — Réunis ! . . . —Epouvante de Lômi. — Retour
dans le canot de papier. — Chauffeur et mécanicien. — Capitaine et amiral en deux mi-
nutes. — Les pagayes et l'hélice. — Stupéfaction des deux Bonis. — Angoisses. — Cargai
son disparue.
Charles et Nicolas, encore tout imprégnés de civilisation, tombaient brutale-
ment en pleine sauvagerie. La vieille fée Guyanaise, ne les reconnaissant plus
pour ses familiers, entassait comme à plaisir les embûches sous leurs pas, et
son acariâtre maussaderie leur ménageait, comme on dit au théâtre, une entrée
dramatique.
Mais les deux blancs ne s'étaient pas endormis dans les délices de la grande
ville qui, d'ailleurs, n'amollit que les tièdes, et retrempe au contraire les indivi-
dualités puissantes. Puis ils étaient Parisiens, et le Parisien, cette quintessence
d'activité nerveuse, d'énergie primesautière, de résistance inébranlable, est
préparé à toutes les luttes. Point n'est besoin pour cela d'avoir vu le j o u r entre
le faubourg du Temple et la rue Rochechouart, ou d'être inscrit sur les regis-
tres de l'état civil de la mairie du Panthéon. Etant donné que Paris est le point
central où s'élabore la vie de la France, le cœur qui rythme les battements
de la vie de notre chère patrie, un grand nombre de Français peuvent être des
Parisiens, comme les globules rouges du sang sont les éléments qui transpor-
tent à tous les points du corps les principes d'existence et de pensée. Les glo-
bules rouges se trouvent partout dans un organisme. Les Parisiens circulent de
tous côtés. Il y en a à Saint-Denis, on en rencontre à New-York comme à
Shang-Haï. Et de patients chercheurs en découvriraient peut-être à Pithiviers,
la ville qui avec la Ferté-sous-Jouarre peut s'intituler glorieusement cité
béotienne.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
469
Aussi, nos deux Parisiens de Guyane, se trouvant tout à coup en face de
multiples périls dont un seul était mortel, redevinrent tout naturellement les
intrépides Robinsons.
— B a h ! dit Charles avec insouciance, nous en avons vu bien d'autres.
— C'est absolument vrai, opina Nicolas qui, dans de pareilles conjonctures,
ne pouvait être d'un avis contraire.
« Eh ! que diable fais-tu là ?
— Je me mets à mon aise. On ne sait pas ce qui peut arriver. Libre à t??
d'en faire autant. Vois-tu, les molletières du bon faiseur, et d'excellents sou-
liers en cuir fauve, peuvent à un moment donné empêcher les mouvements
d'un nageur.
« Au diable mon harnachement de chasseur beauceron. Je redeviens avec
mes pieds nus, endurcis encore à tous les contacts, ce que j'étais autrefois
un blanc mâtiné de quadrumane.
— Bonne idée, fit Nicolas en se déchaussant également.
— C'est parfait. Comme l'eau monte assez lentement, nous avons tout le
temps de faire ou plutôt de défaire notre toilette.
« Le pantalon est un vêtement incommode.
— Est-ce que tu penserais à
— Non, rassure-toi. Les Dryades équinoxiales n'auront pas à rougir. Mais
les deux tubes d'étoffe qui enferment mes jambes, me gênent prodigieusement.
Je vais les couper proprement au-dessus du genou, et transformer mon
« inexpressible » en un excellent caleçon de bain.
— Bravo ! Moi aussi.
— A ton aise. Le sabre est un indispensable compagnon. Que mon sabre
reste dans sa gaîne accroché à ma ceinture. A h ! . . mon revolver. Y a-t-il de
la cire dans ce séjour inhospitalier. Oui. C'est parfait.
— Que veux-tu faire avec de la cire?
— Ah ! ça, es-tu, ou n'es-tu plus un Robinson de la Guyane, habitué à
triompher de tous les obstacles, en leur opposant les précautions les plus sim-
ples et les plus futiles en apparence ?
— S i . . . mais...
— Regarde-moi opérer, et fais-en autant. Il faut avoir, dans la situation où
nous nous trouvons, un revolver prêt à faire feu.
— Cela me parait indispensable.
— Comment feras-tu, quand transformé en Triton, tu pataugeras au beau
milieu de ce liquide vaseux qui monte avec une persistance alarmante.

470
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
— Dame, j e ne sais pas trop c o m m e n t . . .
— Moi, j e ne sais pas trop, mais j e sais suffisamment ce qu'il faut. J e prends
un peu de cire, j e l'amollis en la pétrissant rapidement, j'enduis les cinq car-
touches de mon revolver — mon « Colt » n'a que cinq coups, mais ils sont de
premier choix — d'une mince couche de cire destinée à empêcher le contact
de l'eau avec la poudre et l'amorce, et prévenir les ratés.
« De cette façon, « Samuel Colt » parlera en temps et lieu, sans enroue-
ment. Je suis sûr de mon coup, et c'est bien quelque chose. »
L'admiration de Nicolas se compliquait d'un peu de stupeur, à la vue de ces
préparatifs accomplis en pareil moment avec un sang-froid incroyable, aiguisé
d'une légère pointe de causticité.
— Ma foi, tu m'étonnes. Où diable as-tu appris tout cela?
— Ne suis-je pas ton élève ? Tu m'as bien un peu enseigné le raisonnement,
et je l'applique en temps et lieu.
« Mais, assez bavardé. Tout est p a r é ? L'eau s'élève. Encore un quart
d'heure, et nous serons chez les piraïes.
— Sacrebleu ! Et notre blessé !
— Je ne l'oublie pas, et j e pense tellement à lui que nous allons tout d'a-
bord opérer son sauvetage.
— Et comment?
— Voici. J'ai toujours le poignet solide, et j'ignore le vertige. La case
est appuyée contre un grignon magnifique. Les basses branches s'élèvent à
cinq mètres à peine. L'eau n'atteindra jamais une pareille hauteur. Je vais
grimper là-haut, puis, une fois installé, j e laisse pendre une amarre à laquelle
tu accrocheras les deux cordes du hamac de notre homme ; j'enlève ensuite le
tout, et bientôt le blessé se balancera comme un lustre entre le ciel et l'eau.
« Dépêchons, le flot monte et le pauvre diable est incapable de tirer sa
coupe. »
Charles, qui avait déjà de l'eau jusqu'à mi-jambe, avisa un marteau et plu-
sieurs chevilles de fer destinées aux chevalets des « sluices ». Il enfonça la
première à un mètre cinquante, se hissa à la force des poignets après avoir
mis le marteau à sa ceinture. Il sut, p a r un prodige d'adresse et d'équilibre, se
maintenir sur ce premier échelon, planté dans le colosse qui n'avait pas moins
de trois mètres de diamètre. Il enfonça la seconde cheville, opéra comme
précédemment, répéta plusieurs fois sa manœuvre, et se trouva bientôt à che-
val sur la plus grosse branche qui s'étendait latéralement au-dessus de la case.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
471
— Allons, passe-moi vite le blessé. Puis, viens me retrouver, nous serons
ici comme chez nous.
Le jeune homme, en dépit de l'élégance de ses formes, était musclé comme
un lutteur. Le malheureux directeur, inerte dans son hamac, oscilla bientôt au
bout des robustes bras du sauveteur, comme un nid de cassiques à sa
branche.
— Là, c'est parfait. Maintenant, si le cœur t'en dit, viens me rejoindre ; car
dans quelques minutes il ne fera pas bon sur la terre ferme.
Nicolas ne se le fit pas répéter. Il retira les papiers renfermés dans les poches
de la vareuse de son compagnon, les enroula précieusement, prit sa boussole
la mit dans sa poche, et se hissa lentement.
— Mais tu n'en finis pas. Dépêche-toi donc, cria le jeune homme impatient.
— Voilà, voilà. Tu ne voudrais pas que j'abandonne nos plans, no? titres
de propriétés, et tous les « papyras » de la direction de l'Intérieur.
— Diable! Tu as raison, compé. Allons, oh... ! Hisse!
« Voilà qui est fait. Notre blessé est bien amarré. Il respire à peu près. Sa
situation ne semble pas avoir empiré. Installons-nous ici et attendons les
événements.
« Voyons, que te semble de l'aventure ?
— Rien qui vaille, répondit le Parisien songeur. La succession des faits a
été tellement rapide et imprévue, que nous n'avons pas eu jusqu'à présent le
temps d'y réfléchir.
— Ton avis ?
— Heu! Je ne sais g u è r e . . .
— Avoue que tu ne sais rien.
— C'est vrai. Et toi ?
— Je suis logé à la même enseigne. Pourtant, la présence de ce moribond
couché jadis au-dessous de la fleur de Victoria surmontée d'une tête d'aïmara,
signifie quelque chose. Je veux bien que l'incendie soit le résultat d'une im-
prudence d'ivrogne; mais l'inondation, arrivant à point nommé, non pas
pour éteindre le feu, mais succédant à une détonation carabinée, me paraît
d'origine suspecte.
— J'y pensais. Quoique pourtant les forêts guyanaises ne me paraissent
guère susceptiles de recéler des êtres disposant ainsi à volonté dm eaux et du
tonnerre.
— Sinon des eaux et de la foudre, du moins d'un énorme fourneau de mine

472
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
placé sous une barre rocheuse, formant un batardeau naturel, ou au besoin
une ligne de partage des eaux entre deux bassins.
— Tiens ! tiens ! ton idée n'est pas si mauvaise.
— C'est une simple supposition. Mais comme j e ne crois pas aux sorcelleries,
j e tâche de la restreindre aux limites du naturel.
— Tu as peut-être raison. Mais comment, et dans quel but ?
— Gomment? Je n'en sais rien encore. Quant au motif, il se rapporte certai-
nement à la tentative d'assassinat dont cet homme a été victime. L'inonda-
tion, à mon avis, a été produite pour parachever à un moment donné, l'œuvre
de l'incendie.
« N'avons-nous pas, jadis, usé d'un moyen de défense plus terrible encore
et non moins mystérieux ? Notre clan de serpents n'était pas une armée de
soldats de carton.
— Quoi qu'il en soit, le désastre semble avoir été complet. Le placer est
morne comme un cimetière. C'est à croire que tous les ouvriers ont sucombé:
Sommes-nous les seuls survivants de ce drame lugubre, et nos hommes ont-ils
aussi perdu la vie ?
— Je les connais peu, mais ils me semblent passablement débrouillards, et
j e croirais volontiers qu'ils ont su se tirer d'affaire. Somme toute, nous voici
dans de jolis draps.
« Jolis draps » est une manière de parler, empruntée aux vocables de la
grande ville ; car, en fait de draps, je ne vois guère que cette couche grise qui
clapote à nos pieds, et que la nuit va bientôt dérober à nos yeux.
— Si nous essayions d'un signal. Peut-être quelques ouvriers échappés
à la catastrophe, sont-ils accrochés comme nous à une branche.
— Je le veux bien.
Le jeune homme porta ses doigts à sa bouche, et, par une manœuvre fami-
lière aux chasseurs, fit entendre un sifflement aigu et prolongé.
Quelques coups de sifflet vibrèrent dans le lointain, sous les arbres dont
les masses sombres se confondaient déjà avec les ténèbres de la nuit qui tom-
bait rapidement.
— Nous ne sommes plus seuls, dit d'une voix plus basse Charles à son
compagnon. Mais il est urgent de ne pas recommencer. Qui sait si nous avons
affaire à des amis ou à des ennemis.
Le signal se renouvela sur des points différents et à intermittences plus ou
moins longues, comme s'il était donné p a r des gens parcourant en canot la
surface envahie par les eaux.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
473
L e flot m o n t e . ( P a g e 4 7 0 . )
Les deux Européens tapis sous les feuilles ne firent aucun mouvement. La
nuit était devenue complète. Les coups de sifflet se firent entendre, douce-
ment modulés, puis, un chien lança quelques jappements brefs et sonores.
Un faible gémissement échappa au blessé.
— Pas un mot ! siffla la voix de Charles. Pas un mot, ou nous sommes
perdus.
6 0

474
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Puis il ajouta en s'adressant à son compagnon :
— Ceux-là ne sont pas des hommes du placer. Ou j e me trompe fort, ou
nous allons avant peu pénétrer le mystère qui nous environne. Dans tous les
cas, tiens-toi prêt.
— Entendu, répondit d'un accent faible comme un soupir, Nicolas, en ser-
rant le manche de son sabre.
Un quart d'heure s'écoula. Un quart de siècle ! Ceux-là seuls, dont un péril
inconnu a fait battre les artères, au milieu de cette immensité farouche , en
comprendront l'interminable angoisse.
P u i s , on entendit un petit clapotis produit vraisemblablement par des
pagayes. Le chien, stylé sans doute en conséquence, n'aboya plus, mais
il laissa sortir de sa gorge cette sorte de gémissement strangulé, saccadé,
habituel aux animaux de sa race quand ils sentent une piste. Cette plainte de
limier en quête devint de plus en plus distincte, pour s'arrêter brusquement
sous l'arbre servant d'asile aux deux amis et au blessé.
Charles et Nicolas, dont les yeux habitués aux ténèbres, pouvaient percer
la nuit, aperçurent une vague tache noire, tranchant sur les flots un peu
moins sombres. La tache qui se déplaçait lentement, sans le moindre bruit,
affectait la forme allongée d'une pirogue. Le chien soufflait faiblement,
comme si une main puissante eût étreint son museau.
Le tronc du grignon, tressé de fibres dures et sèches, résonna sous un
choc assez peu intense, mais qui pourtant se répercuta de la base à la
cime, tant est grande la sonorité de ce bois incomparable. Ce heurt ne pouvait
avoir été produit que par la pointe de la pirogue. Cette opinion fut aussitôt
corroborée dans la pensée des deux amis par l'imperceptible r u m e u r de voix
qui le suivit.
Charles arma son revolver en appuyant sur la détente, pour empêcher le
craquement de la batterie. Le revolver était un New-Colt, une arme admi-
rable, à canon court, de très fort calibre, qui, malgré sa petite dimension
comme longueur, possède une justesse et une pénétration incroyables. Pour
ajouter encore aux garanties de sécurité offertes par cette arme, l'inven-
teur l'a pourvue de trois crans. Charles, peu familiarisé avec son maniement,
négligea de comprimer assez longtemps la détente, et le troisième cran fit
entendre ce bruit sec bien caractéristique.
La pirogue déborda lentement, décrivit une circonférence complète autour
de l'arbre qui servait de pivot, et revint à son point de départ. Les bate-
liers, plus silencieux que jamais, s'arrêtèrent, et se livrèrent à une mysté-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
475
rieuse besogne, qui dura près de dix minutes. La fine écorce du végétal géant,
piquée, en quelque sorte grignotée, crépitait doucement, sans que les deux
amis pussent démêler la cause de cet imperceptible bruit.
Charles, qui ne pouvait communiquer ses impressions à son compagnon,
n'était pas éloigné de supposer que ces étranges visiteurs, eussent appliqué
un pétard au pied de l'arbre, ou, qui sait?... peut-être un tube de toile rempli
de dynamite et enroulé circulairement. La violence de la détonation qui avait
précédé l'inondation, ne rendait cette hypothèse aucunement inadmissible.
Il n'en était rien, fort heureusement. Le travail exécuté au pied de l'arbre
cessa, et, à la grande stupéfaction des deux blancs, une voix pleine, sonore,
mais possédant un accent guttural très prononcé, s'éleva soudain au-dessus
des eaux.
Deux cris rauques : « R h e n g â ! . . . Rhengâ!...» retentirent, précédant une
longue phrase proférée dans une langue inconnue, et qui semblait une sorte
d'incantation. Puis, le cri de « Rhengâ !... Rhengâ !... » poussé par plusieurs
voix, vibra deux fois. La pirogue s'éloigna lentement en produisant ce léger
clapotis qui avait signalé son arrivée.
Charles désarma son revolver et rompit le premier le silence.
— Décidément, mon cher Nicolas, nous pataugeons littéralement en plein
mystère. Je croyais bien connaître tous les secrets de m a forêt, il faut qu'on
m e l'ait changée pendant mon absence.
— En effet, que diable peuvent bien vouloir ces paroissiens-là, avec leur
« Rhengâ !... » un mot que j e n'ai jamais entendu ici, et leur phrase baroque,
plus incompréhensible que l'auvergnat le plus pur ?
— Si du moins la lune qui montre maintenant une des pointes de son crois-
sant, avait daigné apparaître au bon moment et laisser tomber un rayon sur
ces prêtres de je ne sais quelle divinité baroque.
— Tu aurais pu sinon leur envoyer une balle de onze millimètres, du moins
trouer leur barque au risque d'en éborgner un. Nous eussions peut-être su à
quoi nous en tenir.
— Et réussi à nous faire larder de quelque flèche.
— P a r une nuit pareille, il n'y a aucun danger.
— Somme toute, ils ne nous ont rien fait. J'aurais eu mauvaise grâce à
entamer les hostilités contre des hommes probablement un peu fêlés, mais
que nous devons regarder comme inoffensifs jusqu'à plus ample information.
Le dialogue fut coupé à ce moment, par un nouveau clapotis. Mais, il était
puissant comme celui que produirait une embarcation montée par quatre
1

476
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
hommes pagayant à tour de bras. En même temps, un souffle précipité.
semblable au ronflement d'un coursier hors d'haleine, sembla sortir d'un
remous. La lune se trouva malheureusement de nouveau cachée par un
nuage, mais pas assez vite cependant, pour que le jeune homme n'eût le
temps d'apercevoir une forme brune, s'avançant rapidement vers le point
abandonné quelques minutes avant par les canotiers.
Le souffle qui devint plus ardent, plus rauque, était accompagné de clapote-
ments rapides dans l'eau. On eût dit un bruit occasionné par un homme
nageant en coupe, mieux encore, celui des nageoires d'un cétacé. Homme ou
bête, la chose innommée et presque invisible s'arrêta au pied de l'arbre,
renifla avec cette sorte d'ébrouement saccadé familier aux baigneurs et barbotta
bruyamment.
— Sacrebleu! gronda Charles énervé, j e veux en avoir le cœur net. Qui
vive ?... s'écria-t-il d'une voix éclatante ! Qui vive ?
Pas de réponse.
— Une troisième fois... Qui vive ? ou j e fais feu !
Les renifflements et les ébrouements recommencèrent de plus belle.
Charles, impatienté, visa tant bien que mal et serra la détente.
Les cartouches du revolver New-Colt portent une charge de poudre très con-
sidérable, nécessaire à leur grande pénétration et à la tension de la trajectoire
du projectile. Aussi, la détonation roula-t-elle comme un tonnerre, en se réper-
cutant au loin sous les branches et sur les eaux. La lueur qui l'accompagna fut
aveuglante.
Un cri épouvantable retentit. Un de ces cris qui dominent la grande sym-
phonie conduite chaque nuit à grand orchestre par l'Euterpe équinoxiale. Les
deux Robinsons, plus surpris qu'alarmés, ne se rappelaient pas d'avoir jamais
entendu pareille clameur.
Le visiteur inconnu fit un brusque mouvement et plongea au milieu des eaux
qui jaillirent sous la poussée.
— Il en tient, dit Charles joyeux, en glissant une cartouche dans le cylindre
de son revolver. Ma foi, tant pis pour lui. La scie avait par trop d u r é .
— A h ! çà, reprit Nicolas, est-ce que cette histoire va longtemps durer ?
N'entends-tu pas ces appels réitérés, là-bas, du côté de la crique?
— Tu as raison. Mais, n'ai-je pas aussi la berlue, il me semble voir des
lumières.
— C'est pardieu vrai. Les nouveaux venus au moins ne se cachent pas. Ils
ne peuvent être que des amis.

L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
477
— Ai-je la fièvre? Suis-je fou? Nicolas... Mais oui... C'est mon nom...
« On m'appelle 1 . . . On prononce ton nom aussi... Plus de doute !... Grand
Dieu ! Si c'étaient !...
— ... Charles... Nicolas !... criaient les voix en se rapprochant... Charles...
Nicolas !... où êtes-vous?
— Mon père !... Mes frères !... cria le jeune homme éperdu.
— Monsieur Robin !... Les enfants ! bégaya le Parisien.
« P a r ici... par ici...
— Où êtes-vous?...
— Mon père... A nous, mon p è r e ! . . . reprit Charles en déchargeant u n se-
cond coup de revolver.
Le bruit et l'éclair guidèrent les Robinsons, qui arrivaient en pagayant à
perdre haleine.
L'ingénieur, en pleine lumière, se détachait au milieu de la lueur fumeuse
produite p a r sa torche de cirier qui éclairait le torse luisant de Lômi debout à
l'avant.
Il arriva sous le grignon, leva la tête et aperçut enfin les deux hommes, à
cheval sur la branche, et près d'eux le hamac dans lequel gisait épuisé par la
fièvre le malheureux directeur du placer.
— Père !... père !... C'est nous. Où donc est m a m a n ?
— Charles!... mon enfant!... mon cher petit, cria d'une voix brisée p a r
l'émotion Madame Robin qui arrivait en ce moment.
« Tu n'es pas blessé, au moins?
— Tout va bien... tout va très bien, puisque nous sommes réunis.
— Charles !... disaient joyeusement les trois frères. C'est bien toi.
— Moi-même !... mes bons amis... avec Nicolas, et un joli stock d'aventures,
je vous en réponds, depuis le boulevard Montmartre jusqu'au grignon où nous
habitons présentement.
— Pouvez-vous descendre facilement ? demanda Henri.
— Je crois bien, il y a un escalier. Mais, procédons avec ordre. Et surtout,
veillez au large pendant que je vais évacuer l'ambulance.
— Vous avez des blessés ?
— Un blessé que vous pouvez apercevoir d'en-bas. Le pauvre diable est
dans le h a m a c .
— Eh ! bien Lômi, qu'as-tu donc, mon enfant? demanda Robin au Boni sans
r é p o n d r a à son fils.
Le noir, les yeux dilatés par l'épouvante, la bouche béante, ne pouvait arti-

478
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
culer aucune parole. Son doigt rigide montrait au chef des Robinsons l'étrange
emblème que nous connaissons déjà : une tête d'aïmara et une fleur de V i c t o r i a
attachées au tronc de l'arbre.
— Qu'est-ce que cela, Lômi?
— Oh ! répondit le Boni suffoqué... Oh 1 . . . Mouché. Çà bête là, bagage à
Maman-di-l'Eau. Oh ! mo ké mouri, oui.
— Tu es fou, mon garçon, avec ta Maman-di-l'Eau.
— O h ! maître... M a m a n - d i - l ' E a u , li tué tout moun, ké vu ça bagage là
à li.
— Allons, la paix, tu déraisonnes. Aide-moi plutôt à supporter le poids de
cet homme qui descend dans; le hamac, et à l'installer commodément dans la
pirogue.
Lômi obéit en tremblant, et M. Du Vallon était à peine allongé sur les
feuilles qui formaient jadis la tente-abri, que Charles et Nicolas, dégringolant
de leur poste aérien, avec l'agilité de deux quadrumanes, étreignaient frénéti-
quement les membres de la famille.
Le jeune homme avait entendu l'exclamation de son camarade le Boni. Il
leva la tête et aperçut, à hauteur d'homme, les deux objets semblables à ceux
que Nicolas et lui avaient trouvés au-dessus de M. Du Vallon.
— Tu dis que c'est l'ouvrage de Maman-di-l'Eau. Eh bien! elle fait de jolie
besogne, ta naïade guyanaise, si c'est elle qui a mis notre blessé dans un pareil
état, et jeté dans ce placer j e ne sais combien de millions d'hectolitres
d'eau.
« Heureusement que la crue commence à baisser. Nous allons, si tu veux,
père, rechercher nos hommes. J'espère les trouver perchés aussi quelque part,
comme une bande de coatas, en attendant le retrait des eaux. Je ne serais pas
fâché non plus de remettre la main sur mon fusil « chokebore », une arme
sans pareille, dont je vous apporte à chacun un spécimen.
Il n'était pas prudent de reprendre pendant la nuit cette navigation sur une
couche d'eau hérissée d'obstacles, jalonnée comme à plaisir de chicots à
peine visibles pendant le jour, et dont l'obscurité rendait la rencontre parti-
culièrement dangereuse. La première pirogue, pesamment chargée, grâce à
l'appoint des trois nouveaux passagers, eût coulé bas au premier choc.
Les embarcations furent en conséquence amarrées à un arbre, et les lianes
servant à cette opération, laissées suffisamment longues pour parer aux incon-
vénients résultant de la baisse probable de la crue.
La nuit se passa sans encombres, et même sans fatigue, grâce aux récits

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
479
pleins d'humour que fit Charles de son excursion en Europe. Le j o u r vint, et
le jeune homme eut le bonheur de retrouver son fusil enfoui sous une couche
épaisse de vase. L'excellente arme n'avait aucunement souffert, tant son habile
fabricant, le célèbre Guinard, avait apporté de soin dans sa confection. Le
canon, la bascule, le triple verrou et le « top-lever » furent frottés avec un
peu de graisse de coata, le meilleur anti-rouille connu, et Charles put bientôt
faire admirer à ses frères émerveillés, les qualités de ce magnifique produit de
l'arquebuserie contemporaine.
Sur ces entrefaites, les six hommes, laissés à l'aventure lors de la découverte
du corps de M. Du Vallon, signalèrent leur présence par leurs cris et quelques
coups de feu. Les pauvres diables, encore épouvantés des événements de la
veille et des bruits mystérieux entendus pendant la nuit, étaient plus morts
que vifs. Il ne fallut rien moins que la vue des blancs pour les arracher à leurs
terreurs. Ils étaient restés perchés sur des arbres, et avaient perdu une partie
de leurs provisions, mais sauvé les bagages. Le dommage était insignifiant de
ce côté. Enfin, nul ne manquait à l'appel, quand les Robinsons prirent place
à bord du splendide canot à vapeur, que l'on retrouva amarré à la place qu'il
occupait la veille au soir. Certes, jamais embarcation ne porta semblable
équipage.
Pendant que le blessé, qui commençait à reprendre ses sens, était installé à
l'arrière sous la tente, l'ingénieur examinait en connaisseur la jolie machine
verticale, à large fourneau, pour permettre le chauffage au bois. Il faisait j o u e r
le petit régulateur perfectionné grâce auquel on peut renverser instantanément
la vapeur, et admirait les imperceptibles appareils destinés au graissage de cet
organisme de métal, si simple, et si puissant. Bref, lui qui n'avait pu se rendre
compte des progrès opérés pendant vingt ans par les constructeurs-mécani-
ciens, était positivement stupéfié.
La provision de bois fut faite en quelques minutes, la chaudière allumée,
la pression monta rapidement et les soupapes s'empanachèrent de blancs flo-
cons. Les pirogues dans lesquelles les six hommes d'escorte prirent place,
furent amarrés à l'arrière du canot, puis, Henri saisit avec une joie d'enfant
la barre, pendant que Charles et Nicolas s'occupaient de la machine.
— Père, dit en souriant le jeune homme, Henri est le timonnier, Nicolas et
moi sommes à tour de rôle chauffeur et mécanicien. Tu es notre capitaine
n'est-ce p a s ?
— Mais, mon enfant, j e t'avouerai que les connaissances techniques me font,
pour le moment, complétement défaut; plus tard, j e ne dis pas.

480
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Si tu n'acceptes pas le grade de capitaine, j e te préviens que, bon gré mal
gré, nous te bombardons amiral.
— Tant d'honneur m'effraye, répondit en souriant l'heureux père. Je me
rends à merci, et j'accepte le commandement que tu m'offres si gentiment, mon
cher petit armateur.
— Eh bien! capitaine, tout est p a r é .
— Alors, en avant !
Lômi et Bacheliko, à ce commandement bien connu, mouillèrent leurs
pagayes et s'apprêtèrent à nager. Les braves noirs ignoraient, tout naturelle-
ment ce que c'était qu'une hélice. Ils roidissaient leur muscles puissants, et
essayaient, mais en vain, de démarrer l'embarcation pesamment chargée,
quand le sifflet de la machine lança deux ou trois appels stridents.
Telle fut leur stupeur, qu'ils lâchèrent leurs pagayes, et s'arrêtèrent, pétri-
fiés, la bouche ouverte, les yeux blancs, les bras tendus, incapables de dire un
mot. Mais ce fut bien autre chose quand l'hélice se mit à ronfler au milieu d'un
blanc sillage d'écume, et que le canot bondissant sur les flots unis de la crique
entraîna les pirogues avec une rapidité vertigineuse.
Sans la présence de leurs chers blancs, nul doute qu'ils eussent escaladé le
bastingage et prestement piqué une tête, pour s'enfuir d'une embarcation pos-
sédant un « piaye » si puissant, qu'elle marchait seule, et cinq fois plus vite
que celles montées par les plus intrépides canotiers de la rivière.
— Oh ! Ça blancs là !... Oh !.. mi maman ! Oh !... mi dédé !... Oh !..
Les interjections se croisaient encore avec une surabondance bien naturelle
en présence d'un pareil prodige, quand on atteignit l'embouchure de la crique.
— Tiens, fit Charles étonné, mes canots ne sont plus à leur place !
— Pas possible ! répondit Nicolas. Le patron avait l'ordre formel de nous
attendre.
Un sinistre pressentiment traversa le cœur de Robin.
Du canot à vapeur le regard pouvait s'étendre fort loin sur le Maroni. Les
eaux du fleuve géant s'étalaient à perte de vue, grises, plombées, ourlées à
l'autre rive d'une interminable bande de verdure. C'est en vain que Charles di-
rigea de tous côtés son excellente lorgnette marine, et fouilla jusqu'aux moin-
dres anfractuosités des rives. Les grosses barques avaient disparu.
— Nous sommes volés, dit le jeune homme en palissant légèrement. J'ai eu
tort de me fier à ce forçat libéré. Je ne m'y laisserai plus prendre. Il ne peut
être bien loin, nous allons lui donner la chasse, avant peu nous l'aurons
rejoint,... et alors, gare à ses oreilles!

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
481
Et s'en fut à Southampton. (Page 487.)
— Charles, mon enfant, reprit l'ingénieur, je crains bien que tu ne com-
mettes une erreur. Je le connais. Je puis répondre de lui. Il est homme à dé­
fendre jusqu'à la mort le dépôt que tu lui as confié. S'il n'est plus là, c'est
qu'il a été victime d'une épouvantable catastrophe.
61

C H A P I T R E V I I
Comme quoi un Anglais deux f o i s millionnaire peut être très malheureux de n ' a v o i r pas le
spleen. — Désespoir d'un malade imaginaire en apprenant que sa rate possède des dimen-
sions normales. — Fantaisies d'Anglais monomane. — Navigation à outrance. — La « ronde
du Brésilien ».—Master Peter-Paulus Brown de Sheffield n'a d'autre ressource que de faire
mourir à petit feu sa femme et ses filles pour leur conserver un époux et un père. —
Naufrage du Carlo-Alberto. — La goëlette le Saphir. — L'horreur de la terre ferme. —
Usage immodéré de tous les engins de navigation, depuis le steamer jusqu'à la pirogue.
Peter-Paulus Brown avait été pendant vingt ans le plus heureux des coute-
liers de Sheffield. Pendant vingt ans, l'acier de l'habile manufacturier, trans-
formé en rasoirs, couteaux, canifs, ciseaux ou limes à ongles avait été primé
sur les marchés des deux mondes, et les j u r y s des expositions de Vienne,
Bruxelles, Paris, Londres, Madrid et Philadelphie l'avaient honoré d'une in-
commensurable quantité de médailles. Peter-Paulus Brown avait fait relier en
veau maroquiné tous les brevets écrits en toutes les langues. Il montrait, non
sans orgueil, l'in-folio qu'ils formaient, et dont les dimensions égalaient celles
de son grand livre. Quant aux médailles, elles flamboyaient en une opulente
constellation sur les murailles gris-terne de l'office de Peter-Paulus, et s'éta-
laient en une sorte de monde planétaire, au centre duquel étincelait le
Sheffield-Star. L'étoile de Sheffield, ingénieusement fabriquée par l'entre-
croisement savant des types des différentes lames sorties des ateliers, était,
comme nous le disons en France, l'enseigne de la maison, il sera donc aisé de
saisir, sans qu'il soit besoin d'explications, la délicatesse de ce rapprochement
grâce auquel Peter-Paulus avait toujours devant les yeux le symbole du tra-
vail et la récompense de celui-ci.
Jusque là, rien de mieux et nous n'avons avancé rien de trop, en disant que
Peter-Paulus Brown avait été pendant vingt ans le plus heureux des couteliers

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
483
de Sheffield ; et ils sont nombreux. Mais, au bout de cette vingtième année,
l'honorable fabricant s'avisa d'une réflexion fort judicieuse, en somme. C'est
que les poils mentonniers, si subtilement fauchés par ses lames, devaient gri-
sonner'sur les épidermes qui n'étaient estompés que d'un simple duvet lors de
son entrée aux affaires. En d'autres termes, Peter-Paulus s'aperçut qu'il avait
pourvu aux opérations de la tonte d'une génération entière.
Il pensa sérieusement à se reposer, et s'occupa séance tenante de liquider sa
maison. Mistress Brown, — Arabella pour l'heureux Peter-Paulus — soumise
comme toute bonne Anglaise aux décisions de son seigneur, approuva et trouva
que c'était : perfectly well. Peu lui importait d'ailleurs. Elle ignorait jusqu'à
l'emplacement de la manufacture et n'avait jamais quitté son cottage que pour
conduire chaque année, au mois de juillet, ses deux jeunes filles, Miss Lucy et
Miss Mary, à la plage d'Ostende.
Les opérations de la liquidation donnèrent à l'activité de Peter-Paulus un
aliment suffisant. Mais quand tout fut fini, un jour vint où l'inaction pesa trop
fortement aux épaules de ce robuste travailleur. Le fracas des marteaux,
le grincement des l i m e s , le ronflement des machines, le crépitement, des
meules, le flamboiement des forges, cet immense mouvement industriel, qui
avait été sa vie, lui manqua bientôt. Et Peter-Paulus, riche de cent mille livres,
soit deux millions et demi de notre monnaie, s'ennuya comme un Anglais
seul peut le faire. Il devint complètement absurde et rien en lui ne subsista de
l'habile industriel.
Il voulut alors trancher du grand seigneur et réussit à devenir un grotesque
achevé. Après avoir usé et abusé des plaisirs faciles, dont un millionnaire en
quête d'aventures peut se saturer à l'aise, après avoir parié et perdu, après
avoir vu des coqs s'étriper, des boxeurs s'assommer, des rats massacrés par
des chiens sans oreilles et à museau camard, Peter-Paulus commença à trouver
que ces bonheurs très fashionnables manquaient absolument de confortable.
L'ennui le reprit, plus âpre, plus poignant.
Mistress Arabella, désespérée de ce changement d'humeur, soupirait en
silence, n'osait faire la moindre remarque, et feignait de ne s'apercevoir de
rien. Tout allait donc au plus mal, quand Peter-Paulus rentra un beau soir
positivement radieux. Sa bouche, qui depuis si longtemps avait désappris le
sourire, se pinçait en une sorte de rictus qui avait la prétention d'être
aimable ; ses traits, ordinairement figés comme ceux d'un mort, rayonnaient.
Il releva sa haute taille, et s'avança vers sa femme, à laquelle il dit joyeuse-
ment :

484
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
— Arabella, je croyais que j e avais le spleen!
Une des manies de Peter-Paulus était de parler français. Il avait imposé
l'usage de notre langue à sa famille, et rigoureusement proscrit l'anglais dé
tous les entretiens, même les plus intimes.
— Oui ! continua-t-il... le spleen!... Le spleen, comme lord Harrisson, comme
lord Barklay, comme le baronnet Wilmoore, comme notre grand Byron!...
— Oh ! my dear !...
— Disez : mon cher, if you please, n o . . . non, s'il vous plaît.
— Mon cher...
— Wery bien... Très well... Aoh! je ne savé plus, je étais fol... Oh! le con-
tentement... Le spleen, comme tous ces gentlemen si considérables!... Je avais
le spleen.
Mistress Brown, sans s'arrêter à ce qu'avait d'étrange cette manifestation
joyeuse d'une maladie qui passe, à juste titre, pour le prototype des affections
spéciales aux désespérés, se réjouit sincèrement de cet heureux changement
survenu dans l'état de son mari.
Quant à Peter-Paulus, la jubilation qu'il éprouva en se reconnaissant atteint
d'un mal si distingué, et plus spécialement réservé aux personnages du
high-life, le tint éveillé toute la nuit. Il se vit, parcourant le monde, rongé
par un incommensurable ennui. Il côtoyait des précipices au fond desquels
l'attirait le vertige du suicide. Il escaladait les montagnes et franchissait les
océans. Rien, enfin, ne pouvant avoir raison du mal, Peter-Paulus méditait sur
les mérites de la mort p a r la corde, ce trépas si éminemment anglais. Il pen-
sait, pour mémoire, à la noyade qui bleuit, à l'arme à feu qui défigure, au
poison qui tord les viscères, et souriait doucement à l'asphyxie p a r le char-
bon, bien que ce genre de mort soit plus spécialement réservé aux petites
gens.
Sa vie avait désormais un but. Ne fût-ce que la recherche des moyens d'en
sortir. Car enfin, un homme qui a le spleen doit finir par se tuer. Mais Peter-
Paulus n'en était pas encore là. Son spleen allait lui procurer de l'occupation.
Ce ne fut pas sans envie que les membres du Fox-Club, dont il était vice-pré-
sident, accueillirent la grande nouvelle. Si les uns, et ce fut le petit nombre, le
plaignirent sincèrement, les autres le jalousèrent, — où diable l'envie va-t-elle
se nicher ! — ou révoquèrent carrément en doute son affirmation. Cela ne fai-
sait pas l'affaire de Peter-Paulus qui, en homme avisé, résolut de confondre
séance tenante les sceptiques, et obtenir victorieusement son brevet de splé-
nique. Il sauta dans un cab, et s'en fut, dare-dare, trouver les sommités

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
485
médicales qui, en Angleterre comme partout, font profession de savoir toutes
choses et beaucoup d'autres encore.
Le pauvre malade imaginaire devait, hélas ! éprouver un cruel mécompte
C'est en vain qu'il fit consécutivement vibrer d'une main nerveuse les sonnet-
tes électriques de quatre professeurs, doctor Campbell, doctor Hasting, doctor
Nachtigall, doctor Harwey. Après l'avoir à tour de rôle p a l p é , retourné,
ausculté, percuté, ils déclarèrent unanimement que la rate de Master Brown
mesurait quatre centimètres et demi de son bord supérieur à son bord infé-
rieur et que ledit Master Brown n'avait par conséquent rien à redouter de la
splenie !
A redouter!... Ces savants étaient cruels en vérité. Jamais moribond ne fut
aussi désolé en entendant formuler l'arrêt fatal, que Peter-Paulus en apprenant
ce brutal ultimatum, qui le condamnait à la santé.
— Le faculté anglaise, il était iune bête, s'écria-t-il furieux, et oubliant que
pour un Anglais, tout ce qui est Anglais, et cela seul qui est Anglais, est au-
dessus de tout.
« Arabella, j e voulé voir les médecins de Paris. »
Et Peter-Paulus Brown de Sheffield, nanti d'un plaid et d'une valise, sauta
dans le railway qui le déposa sur le warff de New-Haven, bondit sur le pa-
quebot de Dieppe, hoqueta pendant douze heures, en proie aux horreurs du
mal de mer, et débarqua à l'hôtel Continental, plus splénique imaginaire que
jamais, et frais comme une rose de mai.
De l'hôtel Continental, Peter-Paulus mit deux mois à aller place Vendôme,
chez le professeur D... Deux cents mètres en deux mois, c'était peu, surtout
pour un homme atteint d'un mal qui se manifeste p a r un besoin suraigu de
locomotion. Mais, si comme le veut la légende, l'enfer des croyants est pavé
de bonnes intentions, il est un autre enfer aux boulevards de macadam, aux
avenues de b i t u m e , enfer très aimable d'ailleurs, qui a pour propriété de
donner aux intentions, même les plus pures, des résultats diamétralement
opposés.
En conséquence, Peter-Paulus mena, comme on dit, son spleen tambour bat-
tant, et ne lui laissa pas un moment de repos. Les soupers fins, parlons seulement
des soupers fins, tinrent une large place dans son existence. Douze heures p a r
jour, ou plutôt par nuit, les restaurants bien connus des noctambules, offri-
rent sous toutes les formes à l'insulaire les distractions dont avait besoin « son
rate ».
« Son r a t e ! . . . » Quand il avait majestueusement prononcé ces deux mots :

486
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
«Mon r a t e ! . . . » Peter-Paulus avait tout dit. Et comme il payait largement,
en véritable Anglais toqué, comme son carnet de chèques s'entr'ouvrait à
chaque instant pour solder à l'avance les fantaisies les plus biscornues, le rate
de Sa Seigneurie avait d'emblée conquis droit de cité. Les viveurs répétaient
à l'envi les mots du possesseur de cet organe bizarre, et les gazettes mondaines
daignèrent lui envoyer des reporters.
Nous ne rappellerons que pour mémoire quelques-unes des idées baroques
mises à exécution par le ci-devant coutelier. Un des restaurants du boulevard
possède un jet-d'eau avec une vasque peuplée de poissons rouges. Peter-
Paulus fit alimenter pendant un souper le jet d'eau avec du Champagne, expro-
pria les cyprins, et les remplaça par un cent d'écrevisses cuites. Il avait fait
construire une petite guillotine, u n chef-d'œuvre de précision, et ne mangeait
jamais d'œufs à la coque sans qu'ils fussent coupés par le triangle d'acier.
J'en passe, et de meilleures. Chaque matin, Peter-Paulus, bourré à éclater
de victuailles, et saturé de toutes sortes de liquides, était triomphalement
transporté à son hôtel, ivre-mort j u s q u ' à la catalepsie. Cette belle existence
ne pouvait indéfiniment durer; aussi, à défaut de spleen, l'insulaire se réveilla-
t-il un beau matin, tordu par une formidable gastrite. Il finit par où il aurait
dû commencer et fit venir le docteur D..., qui reconnut d'emblée le mal, et
pronostiqua des conséquences fâcheuses.
— La gastrite, voyez-vous, milord...
Peter-Paulus tranchait du lord à ses moments perdus, c'est-à-dire à chaque
instant depuis son arrivée à Paris.
— Je avé pas un gastrite, c'était mon rate
— Non, milord. Votre rate n'a rien à faire ici. Vous n'avez pas le spleen,
mais une gastrite.
— Je avé pas le spleen?...
— Non.
— Le spleen comme lord Harrisson... comme lord...
— Une gastrite, vous dis-je. Mais, rassurez-vous, continua le médecin, en
voyant à quelle espèce d'original il avait affaire, la gastrite est une maladie
très à la mode et très bien portée, surtout quand elle est chronique.
— Je donné à vô cent livres, si mon gastrite il devenait chronique, tout de
souite.
— Je ferai pour le mieux, milord, et vous aurez lieu d'être content.
Le docteur D. . tint parole. Peter-Paulus, amaigri, débilité, méconnaissable,
reprenait au bout de trois semaines le chemin de Sheffield, nanti d'un cas pa-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
487
thologique, honorable en somme, suffisamment distingué, et dûment attesté
par une sommité médicale. N'ayant pu être Manfred, il se résignait à être
Falstaff. C'était déjà quelque chose.
Mais tout n'est qu'heur et malheur dans la vie. Le pauvre Peter-Paulus,
malade pour tout de bon, ne pouvait plus s'adonner à son penchant de prédi-
lection, les bons mets et les bons vins. L'ennui le reprit, et avec l'ennui, un
insurmontable dégoût de la vie.
— Voyagez, et surtout voyagez en mer, lui conseillèrent à l'unisson, doctor
Campbell, doctor Hastings, doctor Nachtigall et doctor Harwey, toujours d'ac-
cord comme un implacable quatuor d'infaillibles.
Peter-Paulus prit une liasse de bancknotes, son inséparable carnet de
chèques, son plaid avec sa valise, et s'en fut à Southampton, accompagné de
mistress Arabella, de miss Lucy et de miss Mary.
Le Nile de la Royal Mail Steam Packet Company Ship, allait appareiller pour
la Vera-Cruz, avec escales à Saint-Thomas, Porto-Rico, Saint-Domingue, la
Jamaïque et Cuba. Peter-Paulus prit deux cabines, s'installa en homme amou-
reux du confort, et attendit fiévreusement le Go ahead du capitaine.
Bientôt le sifflet du steamer mugit, le vapeur siffla, le « Jack » monta len-
tement le long de sa drisse, et rutila à la corne d'artimon. L'hélice ronfla, le
Nile partait, emportant vers de lointaines régions Peter-Paulus et sa gastrite.
Le voyageur n'était pas sans appréhensions, relativement à ce moment psy-
chologique bien connu des navigateurs, et qui se traduit au bout d'une heure
au plus par une migraine tenace accompagnée de convulsifs soubresauts exé-
cutés par le diaphragme. Alors les salons se vident comme par enchantement,
le gaillard d'arrière devient désert ; les passagers, en proie aux horreurs du
mal de mer, gagnent en oscillant leurs cabines, se claquemurent étroitement
et... l'on devine le reste.
Mistress Arabella, miss Lucy et miss Mary payaient surabondamment ce
tribut de la première heure, tandis que Peter-Paulus demeurait stoïquement
avec les quelques endurcis que le tangage et le roulis n'avaient pas le privilège
d'émouvoir. -
Chose étrange, il sentit dans la région épigastrique une sorte de petit four-
millement nullement désagréable, accompagné de plusieurs vastes bâillements.
— Aôh ! fit-il, songeur, ce était encore mon gastrite.
Le chatouillement continua en s'accentuant, et les bâillements recommen-
cèrent de plus belle.

488
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Aôh !.. reprit-il, j e avais faim !.. Ce était le faim. Aôh !.. Le nêvigêcheune
il était very beautiful !
« Steward!.. Venez vite... Donnez pour moâ toutes les bonnes petites choses
que vous avez pour le mangement ».
Le maître d'hôtel se multiplia et Peter-Paulus mangea à faire pâlir l'ombre
de sir John Falstaff, cet émule de notre Gargantua.
Le lendemain et les jours suivants notre homme engloutit et digéra comme
un caïman affamé. L'on fait cinq repas à bord des packet anglais, il trouva
moyen d'en faire dix, sans plus s'occuper d'ailleurs de sa femme et de ses filles
que le gros temps confinait dans leurs cabines. Et le vorace insulaire dont
l'océan restaurait l'organisme, répétait à satiété :
— Oh ! Le nêvigêcheune !.. J e aimais le nêvigêcheune !.. Hurrah ! pour le nê-
vigêcheune !..
Entre temps, les pauvres femmes dépérissaient, mais peu importait au goulu
qui s'empiffrait et digérait comme quatre.
Peter-Paulus était à cette époque un homme de cinquante ans, brun de barbe
et de cheveux, et porteur d'une tête qu'on ne se fût pas attendu à trouver sur
les épaules de ce maniaque égoïste, Il avait le front haut et bien découvert
d'un penseur. Ses yeux gris à fleur de tête, un peu égarés, flamboyaient
étrangement sous l'épaisse broussaille de ses sourcils. Son nez aquilin, un peu
rubéfié par de trop fréquentes rasades, ne manquait pas de caractère, et sa
bouche, bien meublée encore, attestait par les deux plis tombant des commis-
sures des lèvres, une implacable volonté.
Il souriait rarement, mais il riait convulsivement, et son rire faisait peur.
Sa taille dépassait cinq pieds dix pouces. Il était maigre, mais charpenté tout
en muscles, avec les épaules un peu voûtées des hommes habitués aux travaux
manuels. Ses mains aux doigts gros, nerveux, velus, étaient énormes, et ses
pieds, chaussés de souliers à talons très bas, rappelaient p a r leurs dimensions
deux boîtes à violons.
Quand il ne mangeait pas, Peter-Paulus errait toujours seul. A toute heure
du j o u r et de la nuit on le rencontrait parcourant, silencieux, les couloirs du
navire géant. Un grain survenait-il accompagné des roulements du tonnerre
et des rafales de l'ouragan, une ombre colossale émergeait lentement du pan
neau recouvrent l'escalier des premières et s'en allait dolente de l'arrière à l'avant,
et réciproquement, sans mot dire, insensible à tout. C'était Péter-Paulus, qui
hermétiquement calfeutré dans son imperméable, fumait sa pipe. Une de ces
horribles petites pipes en bois, à tuyau court, et telles qu'enfument furtivement

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
489
Mais Péter-Paulus put faire douze repas. (Page 490.)
les assassins dans les préaux des maisons d'arrêt. Son costume entièrement
noir ne subit aucune modification même sur la mer des Antilles, aux flots
surchauffés par le soleil des tropiques.
Pendant les escales, on voyait apparaître pâlies et comme brisées, mistress
Arabella et ses deux jeunes filles, heureuses d'échapper quelques heures à leur
claustration. Car les pauvres femmes, possédant des organismes absolument
6 2

490
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
réfractaires à la navigation, ne pouvaient s'habituer aux mouvements du na-
vire. Les escales étaient au contraire odieuses à Péter-Paulus qui ne pouvait
manger, boire et dormir que secoué par le tangage et le roulis.
Arrivé à la Vera-Cruz, Master Brown fut désespéré de l'arrêt forcé du navire
qui faisait son charbon et arrimait sa cargaison. Six jours sans naviguer cons-
tituaient pour lui une véritable torture. Mais en Anglais millionnaire et avisé,
il frêta une petite goëlette, et se mit à courir des bordées pour son propre
compte, en imposant comme toujours aux malheureuses femmes le séjour du
bord. Que voulez-vous, le nêvigêcheune était indispensable à Peter-Paulus Brown
de Sheffield!
Le Nile revint sans encombre à Southampton et Peter-Paulus remonta, le
lendemain même de son arrivée, sur le steamer Halifax de la compagnie Cunard
en partance pour New-Yorck. L'Halifax fut secoué par une furieuse tempête.
Mistress Arabella, miss Lucy et miss Mary faillirent mourir d'épouvante et de
souffrance, mais Peter-Paulus put faire douze repas. Il aimait de plus en plus
le nêvigêcheune. La mer était devenue son lieu d'élection, l'élément indispen-
sable de sa vie.
Pendant deux années entières, ce cosmopolitisme enragé dura sans interrup-
tion. On vit la famille Brown de Sheffield à Sydney, à Yokohama, à Monte-
video, à Hong-Kong, à San-Francisco, à P a n a m a , au Gap, à Aden, à Bombay,
à Shang-Haï, à Pointe de Galle, à Calcutta. Peter-Paulus trouvait la terre trop
petite pour les besoins de son nêvigêcheune. Quelque millionnaire qu'il fût, il ne
pouvait penser à augmenter le volume de notre planète. Une seule chose em-
pêchait la plénitude de son bonheur, un seul point noir tachait son horizon. Les
escales. S'il avait pu trouver un procédé pour empêcher les navires de s'arrê-
ter, s'il eût rencontré le Voltigeur-Hollandais, et que le commandant du navire
errant l'eût pris à son bord, Peter-Paulus eût été l'homme le plus heureux du
Royaume-Uni.
Master Brown eut sur ces entrefaites une idée lumineuse. Puisque les steamer,
ces monstres de fer bourrés de charbon et gorgés d'eau bouillante, marchaient
trop vite et arrivaient toujours trop tôt, pourquoi ne pas s'embarquer à bord
d'un voilier. Chez Peter-Paulus, l'exécution suivait toujours de près la concep-
tion. Il rencontra à Londres un grand trois-mâts de huit cents tonneaux qui allait
partir pour la Guyane anglaise, chargé de charbon en destination de Demerara.
Aller ici ou là, en Guyane ou ailleurs, peu importait au maniaque dont la vie
était remplie par la gastrite et la navigation. Peu lui importaient les souffrances
continuelles [et le dépérissement de sa femme et de ses filles, Peter-Paulus

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
491
n'hésitait pas à les faire périr lentement pour leur conserver un époux et un
père.
Le trois-mâts s'appelait le Carlo-Alberto. C'était un vieux navire génois,
acheté par un armateur anglais, et spécialement affecté au transport des char-
bons en Guyane. Il portait six hommes d'équipage, le second, le capitaine et
un mousse. L'aménagement était élémentaire, et le confort absent. Le capi-
taine, flairant une bonne affaire, fit tant bien que mal aménager une cabine
pour ses passagers, et Master Brown, ravi de la perspective d'un voyage au
long cours, sans escale, déclara que tout était parfait.
Le Carlo-Alberto, chargé outre mesure, marchait comme une péniche encom-
brée de pavés et faisait à grand peine trois nœuds et demi à quatre nœuds au
plus à l'heure. En outre, son bordage n'était pas absolument imperméable, et
bien qu'il n'y eût pas de voie d'eau, de constantes infiltrations nécessitaient le
fréquent emploi de la pompe. Le trois-mâts réalisait donc les conditions indis-
pensables pour fournir une traversée d'une excessive lenteur.
Entre temps, Peter-Paulus digérait les vivres frais et les conserves de pre-
mier choix embarquées pour Sa Seigneurie. Tout alla à souhait pendant trente
jours, et le Carlo-Alberto était arrivé au point où le 54° degré de longitude
ouest coupe le 7" degré de latitude nord. Il allait piquer droit aux côtes de la
Guyane française, afin de profiter du courant d'ouest-nord-ouest qui devait
le porter à Demerara, quand une voie d'eau se déclara soudain. L'équipage se
mit aux pompes et manœuvra, avec une suprême énergie, pour alléger le
navire, que son mauvais état condamnait irrévocablement. Malheureusement,
le calme se fit avant que le trois-mâts fût pris par le courant. Son capitaine
n'avait même pas la ressource d'aller s'échouer à la côte. Il fallait tenir bon à
tout prix et attendre le vent. Pendant huit jours, le Carlo-Alberto s'emplit
comme une éponge, en dépit des efforts de ses vaillants matelots, et sans que
l'incomparable sérénité de Peter-Paulus eût été un moment troublée. Son
agonie commença à cent milles à peine des côtes. La brise s'était levée, mais
trop tard. Le trois-mâts s'enfonçait à vue d'œil. On mit la grande chaloupe à
la mer, les dames descendirent les premières, puis Master Brown, nanti de
son inséparable valise et de son plaid. On embarqua à la hâte quelques provi-
sions, une barrique d'eau, un sextant, une boussole, puis le capitaine, après
avoir coupé la drisse de son pavillon, prit place le dernier dans l'embarcation,
en tenant à la main l'emblème national, seule épave qu'il eût voulu sauver de
sa fortune engloutie.
Une demi-heure après, le trois-mâts avait disparu, sa coque reposait sur le

492
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
fond de vase molle, et ses mâts de perroquet émergeaient seuls des flots j a u -
nâtres.
Peter-Paulus, qui avait appréhendé une escale, se rasséréna en voyant que
la navigation continuait. Bien que le soleil dardât des rayons presque verti-
caux, que sa femme et ses enfants souffrissent horriblement de la chaleur, il
trouvait tout cela charmant, et encourageait d ' « all-right » sonores les mate-
lots qui commençaient à le regarder de travers. Pendant vingt-quatre heures,
les intrépides marins luttèrent avec l'énergie du désespoir, sans pouvoir attein-
dre la côte, qui semblait fuir devant eux. Leurs forces, sinon leur courage,
allaient faiblir, quand ils aperçurent une fine goëlette se dirigeant vers le nord-
ouest. Un chiffon blanc fut arboré au bout d'une rame. Ce signal de détresse
fut aperçu, et la goëlette, changeant aussitôt de route, mit le cap sur la cha-
loupe. Les naufragés du Carlo-Alberto étaient sauvés, et Peter-Paulus allait
encore naviguer. Ce bâtiment si providentiellement rencontré était le Saphir,
petit navire de guerre français, appartenant à la station navale de Cayenne. Il
allait ravitailler la colonie pénitentiaire de Saint-Laurent. Deux palans furent
frappés, et la chaloupe, lestement enlevée avec ses passagers que le capitaine,
le lieutenant de vaisseau Baron, vint recevoir avec cette courtoisie habituelle
aux officiers de notre marine.
Peter-Paulus jubilait. Sans même avoir remercié le capitaine, qui avait
aussitôt mis son appartement à la disposition des dames, l'original s'enquit de
la durée probable de la traversée.
L'officier, croyant que le naufragé avait hâte d'aborder, s'empressa de le
rassurer et lui promit de jeter l'ancre avant vingt-quatre heures à Saint-Lau-
rent, si toutefois la marée permettait de franchir la barre du Maroni.
— Mais, je volé pas aborder. Je trouvai les escales une chose détestébeule.
Je donné à vô cent livres, si vô vôlez conduire moâ très loin.
Le capitaine du Saphir eut toutes les peines à lui faire comprendre qu'un
navire de guerre n'était pas à la disposition du premier venu, et qu'il devait
avant tout suivre sa route. Puis il ajouta :
— Je ne resterai que quatre jours à Saint-Laurent. Si vous voulez revenir
avec moi à Cayenne, vous pourrez attendre l'arrivée du paquebot français,
qui vous conduira à Demerara.
— Je volé pas aller à Démérara. Je volé nêviguer. Le nêvigêcheune il était
nécessaire à mon gastrite.
Le vent et la marée s'unirent contre Peter-Paulus. Ainsi que l'avait

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
493
annoncé le capitaine, le Saphir mouillait au bout de vingt-quatre heures devant
Baint-Laurent.
Le malheureux insulaire était désespéré, non seulement par la perspective
d'un séjour de quatre-vingt-seize heures à terre, mais encore par l'idée seule
de l'immobilité. Il n'avait pas, comme dans les ports où s'arrêtent les steamer,
la ressource de fréter un bâtiment et de courir des bordées en attendant le
départ. Les seules embarcations que possède Saint-Laurent appartiennent à la
direction des pénitenciers, et elles ne peuvent quitter la colonie sans un ordre
formel du commandant supérieur.
Master Brown, quand son égoïsme était en jeu, devenait un homme de res-
source. Il inventoriait curieusement du pont du Saphir, ancré depuis quelques
minutes, les rives de notre grand fleuve avec une lorgnette sauvée du nau-
frage, quand il aperçut de l'autre côté, sur la rive hollandaise, un mât sur-
monté d'un pavillon :
— Qu'est-ce que ce était? demanda-t-il au lieutenant de vaisseau.
— C'est le poste hollandais d'Albina.
— Ce poste n'était pas station navale ?
— Non, répondit l'officier. Les navires marchands y abordent de temps en
temps pour embarquer du bois, et une fois par mois, le Maroni-Packet vient
chercher le courrier.
— Aôh ! fit l'insulaire, songeur : j e volé aller chez ce poste, s'il vous plaît,
capitaine.
— Mais avec le plus grand plaisir ; j e mets à votre disposition ma baleinière
avec quatre hommes. Le voyage ne dure qu'une heure.
— Ail right ! reprit brièvement Peter-Paulus rasséréné à la pensée de navi-
guer encore une heure.
Mistress Arabella, miss Lucy et miss Mary, pauvres victimes résignées, sui-
virent sans se plaindre l'omnipotent monomane et abordèrent, brisées, devant
la magnifique demeure du commissaire hollandais. Ce dernier, un jeune homme
d'une trentaine d'années, d'origine écossaise, s'appelait Mac-Klintock. Il s'em-
pressa de leur faire prodiguer tous les soins que nécessitait leur état, p e n d a n t
que Peter-Paulus, maugréant, tempêtant, se démenait en plein soleil, à la re-
cherche d'un canot, quelque petit qu'il fût.
Le commissaire, appréhendant l'insolation, dut presque employer la force
pour le faire rentrer dans sa maison, tant l'enragé navigateur manifestait
d'horreur pour la terre ferme.
Il fallut alors au pauvre Mac-Klintock subir l'interminable histoire de Peter-

494
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Paulus, depuis sa liquidation jusqu'à son naufrage. Le spleen, les consultations,
« le gastrite », « le nêvigêcheune », l'impérieux besoin de l'élément liquide,
dont la satisfaction exigeait toutes les variétés d'appareils nautiques, depuis
le steamer géant, jusqu'au canot microscopique.
— Aôh! termina Master Brown, j e volé nêviguê. Si je trovai pas une petite
bateau, j e brûlé mon cervelle... tout de souite.
— Mais, reprit le commissaire, à bout d'arguments, je n'ai pas de bâti-
ments. Il eût été préférable pour vous de rester sur le Saphir, qui reprendra la
mer dans quatre j o u r s .
... — J e brûlé alors mon cervelle.
— Ecoutez-moi. Mistress Brown est malade, incapable de voyager en ce
moment.
... — Je brûlerai aussi le cervelle de mistress.
« Aôh ! qu'est-ce que c'était que ce petite chose que je voyais venir là-bas ?
— C'est une pirogue, montée par deux nègres Bosh.
— Je achetai le pirogue et les deux nègres.
— Mais ce sont des hommes libres, et j e ne vous conseille pas d'attenter à
leur liberté. Si pourtant vous tenez absolument à remonter le fleuve, ils vous
conduiront volontiers moyennant finances.
— Yes. Je donnerai de l'argent. Mon gastrite il povait pas attendre.
Ce diable d'homme savait trouver des arguments sans réplique.
Il fit tant et si bien, que les deux Bosh, alléchés par la perspective d'une
quantité considérable de rouleaux (pièces de cinq francs) consentirent à se
charger de Master Brown et de sa famille jusqu'à l'arrivée du Maroni-Packet,
c'est à dire une quinzaine de jours. Leur pirogue, heureusement fort spacieuse,
fut pourvue à l'arrière d'une tente de feuillage. Les magasins de M. Kœppler
situés près du commissariat fournirent les vivres, puis Peter-Paulus, armateur
et capitaine tout à la fois, prit place avec sa famille dans la légère embar-
cation.
— Je étais, dit-il en serrant la main de l'obligeant Hollandais, je étais sur
un fleuve, j e n'avais qu'un petit canot, mais ce était encore le nêvigêcheune.
Puis, il partit vers le saut Hermina que les Bosh franchirent avec autant de
facilité que leurs congénères les Bonis. Tout alla bien pendant cinq jours,
mais les noirs bateliers, peu habitués à tant d'exigence, se fatiguèrent d'obéir
aux signes impérieux de leur passager qui leur commandait d'aller toujours
de l'avant, sans leur permettre un moment de repos. Ils murmurèrent et sans

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
495
s'intimider des grands airs de Peter-Paulus Brown de Sheffield, ainsi que des
menaces de son revolver, débarquèrent un beau soir sur la rive hollandaise
du Maroni, non loin du saut Peter-Songou.
Master Brown fît bon gré mal gré une dernière concession et voulut bien
passer la nuit à terre. Il dormit mal et ne mangea pas.
Sa gastrite l'éveilla au moment où le soleil apparaissait. Il appela ses Bosh
d'une voix qui eût pu rivaliser avec celle du héron-butor et n'obtint pas de
réponse. Les deux noirs, profitant du sommeil des blancs, s'étaient éclipsés,
comme ils ont coutume de le faire quand on leur impose un surcroît de tra-
vail, abandonnant en pleine terre guyanaise Peter-Paulus Brown, son plaid,
sa valise, sa femme et ses deux filles.

C H A P I T R E V I I I
De plus en plus mystérieux. — Dans un carbet. — Mordu par un serpent à sonnettes. — Un
remède nouveau. — Le permanganate de potasse et le venin du crotale. — Touchante
reconnaissance. — Un chien comme on en voit p e u . — Le compagnon du braconnier de
l'Equateur. — Une descendante des oies du Capitole. — La « bernache ». — Bizarres
coutumes des Peaux-Rouges. — Quand la femme devient mère, c'est l'homme qui est
malade. — Comment les Indiens dressent leurs c h i e n s . — Ce qu'un chasseur indigène

entend par « laver » un chien.

Ce n'était pas la première fois que de soudaines catastrophes s'abattaient
sur les Robinsons de la Guyane. Depuis vingt ans qu'ils habitaient la sauvage
immensité, bien des déboires, bien des désillusions avaient été l'unique résultat
de projets patiemment élabores, et dont la réussite semblait assurée. La dispa-
rition des canots confiés à la garde du libéré Gondet constituait pour les colons
un désastre sans précédent. Non pas que leurs existences ni même leur fortune
présente fussent compromises. Qu'importait d'ailleurs une perte matérielle, à
ces hommes habitués à toutes les privations, rompus à toutes "les fatigues, et
auxquels suffisait largement le frugal ordinaire du mineur et du chasseur.
Mais c'était l'ajournement du plan colossal conçu dans l'intérêt général. C'était
l'immense région baignée par le Maroni déserte pour longtemps peut être. C'était
la grande forêt condamnée au silence, c'était l'or immobilisé dans les criques
opulentes et la colonisation empêchée, c'était enfin l'œuvre de civilisation com-
plètement entravée.
Faudrait-il retourner en F r a n c e ? racheter cette cargaison sans prix en
pareil lieu, et passer encore une année d'attente stérile? Une année ! Un siècle,
à notre époque, où plus encore que les morts de la ballade, les vivants vont si
vite.
Robin, d'un seul coup d'œil embrassa l'importance du désastre, et en mesura

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
497
Elle tenait sur ses genoux un enfant. (Page 500.)
toutes les conséquences. Le vol des canots ne produisait pas dans son esprit
l'ombre d'un doute. L'hypothèse d'un sinistre quelconque devait être immédia-
tement écartée. La flotille ne se fût pas abîmée tout entière sans laisser de traces,
quelque imperceptibles qu'elles fussent, pouvant échapper aux yeux infailli-
bles des Robinsons. D'une part, l'ingénieur ne pouvait révoquer en doute l'hon-
nêteté de Gondet. L'ancien transporté avait donné, même avant sa libération,
6 3

498
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
d'indiscutables gages de fidélité. A qui donc attribuer alors ce coup de main
audacieux ? Dans quel but avait-il été exécuté ? Quels étaient enfin les êtres
assez téméraires ou assez puissants pour oser s'attaquer à des hommes tels que
Robin, ses fils, et leurs noirs auxiliaires?
Pendant que le léger canot filait sur les flots du Maroni, et que la toux sac-
cadée de sa machine déchirait les couches d'air brûlantes, les Robinsons fouil-
laient de regards avides les berges qui s'enfuyaient. Leur chef songeait. Un
gémissement plaintif du blessé le fit tressaillir. Du Vallon était enfin sorti de
l'état léthargique où il se trouvait depuis le moment où Charles et Nicolas
l'avaient ramassé au pied du panacoco, la poitrine trouée d'une horrible bles-
sure. Son étonnement de se trouver encore au nombre des vivants, n'avait
d'égal que la gratitude qu'il témoignait à ses sauveurs. Charles venait de lui
raconter à voix basse les dramatiques incidents consécutifs à la mystérieuse
tentative dont il avait été victime, l'incendie du placer, l'inondation, les péri-
péties du sauvetage, sans oublier les mystérieux emblèmes attachés la nuit au
tronc de l'arbre qui les abritait.
Le directeur du placer, incapable de répondre, n'avait pu que témoigner sa
reconnaissance en serrant faiblement la main du jeune h o m m e . Nicolas, plus
expert en médecine coloniale que tous les piayes rouges et noirs de la région
équinoxale, venait de lever l'appareil de la blessure. Il lava la plaie et la recou-
vrit d'une poignée de coton imbibée d'essence de sassafras. Le contact du liquide
aromatique, essentiellement siccatif et anti-putride avait procuré un soulage-
ment immédiat au créole qui s'était aussitôt endormi.
Son sommeil avait duré deux heures, la fièvre l'éveilla. Fièvre assez légère
pour l'instant, et dont Nicolas espérait atténuer le retour par l'absorption d'une
copieuse dose de quinine. Robin avait tressailli en entendant la plainte. A tort
ou à raison, il ne pouvait s'empêcher de voir d'intimes corrélations entre la
tentative d'assassinat et l'enlèvement de Gondet.
Il s'approcha du blessé, hésitant à l'interroger. Celui-ci, avec la finesse
d'intuition particulière aux fiévreux, sembla comprendre ce qu'on voulait
de lui.
— Pouvez-vous m'entendre ?
— Et vous répondre, dit-il d'une voix faible comme un souffle.
— C'est que votre situation exige les plus grands ménagements. Je crains
de TOUS fatiguer.
— Non. Je n'ai pas encore beaucoup de fièvre. Je suis lucide. Parlez.
— Vous connaissez-vous des ennemis, ou tout au moins des envieux?

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
499
— Non
— Quelqu'un avait-il intérêt à votre m o r t ?
— Non. Bien au contraire. Le placer « Réussite » ne pouvait guère marcher
sans moi. L'intérêt de tous mes employés était que j e vécusse.
— Vous rappelez-vous les circonstances qui ont accompagné l'instant où
vous fûtes frappé ?
Du Vallon sembla faire un laborieux appel à ses souvenirs. Il raconta d'une
voix faible et entrecoupée le refus de travail des ouvriers, les bruits mystérieux
entendus pendant la nuit, la mutilation des instruments, les embûches semées
sous les pas des travailleurs, et la mort terrible de l'un d'eux.
— Ma conviction est que j ' a i eu affaire à des voleurs d'or. Les sluices ont
fonctionné la nuit. Mais quels sont ces voleurs ? Je n'ai jamais vu sur le placer
aucun homme étranger à l'exploitation, sauf quelques Indiens qui ne faisaient
que passer.
— Vous n'avez rien remarqué d'insolite à leurs allures ?
— Non. Pourtant, l'un deux, un grand vieillard à cheveux blancs, un colosse,
avait une physionomie terrible, à l'expression inoubliable. Il errait près des
criques, et à l'encontre de ses compagnons il ne buvait jamais de tafia. Depuis
quinze jours nous ne l'avons pas revu.
— Vous sentez-vous fatigué ?
— Non. La fièvre me soutient. J'ai encore deux mots à vous dire. Qui sait si
je pourrai parler demain?
Après avoir brièvement raconté les premiers incidents relatifs à sa veillée au
pied du panacoco, il continua en disant :
— Je fis feu dans la direction où luisaient les deux yeux. J'entendis un cri
terrible. Puis, il me sembla qu'une montagne de chair s'écroulait soudain sur
moi. Je sentis parfaitement l'impression d'un épiderme froid, humide, visqueux
plutôt. Quatre hommes réunis n'eussent pu égaler en poids ni en volume, l'être
étrange qui m'étouffait. Cette impression dura deux secondes à peine, puis j e
sentis un choc violent dans la poitrine. Je m'évanouis, mais pas assez vite,
cependant, pour que je ne visse une forme noire que je prendrais volontiers
pour celle d'un homme, glisser le long d'une liane tendue entre le sol et les
basses branches. On eût dit une araignée colossale accrochée à son fil.
— Et... C'est tout.
— C'est tout, termina le blessé épuisé par ce dernier effort. Je ne sais rien
de plus. Quoi qu'il en soit, et quoi qu'il arrive, croyez à ma bien sincère
gratitude.

500
LES ROBINSONS DE LA GUYANE
L'ingénieur allait lui répondre par quelques paroles cordiales, quand un
charivari intense retentit sur la rive que frôlait la coque du canot de papier.
Quelques carbets Émérillons apparaissaient en même temps au milieu d'une
élaircie formée par un vaste abatis.
Nicolas renversa la vapeur et l'embarcation stoppa.
— Des Indiens, dit Charles, peut-être pourront-ils nous renseigner.
Puis il sauta lestement à terre accompagné de son père et de son frère Henri.
— Allons, la paix, on ne s'entend plus, dit-il à deux Peaux-Rouges qui,
munis chacun d'une large boite à saindoux, en fer-blanc, frappaient à tour de
bras devant un grand carbet.
« Que faites-vous là, à cogner comme des sourds ?
— Ça pou z'empêcher Yolock, prend' grand moun et pitits mouns.
— Il y a des malades et ces malheureux chassent le malin esprit. Entrons.
Ils pénétrèrent dans le carbet, rempli d'une épaisse fumée produite par des
herbes aromatiques, et trouvèrent une Indienne accroupie sur le sol. Elle
tenait sur ses genoux un enfant de cinq à six ans qui semblait mort. Jamais
visage humain ne refléta une expression de douleur plus poignante que celle
répandue sur les traits de la femme. Celle-ci, la mère sans doute — une mère
seule peut souffrir ainsi devant un cadavre d'enfant — contemplait, attérée, le
petit être dont les lèvres bleuies se couvraient d'une écume épaisse.
Elle aperçut les blancs, se leva d'un bond, tendit le mourant à Henri comme
pour dire : « Sauvez-le, » tant est grande la confiance inspirée p a r les Euro-
péens à ces primitifs enfants de la nature. Puis, les yeux ardemment fixés sur
le jeune homme, épiant tous ses mouvements, elle attendit, suspendue à ses
lèvres, haletante, transfigurée.
Une des jambes de l'enfant était tuméfiée et noirâtre au mollet. Une bouillie
sanglante de chair et de viscères écrasés formait emplâtre sur la moitié du
membre.
— Cet enfant vient d'être mordu par un serpent, dit Henri familiarisé avec
les coutumes de tous les habitants de la forêt. La mère a tué le serpent, l'a
broyé et l'a appliqué en guise de topique sur la plaie. Le petit blessé est perdu.
Pauvre mère 1
— Non, s'écria Charles. Attends-moi. Deux minutes.
Il bondit vers le canot, ouvrit précipitamment une petite caisse, en tira une
pharmacie de voyage, et revint en courant.
— Il n est pas mort, n'est-ce p a s ?
— Non. Le pouls est encore sensible.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
501
— Bien, allonge-le sur le sol, la tête un peu plus élevée que le corps
Sans perdre une minute, il débouchait un flacon de Verre bleu, bouché à
l'émeri, et tirait d'une boîte doublée de velours violet, une petite seringue de
Pravaz, en cristal, à piston d'argent gradué, et terminée p a r une fine aiguille
d'acier formant canule. Il emplit la seringue jusqu'au tiers avec une solution
renfermée dans le flacon, enfonça sous la peau de la cuisse la canule et poussa
le piston. Quelques gouttes de la substance pénétrèrent sous la couche épider-
mique et furent absorbées aussitôt. Il répéta son opération au tronc, ainsi
qu'à l'abdomen, et injecta de la sorte environ deux centimètres cubes du
liquide. Puis il attendit.
La mère, debout, rigide, comme cataleptique, avait suivi du regard cette
mystérieuse opération. Son œil, dans lequel la vie semblait s'être concentrée,
ne quittait pas l'enfant. Cinq minutes s'écoulèrent. Cinq minutes de nouvelles
angoisses. Puis, elle poussa un cri et fondit en larmes. Le petit moribond venait
d'ouvrir les yeux.
— Il est sauvé, dit Charles joyeux. Dans une heure il pourra marcher.
Demain il sera radicalement guéri.
Robin et Henri, stupéfaits et radieux, n'en pouvaient croire leurs yeux.
— Charles, mon cher enfant, tu as donc trouvé un remède héroïque pour
guérir la morsure des serpents?...
— Et des plus venimeux. Car celui-ci est bel et bien un serpent à sonnettes,
un vulgaire crotale, comme tu peux le voir aux anneaux cornés adhérant encore
à la peau.
« Mais ce n'est pas moi qui suis l'auteur de cette découverte. Je n'en suis
pas moins heureux de l'appliquer.
— Et la substance qui a servi à ton injection hypodermique se nomme...
— Le permanganate de potasse.
— Tu rapportes cette admirable découverte de Paris ?
— Oui, père. De Paris en passant par Rio-de-Janeiro.
— Comment cela?
— J'étais au Muséum d'histoire naturelle, à Paris. Un article du Journal
d'Hygiène du docteur Pietra-Santa, un journal sérieux, me tombe sous les yeux.
J'y vois que le docteur de Lacerda avait trouvé un contre-poison au venin des
serpents, en faisant des expériences au laboratoire de physiologie du Muséum
de Rio-de-Janeiro.
« Ce contre-poison, c'est le permanganate de potasse dont l'action contre les

502
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
ferments était connue depuis longtemps, sans qu'on eût songé à l'employer au
traitement des morsures venimeuses.
« Les expériences ont été faites sur des chiens que l'on a fait mordre par des
serpents du genre cobra, des « Bothrops Juraraca ». L'on a toujours réussi à
sauver ces animaux, tandis que d'autres chiens mordus de même et non traités
sont tous morts.
« Le traitement consiste, ainsi que je viens de le faire, en l'injection h y p o -
dermique d'une solution de permanganate de potasse, au centième, soit un
gramme pour cent d'eau distillée.
— C'est admirable.
— Et peu coûteux, non moins qu'infaillible. Vous voyez le résultat de ma
première expérience.
L'enfant en effet avait repris connaissance pendant cette courte et intéres-
sante dissertation physiologique. Il souriait à sa mère qui pleurait d'attendris-
sement, et jetait sur les blancs de doux regards de reconnaissance.
Sur ces entrefaites, l'épaisse fumée répandue dans le carbet s'étant dissipée,
Robin et ses fils aperçurent un hamac accroché assez haut, et dans lequel une
créature humaine, allongée en diagonale, geignait plaintivement
— Qui çà moun là, qu'était là, côté hamac ?
— Çà mon homme, répondit doucement l'Indienne.
— E h ! c o m p é . . . E h ! . . comment to fika?
— O h ! . . Mo ké m a l a d e ! . . malade trop b e a u c o u p ! . . oh ! . . répondit
une voix sortant du hamac.
Puis, l'homme voyant qu'on s'occupait de lui, se prit à hurler comme un
singe rouge.
— Allons, compé, reprit l'ingénieur, dis-moi ké çà to gagné.
— Ou pas voué. Mo qu'à mala, mo femme qu'a fait pitit m o u n 1 .
Une exclamation de surprise douloureuse échappa aux blancs en enten-
dant cette réponse stupéfiante. Ils connaissaient cette particularité de l'exis-
tence indienne, mais jamais ils n'avaient eu l'occasion de la vérifier.
C'était donc vrai. Au moment où l'épouse devient m è r e , au moment
où les saintes fonctions de la maternité lui concèdent plus que jamais le droit
au respect et aux soins du mari, celui-ci, oubliant tout devoir, joue l'indigne
comédie dont les trois blancs étaient témoins.
En effet, et les voyageurs les plus consciencieux s'accordent à relater cette
1 Historique .

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
503
coutume barbare; entre autres, Le Blond, Schombürck, Vidal, le commandant
Bouyer et le docteur Crevaux.
Quand la femme accouche, c'est l'homme qui s'allonge dans le hamac, geint
et se lamente pendant une dizaine de jours. Aussitôt après sa délivrance, la
femme, cette pauvre martyre de tous les instants, qui dans ce douloureux mo-
ment, n'a reçu aucun soin de qui que ce fût, se rend au fleuve, baigne le
nouveau-né, se baigne elle-même, et revient brisée donner à son mari les soins
que nécessiterait son propre état à elle-même.
Elle entretient le feu d'herbes odorantes sous le hamac, veille aux soins du
ménage et apporte au misérable fainéant, le matété, une sorte de breuvage
reconstituant, remplaçant la rôtie au vin de l'accouchée bien connue de nos
mères.
Ce serait grotesque, si ce n'était monstrueux.
Et cette pauvre mère, dont le nouveau-né, à peine âgé de quatre jours, va-
gissait dans son petit hamac, avait pu tuer le serpent qui avait mordu son
aîné. Elle avait trouvé dans son amour la force de l'assister dans son agonie,
après avoir rempli les prescriptions indiquées par les superstitions de sa race.
Le petit blessé, venait de s'endormir bercé par une de ces plaintives mélo-
pées indiennes murmurée par sa mère. Le moment était venu d'interroger
celle-ci, et de lui demander si elle avait aperçu les trois grands canots. La pau-
vre femme, tout entière à sa douleur, n'avait rien vu, non plus que les deux
Indiens pontifiant à grands coups de gourdin sur les boîtes à saindoux pour
chasser le malin esprit.
Les Robinsons, heureux de leur bonne action, allaient se retirer après avoir
déposé dans le carbet quelques menus bibelots avec des provisions, quand l'In-
dienne se leva et appela à haute voix :
— Mataaô ! . . Mataaô !
Un aboiement bref lui répondit, et un chien de petite taille entra en frétillant
de la queue.
— Vous poursuivez des voleurs, dit-elle dans son langage, des méchants qui
veulent vous faire du mal à vous si bons.
Puis s'adressant plus particulièrement à Charles :
— Vous avez sauvé mon enfant. La femme rouge est pauvre ; mais son cœur
est riche de reconnaissance. Ce qu'elle a de plus précieux est son chien. Prenez
Mataaô. Il est doux et fidèle. C'est le meilleur chien de la rivière. Il est lavé
pour tous les animaux. Il chassera avec vous. Mettez-le sur la piste des voleurs,

504
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
il les trouvera. Il sera votre gardien dévoué, il veillera sur votre sommeil et
rien ne pourra jamais tromper sa perspicacité.
Elle prit entre ses bras le chien, le souleva, le mit entre les bras de Charles
en disant :
— Mataaô, ce blanc est votre maître. Aimez-le; obéissez-lui comme à moi-
même.
« Et maintenant, adieu. Le souvenir des blancs habitera toujours mon cœur.
Qu'ils pensent quelquefois à la mère qui leur doit la vie de son enfant. »
Les Robinsons, émus de cette offre touchante et de la délicatesse du procédé,
regagnèrent lentement leur canot après avoir promis à l'excellente femme de
la venir voir au retour.
Charles avait déjà déposé à l'arrière son nouveau compagnon un peu dé-
paysé, Nicolas à son poste de manœuvre, n'attendait plus que le commande-
ment pour faire machine en avant, quand l'Indienne, portant un gros oiseau
les deux ailes entrecroisées sur le dos, apparut sur la rive.
— Tenez, prenez encore cette bernache. Elle est apprivoisée. Elle est plus
vigilante peut-être que le chien. Ce sera pour vous la meilleure sentinelle.
Puis elle disparut en courant au moment où le canot reprenait sa course.
Lômi et Bacheliko, les deux plus fins chasseurs du haut Maroni, firent au
chien un accueil particulièrement distingué, sans oublier la bernache dont ils
vantèrent hautement les qualités. Lômi, qui connaissait toutes les légendes de
sa tribu, raconta que les bernaches avaient plus d'une fois préservé par leur
vigilance les Bonis des attaques des Bosh et des Oyacoulets. Boni, le héros de
la Cottica, était toujours suivi de bernaches apprivoisées qui l'avertissaient
par leurs cris, de l'approche des soldats hollandais.
Qu'est-ce donc que la bernache ? demandera non sans raison, le lecteur
européen qui peut avoir oublié l'histoire naturelle. La bernache est tout
simplement le congénère de ces braves palmipèdes, qui sauvèrent la Ré-
publique romaine, quand les Gaulois , maîtres de Rome après la victoire de
l'Allia, mettaient le siège devant le Capitole. C'est une oie. Vous voyez que la
race n'a pas dégénéré, et que les ombres des sentinelles de Manlius Capitolinus
peuvent être fières à juste titre des exploits accomplis par leurs arrière-descen-
dantes. L'oie est donc l'oiseau de l'indépendance. C'est de tradition sur les rives
du Maroni comme sur celles du Tibre. En conséquence, nous ne pouvons, en
raison des mérites de cette excellente bête, ne pas lui consacrer quelques lignes
spéciales. La bernache, qui comme l'oie ordinaire, possède à ses heures dans
son thorax de palmipède, le cœur d'un héros, se distingue d'elle par un bec

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
505
La conduisit à un foyer. ( P a g e 511.)
court, convexe et comme tronqué, dont les bords sont garnis de lamelles in-
ternes ne paraissant pas à l'extérieur.
Elle a le dos varié de gris cendré et de noir, le front, les côtés de la tête
et la gorge d'un blanc pur, tandis que l'occiput, la nuque, le cou, le haut de
la poitrine, les remiges et la queue sont d'un noir parfait. Elle habite les con-
trées tempérées du cercle arctique, on la trouve en Europe, et aussi dans les
64

506
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
régions intertropicales. Elle est également très commune en Egypte où on
l'honorait autrefois d'un culte particulier, à cause de son attachement pour ses
petits. Elle est très facilement domesticable, et manifeste bientôt pour son
maître un attachement égal à celui de l'agami.
La bernache des Robinsons, élevée près du chien Mataaô, faisait naturelle-
ment très bon ménage avec lui. Une poignée de couac délayée dans un peu
d'eau, acheva de la familiariser avec ses nouveaux maîtres dont elle devint
aussitôt la favorite.
Quant à Mataaô, effrayé tout d'abord par le bruit et le mouvement de la ma-
chine, il s'était mis à hurler plaintivement, mais n'avait aucunement tenté de
se jeter à l'eau pour regagner la rive. Il semblait que l'intelligent animal, com-
prenant les recommandations de sa maîtresse, eût voulu s'y conformer rigou-
reusement. Il fit deux ou trois tours sur lui-même, s'enroula entre les jambes
de Charles, sur les pieds duquel il appuya doucement sa tête.
Mataaô était le prototype de cette curieuse race de chiens indiens que les
Peaux-Rouges dressent avec une inimitable patience, et qui accomplissent des
prouesses capables de stupéfier tous les chasseurs. Ce fidèle et indispensable
compagnon de l'autochthone de l'Amérique équinoxiale, ne ressemble aucune-
ment au chien ordinaire. Il est de petite taille et tient du chacal dont il
possède le museau allongé et un peu déprimé, les oreilles droites et pointues,
le pelage fauve et la queue touffue. Il n'est ni beau ni aimable envers l'étran-
ger. Mais, quelle bête sans pareille! Quel flair impeccable ! Quelle vigueur!
Quelle docilité ! Véritable « alter ego » du braconnier sauvage dont le territoire
de chasse s'étend sur soixante mille lieues carrées, silencieux ou bruyant, lent ou
rapide, attaquant ou s'enfuyant, quittant la forêt pour la savane, la montagne
pour le marais, selon ce qu'on lui commande ; jamais en défaut, rivé à toutes
les pistes, connaissant toutes les ruses de tous les gibiers, jamais las, et n'ayant
jamais ni faim ni soif, tel est le chien indien.
Chassant indifféremment sur terre, sur l'eau, sur les arbres, tous les ani-
maux du pays, il dépiste le singe comme le tapir, le paque et le kariakou, le
tigre ou le hocco, le poisson ou la loutre aussi bien que le caïman, et l'homme
lui-même si besoin en est. Aussi, l'Indien est-il toujours assuré contre la fatale
bredouille, si redoutée des chasseurs de tous les pays. En effet, son chien rivé
à une trace, rencontre-t-il une de ces petites tortues de terre si savoureuses,
que sans se déranger d'une ligne, sans s'attarder d'une minute, il sait d'un
adroit coup de patte combiné avec un mouvement du museau, retourner sur le
dos le chélonien qui ne peut plus s'enfuir. La chasse terminée, le gibier abattu,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
507
il reprend son contre-pied, et ramène près de chaque tortue son maître qui fait
une abondante récolte.
On conçoit sans peine que pour le Peau-Rouge, un tel auxiliaire soit sans
prix. On a vu des Indiens résister à toutes les sollicitations, refuser jusqu'à
cent litres de tafia, un fusil, des munitions, etc., plutôt que de se séparer de
leur chien. Aujourd'hui que, grâce aux exploitations aurifères, les communi-
cations sont plus fréquentes entre le haut et le bas Maroni, on peut, mais très
exceptionnellement, se procurer un chien pour une somme variant de deux
à trois cents francs.
C'est que l'Indien éprouve pour donner à cet animal une éducation aussi
complète, des difficultés inouies dont son incroyable patience peut seule
triompher. Les procédés de dressage sont assez extraordinaires. II prémunit
tout d'abord son chien contre la morsure du serpent, en l'inoculant selon la
coutume employée en Guyane pour les hommes. Veut-il ensuite le dresser à
chasser un gibier quelconque, il se procure l'animal, paque, agouti, hocco, etc.
Il prend les os, les calcine, les concasse, les mêle avec certains ingrédients con-
nus de lui seul, et bourre avec cette substance le nez du chien en se servant d'un
petit batonnet. Cette opération renouvelée pendant un mois environ, et alter-
nant avec des chasses, a pour propriété, dit l'Indien, de familiariser son élève avec
chaque variété de gibier. Quand il sait poursuivre sans erreur possible le fauve
spécialement « étudié », le Peau-Rouge lave son chien pendant plusieurs jours
avec des produits de macérations dont il a seul le secret, et dont la formule
variable s'applique à chacune des espèces de fauves. Ainsi, tel chien est lavé
— c'est l'expression propre signifiant dressé — pour le jaguar, tel autre pour
l'agouti, tel autre pour le kariakou. La plupart sont lavés pour tous les animaux
de la région.
Tel était Mataaô, le nouveau pensionnaire des Robinsons de la Guyane.
L'Indienne leur avait fait dans la situation présente un cadeau d'une valeur
inestimable, et l'excellent animal allait avant peu légitimer la brillante opinion
que son ancienne maîtresse avait donnée de lui à ses bienfaiteurs.

C H A P I T R E I X
Feu sans fumée. — Première expédition de Mataaô. — A sauvage, sauvage et demi. — Une
race. — Ce que peut signifier la marque du fond d'une bouteille sur des cendres
mouillées. — Inductions tirées de la présence d'un bouchon. — La bouteille contenait
d u vin, et c'est u n blanc qui l'a débouchée. — Piste suspecte d'un tamanoir qui ne « v a
pas l'amble ». - Coups de feu la nuit. — Les exploits de la bernache. — Tamanoir et
caïman, qui ne sont ni caïman ni tamanoir. — Un des canots volés, monté par un Peau-
Rouge qui n'est p a s u n Indien. — Stupéfaction d'hommes difficiles à émouvoir.

Les recherches opérées par les Robinsons de la Guyane, dans le but de
retrouver leur cargaison disparue, pourraient sembler tout au moins superflues,
à quiconque n'est pas familiarisé avec la vie sauvage. De même, l'espoir d'en
obtenir la restitution doit paraître plus illusoire encore.
Les difficultés que présente l'entreprise sont certainement considérables.
Car les voleurs, forts et rusés, n'ont laissé aucune trace ; ils possèdent une
avance considérable ; enfin l'immense fleuve sur lequel ils naviguent ne con-
serve, et pour cause, aucun vestige de leur passage. Telle est pourtant la
confiance des intrépides colons en leur habileté de chercheurs de pistes qu'ils
ne doutent aucunement de la réussite. C'est que pour l'homme élevé dès l'en-
fance à la rude vie d'aventures, la nature n'a pas de secrets. Son corps rompu
à toutes les fatigues sait endurer toutes les privations. Ses sens toujours en
éveil ont acquis une pénétration stupéfiante. Il sait, avec une inaltérable pa-
tience, percevoir les moindres indices, scruter d'imperceptibles vestiges, sup-
pléer par induction aux éléments qui lui font défaut et reconstruire une scène,
comme un savant peut déchiffrer une inscription rongée par le temps, et faire
revivre la pensée humaine après des siècles écoulés. Non seulement un brin
d'herbe foulé, une fleur flétrie, une écorce froissée, une pierre arrachée, mais
encore, la vue d'un oiseau planant à perte de vue, ou se détournant brusque-

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
509
ment de sa ligne, le cri même légèrement modifié d'un fauve, le plongeon du
caïman, l'odeur de la fumée d'un brasier 1, sont comme autant de documents
empruntés par l'habitant des forêts à l'immensité qui l'entoure.
Ces facultés ne sont pas d'ailleurs la propriété exclusive de celui qui mène
la vie sauvage, et elles ont des équivalents dans notre vie civilisée. Ne voyons-
nous pas à chaque instant, ces fins limiers de police, guidés par ce flair qui
fait le « détective » ou le batteur d'estrade, dépister le malfaiteur à travers ces
énormes entassements qui s'appellent Londres ou Paris?
Tels les Robinsons, qui avaient emprunté la méthode aux noirs et aux In-
diens, et avaient perfectionné avec leur intelligence les procédés habituels
d'investigation. Les renseignements fournis p a r le blessé n'ayant en aucune
façon éclairé la situation, le mystère devenait de plus en plus impénétrable.
Il était urgent d'agir rapidement, tout en ne laissant rien échapper, en UN mot,
de saisir au vol les impressions. De deux choses l'une : ou les canots portant
la cargaison descendaient le cours du Maroni, ou les voleurs avaient déchargé
sur la côte et caché dans les profondeurs de la forêt cette cargaison, après
l'avoir fractionnée et répartie dans des pirogues qui remontaient les criques
latérales.
Dans le premier cas, l'embarcation de Charles poussée p a r sa puissante m a -
chine, les aurait bientôt rejoints. La seconde hypothèse, plus vraisemblable,
allait nécessiter l'étude minutieuse des deux rives du grand fleuve. Il fallait
tout d'abord descendre le courant, et opérer une reconnaissance qui aurait
pour résultat de signaler l'absence ou la présence de la flottille.
Cette première partie de l'expédition s'accomplit sans encombre, mais ne
donna aucun résultat. On devait s'attendre à ce mécompte. Les Robinsons
étaient descendus jusqu'au saut Hermina, point extrême que des canots pour-
vus d'un nombreux équipage n'eussent pu atteindre depuis vingt-quatre heures,
en dépit du vent et du courant. Le Maroni conserva sa morne uniformité. Des
Indiens et des Bonis rencontrés en route furent interogés. Ils n'avaient rien
vu. La flottille n'avait pas quitté le haut du fleuve, et les voleurs l'avaient vrai-
semblablement dissimulée dans une anse ou dans une crique, derrière le rideau
de verdure qui s'élève sur l'une et l'autre rive.
L'embarcation remonta lentement à demi-vitesse. Henri, debout à l'arrière,
1 Les Indien s possèden t entr e autre s de s faculté s stupéfiantes . Il s reconnaissen t à l a seul e
odeur de la fumée non seulement l'espèce de bois qui brûle dans un foyer éloigné, mais
encore ils savent si ce foyer a été allumé par des sauvages ou des hommes civilisés. Les
Peaux-Rouges et les Noirs ayant des procédés spéciaux pour alimenter leurs brasiers, il est

rare qu'ils commettent d'erreurs.

5 1 0
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
près de Charles, fouillait du regard les masses de verdure terne, emmêlées de
lianes, coupées de troncs rugueux, et piquées de fleurs éclatantes. Son frère,
les yeux collés à sa l o r g n e t t e , interrogeait l'autre berge, située à plus de
quinze cents mètres. Les deux jeunes gens ne voyaient rien d'insolite, quand
l'aîné des Robinsons, immobile depuis plus d'une heure comme un chasseur à
l'affût, fit un brusque mouvement. Il saisit son fusil, l'arma, et se tint prêt à
faire feu.
— Qu'y a-t-il, Henri? demanda le père à voix basse, sans lâcher la barre.
— Un feu, répondit brièvement le jeune homme.
— Ça même, fit Lômi, d'un ton approbateur.
— Où vois-tu un feu, mon cher enfant? L'atmosphère ne révèle aucune trace
de fumée.
— Je ne la vois pas, j e la sens.
— Tu sens... la fumée.
— Oui, père.
— Je ne comprends pas.
— Voici. Un brasier brûlait il y a cinq minutes, là..., à moins de cent mè-
tres. L'on vient de l'éteindre.
— Oh ! oh ! dit à son tour Bacheliko avec admiration. Oh ! ché compé Henri,
tô qu'a parlé bon-bon. Oui.
— L'on vient de répandre de l'eau sur les charbons ardents, et j e sens p a r -
faitement l'odeur de cendre chaude fraîchement mouillée... La vapeur d'eau
que m'apporte la brise, est vaguement imprégnée d'une senteur qu'il me semble
reconnaître... Je gagerais que le brasier était alimenté avec du sassafras.
— Oui, compé, s'écria Lômi.
— C'est vrai, dirent en même temps Edmond et Eugène, qui, les narines
dilatées, aspiraient à petits coups, l'air humide s'exhalant des marécages.
— Stop! cria Robin.
Nicolas renversa la vapeur et le canot s'arrêta. Il était quatre heures et
demie du soir. Il fallait penser à s'occuper du campement, et la halte eût été
commandée, quand bien même cet incident, futile en apparence, ne l'eût
pas motivée.
Le débarquement s'opéra méthodiquement. Robin et ses fils connaissaient
trop bien les ruses des habitants de la forêt vierge pour s'élancer en aveugles
à l'aventure.
Charles siffla son chien. L'intelligente bête dressa l'oreille, s'étira, bâilla, et

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
511
renifla fortement. Le jeune homme le caressa doucement, le prit ensuite par
la peau du cou, le déposa sur la rive, et lui dit :
— Cherche, Mataaô!... cherche!...
L'animal s'avança l e n t e m e n t , fit deux ou trois randonnées de droite à
gauche, de gauche à droite, resta absent cinq minutes et revint au galop, rap-
pelé par un imperceptible claquement de langue.
— La roûte est libre , dit Charles, descendons. Tu permets, n'est-ce pas,
père, que j'aille en découverte avec Henri?
— Va, mon enfant, mais à une condition, c'est que Lômi et Bacheliko vont
vous accompagner.
— Oh! oui, mouché, nous qué aller. Nous contents, oui.
Les quatre jeunes gens, le fusil armé de la main droite, le sabre de la gauche,
suivirent le chien qui, sans la moindre hésitation, les conduisit à un foyer éta-
bli en plein bois, et complètement caché par les arcabas d'un sassafras colossal
— Bravo, Henri! fit Charles émerveillé.
— Chut !...
Mataaô semblait donner des signes d'inquiétude. Il évoluait avec rapidité
autour de l'arbre, et semblait vouloir suivre une piste dont son merveilleux
odorat lui révélait l'existence.
— Rappelle ton chien, dit Henri, et examinons le foyer.
— Tu avais raison de point en point, mon cher Henri. Le campement a été
précipitamment évacué. Les cendres ont été n o y é e s , et les hommes qui
étaient là tout à l'heure devaient avoir intérêt à se cacher, puisqu'ils se sont
enfuis si vite.
— Parbleu ! Mais tout cela ne nous apprend rien. Il faut savoir qui ils sont,
leur nombre, et la direction qu'ils ont prise.
— Cela ne sera pas facile.
— Tu crois? Ah! ça, j e ne te reconnais plus, mon cher p e t i t . Une absence
d'une année t'a donc bien changé !
— Mais toi, Henri, tu es bien plus habile qu'aucun de nous. La forêt n'a pas
de mystère pour toi. Tu es un véritable sauvage.
— Merci du compliment, monsieur le Parisien.
— Ce n'est pas cela que je voulais dire. Tu le sais bien. Qui peut le plus ne
peut pas toujours le moins, et toi tu peux l'un et l'autre, mieux que nul d'entre
nous.
— Encore une fois, merci. Je vais tâcher de légitimer l'excellente opinion
que tu as de mes faibles mérites.

5 1 2
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Voyons. Quels sont nos inconnus?... Tiens!... ils ont effacé leurs traces.
Les niais. A quoi cela peut-il bien les avancer? D'autant plus qu'ils n'ont pas
pensé à tout.
— Comment cela ?
— Regarde donc Lômi, et demande-lui ce qu'il montre du bout de son
doigt. ;
Le noir indiquait, en effet, sans mot dire, une légère empreinte circulaire
laissée sur la cendre par un corps étranger.
— Qué ça bagage-là? demanda Charles.
— Mais, tout simplement le fond de la dame-jeanne qui contenait l'eau
ayant servi à éteindre le feu.
— C'est vrai. Je vois distinctement les saillies du clissage.
— Cette bouteille appartenait-elle à des blancs, à des Indiens, ou à des
noirs ?
— Nous allons voir. Parbleu, dit après quelques minutes de patientes re-
cherches le jeune homme r a d i e u x , le hasard me sert à souhait.
Il n'avait jusqu'alors fait aucun mouvement, afin de ne rien changer à la
configuration du sol. Sans quitter sa place, il saisit son fusil par la couche,
allongea le bras tant qu'il put, et attira lentement avec l'extrémité du canon
un objet rond qu'il saisit de la main gauche.
— Le bouchon de la dame-jeanne. La bouteille contenait primitivement du
vin, et j e crois pouvoir affirmer qu'elle a été débouchée par un blanc.
— Comment cela?
— Quant à son contenu, je n'ai pas grand mérite à le deviner. Le liège est
encore tout imprégné de l'odeur vineuse.
— Mais, objecta Charles, bien que les Indiens aiment passionément le tafia,
ils ne font pas fi du vin, le cas échéant. Si, comme j ' a i tout lieu de le supposer,
cette dame-jeanne provient de ma cargaison, il y aurait quelque témérité à
admettre que les Peaux-Rouges aient dédaigné mon excellent médoc.
— D'accord. Mais j e ne crois pas que les tire-bouchons soient bien com-
muns dans le voisinage. Les Indiens se contentent d'enfoncer le bouchon dans
la bouteille qu'ils veulent vider, tandis que celui-ci conserve la trace de la
spirale d'acier. T i e n s . . . regarde, au milieu de la cire rouge qui porte encore
le cachet d'une des meilleures maisons de la colonie : « Adolphe Bally jeune
et fils »...
— Tu as toujours raison, Henri. Ton flair est vraiment merveilleux.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
5 1 3
Il déchargea son fusil sur le tamanoir. (Page 517.)
— Bah! reprit modestement le jeune h o m m e , tout au plus un peu de
méthode et d'attention.
« Ah! a h ! voici une nouvelle trace. Je ne m'attendais pas à la rencontrer en
pareil lieu.
— Tiens! c'est bizarre. On dirait les empreintes d'un tamanoir.
« Notre vieux camarade Michaud nous a depuis longtemps familiarisés avec
65

514
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
elles. Il n'y a pas à s'y tromper. C'est bien là le moule des griffes de devant,
repliées sur la plante du pied.
— Et celui des pattes de derrière qui s'appuient franchement sur le sol.
— Bien. Mais, ne remarques-tu pas une particularité étrange, peut-être
unique ?
— Non, que vois-tu d'insolite ?
— C'est que les tamanoirs, comme tous les plantigrades, vont l'amble, c'est-
à-dire avancent en même temps les deux pieds du même côté.
« Tandis que celui-ci va au pas. L'action des membres a eu lieu en diago-
nale et séparément.
— Alors, tu conclus que ce tamanoir est...
— Je ne conclus rien. Je constate une anomalie, et cela me donne d'autant
plus à réfléchir que cette piste est la seule qui apparaisse. Je surveillerai ce
tamanoir. Nous verrons demain ce qu'en pensera notre nouvel ami Mataaô.
Le chien, entendant son nom , frétilla de la q u e u e , et se mit à trottiner
autour du sassafras. Il revint au bout d'une demi-minute, le museau complè-
tement rouge, comme s'il avait trempé son nez dans du sang.
— Tiens... du roucou.
Mataaô allait, venait, et semblait inviter Charles à le suivre
Le jeune homme disparut, et reparut presque aussitôt, portant un coui,
orné à la manière indienne. La calebasse, encore souillée de roucou mélangé
d'huile de bache, avait certainement été abandonnée peu de temps auparavant
par un Indien qui venait de faire sa toilette.
— Tu vois que ce sont plutôt des Indiens, dit-il à son frère.
— Cela me prouve qu'il y a des Peaux-Rouges, mais j e n'en suis pas moins
certain de la présence d'un blanc.
« D'autant plus que la découverte de ce coui me paraît au moins suspecte.
Comment admettre, en effet, que des gens si soucieux d'effacer jusqu'aux
moindres vestiges de leur passage, ne se soient pas aperçus de la perte de cet
ustensile.
« Ou je me trompe fort, ou le coui a été laissé en ce lieu pour égarer nos
suppositions et nous faire croire simplement à la présence d'un parti de Peaux-
Rouges.
— Puisqu'il en est ainsi, revenons au canot. Nous en savons assez pour le
moment.
La perplexité des Robinsons s'augmenta encore de toutes les suppositions
que faisait naître ce dernier incident. Ils tinrent conseil, et décidèrent u n a -

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
515
nimement que l'on camperait sur le lieu même que venaient d'abandonner les
inconnus. Il ne fallait pas songer à passer la nuit dans le canot. Madame
Robin, brisée de fatigue, éprouvait un insurmontable besoin de repos.
Gomme la plus large place avait été réservée au blessé, qui sommeillait dans
l'embarcation, sur un lit de feuilles de macoupi, il était impossible d'y installer
une autre couche.
Il fut résolu que la troupe serait partagée en deux. Robin, sa femme,
Edmond, Eugène, Charles et Lômi, resteraient à terre avec Mataaô. La garde
du canot serait confiée à Nicolas, Henri, et Bacheliko, qui feraient sentinelle
à tour de rôle et veilleraient sur M. du Vallon. La bernache, laissée en liberté,
à l'avant, les avertirait par ses cris de tout mouvement suspect.
Ce premier point arrêté, la consigne donnée, les rôles distribués, les huit
hommes se mirent en devoir de construire avec leur adresse accoutumée, non
pas un, mais deux carbets. Le terrain fut minutieusement étudié, la solidité
des arbres reconnue, afin d'éviter une catastrophe semblable à celle qui avait
failli coûter jadis la vie à Robin et à ses trois fils.
Quand la nuit v i n t , les deux abris étaient achevés. L'un, parfaitement en
évidence et bien découvert, s'élevait sur l'emplacement occupé jadis par le
foyer si précipitamment éteint. L'autre, au contraire , était habilement dissi-
mulé par des lianes et des branchages verts. Ils s'élevaient à quarante mètres
l'un de l'autre, et une éclaircie ménagée entre eux, permettait de voir du
second tout ce qui pouvait se passer dans le premier. Des hamacs furent tendus
dans tous les deux, puis la famille prit en commun son repas, sous le dernier, au
milieu duquel flambait un feu qui devait durer toute la nuit. Quand l'heure du
sommeil fut venue, les Robinsons regagnèrent à pas de loup l'autre carbet, dont
l'oeil le mieux exercé n'eût pu reconnaître, la nuit aidant, la présence à trois
mètres.
Lômi resta seul près du brasier qu'il laissa s'éteindre à dessein, p u i s , profi-
tant de l'obscurité, il bourra de branches et de feuilles les hamacs suspendus
aux poutrelles, de façon à faire croire à la présence des dormeurs. Il entassa
ensuite sur les charbons plusieurs brassées de bois dur, et vint rejoindre la
famille, en riant silencieusement de son large rire de nègre.
— Tout est paré, n'est-ce pas, Lômi ? demanda Robin à voix basse au jeune
Boni.
— Tout ça paré, bonbon, oui mouché. Si michants mouns vini côté carbet
là-bas, li bien attrapé.
— C'est bien, mon enfant, va dormir. Je vais veiller le premier pendant une

516
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
heure. Charles me remplacera, puis Edmond, puis Eugène. Tu prendras la
garde à une heure du matin.
Le cri de la chouette, imité par Henri, avec une perfection telle que l'oiseau
lui-même s'y fût trompé, partit du canot. Ce cri signifiait que tout allait bien
à bord. Lômi répondit par un houloulement prolongé, puis le campement
rentra dans le silence.
Les nuits équinoxiales sont d'une longueur à laquelle l'Européen s'habitue
difficilement. Cette interminable et monotone succession d'heures est incroya-
blement énervante. L'obscurité complète, sans aurore ni crépuscule, qui
dure douze heures, du 1 e r janvier jusqu'au 31 décembre, constitue parfois un
véritable supplice. D'autant plus que la température conservant toujours son
implacable uniformité, les habitants de la région intertropicale ignorent et les
douces soirées d'automne et les frais matins d'été qui sont le privilège de la
zone tempérée. Aussi, quand le voyageur, courbaturé par une course à travers
bois, a pris les six ou sept heures de sommeil indispensables au repos de son
organisme, l'insomnie arrive à deux heures du matin, et le condamne à l'audi-
tion forcée du concert improvisé chaque nuit par les sauvages habitants des
bois.
Qu'une cause accidentelle, accès de fièvre, fatigue excessive ou préoccupa-
tion violente, vienne encore s'ajouter aux perturbations habituelles, la nuit en
forêt devient exaspérante.
Les Robinsons, bien que familiarisés de longtemps avec cette apparente
anomalie de nuits longues comme celles de l'hiver, et suffocantes comme celles
de l'été, éprouvaient, sous la menace d'un péril inconnu, ces vagues appré-
hensions auxquelles ne peut se soustraire le tempérament le mieux trempé.
L'insomnie s'était produite en sens inverse, et ils s'étaient longtemps retournés
dans leurs hamacs avant d'être emportés dans le pays des rêves. Enfin, ils
reposaient paisiblement, au moment où Lômi prit sa faction. Le Boni, accroupi
sur les talons, le torse droit, la tête un peu penchée, appuyé sur ses deux
mains, veillait dans cette attitude particulière aux hommes de la race noire.
Son œil, fixé sur l'autre carbet, ne quittait pas le foyer qui brûlait au centre de
la légère construction, et son oreille cherchait à démêlér un bruit étranger au
murmure immense de la forêt.
La faction durait depuis un quart d'heure à peine, quand le noir crut aper-
cevoir une ombre quitter lentement la zone sombre formée par les arbres, et
s'avance; vers la clairière illuminée par les lueurs du brasier. L'ombre qui
affectait une forme allongée s'arrêta juste à la limite éclairée, puis sembla inven-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
517
torier l'intérieur du carbet en apparence habité. Cette silhouette ne pouvait
être celle d'un homme. On eût dit un quadrupède énorme auquel les lueurs
fugitives donnaient de temps à autre des dimensions fantastiques.
— Hein ! Hein ! murmura en a parté Lômi ; qué c'était, çà bête-là?
Mataaô s'approcha en rampant du noir, plissa le museau, et se tint prêt à
s'élancer.
Homme ou bête, l'être animé fit encore deux pas, et Lômi vit non sans éton-
nement qu'il était surmonté d'un long et large panache, animé de singuliers
mouvements latéraux.
Le Boni se mit alors à rire de son large rire muet. Il prit doucement son
fusil, l'arma en appuyant le doigt sur la détente afin d'éviter le craquement du
ressort, et épaula lentement. Les essences résineuses contenues dans les bois
en combustion donnèrent tout-à-coup à la flamme une grande intensité, et le
noir reconnut un énorme tamanoir qui semblait en extase. Les mouvements du
panache avaient une signification. Le plantigrade joyeux et intrigué imprimait
à son immense queue ces inflexions capricieuses qui sont chez les animaux de
sa race l'indice de la jubilation.
— Qué çà voulé, toi, t a m a n d o u ? dit le Boni. Li pas gain fourni, côté carbet
là. Si tô pas z'allé côté forêt, mo qué envoyé balle à tô cotelette.
Lômi tenait le tamanoir en joue. Il allait faire feu, quand il aperçut distinc-
tement une forme humaine debout près d'un tronc, à deux mètres derrière
l'animal. Cette apparition n'eut que la durée d'un éclair. Elle disparut aussitôt.
Au même moment, des « coin-coin, coin-coin » désespérés retentissaient dans
la direction du fleuve, situé à trente mètres à peine. C'était l'appel de la
bernache. Deux coups de feu retentirent. Le Boni n'hésita plus, il déchargea
son fusil sur le tamanoir, qui sursauta sur place, se dressa de toute sa hauteur
sur les pieds de derrière et s'enfonça dans les ténèbres.
Le brave Mataaô bondit en avant, et s'arrêta aussitôt, rappelé par un léger
sifflement.
Les Robinsons, éveillés en sursaut par les détonations, s'armèrent sans
bruit, sans prononcer une parole, et se mirent en défense avec un admirable
sang-froid.
Le cri habituel au singe-hurleur, quand il est effrayé, se fit entendre à une
faible distance.
— C'est Henri, dit à voix basse Robin à sa femme. Rassure-toi, mon enfant,
tout va bien.

5 1 8
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Sur quoi as-tu tiré, Lômi, demanda-t-il au Boni qui rechargeait sans bruit
son fusil
— Mo qué tiré su’ tamandou trop curieux. Li gadé (regardait) côté carbet,
côté zé hamacs. Mo qué trouvé çà pas bon-bon. Attrapé tamandou.
— Un tamanoir, à pareille heure et en un tel lieu, cela me semble extra-
ordinaire.
— Mouché, ou pas savé, mo qu'é vu oun moun côté z’arb’ la, oui.
— Tu AS vu un homme ?
— Oui, mouché. Mo ké croyé çà tamandou là, c'été pas tamandou.
— Et moi aussi. Je suis sûr que ton tamanoir n'en est pas un.
La plus élémentaire prudence faisait aux Robinsons une impérieuse obliga-
tion de rester immobiles et de ne quitter à aucun prix leur carbet. Ils n'eurent
garde d'y manquer, et chacun d'eux essaya de reprendre sur sa couche le
sommeil si brutalement interrompu. Peine inutile. Nul ne put fermer l'oeil
jusqu'au moment où le doux roucoulement du toccro annonça que le soleil
allait enfin chasser les ténèbres.
Les plus hautes cîmes s'empanachaient de teintes violettes, et l'obscurité des
zônes inférieures commençait à s'éclaircir. Le chien indien gronda, mais fré-
tilla de la queue.
— Eh bien ! dit une voix joyeuse, vous avez eu aussi votre alerte.
C'était Henri qui arrivait à l'improviste, et avec une telle subtilité, que
Mataaô seul avait été averti de sa venue. Madame Robin se jeta dans les bras
de son fils qui l'embrassa avec sa tendresse accoutumée.
— Tu n'es pas blessé, n'est-ce pas, mon enfant?
— Non mère, rassure-toi. Pas plus que mes compagnons. Vous avez d'ail-
leurs entendu mon signal.
— Oui, mon ami, répondit l'ingénieur. Mais, que vous est-il donc arrivé?
— Ma foi, j e n'en sais absolument rien. Je reposais allongé près de M. du
Vallon, et selon mon habitude en pareille circonstance, j e ne dormais que
d'un œil. Tout à coup, la bernache se mit à pousser des cris qui sont arrivés
jusqu'à vous.
« Je m'aperçus que le canot descendait le courant. Je larguai aussitôt
l'amarre du grappin qui sert d'ancre. Le crampon de fer mordir le sol. L'em-
barcation s'arrêta aussitôt. Pendant ce temps, Nicolas brusquement éveillé,
avisa une forme noire qui flottait près de nous et qu'il crut reconnaître pour
un caïman. Il fit feu sur lui, et le saurien disparut.
Ce caïman, entre nous, ne me dit rien qui vaille, et je suis bien certain de ne

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
519
pas me tromper en avançant que ce n'est pas avec ses dents qu'il a coupé
mon amarre, mais avec un sabre bien tranchant.
— C'était un homme, n'est-ce pas?
— Indubitablement. Et notre bernache nous a rendu un fier service.
— Ton tamanoir, Lômi, me semble appartenir à la même famille que le
caïman de ton compé Henri.
— J'allais vous demander sur quoi vous avez fait feu.
— Sur un tamanoir qui s'est éclipsé avec un lingot dans le corps, si toutefois
Lômi a tiré avec son adresse habituelle.
— Nous allons en avoir le cœur net. Mataaô va nous guider reprit Henri qui
caressa le chien, et lui dit : « Cherche, Mataaô... cherche... un homme.
L'intelligent animal aspira les buées humides s'échappant du sol et s'avança
au pas, sans un aboi, sans un gémissement vers le carbet où fumaient encore
quelques tisons. Une large tache de sang souillait le sol, et des gouttes rouges
assez nombreuses indiquaient la voie suivie par l'animal blessé. Henri s'enfonça
dans le bois et revint après une absence d'un quart d'heure. Il portait une
superbe peau de tamanoir corroyée à la manière indienne. De cette dépouille
plaquée de rouge comme le sol, s'échappait une odeur fade de sang frais.
— Tiens, Lômi, dit le jeune homme à son ami, la peau t'appartient. Il y a
encore dans la queue le petit morceau de bambou flexible servant à la faire
mouvoir. L'homme qui l'habitait cette nuit a son compte, si j ' e n juge par la
direction de la halle qui a frappé en plein défaut de l'épaule. S'il n'est pas
mort, il n'en vaut guère mieux, car j ' a i retrouvé la trace de ceux qui l'ont
emporté.
« Mes amis, nous l'avons échappé belle.
Le soleil était levé depuis dix minutes. Des flots de clarté ruisselaient sur les
arbres, et faisaient étinceler au loin l'immense nappe d'eau.
— Alerte !... cria la voix de Nicolas... Alerte !... Un canot. Les Robinsons se
précipitèrent vers le rivage, et aperçurent en effet, à trois cents mètres envi-
ron, une grande embarcation à voile qui descendait lentement le fleuve. Un
homme de haute taille, un Peau-Rouge, qui ne cherchait nullement à se dissi-
muler, manœuvrait l'écoute de la voile. Un blanc ou du moins un homme vêtu
à l'européenue se tenait à la barre.
La machine du canot de papier était éteinte depuis la veille. Henri et Edmond
s'emparèrent chacun d'un aviron, et s'élancèrent accompagnés de Charles et de
Nicolas à la poursuite du voyageur matinal.
— Enfants, de la prudence, leur dit Robin en les quittant.

520
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Charles lui montra une petite carabine à répétition.
— Il y a six cartouches. C'est ma mitrailleuse. Et voici ma forteresse, dit-il
en relevant à la proue du léger esquif une épaisse plaque de tôle qui formait
le siège de l'avant, et vint en se dressant s'arc-bouter sur deux montants à la
façon d'un strapontin.
« Nous sommes à l'épreuve de la balle.
« En avant ! nage ferme, canotiers.
Le canot de papier gagnait rapidement sur l'autre dont le patron sem-
blait se promener le plus tranquillement du monde.
— Arrête, lui cria Henri quand il fut à portée de la voix. Arrête !...
Le Peau-Rouge ne lâcha pas son écoute, et ne tourna même pas la tête.
— Voici un gaillard qui va tout-à-l'heure faire connaissance avec mes
poings, reprit l'aîné des Robinsons dont la patience n'était pas la vertu domi-
nante.
« C'est bien un des canots de Gondet, n'est-ce pas, Charles.
— J'en suis absolument certain.
— Et Gondet lui-même, cria d'une voix mourante l'homme de la b a r r e , qui,
se soulevant avec peine, montra sa figure, couverte d'ecchymoses et de
plaies sanglantes.
— Eh ! bien, à l'abordage.
Les deux canots étaient bord à bord.
Henri et Charles s'élancèrent en même temps. Le Peau-Rouge sortit de son
immobilité. Il se leva lentement, développa sa haute taille, et regarda fixe-
ment, sans mot dire, les deux frères. Si cet homme avait, comme on dit au
théâtre, voulu produire un effet, il y réussit pleinement. Imaginez-vous une
figure glabre, sinistre, hideusement barbouillée de roucou et de génipa, sur-
montant un long torse également vermillonné sur lequel s'étalait un dessin
étrange. Sur la poitrine, grimaçait une tête d'aïmara largement ouverte, et le
ventre disparaissait sous une énorme fleur de Victoria Regia, rendue avec une
incroyable fidélité.
— Ah I parbleu, le drôle doit certainement être un de nos voleurs. Quant
aux mystérieux emblèmes qui nous ont si fort intrigués et que nous retrou-
vons si bizarrement sur son corps, j'espère bien qu'il va nous en donner la
signification. Je ne serais pas fâché d'avoir le mot de cette énigme.
Henri laissa lourdement tomber sa main sur l'épaule de l'homme et lui dit
en créole :
— Mon garçon, nous avons un compte à régler ensemble. Vous allez

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
521
Master Brown fêtait la venue de ses hôtes. (Page 527.)
nous suivre à la côte et là nous verrons ce que nous aurons à faire de vous.
L'indien ne sourcilla pas. Sa large bouche aux longues dents s'entrouvrit et
les deux jeunes gens interdits, pétrifiés, affolés, entendirent cette phrase
baroque prononcée avec une emphase désopilante.
— Je étais sudjet anglais !... Je ordonnai vo laisser continouïé le névigécheune
de moâ !...
6 6

C H A P I T R E X
Un Anglais sans cœur peut peut avoir un bon estomac. — Des anges de dévouement.
La Forêt-Vierge menacée d'un bombardement. — Une orgie de conserves alimentaires. —
Le capitaine W e m p i s'enivre et enivre une crique. — Où il est question de la pudeur de
Peter-Paulus Brown de Sheffield et des pantalons des Peaux-Rouges. — Les Indiens a n a -

baptistes. — Toilette des femmes i n d i e n n e s . — Coquetteries sous l'Equateur.— Habillées
avec des jarretières. — Parasites guyanais. — Les morsures des infiniment p e t i t s . — La
chique. — Où peut bien porter ses épingles, une femme qui n ' a ni poche ni é t u i . —

Enlèvement.
Peter-Paulus Brown de Sheffield, abandonné p a r ses canotiers sur la rive
hollandaise du h a u t Maroni, cria, tempêta, se mit dans une colère bleue. Il
montra le poing aux arbres, invectiva le ciel, chargea de malédictions les noirs
infidèles, et menaça la forêt qui n'en pouvait mais de l'intervention anglaise.
— ... Un frégate!.. Deux frégates !.. Un couirassé!.., avec des soldats de Sa
Majesté, appelés par le consul... oune escadre, avec des canons de sir William
Armstrong, viendra sur cette fleuve pour punir vô ! . .
« Aôh! j e étais sudjet anglais. Le gôvènement de Sa Majesté, ne laissait
jémais insulté les sudjets anglais !..
Peter-Paulus, quand il naviguait, était ordinairement taciturne, mais inof-
fensif. Confiné dans son égoïsme d'homme qui a faim et qui digère, il limitait
l'univers aux parois de son estomac, sans plus s'occuper de qui que ce fût,
même de sa famille.
Mistress Arabella, Miss Lucy et Miss Mary ayant leur existence assurée,
l'unique aspiration de leur cœur devait être la parfaite intégrité du viscère de
Master Brown. Comme le « névigécheune » pouvait seul faire fonctionner ce
viscère, Peter-Paulus ne doutait pas qu'elles ne fussent enchantées de sillonner
en tous sens la partie liquide de notre planète.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
523
Les pauvres femmes souffraient sans se plaindre les tortures de ce cosmopo-
litisme enragé, et se confinaient dans leur mutuelle tendresse. Rien de charmant
et de gracieux comme ce groupe féminin. La mère, jeune encore et toujours
belle, semblait la sœur aînée des deux Misses. Pour être unie à un grotesque
maniaque, Mistress Brown n'en était pas moins une femme de haute valeur dont
le cœur égalait l'intelligence.
Depuis la tranformation de son mari en Juif-Errant spleenique, on plutôt
gastralgique, elle avait parachevé l'éducation de ses filles, et utilement employé
les loisirs, hélas trop longs, que lui laissaient ses interminables courses à travers
le monde. Miss Lucy et Miss Mary étaient donc deux jeunes filles accomplies au
moral, et ce qui n'a jamais rien gâté, ravissantes au physique. Agées l'une de
dix-neuf, l'autre de dix-huit ans, on les eût prises pour deux jumelles. Elles
étaient blondes l'une et l'autre, de cet admirable blond cendré, qui adoucit et
estompe en quelque sorte la figure. Mais par une bizarrerie charmante, leurs
grands yeux noirs, donnaient à leur physionomie une expression de fermeté,
qui ajoutait à leur apparence un peu triste et maladive un charme de plus.
Leurs mains petites, élégantes et vigoureuses pourtant, donnaient volontiers
cette cordiale poignée de main anglaise, et leurs pieds, chose rare dans le
Royaume-uni, eussent pu rivaliser avec ceux d'une Parisienne de race. Les
pauvres enfants et leur mère, toujours malades en voyage, étaient bien pâles,
bien amaigries. Il leur eût suffi d'un peu de repos, pour reprendre ces belles
couleurs qui sont le privilège des Anglaises, sans nuire pour cela à leur distinc-
tion. Elles avaient parcouru tant de pays, contemplé tant d'aspects différents,
vu tant de peuples divers, couru tant d'aventures, et affronté tant de périls,
que leur situation présente, quelqu'étrange qu'elle fût, ne leur semblait pas
le moins du monde anormale, cette solitude, cet abandon sur la rive d'un
fleuve presque inconnu, ne constituant pour elle qu'un simple incident.
La plupart des [femmes, en leur lieu et place, eussent jeté les hauts cris, et
se fussent regardées comme perdues. Elles, au contraire, eussent été tentées de
se réjouir de ce contre-temps qui les arrachait au tangage et au roulis, si Master
Brown n'eût dû en ressentir aussi douloureusement le contre-coup. La manie
du chef de la famille était pour elles chose sacrée. Elles fussent mortes à la peine,
plutôt que de laisser échapper une plainte.
Les Bosh, dans leur fuite, avaient eu la loyauté de laisser aux blancs leurs
effets et leurs provisions. Ces grands enfants sont honnêtes à leur manière. Si
à l'occasion, ils ne regardent pas, — chose rare — à rompre un engagement
qui leur pèse, ils se font, en revanche, un cas de conscience de détourner quoi

524
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
que ce fût. On n'a pas d'exemple d'un Bosh ou d'un Boni qui aurait enlevé de
l'argent. Ils osent à peine, le cas échéant, s'approprier la quantité de vivres
nécessaire pour pourvoir à leur rapatriement, mais seulement quand ils sont à
bout de subsistances.
Somme toute, Peter-Paulus avait un carbet suffisant pour l'abriter lui et sa
famille. Il avait des hamacs et des provisions. Et comme la saison des pluies
était passée, les intempéries n'étaient plus à craindre. Mais, l'enragé m o n o -
mane pensait bien à cela, vraiment ! Depuis qu'il était sur la terre ferme, depuis
que son diaphragme n'était plus chatouillé par les mouvements du navire,
Master Brown était devenu d'une humeur de dogue. Ni les douces paroles de
mistress Arabella, ni les caresses des deux jeunes filles n'avaient prise sur
cet homme chez lequel l'estomac s'était à la longue substitué au cœur.
Il fallait pourtant que bon gré mal gré, Peter-Paulus renonçât à la naviga-
tion, et cela l'enrageait. S'il eût connu les mœurs des noirs du Haut-Maroni, il
eût pris patience, en sachant que son escale forcée, ne dût pas se prolonger
longtemps. Tel est en effet le respect que professent pour les blancs, les
Bosh, les Bonis et même les Youcas et les Poligoudoux, qu'ils ne voudraient
jamais qu'il arrivât aux Européens un malheur par leur faute. Ce sen-
timent inné chez eux, est encore augmenté par la reconnaissance des
bons offices rendus par les blancs, et aussi par la terreur qu'ils ont des
représailles. Ils savent parfaitement que les gouvernements coloniaux ne
plaisantent pas, et qu'ils ont tout à perdre, mais rien à gagner en molestant
les voyageurs.
En conséquence, il y avait fort à présumer qu'avant une dizaine de jours,
un canot serait envoyé par les déserteurs, mais monté par d'autres pagayeurs.
Le Grand-Man, qui a tout intérêt à rester en bons termes avec les autorités,
serait plutôt venu en personne pour rapatrier les abandonnés.
Peter-Paulus, après avoir tempêté une heure, se calma. Il ouvrit mélanco-
liquement une boîte de corned-beef, fendit l'enveloppe d'étain d'une caisse à
biscuit, offrit à sa femme et à ses enfants chacune un morceau de viande,
s'accroupit sur le sol et mangea du bout des dents.
Tout en écrasant sous ses puissantes molaires la briquette comestible,
Peter-Paulus poussait de profonds soupirs. N'allez pas croire qu'il s'attendrît
le moins du monde à la position au moins étrange, sinon périlleuse des deux
jeunes filles et de l e u r mère. Oh ! non. Il leur enviait leur appétit, et regrettait
de ne pouvoir vider avec autant de prestesse le petit plat de fer blanc dans
lequel elles picoraient gracieusement leur maigre repas. Il se torturait en

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
525
outre le cerveau pour en faire sortir une idée. Creuser un canot, mais un mois
n'eût pas suffi à un pareil travail. Il ne possédait d'ailleurs aucun instru-
ment. Ah ! s'il avait eu quelques bons outils en acier de Sheffield !
— ... A ô h ! . . . Si j e construisais oune r a d e a u . . . Very well, oune radeau.
Mais la vue de deux caïmans qui glissaient lentement la gueule entr’ouverte.
coupa court à cette velléité nautique. Le bruit de leurs mâchoires se refermant
de temps en temps avec un formidable clappetement de cisailles l'immobilisa
net.
— ... Aôh ! murmura-t-il tristement, je étais prisonnier sur cette fleuve. Ce
était pour moâ oune condamnêcheune bien crouelle ! Aoh ! . .
— Mon ami, mon cher Peter, dit doucement Mistress Arabella, et en très bon
français, prenez courage. Cette infortune finira bientôt. Puis, nous vous aime-
rons tant. N'est-ce pas, Lucy ! N'est-ce pas Mary !...
— Oh ! oui, chère mère, répondaient les deux enfants en embrassant tendre-
ment leur père toujours bourru comme un tronc d'orme.
— A ô h ! . . . ajouta, mais en anglais, Peter-Paulus. I am lost! Je me sens
mourir. Le corned-beef est une viande détestable. Et l'immobilité me tuera.
Pour que master Brown de Sheffield parlât anglais, il fallait que la situation
fut bien grave.
Huit jours s'écoulèrent pourtant sans incident, mais aussi sans aucun chan-
gement dans cette existence qui eût été extraordinaire pour le premier venu,
mais absolument baroque pour un coutelier de Sheffied atteint de gastralgie et
de monomanie errante.
La vie se passait pour Peter-Paulus à entretenir un feu allumé dans l'espoir
d'attirer quelques canotiers, et à scruter, mais en vain, le fleuve toujours soli-
taire. Entre temps, et avec la régularité d'un rhumatisme chronique, Master
Brown pratiquait l'autopsie d'une boîte de corned-beef, alternée avec du bœuf
à la mode, du gigot, du thon ou des sardines à l'huile. Sa mélancolie était
tournée à l'hypocondrie, il n'écorchait plus le français.
Le matin du neuvième j o u r , il jetait à pleine brassée du bois sur son feu tout
en inspectant la Maroni, quand un cri lui échappa.
Trois pirogues, pleines à couler bas les passagers dont les torses couleur de
brique tranchaient crûment sur les coques brunes des légers bâtiments, faisaient
force de pagayes vers le campement des Européens. La joie, l'espérance se
peignaient sur les traits de Peter-Paulus, dont le gosier expectora tout d'une
haleine une phrase française.
— Arabella!.. venez !... L u c y ! . . . r e g a r d e z ! . . , Mary !... Voyez ! ces petites

526
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
canottes !... Avec de bonnes Peaux-Rouges Oh ! l'espérance de p a r t i r ! . . . Le
joie de retourner sur un steamer.
Puis, il se mit à agiter ses longs bras, à la façon d'un télégraphe de Chappe,
en faisant retentir le rivage de h u r r a h s formidables.
Les Peaux-Rouges abordaient avec leur impassibilité habituelle. Rien sur
leurs visages ne trahissait l'étonnement que leur causait cette apparition
imprévue.
Le dernier h u r r a h de Peter-Paulus s'éteignit brusquement dans sa gorge.
— Aôh ! Mary ! Lucy ! Arabella ! Cachez vos ! Ne regardez pas. Ces Peaux-
Rouges étaient very shoking ! Aôh ! cette indécente nioudité était oune chose
ébominébeule !...
La mise des nouveaux venus était en effet susceptible d'effaroucher des gens
encore moins formalistes que les Anglais, qui poussent la pruderie jusqu'à ne
pas dénommer certaines parties de l'habillement.
Tous, hommes, femmes et enfants, vêtus de leur pudeur et d'un rayon de
soleil, s'avançaient avec une candeur digne de nos premiers parents avant le
péché. La seule concession qu'ils eussent faite à la décence, était d'avoir arboré
le calimbé. Les autres pièces du costume se composaient invariablement de
colliers en ouabé, de bracelets et de jarretières pour les dames. Les hommes
portaient en outre quelques plumes dans les cheveux. Un seul avait une che-
mise. Il était coiffé d'un vieux chapeau de feutre gris, et s'appuyait sur une
canne à pomme d'arrosoir, l'insigne du commandement. C'était le chef, évi-
demment.
Il tendit la main à Péter-Paulus et lui dit :
— Boujou mouché.
Les Misses et leur mère, s'étant retiré sous le carbet, Master Brown qui
avait intérêt à ménager les Indiens, surmonta ses r é p u g n a n c e s , et ne voulut
pas trop approfondir ce que leur situation avait de shoking.
Il serra la main que lui tendait son interlocuteur et lui répondit :
— Je avais l'honneur de saluer vo.
— Mo c'était captain Wempi.
— Aôh ! m u r m u r a en aparté Peter-Paulus, ce gentleman connaissait les
©usages du monde. Il présentait lui d'oune façon very convénèbeule.
« Capitaine Wempi, je étais Master Peter-Paulus Brown de Sheffield.
— Hein ! Hein!.. répondit le capitaine Indien qui n'avait rien compris.
— Permettez capitaine que je fasse à vôo une petite reflexion. Le habillement

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
527
de vos soldats et des dames il était très légère. Je pôvé pas présenté vô à Mis-
tress Brown.
L'Indien n'avait pas plus compris cette phrase que les précédentes. Mais
l'Anglais ayant accompagné sa remarque d'une pantomime expressive, le ca-
pitaine Wempi répondit :
— Ou que oulé mo metté mo culotte.
Puis il ajouta une phrase en Indien. Un de ses hommes tira d'un canot un
pagara, en exhuma un vieux pantalon gris de fer, glorieux débris d'un u n i -
forme d'infanterie de marine, usé jusqu'à la corde, et horriblement maculé
d'huile rance et de roucou. Le capitaine Wempi descendit majestueusement
dans les deux tubes d'étoffe, et assujettit la ceinture sur ses hanches avec une
liane, en ayant bien soin de laisser gracieusement flotter derrière et devant
les deux faces de sa chemise.
Cette concession rasséréna d'autant plus complètement Peter-Paulus, que les
autres Indiens, préalablement munis de pantalons analogues , se costumèrent
« coràm populo » sans la moindre observation, et en manifestant ainsi le désir
qu'ils avaient d'être agréables à l'Européen
Les dames et les enfants conservèrent leur costume adamique, mais, ma foi,
à la guerre comme à la guerre. Le principe était désormais sauvegardé.
Pendant que Master Brown fêtait la venue de ses hôtes en débouchant quel-
ques bouteilles de tafia,Mistress Arabella et les jeunes filles apparaissaient aux
regards étonnés et ravis de la horde. Les Indiens qui avaient vu bien rarement
des femmes blanches, s'émerveillaient à la vue des Européennes, et poussaient
de petits gloussements d'admiration, en contemplant l e u r gracieux visage, leurs
cheveux blonds, leurs habillements. Sur ces entrefaites, Miss Lucy eut l'heu-
reuse inspiration de mettre en morceaux une petite parure de jais et d'en dis-
tribuer les perles à la ronde. Cette largesse, jointe aux rasades que versait
libéralement son père, acheva de donner aux rapports une excessive cordialité.
Ces Peaux-Rouges, étaient d'ailleurs à demi civilisés, grâce aux fréquentes
relations qu'ils ont avec les Français de Saint-Laurent et les Hollandais d'Al-
bina. S'ils n'ont pas renoncé à leur vie errante, s'ils ont conservé les coutumes
de leurs pères, le contact des blancs les a un peu humanisés. Ils habitent en
temps ordinaire un village situé sur la rive hollandaise, à peu près en face de
notre colonie pénitenciaire. Ce village, bien bâti, agréablement situé, se com-
1 Les autorités coloniales, exigent formellement des Indiens et des noirs qu'il» mettent au
moins un pantalon quand ils entrent dans une commune. Les gendarmes « grand-sabre »
les mettraient sans façon à la geôle, s'ils refusaient de se conformer à cette règle.

528
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
pose d'une trentaine de carbets a u centre desquels s'élève l'immense demeure
de Wempi.
Le capitaine W e m p i 1 qui n'est pas un type de fantaisie, est un personnage,
chez les Galibis. Son autorité, officiellement reconnue par le gouvernement
hollandais, s'étend sur tous les Indiens de la côte, depuis la pointe Galibi, j u s -
qu'au confluent de l'Awa et du Tapanahoni, c'est-à-dire plus de deux cents ki-
lomètres. Gomme tous les hommes de sa race, Wempi est cosmopolite à rendre
des points à Master Brown lui-même. Sans cesse en mouvement, se déplaçant
au gré de sa fantaisie, il vit partout, et n'a d'autre aspiration que cette liberté
d'animal sauvage à laquelle il sacrifie tout. L'Indien, en effet, ne saurait s'as-
treindre à d'autre règle que celle de son caprice. S'il suppose, à tort ou à rai-
son, qu'une cause quelconque pourrait entraver sa liberté, il déménage un beau
matin après avoir entassé pêle mêle dans sa pirogue femmes, enfants, bagages,
chaudrons, chiens, provisions. Il abandonne son abatis, et s'en va à l'aventure,
jusqu'au moment de la récolte. Il n'a d'autre souci que celui de la vie maté-
rielle. Un chaudron, un coui, une platine, son arc et ses flèches, voilà son
« vade mecum » à peine aussi compliqué que celui du philosophe de la Grèce
ancienne.
Sa religion qui n'est qu'un manichéisme grossier, s'accommode à toutes les
circonstances de sa vie errante. Il croit à l'antagonisme du bien et du mal. Il
fait tout ce qu'il peut pour apaiser le mauvais esprit, et satisfaire le bon. Avec
une bonne dose de résignation qui pourrait se comparer au fatalisme musul-
man, l'Indien n'est jamais malheureux. En thèse générale, sauf de rares excep-
tions, c'est un philosophe qui cherche à dormir le plus longtemps possible,
à ne pas travailler et à boire beaucoup de tafia. Il est généralement très doux,
ou plutôt complètement indifférent.
C'est en vain que les missionnaires ont de tout temps cherché à les convertir
au christianisme. Ils se laissent baptiser et témoignent au « mon pé » (mon
père) les égards qu'ils professent pour tous les blancs. Ainsi, le lieutenant de
Wempi, qui lui succédera comme capitaine, s'appelle Simon, un autre se
nomme Jean-Pierre, un troisième Polo (Paul); ils ont été tous baptisés, plutôt
1 J'ai connu particulièrement le capitaine Wempi avec lequel j'a i passé plusieurs journée s
très agréables. Nous avons chassé et pêché ensemble. Il a « enivré » à mon intention avec
le Robinia Nikou la crique Ruyter situé près du dégrad de Sakoura. Il m'a donné son grand
arc et ses flèches. C'est le cadeau par excellence que puisse faire un Indien à son compé, car
je suis le compère du brave Peau-Rouge. Une de ses femmes a fait à mon intention d'admi-
rables poteries que j'ai rapportées en France. Wempi bien que baptisé, n'en pratique pas
moins la polygamie.
L . B .

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
529
J e ferai pendre v ô ! . . . (Page 536.)
dix fois qu'une. Voici pourquoi. Les membres du clergé de la Guyane française,
appartiennent à la congrégation des Maristes. Ils font de fréquentes et loin-
taines excursions. Rarement le même missionnaire revient au même lieu. Les
Peaux-Rouges sachant que les prédications se terminent par une distribution
de tafia, assez légère à vrai dire, ne font nulle difficulté pour les entendre. Ils
se groupent volontiers autour du prêtre, qu'ils appellent mon pé, et lui deman-
6 7

530
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
dent plus volontiers encore le baptême qui est toujours l'occasion d'une fête.
Le Mariste ignorant si le néophyte a été ou n'a pas été baptisé, lui confère le
sacrement qu'il a généralement reçu plusieurs fois, ce dont il a bien soin de se
défendre vis à vis du missionnaire 1.
La conversation entre Wempi et Master Brown eût langui, sans les accolades
fréquentes données par le capitaine à son coui que Peter-Paulus remplissait
toujours.
L'Indien, parlant le petit nègre, et l'Européen son français anglo-saxon, les
vocables devenaient de par t et d'autr e complètemen t inintelligibles. Mais
Wempi avait grâce à ses relations avec les Hollandais, accroché quelques bribes
d'anglais. Les mots de gin, livres, guinées, shelling, lui étaient familiers. Peter-
Paulus parla de pirogue et fit le geste de pagayer. Wempi répondit livres et
florins. L'on allait bientôt s'entendre.
Pendant ce temps, Mistress Arabella et les jeunes filles continuaient avec les
Indiennes une conversation à bâtons rompus, et fréquemment interrompue par
des gestes souvent interprétés à l'envers. Tout était un sujet d'étonnement pour
les trois Anglaises, grâce à l'imprévu de cette situation sans précédent. Au mo-
ment où elles pensaient avoir fait éclore une idée dans le cerveau d'une de ce9
pauvres créatures, ou éveillé un sentiment dans son cœur, vite, elle se précipi-
tait vers un coui plein de tafia, en absorbait gloutonnement une lampée, retirait
son sein de la bouche de son enfant, et entonnait dans l'estomac du pauvre
petit être gorgé de lait, une rasade devant laquelle eût reculé un Européen.
La plupart étaient uniformément laides, mais non sans prétentions. Leur
stature petite, leur taille carrée, leur tête grosse aux pommettes saillantes,
leurs yeux bridés en font des êtres peu séduisants. Mais la coquetterie ne sau-
rait pas plus abdiquer sur les rives du fleuve équinoxial que sur les bords de la
Seine ou de la Tamise. Jeunes et vieilles portaient sans exception de larges j a r -
retières placées au-dessous du genou, et au-dessus de la cheville. Ces jarretières
rougies par le roucou, sont serrées autant qu'il est possible, et interceptent la
circulation du sang. Cette compression amène l'enflure du mollet, et lui donne
un volume énorme qui est le comble de l'élégance. Aussi, les muscles de la
jambe n'ayant plus leur jeu habituel ni leur élasticité, la locomotion est très
difficile. Les victimes de cette coutume barbare s'avancent sur la pointe du pied,
avec la démarche hésitante et gauche d'un échassier. Après tout, avons-nous
1Ya-ya, dit Jean Pierre, m'a avoué avoir été baptisé cinq fois. La dernière fois, pendant
mon séjour en Guyane, le rusé compère alla demander le baptême au préfet apostolique.
— Oui, mouché, me dit-il, çà capitaine mon pé (le capitaine mon père) ké baptisé mo.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
531
le droit de médire des jarretières et des mollets de ces pauvres sauvagesses,
au profit des corsets et des bottines des femmes civilisées.
Sur ces entrefaites, Miss Lucy, qu'une violente démangeaison ressentie depuis
deux jours à la plante d'un pied, avait fort incommodée, fut contrainte de se
retirer dans le carbet, tant son malaise devint intense. Une Indienne la suivit
curieusement. La jeune fille dut retirer sa chaussure. Un de ses orteils était lé-
gèrement tuméfié, et une imperceptible tache rosée tranchait légèrement sur
la blancheur de l'épiderme. Deux petites taches analogues se remarquaient à la
surface plantaire.
Le prurit devint de plus en plus violent, et Miss Lucy en dépit de la présence
de l'indiscrète Peau-Rouge, se gratta avec un acharnement irrésistible. L'In-
dienne s'approcha et lui dit doucement :
— Vous gain une chique dans pied là. Pas gratté, non. Gratté, li mauvais
trop beaucoup. Laissé çà, mo ké oté li caba.
La jeune fille comprit vaguement le patois de son interlocutrice et lui tendit
son pied.
— Cà même. Mo savé. Mo ké oté chique là.
A l'aide d'une épingle, elle cerna chacun des petits points, l'un après l'autre,
et décolla l'épiderme avec une telle dextérité que Miss Lucy ne sentit absolument
rien. Deux minutes s'étaient à peine écoulées, que l'habile opératrice lui mon-
trait à la pointe de l'épingle trois petites vésicules blanchâtres du volume d'un
fort grain de millet. La jeune Anglaise avait éprouvé un soulagement instan-
tané.
— Tendez (attendez) pitit morceau.
L'Indienne sortit aussitôt du carbet, avisa un de ses compagnons qui fumait,
prit la cendre de sa pipe, et revint près de Miss Lucy. L'extraction des vési-
cules avait produit trois petits trous. Elle les remplit avec cette cendre de tabac
et engagea la jeune fille à remettre sa chaussure.
— Cà ké fini. Ou qu'a jamais marcher pieds nus, non. Cà michant chique,
entrer trop beaucoup coté pitits pieds blanc là.
Miss Lucy, heureuse de cette bizarre et salutaire intervention, allait remer-
cier la piaye improvisée, quant à sa profonde stupeur, elle vit celle-ci mettre
l'épingle dans sa bouche comme si elle allait l'avaler.
Elle s'aperçut bientôt de son erreur, en voyant l'épingle traverser la lèvre
inférieure, se joindre à trois ou quatre autres restées en place et dont la réu-
nion formait un faisceau, descendant comme une barbiche jusque sur le men-
ton.

532
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
Afin d'expliquer la nécessité des épingles pour ces braves gens qui portent
un costume aussi rudimentaire, il est utile de dire en quelques mots ce que
c'est que la chique.
La chique on puce pénétrante, est un insecte bien plus petit, et infiniment plus
incommode que la puce ordinaire. Elle appartient aux Antilles et à l'Amérique
Méridionale où elle est très commune. Elle se trouve dans le sable, la pous-
sière, et surtout dans les carbets abandonnés. Elle pénètre rapidement
entre cuir et chair, sans occasionner la moindre sensation. Elle se gonfle par
l'absorption des liquides qu'elle aspire, et acquiert en peu de temps un volume
pouvant égaler celui d'un pois. Sa présence est signalée au bout de deux
jours par une vive démangeaison, la tête et le thorax n'apparaissent plus que
comme un point noir dans la transparence de la peau. Le petit vampire, com-
modément installé en plein organisme vivant, opère bientôt sa ponte. La
famille qui éclot est fort nombreuse. Les petites chiques attaquent les tissus et
produisent des ulcères malins quelquefois mortels, et nécessitant parfois l'am-
putation de l'orteil.
Les pieds nus des Noirs et des Peaux-Rouges sont très fréquemment atteints,
mais les uns et les autres possèdent une étonnante dextérité pour arracher le
petit monstre de son lieu d'élection. En dépit de cette habileté il n'est pas
rare pourtant de voir des nègres ou des Indiens privés d'une ou plusieurs p h a -
langes. Leurs pieds sont en outre souvent rongés d'ulcères auxquels ils don-
nent le nom de crabes et de chaouaoua qui résistent pendant longtemps aux
plus énergiques agents thérapeutiques.
Les femmes sont généralement chargées d'extraire ces parasites incommodes.
L'épingle est l'instrument indispensable à cette extraction. Mais où piquer ces
épingles qu'il faut avoir à chaque instant sous la main, quand on ne possède
ni étui, ni pelote, ni poche ? La difficulté est résolue d'une façon singulière.
Les Indiennes se percent la lèvre inférieure d'une petite ouverture qui per-
siste après guérison de la plaie. Elles introduisent dans cet ingénieux étui les
épingles la pointe tournée en dehors. Les tiges métalliques immobilisées par
la rétraction du tissu ne peuvent glisser et évoluent bizarrement quand l'In-
dienne rit, parle, et trop souvent hélas ! sanglote. Elles ne sont nullement
incommodées par ces corps étrangers, elles mangent et boivent sans paraître y
faire attention. La présence de ces épingles leur est même si familière, qu'elles
les retirent sans y mettre la main, et par an simple mouvement combiné de la
langue et des dents.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
533
Telle était la manœuvre qui avait si fort intrigué Miss Lucy, lors de l'extrac-
tion des parasites dont les Européens ne sont pas non plus indemnes.
L'échange de propos et de gestes incompris ou interprétés à l'envers conti-
nuait pendant ce temps entre Peter-Paulus Brown et le capitaine W e m p i . Ce
dernier qui était « bleu passé macaque » — expression créole indiquant l'ivresse
la plus complète — voulait opérer ses préparatifs de départ. Pour la dixième
fois, il répétait à Master Brown qu'il était parti pour aller enivrer une crique ;
que c'était l'affaire de quatre jours « pou prend’posson, pou boucané li » que
passé ce temps il reviendrait et prendrait comme passagers l'Anglais et sa fa-
mille. Ce dernier n'entendait pas plus raison qu'une mule catalane.
— Je vôlé partir tout de souite. Entendez-vô ! Je donnai à vô beaucoup de
guinées, de livres, de florins... un chèque pour le banque de Sourinam !..
Peine inutile. Les décisions des Indiens sont immuables. Tout ce que Peter-
Paulus pourrait gagner à insister, serait d'empêcher le retour de Wempi et de
son clan. Il fallut bon gré mal gré accepter les conditions du Peau-Rouge et
attendre encore quatre mortelles journées.
Les Galibis p a r t i s , Master Brown rongeait son frein depuis près de
trente-six heures, partageant son temps entre l'autopsie des boîtes à con-
serve et l'entretien de son feu. Il gardait un silence farouche et voyait non
sans envie sa femme et ses filles manger de bon appétit, pendant que privé des
joies de la navigation, il s'étiolait en grignotant du bout des dents l'endaubage
et le poisson à l'huile.
La deuxième nuit était à moitié écoulée. Le brasier luisait comme un phare.
Peter-Paulus songeait. Un bruit de rames le fit tressaillir. Il se leva brusquement
et appela de toute la force de ses poumons. Le clapotement des rames cessa.
Une horrible imprécation retentit dans la nuit. L'Anglais entendit un froisse-
ment de branches. Son feu s'éteignit instantanément étouffé par une cause in-
connue. L'obscurité devint complète.
Peter-Paulus allait protester contre cette violation de domicile. Il n'en eut pas
le temps, des mains brutales le saisirent, le garrotèrent et le baillonnèrent. Il se
sentit emporté à travers les broussailles, et rudement jeté au fond d'un canot.
Puis le bruit des pagayes recommença, l'embarcation reprit sa course.
— C'est égal, pensait Peter-Paulus assommé, hors d'état de faire un mouve-
ment, et sans même penser à sa femme et à ses enfants, ce était encore le
névigécheune.

C H A P I T R E X I
En-raison de quel phénomène un coutelier de Sheffield, se trouve-t-il par 5° 40’ de latitude
Nord, et 56° 40’ de longitude Ouest, la poitrine et l'abdomen illustrés d'une fleur de n y m -
phœa, et d'une tête de requin d'eau d o u c e ? — Comment le libéré Gondet avait été d é v a -
lisé. — Un audacieux gredin. — Allées et venues mystérieuses. — Gondet ne sait rien !
— Master Brown veut naviguer, mais refuse de rien tenter en vue du salut de t o u s . —
Encore le capitaine W e m p i . — En tète à tête avec le voleur. — Trop tard d'une seconde.
— Un h o m m e à qui les déguisements sont plus familiers que l'honnêteté.
L'on se souvient de la phrase stupéfiante prononcée par l'Indien qui navi-
guait avec Gondet, lorsque les Robinsons de la Guyane capturèrent l'embarca-
tion montée par les deux hommes. Ce Peau-Rouge si bizarrement enluminé de
roucou et d'huile de carapa, qui écorchait le français avec cet indescriptible
accent anglais, ce tableau vivant, cet épiderme illustré aux couleurs de Maman-
di-l'Eau, c'était Peter-Paulus Brown !
P a r quelle invraisemblable succession d'évènements insensés, un ci-devant
coutelier de Sheffield, atteint de gastralgie chronique et de monomanie errante,
se trouvait-il p a r 5° 40’ de latitude Nord, et 56° 40’ de longitude Ouest, en
pareil lieu et en tel état ?
Quelque désir qu'il en eût, Robin ne put rien tirer de l'original qui voyant sa
navigation au moment d'être interrompue, et ses protestations inutiles, con-
serva une impassibilité dont le dernier descendant des Aramichaux eût été
jaloux. L'ingénieur et ses fils avaient d'ailleurs d'autres sujets de préoccupation
que de se casser la tête à deviner cette énigme baroque, dont la solution serait
tôt ou tard connue. La grande embarcation fut amarrée au canot de papier
qui prit la direction du campement, à la grande joie de Gondet.
Le pauvre diable, la face marbrée d'ecchymoses, bossuée de contusions, était

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 3 5
dans un état déplorable. Il pouvait à peine se tenir debout, et répondre aux
questions dont il fut accablé.
— Ah! Monsieur Robin, quel bonheur de vous revoir! J'ai été maltraité,
battu, volé. Le dépôt confié p a r votre fils m'a été enlevé de force, mais, nous
le retrouverons, et d'ici peu, dit-il en recouvrant un peu de son énergie.
— Voyons, Gondet, répondit l'ancien proscrit, que s'est-il passé? Parlez
n'omettez aucun détail, et surtout, faites vite.
— Tout de suite, Monsieur. Mais, avant de vous répondre, permettez-moi de
vous adresser une question.
— Dites.
— Vous ne m'avez pas soupçonné, n'est-ce p a s ? . . Vous ne m'avez pas cru
capable de détourner quelque chose vous appartenant à vous, mon bienfaiteur?..
Vous ne suspectez même pas ma vigilance?
— Non, Gondet. J'ai cru à une catastrophe dont vous n'étiez aucunement
responsable.
— Quoique, interrompit Charles, votre disparition ait été pour le moins
étrange.
— Hélas, reprit douloureusement le libéré, je ne fais que répéter cela depuis
mon « malheur » ; quand on a « fauté » une fois on ne peut plus inspirer de
confiance aux honnêtes gens.
— Vous vous trompez, et mon fils n'a pas eu l'intention de témoigner la
moindre incrédulité. Vous avez donné depuis longtemps assez de gages de pro-
bité, pour que désormais vos intentions ne soient pas révoquées en doute.
— Merci, Monsieur Robin, merci pour vos bonnes paroles. Je vous aurais
retrouvés tous depuis trois jours, si ceux qui m'ont dévalisé ne m'avaient mis
aux mains de cet enragé qui m'a roué de coups et forcé de descendre le
fleuve.
Peter-Paulus gardait un silence dédaigneux, et tournait avec affectation le
dos aux Européens.
— Mais, qui vous a dévalisé ?
— C'est toute une histoire à laquelle j e ne comprends rien. Toujours est-il
qu'ils ont « peinturé » l'Anglais, l'ont mis dans mon canot, et lui ont dit : « E h !
bien, naviguez à votre aise, Master Brown, voici un bateau et un patron ». Il
a répondu : « Yes » et m'a dit : « Allez à Saint-Laurent pour que je mette op-
position sur les chèques. On a volé mon carnet de chèques ». J'ai bien essayé de
remonter la crique, mais il s'est mis dans une colère terrible, et m'a envoyé je

536
L E S R O B I N S O N S DE L A G U Y A N E
ne sais plus combien de coups de poings qui m'ont assommé. Il a fallu bon gré
mal gré descendre le Maroni sous peine d'être encore plus maltraité.
— Yes, daigna articuler Peter-Paulus. Mon carnet de chèques était volé.
Toute mon fôtune il était entre les mains de coquines. Vôs étiez complices des
coquines, puisque vous empêchez de continouïé le névigécheune de môa. Je
volé faire mon déclarécheune aux autorités de cette pays détestébeule.
— Sir, voulut dire Robin...
— Je étais Master Peter-Paulus Brown de Sheffield, riposta sèchement le
Peau-Rouge de la Grande-Bretagne.
— E h ! bien, Master Peter-Paulus Brown de Sheffield, répondit en excellent
anglais Robin, je vous engage à vous tranquilliser. Votre fortune ne court
aucun risque, parce qu'il n'y a pas de banque à Saint-Laurent, et que votre
signature faussée par les voleurs ne peut être de longtemps produite. Voilà le
conseil que vous donne, avec l'hospitalité, Monsieur Robin, Français, colon et
ingénieur civil.
— Vos étiez oune filou. Je ferai pendre, vô et tout le famille de vô quand le
couirassé de Sa Majesté viendra bombarder cette pays.
L'ingénieur se mit à rire de tout son cœur et tourna le dos en haussant les
épaules.
Mais Henri se dressa de toute sa hauteur devant l'irascible Anglais sur
l'épaule vermillonnée duquel il posa le doigt.
— Master Brown de Sheffield, dit le jeune homme un peu pâle, j e vous
engage à peser vos paroles et au besoin, j e vous l'ordonne. Si vous avez abusé
de votre vigueur à l'égard de cet homme, — il désignait Gondet — sachez que
je dispose vis-à-vis de vous d'arguments analogues. Et pour que vous n'allé-
guiez pas votre ignorance de notre langue afin de donner une fausse interpréta-
tion à mes paroles, j e vous formule mon ordre en anglais.
— Henri, dit doucement l'ingénieur, laisse en paix ce pauvre diable dont le
soleil a peut-être détraqué le cerveau. En outre, le vol de sa fortune, et le gro-
tesque accoutrement dont l'ont affublé les malfaiteurs inconnus, sont autant
de circonstances atténuantes.
« Master Brown, vous êtes notre hôte. Votre personne est sacrée pour
nous. Nous pourvoirons à tous vos besoins.
— La brute ! m u r m u r a Gondet. Il déplore la perte de sa fortune, et n'a
même pas dit un mot relatif à sa femme et à ses deux jeunes filles retenues par
les bandits.
Le canot remorquant la chaloupe venait d'aborder. Madame Robin avait

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
537
Le prêtre se leva. ( P a g e 544.)
saisi les derniers mots prononcés par son mari et par le libéré. Son cœur
d'épouse et de mère se serra en entendant ces paroles. Elle p u t à peine remar-
quer ce qu'avait d'extravagant l'arrivée du monomane.
— Des bandits, s'écria-t-elle !.. Une femme, des jeunes filles entre leurs
mains. Oh! mon ami, mes chers enfants, il faut les délivrer au plus vite.
— J'apprends à l'instant ce douloureux épisode, répondit Robin. Il nous
6P

538
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
faut savoir de Gondet tout ce qu'il connaît de relatif à l'enlèvement. Nous
combinerons ensuite nos moyens d'action, puis nous partirons sans désem-
parer.
— Oh ! oui, n'est-ce-pas ! Pauvre femme ! Pauvres enfants ! Quelle horrible
position !
La troupe entière s'installa de nouveau sous le carbet. Les deux Bonis
restèrent en sentinelle près des bateaux, et Gondet commodément assis sur un
hamac, raconta longuement ce qu'il savait des évènements accomplis depuis
trois jours.
— Il y avait vingt-quatre heures que M. Charles était parti en reconnais-
sance vers le haut de la crique, et douze heures que vous étiez allé à sa ren-
contre. La rivière grossissait d'une façon inquiétante sans que rien dans l'état
de l'atmosphère motivât cette crue subite. J'avais entendu une détonation
sourde, que je ne sus à quelle cause attribuer. On eût dit l'explosion d'un four-
neau de mine très volumineux, et chargé d'une quantité considérable de poudre.
Mais, quelle apparence de réalité dans cette supposition? Ces cantons de la
Haute-Guyane sont si déserts I Qui eût pu faire jouer la mine et dans quel
b u t ?
— C'est vrai, interrompit Robin. Cette détonation précédant de quelques
minutes la subite invasion des eaux nous a singulièrement intrigués...
— Indépendamment du danger qu'elle nous a fait courir, et des ravages
exercés p a r l'action des eaux sur le champ d'or, continua Charles. L'exploita-
tion doit être pour longtemps impossible. Je crains bien en outre que la plupart
des travailleurs, échappés à 1 incendie n'aient été noyés.
— Quoi qu'il en soit, et en dépit de l'invraisemblance de la supposition, nous
l'avons attribué à la même cause.
« Mais, continuez, Gondet. Nous vous écoutons. La réussite de notre expédi-
tion dépend de votre précision.
— Nous prenions notre repas sur la rive droite de la crique, les chaloupes
étaient solidement amarrées, et pour plus de sûreté, j'avais placé un homme
dans chacune. Un canot européen fut bientôt signalé. Il était monté p a r huit
hommes. et portait à l'arrière le pavillon français. Quatre noirs ramaient
vigoureusement. Sous la tente se tenait un officier d'infanterie de marine, en
petite tenue, accompagné de deux soldats de la même arme. Le patron était
vêtu de l'uniforme des surveillants militaires. Le huitième passager avait la
tête couverte d'un vieux chapeau, et le corps enveloppé d'une chemise. C'était
un Peau-Rouge.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
539
« Tiens, me dis-je, c'est un officier de la garnison de Saint-Laurent, qui
probablement s'occupe de travaux hydrographiques.
« Le patron donna un coup de barre et l'embarcation vint aborder près des
nôtres. Je la reconnus aussitôt. C'était un des canots du pénitencier, un de ces
grands bateaux à clins, peints en blanc et sur le bordage duquel se voyaient
peints en noir un C et un P séparés par une ancre.
« L'officier prit pied à quelques pas de nous. C'était un capitaine âgé d'en-
viron trente-cinq ans, et décoré de la légion d'honneur. Je remarquai alors que
la grille de fer servant à séparer les rameurs des passagers avait été enlevée.
Les hommes de l'équipage rentrèrent leurs avirons. Le surveillant, au lieu
d'enlever ces rames et de s'asseoir à côté, avec son revolver près de lui,
comme l'ordonne formellement la consigne, descendit en même temps que le
capitaine. Je constatai non sans surprise que tous deux étaient armés j u s -
qu'aux dents. Ils portaient l'un et l'autre à la ceinture un revolver de calibre,
et un fusil de chasse sur l'épaule. Un fusil, passe encore, quand on aime la
chasse. Mais un revolver sur un parcours où l'on ne rencontre ni voleurs ni
animaux féroces, cela me parut singulier. Mais, comme ce n'était pas mon
affaire, je g a r d a i mes réflexions pour moi.
« Je me levai et me découvris poliment devant l'officier qui toucha du bout
du doigt la visière de son casque blanc.
— Vous êtes en règle? me demanda-t-il rudement. Votre permis de sortie...
montrez-le moi.
« Je tirai de m a poche l'autorisation donnée par le commandant supérieur,
et sans laquelle nulle embarcation ne peut quitter le territoire du pénitencier.
« Il la lut et me dit :
— C'est vous qui êtes Gondet?
— Oui capitaine.
— Un libéré faisant le canotage entre Saint-Laurent et le haut Maroni?
— Oui capitaine, et j'ose le dire, honnêtement depuis que j ' a i expié ma
faute.
— Honnêtement... Nous verrons bien. Mon garçon, l'autorité a les yeux sur
vous. Vous êtes signalé comme faisant une contrebande très active. Vous in-
troduisez de l'or sans acquitter les droits, et vous frustrez le trésor de huit pour
cent.
— Mais, capitaine, j e vous j u r e . . .
— Assez ? que contiennent vos canots ?
— Des marchandises apportées d'Europe, des provisions et des instruments

540
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
agricoles ou d'exploitation aurifère destinés à un placer près de Saut Peter-
Soungou.
— Des marchandises d'Europe... Montrez-moi votre cargaison.
« Je n'avais qu'à obéir. C'est ce que j e fis sans hésiter. Il lut votre nom sur
les colis et demanda :
— Robin... Qu'est-ce-que c'est que ç à ?
— L'insolent! s'écrièrent d'une seule voix les Robinsons scandalisés.
— Je répète ses propres paroles. Il continua son inventaire et reprit :
« Ces instruments sont de provenance anglaise. Il y a des droits d'entree.
Ces droits sont-ils acquittés?
— Je crois qu'ils le sont, puisqu'ils ont été amenés ici autant que je puis le
croire par le Dieu-Merci. La cargaison a nécessairement été en transit à
Cayenne.
— Je n'en sais rien. Ou plutôt j ' e n doute. Où est le propriétaire?
— Dans les bois. Il doit revenir demain.
— Mon garçon, vous jouez bien mal votre rôle et vous êtes un contrebandier
fort maladroit. Il est inutile de continuer cette comédie. Je vous arrête, et j e
confisque votre cargaison.
— Mais, s'écria Robin indigné, cet homme n'avait aucun droit. Il ne pouvait
d'ailleurs appartenir à notre armée. Ce n'était pas un officier , mais quelque
misérable ayant pris l'uniforme de nos soldats pour accomplir un acte d'ignoble
piraterie.
— Il me vint comme une velléité de révolte. Bien que notre situation de
libérés nous place toujours sous la surveillance des autorités, que nous ne
puissions ni vendre, ni acheter, ni sortir, ni rentrer sans autorisation, et que
ma résistance eût pu m'attirer une vigoureuse punition, j ' e u s l'intention de
protester, quitte à ne jamais rentrer à Saint-Laurent et de vous demander
l'hospitalité. Je n'en eus pas le temps.
« Celui que j e regardais comme un officier, m'appliqua le canon de son
revolver sur la poitrine, et poussa un cri. Ses quatre noirs et ses deux soldats
commandés par le surveillant, se ruaient dans les canots et garottaient en un
tour de main mes hommes épouvantés.
« Je fus pris le dernier, et ficelé en moins de temps qu'il m'en faut pour vous
le dire. Mais alors, se passa un incident étrange bien que futile en apparence.
Mon chien voulut me défendre. Il s'élança contre le capitaine, le mordit au
bras et déchira sa veste d'uniforme depuis le coude jusqu'au poignet. Il arma
son fusil, coucha en joue le pauvre animal et l'étendit raide mort. Le sang

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
541
coulait sur son bras. Il l'étancha avec son mouchoir, et j'aperçus distinctement
sur sa peau un de ces hideux tatouages bien connus de ceux qui ont eu le
malheur de vivre dans les bagnes.
— Je vous le disais bien, interrompit Robin avec vivacité. Cet homme qui
souillait ainsi l'uniforme était quelque bandit évadé du pénitencier, le surveil-
lant et les noirs les complices de son crime.
— L'idée m'en vint aussitôt, bien qu'il portât sa tenue avec une aisance par-
faite, et que ses termes fussent corrects. Mais hélas ! je ne suis pas un naïf, et il
y a d'habiles comédiens, parmi les pensionnaires des pénitenciers. Je savais
d'ailleurs que je n'avais rien à craindre pour ma vie, car il n'y a pour ainsi
dire pas d'exemple d'évadés qui se soient rendus coupables d'assassinats. Ils
savent trop bien qu'en cas de réintégration, la peine de mort serait fatalement
prononcée contre eux.
« Je fus rudement jeté au fond du canot de l'administration, à bord duquel le
Peau-Rouge était resté immobile. Je tombai sur les pagaras, les caisses, les pro-
visions qui l'encombraient, et le choc fut si violent, que j e perdis connaissance.
« Quand je revins à moi, la nuit était venue. J'étais étendu sur le dos, et si
étroitement garotté, que tout mouvement m'était impossible. La flottille mar-
chait. Je ne sais si je me trompe, mais il me sembla que nous avions traversé
le Maroni et gagné la rive hollandaise. Dans tous les cas la côte était très rap-
prochée, puisque j'apercevais les branches qui de temps à autre interceptaient
la vue des étoiles. Puis, tout mouvement cessa, nous étions immobiles. Ce
temps d'arrêt dura longtemps, et le j o u r allait poindre quand nous reprîmes
notre course.
— Ne croyez-vous pas, Gondet, que les voleurs — j e n'ai que trop de raisons
pour leur appliquer ce qualificatif — ne fussent allés cacher notre cargaison qui
devait fort tenter la cupidité de gens sans préjugés.
— Ma foi, Monsieur Robin, c'est bien possible. En somme, l'affaire a été
habilement menée. Je vous assure que je n'eusse rien soupçonné sans la
vue du tatouage du soit-disant capitaine. J'eusse cru de bonne foi à la séques-
tration de vos marchandises, d'autant plus que cet homme a disparu pendant
la nuit, ainsi que tous ses compagnons.
— Que me dites-vous là?
— L'exacte vérité, Monsieur. Je me suis retrouvé le lendemain, c'est-à-dire
hier matin, dans la crique à l'embouchure de laquelle nous étions amarrés la
vieille. Une bande de Peaux-Rouges, d'aspect peu rassurant, et tels que j e ne
me souviens pas d'en avoir vu, nous entouraient. Ils étaient une dizaine. Le

542
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
lit de la crique était barré par un grignon énorme fraîchement abattu. La cir-
culation était complètement interrompue entre le bas et le haut de la rivière.
« Mes hommes n'étaient plus avec moi. En revanche, j'avais d'autres com-
pagnons : une dame européenne, deux jeunes filles et un blanc que celles-ci
appelaient leur père. Je comprenais de moins en moins et j e croyais que j e
devenais fou. Les Indiens ne les maltraitaient pas, bien que le blanc les
accablât d'injures. Ils semblaient au contraire regarder les dames avec
une surprise qui n'était pas exempte de respect.
« Pour finir, j'ignore ce qui s'est passé pendant la nuit qui suivit cette
étrange journée, car je m'endormis d'un sommeil de plomb. Quand j e m'éveiL-
lai, l'Européenne et les deux jeunes filles avaient disparu. C'est alors que mes
aventures atteignent le comble de l'invraisemblance. L'Anglais, nu comme la
main, était attaché à un arbre, pendant que le chef des Peaux-Rouges, un vieux
à l'air farouche, achevait de le « peinturer » et de le mettre dans l'état où vous
le voyez en ce moment.
« On nous mit tous deux dans une embarcation, et j e reconnus avec surprise
un de nos canots complètement vide, sauf quelques provisions embarquées
pour notre subsistance. Je voulais aller à votre recherche, mais mon brutal se
mit à boxer et il me fallut bon gré mal gré l'accompagner. C'est alors que j ' e u s
le bonheur de vous rencontrer.
— Tout cela, dit Robin, me semble moins étrange qu'on pourrait le
supposer tout d'abord. Ces allées et venues, ces disparitions d'Européens, ces
apparitions de Peaux-Rouges, ont pour but de nous donner le change et de
nous faire prendre une fausse piste. La mascarade de l'Anglais ne peut être
qu'une facétie d'Indien en belle h u m e u r et nous n'avons pas à en tenir compte.
Nos marchandises ne peuvent être loin d'ici. Elles sont cachées sur l'une ou
l'autre rive.
« J'opinerais pour la côte hollandaise, d'autant plus qu'il vous a semblé tra-
verser le Maroni pendant la nuit d'avant-hier.
— Oui, Monsieur.
— Nos drôles pensent être très forts, et ne sont que des niais. Les objets
volés ne peuvent être qu'ici, ou au point où vous fûtes conduit la nuit dernière.
Cette seconde version me paraît la plus rationnelle. L'essentiel pour nous est
d'aller vite. Nous ne pouvons faire indéfiniment buisson creux. Que diable,
une cargaison aussi volumineuse ne disparaît pas comme un pagara.
« Voyons, Gondet, il vous serait impossible de reconnaître cet endroit, n est-
ce pas ?

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 1 3
— Hélas I oui, Monsieur Robin.
— Mais j ' y pense. Les embarcations ne se se sont arrêtées qu'une seule fois
pendant la nuit.
— Oui, Monsieur.
— C'est à votre retour ici, que vous avez vu débarquer l'Anglais et sa fa-
mille, amenés en même temps que vous?
— Parfaitement.
— Notre original retrouvera peut-être l'emplacement, ou tout au moins la
direction. J'espère qu'il voudra nous conduire.
Peter-Paulus, accroupi sous le carbet, conservait sous ses baroques enlu-
minures, l'impassibilité d'un Peau-Rouge endurci. Il semblait étranger à tout
et ne voulait ni voir ni entendre.
Robin s'approcha de lui.
— Master Brown, lui dit-il, voulez-vous retrouver votre femme, vos enfants
et rentrer en possession de votre fortune?
— Je volais néviguê, répliqua-t-il du bout de ses longues dents.
— Vous naviguerez, Master Brown, j e vous le promets. Mais il faut préala-
blement nous aider à retrouver le lieu que vous occupiez sur la côte avant votre
enlèvement.
— No.
— Vous refusez?
— Yes. Je étais ici pour néviguê et non pas pour aidé vô. Je étais sudjet an-
glais, et j e volais pas associer l'existence de moa à celle de vô.
— Mais le soin de votre famille... le souci de votre fortune.
— Mon fémily il ne regardait pas vô. Mon fortune il importait pas à une
aventurier comme vô.
— Master Brown, vous êtes un insolent et un père sans cœur.
— Je étais sudjet anglais, et mon estomac il était malade.
— C'est bien. Vous êtes parfaitement libre de vos pensées et de vos actions.
Nous vous laisserons ici et nous ferons notre besogne tout seuls. Notre absence
peut durer deux j o u r s . Je vais vous donner des provisions pour une semaine.
— Je paierai vo, les provisions.
— Mais vous n'avez pas un shelling.
— Je étais notébeul industriel de Sheffield. Je avais crédit sur le b a n q u e . . .
— Prenez en attendant hypothèque sur les brouillards du Maroni et portez
vous bien.
Pendant ces longs pourparlers, Nicolas avait chauffé. La machine du canot de

544
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
papier était en pression au moment où finissait le colloque entre Robin et
l'Anglais. Les Robinsons prirent place à bord, et l'embarcation fila à toute
vapeur vers la rive hollandaise. La traversée s'opéra en un quart d'heure, puis
le canot rasa comme précédemment la berge avec lenteur, pendant que les
membres de l'expédition fouillaient de regards avides l'interminable rideau
de verdure.
Les recherches furent longues et pénibles, en dépit de la prodigieuse habileté
des Européens, et du flair infaillible de leur chien indien. Enfin, de guerre
lasse, Robin était près commander la halte, pour faire du bois, car le com-
bustible allait bientôt manquer.
— Stop ! cria-t-il à la vue d'une grande pirogue indienne amarrée à une
racine, et dont l'arrière émergeait d'une épaisse touffe de moucoumoucou.
Au centre, un Indien, accroupi sur un pagara, fumait nonchalamment une
cigarette en feuille de mahot. Robin le hêla.
— Ho ! Gompé ! Ho !
— Ho ! Compé! Ho ! fit l'Indien.
— Qué moun, qu'a gagné çà bateau-là? (à qui est ce bateau?)
Çà bateau-là, capitaine Wempi.
— Et où est le capitaine W e m p i ?
— Là, côté la té, ké mon pé (Là, à terre, avec le mon père).
Une demi-douzaine de Peaux-Rouges, attirés p a r les frémissements de la
vapeur s'échappant de dessous les soupapes, sortaient du fourré.
Robin, Henri, Charles, avec les deux Bonis, débarquèrent, et se trouvèrent
bientôt au milieu d'une troupe nombreuse environnant un petit carbet.
— Boujou, Wempi.
— Boujou Lômi, boujou Bacheliko, boujou Mouché, répondit le capitaine
qui connaissait les fils d'Angosso.
— Que fais-tu là, capitaine Wempi, demanda l'ingénieur?
— Mo ké vini serser (chercher) mouché blanc, madame li, mam'selles li.
— Et d'où viens-tu?
— Enivrer crique.
Les trois Européens et les noirs pénétrèrent sous le carbet, et aperçurent
tout d'abord un prêtre, gris de barbe et de cheveux, assis près d'un hamac.
Deux jeunes filles éplorées, les yeux pleins de l a r m e s , sanglotaient. Dans le
hamac, une femme, en proie à une fièvre terrible poussait des cris plaintifs.
Le prêtre se leva à l'aspect des nouveaux venus qui le saluèrent avec défé-
rence.

L E S R O B I N S O N S D E L A G U Y A N E
S45
Reste i c i ! . . . Mataaô. » (Page 5 4 9 . )
— Ah! Messieurs, leur dit-il, combien je bénis votre arrivée. Quel service
vous allez rendre à ces infortunées jeunes filles et à leur malheureuse mère. Je
revenais du haut Maroni, quand je les trouvai hier sur la rive française.
Elles m'ont raconté leur histoire qui est navrante. Pour comble de malheur
leur père a disparu. J'allais les conduire jusqu'à Sparwine, quand j'appris
d'elles que ce capitaine indien devait incessamment venir les prendre ici. Je
6 9

546
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
ai les amenées aussitôt, espérant, mais en vain, y retrouver le chef de leur
famille.
« Avez-vous de la quinine ? Cette pauvre dame a été atteinte ce matin d'un
accès de fièvre que je ne puis combattre, car ma provision est épuisée.
Robin n'eut pas le temps de répondre. Gondet qui s'était avancé lentement
sans être vu, bondit, le sabre levé sur le prêtre.
— C'est lui ! le bandit ! Il n'est pas plus c u r é que capitaine. A moi!
D'un geste rapide, le soit-disant prêtre écarta l'arme. Puis se glissant sous le
hamac avec l'agilité d'un félin, il s'élança hors du carbet. et disparut avant
que les spectateurs de cette scène étrange eussent pu faire un seul mouvement.
— Que personne ne le suive, s'écria Robin avec autorité. Il ne saurait être
seul. Nous tomberions dans une embuscade.
Mais Gondet, affolé, hors de lui, n'avait rien entendu. Il s'était rué à sa
poursuite, accompagné du chien Mataaô, dont on entendait les aboiements
précipités.
L'absence du libéré se prolongea plus d'une demi-heure, et déjà chacun
appréhendait qu'il n'eût été victime de sa témérité, quand on te vit revenir la
figure et les mains en lambeaux, mais radieux.
— Le misérable! Je l'ai reconnu à sa voix, dit-il haletant. Il s'était vieilli
en se grimant et en saupoudrant de farine sa barbe et ses cheveux. Mais j e ne
m'étais pas trompé.
« Tenez, dit-il en jetant aux pieds de Robin la robe noire dont l'inconnu
s'était débarrassé pour courir plus vite, vous voyez que les déguisements lui
sont familiers. N'avais-je pas raison de dire qu'il n'était pas plus prêtre qu'of-
ficier, et que c'est un de nos voleurs? Il m'a échappé ; quelque chose
malheur est bon, car je viens de faire à cinquante pas d'ici une fière trouvaille.

C H A P I T R E X I I
Précieux enseignements tirés de la présence d'une feuille.—Un chien en arrêt devant une ma-
chine à vapeur.— Matériel retrouvé.— Encombrement momentané.— La bigue.— Pauvre
mère!.. Pauvres enfants ! — Ce qu'on entend par « tirer un coup de soleil ». - • Un peu
de médecine indigène. — La fugue des Indiens.— Non ! pas de travail ! — Arrimage de
la cargaison. — Forts « passé maïpouri ». — Reconnaissance de la femme Peau-Rouge.—
En route pour l'habitation.
Gondet, servi par un hasard prodigieux, venait de faire une découverte sin-
gulièrement importante. Il essaya, mais en vain, de suivre la trace de l'être
mystérieux qu'il venait de retrouver sous la robe du missionnaire. Celui-ci,
disparut bientôt derrière les impénétrables futaies, en homme auquel sont fa-
milières les courses en forêt. Gondet, ne chercha pas à savoir quel pouvait
bien être l'audacieux gredin portant avec une telle aisance l'habit du prêtre et
celui du soldat. Cette facilité d'adaptation à des rôles aussi différents, ne pou-
vait être que le fait d'un homme rompu à toutes les intrigues, ignorant les
préjugés, capable de tout, enfin, un des grands « dignitaires » de cet enfer qui
s'appelle le bagne.
Malgré l'instinct du chien Mataaô et son infaillible odorat, le libéré vit
bientôt l'inutilité de sa poursuite. Non seulement l'inutilité, mais encore le
danger. Telle est en effet la configuration du formidable parterre de la fée guya-
naise, fouillis inexploré, fécond en périls de toutes sortes, et à travers les
méandres duquel le chasseur devient à son tour gibier, que Gondet pouvait être
en un moment à la merci de l'inconnu, grâce à un retour offensif de celui-ci.
Le pauvre diable le comprit si bien, qu'il rompit la quête du chien rapportant
comme trophée la robe noire, trouvée accrochée à un buisson. Il revenait donc
piteusement, accompagné de l'animal qui, en limier bien élevé, le précédait de
trois pas à peine, sans se presser, sans s'arrêter, et en aspirant à petits coups

548
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
saccadés de son nez noir comme une truffe les émanations de la forêt. L'homme,
l'œil et l'oreille au guet scrutait aussi ce petit coin de l'infiniment grand. Vieille
habitude de coureur des bois, auquel rien d'anormal ne doit échapper. Bien lui
prit de ne pas négliger cette indispensable précaution, car il aperçut émergeant
du sol, la base d'un de ces pétioles ligneux, bruns, coriaces, qui supportent les
folioles du palmier-macoupi. Tout homme étranger à la vie sauvage, passerait
indifférent devant une simple queue de feuille, quand bien même cette feuille
composée aurait trois mètres de long, et que la queue serait de la grosseur du
pouce. C'eût été une grosse faute, et Gondet se garda bien de la commettre. La
feuille était enterrée; l'extrémité du pétiole qui sortait, mesurait à peine dix
centimètres de longueur et ce pétiole était sectionné en biseau comme avec le
sabre d'abatis.
Le libéré s'assura que les arêtes coupantes ne recélaient aucune substance
vénéneuse et pour plus de précaution, il décortiqua avec son sabre la tige
ligneuse du monocotylédone. Puis, il s'arc-bouta et tira de toutes ses forces.
La feuille entière s'arracha et apparut avec ses folioles froissées, mais bien
vertes.
— Cette feuille, se dit non sans raison Gondet, a été enfouie depuis peu de
temps, et elle ne s'est pas enterrée toute seule. Si j'allais en trouver d'autres.
Creusons...
Mataaô, qui était apte à toutes les besognes, voyant l'homme retourner la
terre avec son sabre, se mit incontinent à fouiller avec fureur, comme s'il cher-
chait un tatou. Le vaillant animal fit tant et si bien, qu'en moins de deux mi-
nutes il mit à découvert au moins un mètre carré de litière verte, formée de
feuilles bien tassées. Il est bon de dire que la couche de terre fraîchement
remuée, n'avait pas plus de vingt centimètres d'épaisseur.
— Tiens!., reprit en aparté Gondet, mais c'est un silo. Que diable peut-il
bien y avoir là-dessous ?
« Allons, Mataaô, cherche !.. Cherche, mon brave chien.
Mataaô encouragé de la voix et du geste, reprit sa fouille avec acharne-
ment. Il arracha brusquement l'épaisse couche de frondaisons et disparut
presque entièrement au milieu des végétaux hachés. Il sembla au libéré que
les griffes de l'animal, grinçaient sur une surface dure et lisse qu'elles ne
pouvaient entamer.
— Ici. Mataaô, ici, dit-il doucement.
Le chien bondit hors au trou, et resta bientôt planté sur ses quatre pattes,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 549
la queue droite, le museau tendu, gardant ce bel arrêt qui fait tressauter le
cœur du chasseur le plus aguerri.
— Que diable cela signifie-t-il, se dit Gondet plus intrigué que jamais.
Il se pencha, et lança au fond de l'excavation un léger coup de pointe. La
lame du sabre rendit un son métallique. Le libéré se sentit frissonner de la
tête aux pieds. Il se jeta à corps perdu sur le sol, fouilla, arracha, gratta des
pieds et des mains, puis, haletant, courbaturé, en lambeaux, il s'élança en
disant au chien toujours immobile:
— Reste ici, Mataaô. Attends-moi, mon chien !
L'intelligent animal, remua doucement la queue, comme pour dire : « j ' a i
compris » e t resta ferme comme un roc.
Cet épisode n'avait duré qu'une demi-heure. Gondet, arrivait bientôt au
milieu des Robinsons, inquiets d'une absence aussi prolongée. Le pauvre
homme transporté d'une joie folle, bégayait, suffoquait, et semblait transfiguré.
... — Oh ! oui, une fière trouvaille, allez, monsieur Robin. La destinée me
devait bien cela. Mon Dieu ! allez-vous être heureux !
— Voyons, enfin, Gondet, dit doucement l'ingénieur, qu'y a-t-il. Qu'avez-
vous rencontré, mon brave garçon.
— Monsieur Robin, venez... Venez vite. Vous avez vu bien des choses en
voire vie... mais vous n'avez jamais rien contemplé de pareil I
— Mais quoi ?
— Eh 1 bien, un chien... en arrêt... devant une machine à vapeur !..
— Non!.. Je ne suis pas fou, reprit-il avec une exaltation qui donnait un
apparent démenti à ses paroles. J'ai touché, j ' a i vu. C'est bien caché, et pro-
prement emballé. Cela reluit comme de l'argent. Venez !.. j e vous en prie,
venez vile.
Robin, Charles et Nicolas se précipitèrent pleins d'une ardente curiosité.
Gondet n'était pas fou. A moins de cinquante mètres, s'élevait autour de l'exca-
vation un épais monceau de débris, sur lequel, se tenait Mataaô, comme la
statue de la vigilance. Un mince rayon de soleil, descendant à travers le
cîmes, filtrait, comme une coulée d'or jusqu'au fond du trou, et faisait scin-
tiller les tubes et les robinets d'une jolie machine à vapeur.
— Notre machine, s'écrièrent Nicolas et Charles radieux.
— Merci, Gondet, dit avec émotion Robin. Vous venez de faire grand bien à
notre colonie.
— Ce n'est pas tout. Il y a aussi les marteaux-pilons. Je les sens... Ils sont
là, rangés autour de la machine...

550
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
« Il y a encore autre chose... Dieu que c'est lourd continua le libéré, qui fouil-
lait de plus belle.
— Ce sont nos touries à mercure, reprit Charles. Père, tu entends, notre
mercure. L'exploitation est dorénavant possible. Qu'allons-nous faire main-
tenant ?
— Cela me semble tout indiqué. Exhumer au plus tôt nos engins de travail
si providentiellement retrouvés, les arrimer de nouveau, et rentrer à l'habi-
tation.
« Cette fois, nous ferons bonne garde, n'est-ce pas, Gondet.
— Oh ! oui, monsieur Robin. Bien hardi et bien malin, celui qui pourra me
mettre dedans.
— Mais, demanda Henri, par quel procédé allons-nous opérer le transport
d'une pareille masse de fer.
— Les voleurs n'ont pas été embarrassés pour si peu.
— Ils étaient peut-être plus nombreux que nous.
— N'avons nous pas les Indiens de Wempi qui moyennant une bonne récom-
pense, pourront, une fois en leur vie, remplir l'office de charroyeurs?
— C'est inutile, reprit Charles avec vivacité. Nous n'avons pas oublié, Nicolas
et moi, lorsque nous avons commandé en Europe notre matériel, de faire frac-
tionner, autant que possible, tous ces instruments de façon à les démonter par
pièces pesant au plus trente kilos.
— C'était élémentaire en effet, puisque dans l'état actuel de la colonie, et
vu l'absence de routes et de bêtes de trait, les transports ne peuvent s'opérer
que par des hommes.
— Aussi, nos marteaux-pilons ne pèsent-ils que trente kilogrammes, cinq
kilos seulement de plus que la charge réglementaire imposée par le gouver-
nement.
« Quant à la machine elle-même, le constructeur Debayeux lui a donné des
dimensions incroyablement petites eu égard à la somme étonnante de force
développée.
« Six hommes vigoureux pourront la transporter sur un terrain plat jusqu'à
la côte.
— Bravo, et à l'œuvre, termina Henri en développant sa puissante muscu-
lature. Tu as réponse à tout, mon cher Charles.
Pendant que les Robinsons, avec leur prodigieuse activité, se mettent en de-
voir d'opérer le transport de la cargaison, revenons au carbet, dont les habi-
tants sont à peine remis de la brusque irruption de Gondet, et de la retraite de

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
551
celui que tous avaient pris pour un véritable prêtre, tant le misérable avait
bien joué son rôle.
Les Indiens, interdits tout d'abord et quelque peu scandalisés, avaient repris,
avec la mobilité particulière à leur race, leur habituelle insouciance. Les
deux jeunes Misses, atterrées de la disparition de leur père et de la maladie
de leur mère, pleuraient silencieusement entre les bras de Madame Robin.
Les pauvres enfants voyaient avec angoisse le visage de leur chère malade se
décomposer rapidement. L'œil atone n'avait plus de regard ; de la bouche dou-
loureusement contractée, s'échappait avec des paroles sans suite une respi-
ration rauque, entrecoupée. Une sueur épaisse couvrait la face congestionnée
d'abord et devenue bientôt pâle comme de la cire.
C'est en vain que Madame Robin, depuis longtemps, hélas, familiarisée avec
toutes les périodes et toutes les variétés de cette terrible fièvre de Guyane,
s'efforçait de consoler les infortunées jeunes filles. Les ingénieuses tendresses
de cette femme admirable entre toutes les mères et toutes les épouses étaient
pour le moment inutiles.
— Ma mère est perdue ! Ma mère se meurt, sanglotait Lucy...
— Madame ! gémissait Mary, Sauvez-là !... Au secours!...
— Pauvres chères enfants ! Espérez. Tout ce qu'une longue et douloureuse
expérience nous a enseigné, tout ce que le dévouement est susceptible d'accom-
plir, nous le tenterons!...
« Il faut attendre la fin de l'accès...
— Mais elle va mourir !...
— Voyez comme elle est froide!...
— Grand Dieu ! . . . Elle ne nous connaît plus!...
— Et ce délire... ces mots sans suite !..
— Mère!... c'est moi!... nous sommes là..,
— Espérez!... mes enfants. Espérez. Avant une heure, l'accès sera passé.
Nous administrerons la quinine...
— O h ! Madame, pourquoi attendre !...
— Il le faut, reprit avec une affectueuse fermeté Madame Robin. La quinine,
prise au moment de l'accès, pourrait en augmenter l'intensité, et faire courir
un danger sérieux à votre chère malade.
— Ce danger n'est-il pas terrible en ce moment ? demandèrent avec une
lueur d'espoir les jeunes filles.
— Non ; si nous pouvons prévenir le retour de la fièvre, ou tout au moins
l'atténuer si elle reparaît, votre mère guérira bientôt.

552 L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
— Oh ! Madame, que vous êtes bonne, et combien nous vous aimons, s'écriè-
rent-elles, en souriant au milieu de leurs larmes.
— Je suis femme et je suis mère, répondit simplement Madame Robin.
« Lômi, mon enfant, que veux-tu donc, demanda-t-elle au jeune Boni, qui
s'avançait gauchement, mais avec une sorte de vénération, en portant un grand
flacon plein d'une eau limpide.
— Pitit Indienne, baïe mo flacon, pour tiré coup soleil à madame blanc là...
— Mais elle n'a pas de coup de soleil.
— Mô croyé si, Madame. Tout moun Peau-Rouge, croyé même.
— Que dit-il, Madame?
— Ce bon noir pense que votre mère est frappée d'insolation, et il me prie
de lui appliquer le remède créole usité en pareil cas.
— Nous vous en prions aussi, madame, dirent-elles en jetant à Lômi un
regard de reconnaissance Ce remède est inoffensif, n'est-ce-pas ?
— Bien inoffensif, et je le crains hélas! bien inefficace aussi! N'importe. J e
ne veux pas vous priver de cette satisfaction.
« Donne ton flacon, Lômi.
Le Boni s'approcha et remit à la femme du proscrit un de ces vases de verre
blanc à col évasé, servant en Europe à renfermer les conserves de fruits. Il
était plein d'eau, et contenait en outre un certain nombre de grains de maïs
avec une bague d'argent. L'ouverture était fermée par un simple linge attaché
circulairement avec une ficelle.
Le siège de la douleur ressentie par Mistress Arabella, semblait être au
front, car la malade portait de temps à autre la main à sa tête, avec ce geste
automatique des personnes atteintes de méningite. Madame Robin inclina
doucement le flacon, puis le renversa complètement, le fond en haut, de façon
que le large goulot couvert par le lambeau de toile, s'appliquât sur le front.
Puis elle attendit patiemment en maintenant le contact. Les deux jeunes filles
étonnées, virent alors s'opérer un phénomène singulier. L'eau contenue dans le
flacon, se trouvait naturellement à la température ambiante, et pourtant, une
vive effervescence se manifesta tout à coup. Les grains de maïs s'agitaient en
tous sens, ramenés de la périphérie au centre par un tourbillonnement continu
comme des pois dans une marmite en ébullition. Cette eau paraissait effective-
ment bouillir, car de grosses bulles s'y formaient spontanément, disparaissaient
pour se reformer encore.
Les Indiens avec les deux Bonis formaient un cercle, et contemplaient avec
une évidente satisfaction cette singulière opération.










562
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
la façon dont s'opèrent les travaux préparatoires d'une exploitation aurifère.
Les Robinsons allant travailler sur un champ d'or tout agencé, nous donnerions
une fausse idée de cette industrie si peu connue en Europe, si nous passions
sous silence la série de fatigues et de privations endurées, de dangers courus
pendant de longs mois, ainsi que les sommes considérables souvent dépensées
en pure perte par les mineurs avant de récolter un grain d'or.
Nous allons suivre le chercheur d'or depuis le moment où, la carte de la
Guyane sous les yeux, il cherche dans le bassin de tel ou tel fleuve, un terrain
à sa convenance, et dont nul ne peut revendiquer la possession.
Son choix opéré, il se rend à la Direction de l'Intérieur, bureau du domaine,
et demande un permis de recherches dont l'obtention est toujours accordée. On
comprend sans peine que pour éviter les erreurs, les compétitions et les usur-
pations, l'Etat garantisse aux particuliers la propriété des concessions tempo-
raires ou définitives. Le permis de recherches est valable pour un an. Il doit être
renouvelé au bout de ce temps, sinon, le terrain retombe dans le domaine
public.
Un avis conçu dans les termes suivants est publié au Moniteur de la Guyane
française, fort irrévérencieusement nommé Bacaliau, par les habitants :
« Conformément à l'article 11 du décret du 18 Mars 1881, réglant la recher-
« che et l'exploitation des gisements et filons aurifères, à la Guyane française,
« M. X... domicilié à Cayenne, informe qu'il a fait la demande à la Direction de
« l'Intérieur (bureau du domaine) le... du mois de... 1881, suivant l'inscription
« . . . d'un permis de recherches, pour l'obtention duquel le géomètre-arpen-
« teur lui a délivré le plan le... du mois de... 1881, sous le numéro 17...
« L'étendue et les limites du terrain qui fait l'objet de cette demande, ainsi
« que l'indication du point de repère admis p a r l'Administration, ont été ainsi
« précisés par ce fonctionnaire :
« Terrain de 5,000 hectares, situé dans la commune de X... et dépendances;
« borné au Nord, par M. A... au Sud p a r M... B . . . à l'Est par deux terrains à
« M... G... à l'Ouest, par le domaine. A pour point de repère : — p a r exemple
« — le saut Hermina pour l'alignement Nord, et la ligne des Deux-Fromagers
« pour les alignements Est et Sud. Est une portion du privilège délaissé par
« MM. D... et F . . .
« Les personnes qui se croiraient fondées à réclamer contre l'attribution de
« ce permis- ont un délai de trente jours francs à partir de ce j o u r pour former
« leurs oppositions (article 12 du décret du 18 mars 1881.)
Le mineur, avant de partir en prospection, doit tout d'abord engager les tra-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 6 3
vailleurs noirs ou hindous qui l'accompagneront. Il les choisira autant que pos-
sible jeunes, vigoureux, honnêtes, et surtout experts au rude métier de cher-
cheur d'or. Leur nombre sera de six au minimum et leur salaire de cinq à sept
francs par jour, plus la nourriture. L'engagement est de six mois. Ils touchent
d'ordinaire, à titre d'arrhes, cent cinquante à deux cents francs, qu'ils ont la
douce habitude de dépenser jusqu'au dernier sou avant le départ. Pendant
qu'ils bourlinguent à travers les lieux de plaisir, le chef de l'expédition se met
en quête de provisions.
En n'emportant que le strict nécessaire et en ne donnant à ses hommes que
la ration imposée par le gouvernement colonial, il lui faudra pour assurer leur
subsistance pendant six mois : couac 1,400 kil., bacaliau 450 kil., lard 180 kil.,
tafia 150 litres, saindoux 55 kil., tabac en feuilles 35 kil., du sel, du poivre,
des épices, etc. La p l u s élémentaire prudence lui commande d'augmenter ces
quantités d'un tiers au moins, afin de parer à toutes les éventualités. Si le mi-
neur est européen, et qu'il ne puisse s'accommoder des vivres dont les hommes
de race noire ou hindoue font leur usage habituel, il devra se munir de farine
en boucauts, de conserves alimentaires, de sucre, de café, de t h é et surtout de
vin s'il veut éviter l'anémie. Ne pas oublier un caisson de médicaments : pur-
gatifs, antiseptiques et surtout de la quinine. Les effets de campement et d'ha-
billement, consistent en une couverture, un hamac, et quelques vêtements de
rechange en toile. Chaque homme sera muni d'une pelle, d'une pioche, d'un
sabre d'abatis, d'un couteau et d'une hache. Des outils seront en outre tenus
en réserve pour les besoins ultérieurs, ainsi que des armes, des munitions et
plusieurs battées ou plats de bois servant à laver l'or.
Les préparatifs sont enfin terminés. Le chef de l'expédition a surveillé l'arri-
mage de sa cargaison qui a pris place, soit dans les cales du Dieu-merci, le joli
vapeur de la compagnie Ceïde qui, trois fois par mois, fait le voyage du Ma-
roni avec escales à Sinnamary et Mana, soit dans une tapouye (goëlette guya-
naise) s'il se dirige vers l'Approuague ou l'Oyapock. Les hommes arrivent un à
un, comme à regret. Ils se font, comme on dit vulgairement, tirer l'oreille au
moment de dire adieu à la vie civilisée et de se lancer pour deux cents longs
jours à travers l'inconnu. Le chef est déjà sur le pont. Il est coiffé du large
feutre gris des mineurs, vêtu d'une veste et d'un pantalon de toile bleue,
et les flancs entourés d'une large ceinture de laine rouge. Il gourmande les
retardataires qui ne peuvent se séparer de leurs compères et surtout de leurs
commères. Le sifflet du Dieu-Merci déchire l'air, ou la Fleur-de-la-Mer se couvre
de voiles... on part, on est parti.

564
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
Tel est le prologue de toute prospection de moyenne importance. Le cher-
cheur d'or n'a eu jusqu'alors qu'à dépenser un peu d'argent et d'activité. Le
chiffre des avances s'élève à 1,200 francs. L'acquisition des provisions et des
outils dépasse 2,500 francs, le prix du voyage avec le transport des hommes
et de la cargaison, est d'environ 250 à 300 francs. Les dépenses brutes de la
prospection se chiffreront donc par un mininum de dix mille francs, y compris
les appointements des ouvriers à raison de cinq francs par jour pendant six
mois.
Admettons que le permis de recherches ait été accordé pour le bassin du
Maroni. Le Dieu-Merci a jeté l'ancre devant Saint-Laurent après un voyage de
trois jours, escales comprises. Aussitôt arrivé, le prospecteur se met en quête
d'embarcations qui devront le conduire avec ses hommes et ses provisions, jus-
qu'au point le plus rapproché de sa concession. C'est en ce moment un trans-
porté libéré, nommé D... qui entreprend le service de la batellerie entre Saint-
Laurent et le Saut-Hermina. Il faut opérer le transbordement de tout cet atti-
rail, et ce n'est pas, croyez-le bien, une petite besogne que l'arrimage dans les
canots du libéré des trois mille et quelques cents kilos composant l a cargaison.
Mais la devise du chercheur d'or étant : patience et travail, il met sans désem-
parer, la main à la pâte et prêche vaillamment d'exemple.
Tout cela n'est rien, en comparaison des fatigues, et souvent, hélas I des
déboires qui l'attendent. Il arrive au bout de vingt-quatre ou trente heures au
Saut-Hermina que ne peuvent franchir les bateaux du transporté. Les pirogues
des Bosh ou des Bonis peuvent seules effectuer cette traversée plus effrayante
que périlleuse, et avec laquelle on est bientôt familiarisé. Second transborde-
ment compliqué du fractionnement des denrées. Une pirogue contient un baril
de couac avec des dame-jeanne de tafia. Une autre, des outils avec du baca-
liau, une troisième le lard et les bagages. Le rapide franchi, la troupe approche
de la concession. Mais les beaux jours sont finis, et les difficultés croissent en
raison de la proximité de l'Eldorado tant rêvé. Enfin, voici la crique donnant
accès au bassin secondaire aux environs duquel sont les terrains. Le mineur
consulte son plan, s'oriente, et les embarcations quittent le Maroni. Les points
de repère vont dorénavant lui manquer, il n'aura plus que sa boussole pour le
guider à travers l'immense inconnu. Un rapide l'arrête bientôt. Il faut, pour le
franchir, décharger la cargaison, la fractionner par charges de vingt-cinq kilos
que les hommes transportent sur leur tête en amont du saut, en suivant les
berges. Partout d'inextricables lianes arrêtent leur marche, le terrain cède sous
leurs pieds, les épines trouent leur chair , Qu'importe ? ils marchent sans s'arrê-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
5 6 5
ter, sans broncher, sans se plaindre, précédés du chef qui ouvre la voie à grands
coups de sabre. Les pirogues vides, hâlées avec des cables, remontent la barre
sur laquelle se brisent impétueusement les eaux. La cargaison est arrimée de
nouveau et les pagayes, manœuvrées à tour de bras par les noirs bateliers, font
entendre leur clapotis monotone.
La nuit vient, amenant un impérieux besoin de repos. Un carbet est rapide-
ment construit, le feu pétille et le dîner qui mijote déjà, est absorbé avec l'ap-
pétit que l'on peut croire ; une rasade de tafia accompagnée d'une bonne pipe
de tabac américain termine ce festin d'anachorète, puis, les travailleurs exté-
nués s'étendent dans les hamacs d'où s'échappent bientôt de multiples bruits
de contrebasse.
La seconde et la troisième journées ressemblent absolument à la première,
avec cette variante que la troupe doit franchir deux rapides au lieu d'un. Gela
dure quelquefois dix, douze et quinze jours. Oh ! les interminables journées de
canotage, qu'il faut passer assis, accroupi, plutôt, sur une planchette large de
quinze centimètres formant le banc, immobile, de peur de troubler l'équilibre
de la pirogue chargée à couler bas, assommé par la chaleur, suffoqué par l'air
embrasé, aveuglé par la sueur. De quelle chair aux fibres d'acier, sont donc
pétris ces hommes qui trouvent la force de manier la pagaye sans trêve ni
merci, ou de porter sur leur tête des fardeaux écrasants, alors que la marche
seule ou le poids d'une arme est une torture pour l'Européen !
Le transport p a r canot est terminé. La crique s'enfonce dans le sud et la
future exploitation se trouve à l'est. Il faut changer de direction. Les pagayeurs
congédiés et payés, les mineurs doivent demander à leurs propres forces les
moyens de transport. Ils bâtissent sur la rive un carbet devant servir de magasin
provisoire et dans lequel sont déposés les instruments, les vivres, les effets. Les
terrains sont situés à vingt kilomètres dans l'est. Le chef consulte de nouveau
son plan, s'oriente à la boussole, et commence à tracer au sabre, une ligne,
qui, s'il ne survient nulle entrave, doit aboutir à la concession, avec une recti-
tude géométrique. Il précède les six hommes qui partent, en portant sur leur
tête chacun une charge de vingt-cinq kilos. L'œil toujours fixé sur l'aiguille
aimantée, la main crispée sur la poignée du sabre, il s'avance, coupant sur
sa droite, et toujours du même côté 1 les branches et les lianes qui s'opposent
1 Le s coureur s de s boi s font toujour s leu r trac e e n abattan t à droite , afin qu e s'ils s'égarent ,
ils puissent retrouver leur direction, à la seule inspection des branches ocupées. On c o m -
prend sans peine quel serait leur embarras, s'ils se trouvaient sur une piste pratiquée
tantôt à droite, tantôt à gauche. Les noirs qui savent rarement se conduire à la b o u s s o l e ,

s'égareraient bientôt et tout homme perdu est un homme mort.
L. B .

566
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
au passage. Quand le prospecteur juge à l'estime que la moitié de la distance
est parcourue, il commande la halte. Les hommes bâtissent un nouveau carbet
qui sera l'entrepôt. Le lendemain, et les j o u r s suivants seront employés à
apporter à ce carbet tous les objets laissés au degrad (débarcadère) de la crique.
Quelles fatigues, quelles luttes de tous les instants, pour transporter, sans
interruption, ces lourds ballots à travers la forêt inexplorée, hérissée de
plantes géantes, aux épines acérées, coupée de ruisseaux vaseux, semée de
fondrières, ou mamelonnée de collines escarpées !
Pendant ce temps, le chef ne reste pas inactif. Il sait bien qu'il ne pourra
jamais arriver en suivant une direction rectiligne. Il cherche une voie, con-
tourne une montagne, abat un arbre devant servir de pont, consume des brous-
sailles inextricables, trop heureux quand, trempé par les averses diluviennes
de l'Equateur, la face en lambeaux, les mains crevées d'ampoules, il n'arrive
pas après une journé entière de labeur écrasant, devant un marais sans fin ou
un pripri aux eaux dormantes et traîtresses.
Il faut pourtant passer. Alors commence la lutte, la vraie lutte contre
l'infiniment g r a n d , et dans laquelle il triomphe à force de patience et
d'audace. Il va, vient, t o u r n e , c h e r c h e , oblique, revient, et finit quand
même par trouver une issue. En dépit de ces allées et venues, il n'a pas
perdu sa direction, et du milieu de cet inextricable lacis, l'habile chercheur de
pistes s'élance vers le but que seul il a pu trouver. La route du degrad au
champ d'or est désormais tracée. Il est parti de Cayenne depuis plus de cinq
semaines déjà, et sa cargaison tout entière est à l'abri, sous un troisième carbet
bâti en pleine forêt sur son terrain.
Quelles fatigues pour atteindre ce premier résultat! Quarante jours entiers
employés à trouver la concession, et à assurer la subsistance de sept hommes.
L'on se rappelle que les grands bois n'offrent aucune ressource. Mais l'or?
demandera le lecteur. Patience, nous ne sommes pas au bout. Voici donc le pros-
pecteur chez lui. Il a bien calculé sa direction, son orientation est bonne, tout
porte à croire qu'il n'a pas commis d'erreur. Ses hommes, valides, bien « gail-
lards » — c'est l'expression guyanaise — ne demandent qu'à marcher.
Le travail proprement dit de la prospection va commencer. Le chercheur
d'or, qui procède toujours avec méthode, part explorer un des points quel-
conques de sa concession. Ses hommes emportent avec leurs hamacs et leurs
outils huit jours de vivres. Il est à présumer que la concession comprend
plusieurs bassins qu'il faudra relever l'un après l'autre. Voici une crique, aux
eaux vives, serpentant capricieusement entre deux murailles d'arbres géants,

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
567
qui forment comme une voûte immense au-dessus d'elle. Les terrains qui avoi-
sinent la crique jusqu'à une distance de dix, vingt ou trente mètres, contien-
nent-ils de l'or? Et quelle est approximativement la richesse du gisement? Ces
deux questions seront bientôt résolues. Il faut tout d'abord côtoyer le ruisseau,
et ce n'est pas chose facile, surtout p o u r des hommes pesamment chargés,
qui doivent évoluer sur un terrain hérissé de végétaux monstrueux, aux-
quels s'enlacent d'inextricables torsades de plantes parasitaires. La rude et
monotone manœuvre du sabre d'abatis se continue sans interruption, et les
porteurs s'avancent à grand peine en butant sur les racines, se heurtant aux
arcabas, trébuchant le long des troncs morts allongés sur le sol. Qu'importe,
puisqu'ils passent.
Ils s'arrêtent en plein bois, déposent leurs fardeaux, saisissent leurs outils,
et creusent le premier « trou de prospection ». C'est une fosse longue de deux
mètres cinquante, large de quatre-vingts centimètres, et d'une profondeur va-
riable, déterminée par le plus ou moins grand éloignement de la couche auri-
fère. Après avoir sabré les végétaux et débarrassé tant bien que mal l'empla-
cement, deux hommes attaquent vigoureusement la couche d'humus recouvrant
le gravier aurifère qui est du quartz désagrégé. L'un pioche, l'autre déblaie à
la pelle, pendant que cent mètres plus loin, le prospecteur nettoie un autre
emplacement, et installe deux autres hommes chargés de creuser le second
trou. Les six hommes sont bientôt à l'ouvrage; les coups retentissent sourde-
ment à travers l'interminable sous-bois. Leur vigueur athlétique et leur
indomptable énergie ont bientôt raison des chicots et des racines implantées
dans le vieux limon primitif. Le gravier aurifère aux tons gris-bleuâtre appa-
raît au fond du trou. Le chef attend ce moment avec l'angoisse qui étreint le
joueur devant le tapis vert, pendant que la bille d'ivoire accomplit ses révolu-
tions. Mais combien les émotions de cet homme qui joue perpétuellement son
va-tout, dont la vie est à chaque minute en péril, sont autrement poignantes!
Il passe au piocheur qui l'emplit aussitôt sa battée. C'est un plat rond en
bois dur, épais de six à sept millimètres, large de quarante-cinq centimètres,
creusé en forme de cône très évasé, et profond au centre de huit centimètres.
La battée et le sabre forment l'indispensable « vade mecum » du chercheur
d'or. Elle contient régulièrement dix kilogrammes de gravier aurifère. Le chef
chargé de son précieux fardeau, s'en va à la crique, s'accroupit au beau mi-
lieu de l'eau, enlève d'abord un à un les fragments rocheux, puis immerge
jusqu'aux bords sa battée à laquelle il imprime des mouvements circulaires
assez comparables à ceux d'un crible. Un petit tourbillon se forme au centre

568
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
de l'instrument, et l'eau, chargée des débris terreux, s'échappe tangentielle-
ment, grâce à ce mouvement giratoire qui se continue jusqu'à épuisement de
la masse.
La battée est bientôt vide. Le regard ne perçoit encore nulle parcelle d'or,
mais un petit amas noirâtre formé de corpuscules vaseux. Le mineur remplit
alors d'eau pure sa battée à laquelle il imprime un balancement rapide, grâce
auquel le liquide s'écoule très vite. Un coup sec appliqué au bord de l'instru-
ment avec la paume de la main termine la manœuvre, et la poudre d'or,
débarrassée des dernières impuretés, apparaît comme une coulée de lumière
sur la paroi brune de la battée. Cette petite opération, toute simple qu'elle
paraisse, exige une adresse et un tour de main qui s'acquièrent à la longue et
auxquels un profane n'arrive qu'après de nombreux et infructueux essais.
On comprend sans peine l'importance de ce travail, qui est à la fois l'analyse
quantitative et qualitative des terrains. Le mineur, il est vrai, ne peut se servir
d'aucun instrument de précision. Mais, telle est la sûreté de son coup d'œil et
de sa main, que jamais il ne perd une parcelle de métal pendant le lavage, et
qu'il apprécie la valeur de l'or contenu dans sa battée avec autant de justesse
que s'il possédait la meilleure balance. Les quantités infinitésimales, se chif-
frant p a r une valeur de vingt-cinq centimes, comme celles qui s'élèvent jus-
qu'à cinq francs et plus, sont évaluées au milligramme près.
Ce premier lavage t e r m i n é l e trou de prospection est abandonné, le
chercheur d'or lave une seconde battée au second trou, et ainsi de suite
jusqu'à ce qu'il ait reconnu de la même façon le bassin de la crique et ses af-
fluents. La quantité de trous de prospection creusés, et de battées lavées est
innombrable, avant de pouvoir établir la moyenne de la largeur, de la p r o -
fondeur et de la richesse de la couche aurifère. Le plan de la crique est relevé
sur le papier, sa direction est indiquée, les trous eux-mêmes sont numérotés
avec le rendement de chaque battée.
Le bassin d'une seconde crique est abordé sans désemparer. Les terrains
sont traités et en quelque sorte échantillonnés par le même procédé, les cotes
sont relevées, la configuration avec la nature du sol, ses élévations, ses dépres-
sions sont indiquées et les moyennes établies.
Quand le mineur a parcouru sa concession de l'Est à l'Ouest et du Nord au
Sud, quand il a pendant près de quatre mois sabré, creusé, lavé, additionné,
multiplié, divisé, il connaît non seulement la surface des zones aurifères de
chaque cours d'eau mais encore le volume approximatif des couches métalli-
fères, et leur rendement par mètre cube. La prospection est terminée. Il sais

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
569
Débouchèrent dans l'immense clairière. (Page 574. )
si la concession est assez riche pour être fructueusement exploitee. Il faut
alors penser au retour.
Ce rapide aperçu du travail préparatoire de toute exploitation aurifère ne
saurait, quelqu'exact qu'il soit au point de vue professionnel, donner une
idée du labeur écrasant accompli par le mineur. Le lecteur européen, pourra-
t-il concevoir les fatigues, on pourrait dire les tortures, endurées par ces
7 2

570
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
sept hommes, qui pendant six mois, séparés du reste du monde, submergés
par une mer de végétaux, respirant les miasmes mortels des grands bois, cou-
chant à la belle étoile, passant leurs journées dans les eaux glacées des criques,
vivant de salaisons trop souvent avariées par l'atmosphère malsaine de la
forêt, grelottant de fièvre et accomplissant quand même leur tâche. Une des
souffrances les plus intolérables peut-être, est celle causée p a r un ulcère malin,
qui s'attaque aux jambes, et connu en Guyane sous le nom de Pian-Bois. Le
séjour prolongé dans l'eau, l'insalubrité du brouillard, l'usage des salaisons,
donnent à cette affection son caractère de malignité, encore augmenté par le
contact fréquent de la plaie avec les lianes ou les basses branches taillées en
biseau p a r le sabre d'abatis. Il n'est pas de chercheur d'or, dont les jambes ne
soient couturées de terribles cicatrices, consécutives à d'énormes pertes de
substance musculaire. Le Pian-Bois, la fièvre et l'anémie, tel est le triple
fléau avec lequel doit compter le prospecteur. Hâtons-nous de dire qu'il le
brave avec une audace et le souffre avec une constance réellement admirables.
Pour le mineur, les accidents les plus imprévus, les catastrophes les. plus
soudaines, les maladies les plus dangereuses ne sont que de simples incidents
qui ne sauraient abattre un seul instant son indomptable énergie.
Il en est qui se sont trouvés malades et sans provisions, sur des points
perdus de la Haute-Guyane, non loin des montagnes du Tumuc-Humac. Vous
avez, bien lu, sans provisions au milieu de forêts Guyanaises, où les Indiens
eux-mêmes ne peuvent trouver leur subsistance et meurent de faim quand les
récoltes manquent. Tels, MM. Gazais et Labourdette 1 qui les premiers ont
découvert l'or dans le bassin du Maroni. Ils sont restés trois années entières
sans rentrer à Cayenne. Ils ont vécu, entre autres, pendant cinq semaines, de
bananes vertes et de choux p a t a w a . Leurs souffrances ont été terribles. Secoués
par la fièvre, les jambes rongées de Pian-Bois, le ventre ballonné p a r l'absorp-
tion constante des bananes, ils n'avaient, pour varier leur ordinaire, que les
fruits du coumou (OEnocarpus Bacaba), petites baies noires, de la grosseur d'une
forte cerise, qui, cuites dans l'eau et écrasées, forment une bouillie susceptible à
peine de tromper la faim. De temps en temps, ils trouvaient des noix du Brésil
{Bertholetia-Excelsa), des pignons d'Inde, ou des pommes acajou. Bien que
1 Pendant que j'écrivais la seconde partie de cet ouvrage, j'a i eu la douleur d'apprendre
la mort de M. Labourdette. L'intrépide mineur avait, après sept ans de luttes, honorable-
ment gagné en compagnie de son associé et ami Cazals une fortune énorme. Il est mort deux
mois après son arrivée en France. Sa perte qui est un deuil pour ses amis est un dommage
irréparable pour l'industrie aurifère.
L. B.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
571
l'usage de ce dernier fruit ne soit pas sans danger, il fallait bon gré mal gré
s'en repaître, en ayant toutefois la précaution de le faire griller sur les cendres,
et d'éviter le contact du noyau qui contient un principe corrosif amenant une
violente inflammation des lèvres et de la bouche. La rencontre d'une tortue
était une aubaine imprévue, et la capture d'un aïmara équivalait à une battée
pleine d'or.
Ils firent de la sorte cinq prospections infructueuses et ne réussirent qu'à la
sixième.
Quand, après une longue suite de succès et de revers, le prospecteur a vu ses
efforts couronnés, il rentre à Cayenne avec ses documents, et s'occupe de
trouver les capitaux indispensables à l'exploitation en grand de sa concession.
Nous allons voir en quoi consiste cette industrie, qui pourrait et surtout devrait
en quelques années, faire de notre colonie l'heureuse rivale de la Californie et
de l'Australie.

C H A P I T R E X I V
Après la prospection, l'exploitation. — Chaos organisé. — Installation d'un place — Le
nouveau domaine des Robinsons. — Un palais dans la Forêt-Vierge. — Luxe indispen-
sable à la prospérité de la colonie. — Antithèse douloureuse. — Pourquoi les posses-
sions anglaises sont-elles aussi prospères? — Parasitisme et production. — Travail et

réjouissance. — Le « sluice » de la crique Fidèle. — Déblayeurs, piocheurs et tireurs de
sable. — La couche aurifère et la pelle « criminelle ». — Improvisations des noirs. —
Les procédés les plus simples sont les meilleurs. — L'or et le mercure. — Les Reines

du Champ-d'Or.
Le travail préparatoire de l'exploitation d'un placer, a c o û t é , au bas mol
dix mille francs, et n'a donné que des espérances. La quantité d'or recueilli
au fond de la battée du mineur pendant sa prospection est tellement insigni-
fiante, que son produit ne saurait entrer en ligne de compte. Mais, en somme,
il trouvera facilement des associés qui fourniront les premiers fonds indispen-
sables à cette grande exploitation. Il demande tout d'abord à la Direction de
l'Intérieur une concession définitive de son terrain, pour laquelle il acquitte
un droit de 0,40 centimes par hectare.
La nouvelle de son succès s'est déjà répandue comme une traînée de poudre,
et de poudre d'or. Il s'installe à Cayenne, et s'occupe d'engager avec le plus
grand nombre possible de mineurs, des ouvriers appartenant à plusieurs
industries. Il cherchera des scieurs de long, qui devront débiter sur place les
planches nécessaires à la confection des instruments à laver l'or, des « sluice ».
Les hommes de cette profession sont malheureusement presque introuvables
en Guyane, il faut surmonter toute répugnance et les prendre parmi les trans-
portés libérés. Il engagera quelques charrons, des forgerons, des briquetiers,
ne fût-ce que pour construire un four. Ces ouvriers, hélas ! sortiront tous de3
rangs des forçats Nécessité n'a pas de loi. Les artisans libres ne vont pas cher-

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
573
cher fortune dans cette Guyane, systématiquement calomniée, et dont l'opu-
lence est encore méconnue. Et pourtant, quelle source de fortune, pour tous
nos ouvriers métropolitains, souvent à la recherche de travaux si mal rétribués.
Quelle existence de plein air et d'abondance, pour les travailleurs qui n'ont
d'autre horizon que les murs de l'atelier ou de la mansarde.
Quant aux mineurs proprement dits et aux convoyeurs, les difficultés pour les
trouver sont moindres, quoique considérables encore. La Guyane manque de
bras et l'on fait si peu pour favoriser l'immigration noire, chinoise ou hindoue !
Quoi qu'il en soit, le prospecteur devenu directeur du placer remuera ciel et
terre, et finira par engager pour huit mois moyennant cinq francs par j o u r et
nourris, cent vingt à cent cinquante noirs habitant la colonie. Il avancera à
chacun d'eux sur la simple présentation de son livret d'ouvrier, une somme
variant entre cent et deux cents francs. Une cinquantaine d'indous seront
engagés aux mêmes conditions, pour une égale période de huit mois. Ces
hommes se livreront exclusivement à l'industrie de l'or. Quant aux con-
voyeurs chargés du transport des vivres, ce seront des Chinois au nombre
de vingt-cinq à trente.
Les préparatifs sont analogues à ceux de la prospection, mais dans la
proportion de six à deux cent trente. Ces rapports des deux quantités nous
dispensent de la longue et fastidieuse énumération des objets mentionnés pré-
cédemment. Le départ s'effectue sur des goëlettes chargées à couler bas, ou sur
le Dieu-Merci dont le pont trop étroit rassemble ce jour-là tous les échantillons
des races humaines. La route suivie et les autres moyens de transport employés
sont ceux que nous connaissons. Après le steamer colonial ou les tapouyes, les
embarcations du libéré, puis les pirogues des Bonis, puis le passage des
rapides, puis après l'arrivée au d é g r a d , la construction d'un magasin. Les
ouvriers en bois abattent des a r b r e s , dressent des p o t e a u x , fendent les
bardeaux en w a p a pour la toiture. Déjà les mineurs et les convoyeurs s'avan-
cent en file indienne sur la piste précédemment tracée par le prospecteur. Tous
transportent sur leur tête les vivres, les outils, les effets, les instruments, frac-
tionnés par charges de vingt-cinq kilos. Le couac, le lard, le bacaliau dans des
sacs goudronnés et cachetés pour éviter toute tentative ayant pour but la sous-
traction d'une part du contenu. Le vin et le tafia dans des dame-jeanne cache-
tées aussi pour le même motif.
L'on campe les premières nuits sur le champ d'or, comme l'on peut, à la
diable. Puis, séance tenante, les mineurs transformés en bûcherons s'escriment
de la hache et de la scie sur les arbres qu'ils abattent avec une célérité inima-

574
L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
ginable. Les géants reliés les uns aux autres par des lianes, oscillent, s'en-
traînent mutuellement et s'écroulent avec fracas. La voûte de feuillage se
disloque aussitôt, et les rayons du soleil éclairent pour la première fois cette
revendication de la civilisation sur la barbarie.
Les arbres abattus fournissent les matériaux des cases qui s'élèvent comme
par enchantement. On voit éclore en quelques jours un embryon de ville. Le
chaos s'organise bientôt grâce aux corvées dont nul ne saurait être exempt. Les
scieurs de long débitent les madriers, les charrons les ajustent. Les criques sont
débarrassées des végétaux qui les encombrent, la zone aurifère est mise à jour.
L'exploitation commence.
Tel était l'état dans lequel Charles et Nicolas, arrivant d'Europe, avaient
trouvé le placer Réussite après deux mois de production. Le champ d'or dont
le jeune homme avait pu établir rigoureusement la position , grâce à ses ins-
truments de mathématiques, n'appartenait pas, ainsi qu'on l'a vu, à la société
qui traitait les alluvions. Cette erreur n'était pas imputable à M. du Vallon,
mais à celui qui avait prospecté la concession. Le créole avait remplacé depuis
peu le malheureux mineur mort à la peine. C'est en raison de cette erreur de
deux mille mètres seulement, que les Robinsons se trouvaient propriétaires
du terrain déjà tout agencé. Ils n'étaient pas hommes à bénéficier ainsi d'un
accident. L'on se souvient que les associés furent largement dédommagés des
dépenses faites antérieurement , bien que légalement ils n'eussent droit à
aucune indemnité.
Les ouvriers étaient arrivés de Cayenne depuis quelques jours. Le travail
avait repris sous l'intelligente direction de M. du Vallon, et tout faisait présager
d'abondantes productions. Robin avait voulu que tout fût en ordre avant que
sa famille visitât le placer. Ce jour tant désiré arriva enfin. Madame Robin, les
deux misses, les Bonis eux-mêmes quittèrent l'habitation et se rendirent au
champ d'or. Le canot à vapeur accosta au dégrad, et les passagers, après avoir
franchi une légère passerelle jetée en travers de la première crique, débouchèrent
dans l'immense clairière pleine de bruit et de travail. Ils étaient attendus. Leur
arrivée fut signalée par une salve de coups de fusil, qui fit jeter les hauts cris
aux animaux de la basse-cour, et envoler effarés tout un vol de toucans. Le
pavillon français, hissé au sommet d'un mât par un coulie indou en grand cos-
tume et coiffé du turban national, se déploya aussitôt, produisant sur les yeux
ravis des visiteurs l'effet d'une fanfare de couleurs. Les Robinsons, en proie à
une émotion profonde à la vue de l'emblême sacré de la patrie, saluèrent le
drapeau du cri de vive la France !...

L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
575
— Vivent les Français de l'Equateur !... répondit d'une voix éclatante M. du
Vallon, non moins ému en venant à la rencontre de l'ingénieur et de sa famille.
Les Robinsons, en pénétrant dans leur nouveau domaine, marchaient d'éton-
nements en étonnements. Le directeur qui avait carte blanche pour l'installation
s'était surpassé. Son activité et sa merveilleuse entente de la vie des bois avaient
opéré des prodiges. Sur l'immense esplanade, bien nivelée, et soigneusement
débarrassée des chicots, s'élevaient les cases des travailleurs. Celles des Chinois
et des Indous formaient le côté droit, celles des noirs le côté gauche. Ces h a -
bitations, proprettes, bien saines, bien aérées, construites en gaulettes, et cou-
vertes en waïe, avaient déjà pris une belle couleur maïs, du plus harmonieux
aspect. Devant quelques-unes, s'étendaient des jardinets, d'où émergeaient
des plantes utiles et décoratives. Du dégrad à l'habitation, des plants de ba-
naniers qui croissaient à vue d'œil, formaient un rudiment d'avenue, qui avant
deux ans serait ombragée de façon à permettre de braver les rayons du soleil.
L'habitation proprement dite a été reculée de plus de cent mètres, et cons-
truite sur le versant d'une petite colline. Cette situation présente un double
avantage : d'une part, les effets de l'inondation sont conjurés, d'autre part, une
brise légère — trésor inappréciable en Guyane, la rafraîchit perpétuellement.
Le corps de logis, long de plus de quarante mètres, sur douze de large et dix de
hauteur, est une merveille de construction coloniale. Il s'élève sur un épais
plancher de bois bagot, dont les veines violettes et noires, frottées d'huile de
carapa, affectent les tons de l'améthyste et du jais. Les poteaux, en bois de rose
enduits de résine de gayac, rappellent ces vieux meubles du commencement de
Louis XV, la joie des antiquaires. Ils supportent les poutrelles en satiné rouge
formant la charpente, et sur lesquelles s'appuient de minces chevrons en balata
blanc. La toiture, très élevée, en waïe, forme un angle aigu, et s'évase brus-
quement à la base en angle obtus, de façon à former une légère vérandah
large de deux mètres, qui entoure de tous côtés l'immense bâtisse, dont l'élé-
gance et la légèreté sont incomparables. Une série de hamacs bonis et indiens,
en aloës et en coton, oscillent doucement au souffle de la brise et promettent
une sieste délicieuse. Tous ces admirables échantillons des bois les plus précieux,
dont la vue ferait pâmer d'aise un maître ès-ébénisterie, ont été coupés sur
l'emplacement qu'ils occupent. Un peu plus, on les eût équaris debout et laissés
sur leurs racines.
La salle à manger commune s'élève au milieu du bâtiment. Elle est ouverte
de deux côtés, et donne vue au nord sur le placer, au sud sur la Forêt-Vierge.
Deux grands rideaux, couleur maïs, en fibres de phormium, tombent en plis

576
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
gracieux du haut de l'entablement. Une des parois disparaît sous un dressoir
en bois-serpent, aux moulures d'ébène, que surchargent les services de porce-
laines et les verres dits incassables. La table énorme, massive, en moutouchi,
s'appuie majestueusement sur ses quatre pieds robustes. En face du dressoir,
un râtelier d'armes, sur lequel s'alignent les profils sévères des canons bronzés.
Au dessous de ces produits irréprochables de l'arquebuserie contemporaine,
rapportés de France par Charles, s'étale une peau de jaguar sur laquelle Bob. le
molosse noir ramené de Cayenne par M. du Vallon, a élu domicile. Bob est
un géant de l'espèce canine, fort comme un maïpouri, brave comme un lion, et
doux comme un mouton. La preuve, c'est qu'il vient de céder fraternellement
un coin de la d é p o u l l e du félin à Mataaô qui a séance tenante accepté.
A gauche, le salon, meublé de divans et de fauteuils à bascule, tressés en
bambou par les Chinois, avec cette incomparable légèreté et cette bizarrerie
d'ornementation qui sont le propre de ces inimitables ouvriers. Les chambres
des dames faisant suite au salon, s'ouvrent sur un vaste couloir et sur la vérandah.
De l'autre côté de la salle à manger, et parallèlement au salon, se trouve le
cabinet de travail. Des tables de cèdre encombrées de papiers, de plans, de
cartes, de lavis, de modèles d'outils et d'instruments, sont fixées au sol. Les
cloisons de grignon sont couvertes de rayons sur lesquels sont symétriquement
rangés des échantillons de bois rares, de minerais, de fossiles, de roches, avec
des boussoles, des montres, des podomètres, des instruments de physique et de
mathématiques, etc. etc. Les appartements des hommes font suite au cabinet
de travail. Enfin, pour en finir avec cette distribution si bien entendue, un petit
pavillon isolé, situé à vingt mètres, recèle un laboratoire complet de chimie.
Mentionnons encore la cuisine avec le four, qui placés à proximité de la
salle à manger, sont confiés au soins intelligents de maître Augustin, un vrai
Marseillais de Marseille, ancien cuisinier du navire stationnaire de l'Etat, et qui
a naturalisé la bouillabaisse et la barigoule sur les rives du Maroni.
Un dernier mot, pour montrer avec quelle intelligence toutes les dispositions
ont été prises. De tous les points de l'habitation, l'œil peut embrasser tout
l'espace découvert sur lequel s'élèvent les cases des ouvriers, les logements des
employés, ceux des domestiques, les cuisines et les magasins aux vivres. Cha-
cun comprendra sans peine l'importance de ce détail futile en apparence.
Les Robinsons, heureux comme de grands enfants, manifestaient leur joie
par des exclamations enthousiastes, et accablaient d'éloges l'habile ordonna-
teur de ces merveilles.
— Mais, c'est trop beau, mon cher directeur, répétait Robin. Nous ne nous

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
5 7 7
« C'est là la couche aurifère. » (Page 582.)
reconnaissons plus parmi ces splendeurs. Ce n'est plus la Guyane, et nos
Robinsons vont s'endormir dans les délices de cette Capoue équinoxiale
réalisée par vous d'un coup de baguette.
« D'autre part, cette profusion au milieu de tant de misères me produit
comme une sensation de malaise... Oh! que ma réflexion ne vous trouble en rie
mon ami. Je vous suis trop reconnaissant, de tout ce que vous avez fait en vue
73

5 7 8
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
de rendre agréable aux dames le séjour de cet enfer, p o u r mêler une goutte
d'amertume à votre joie selégitime.
— Cher monsieur, reprit le créole avec ce respect qu'inspirait le proscrit à
tous ceux qui l'approchaient, j e m'attendais à vos paroles et elles me comblent
de joie. Voulez-vous me permettre de vous ouvrir mon cœur, et de vous déve-
lopper les motifs de ma conduite?
— Parlez, mon ami. Vous connaissez ma sympathie pour vous. J'écouterai
avec le plus grand plaisir l'énoncé de vos idées ; elles ne peuvent être que celles
d'un cœur loyal et d'un cerveau intelligent.
Le créole, rouge de plaisir, — Robin ne prodiguait pas les marques exté-
rieures d'affection — s'inclina modestement, balbution en remerciement et
reprit :
— Je pourrais vous dire qu'après l'existence épouvantable que vous avez
menée jadis sur cette terre de la proscription, qu'après vos luttes de tous les
instants contre les éléments qui souvent vous terrassèrent sans vous vaincre,
il est bien juste de recueillir enfin le fruit de vos peines et ne plus vivre la
souffrance.
« P o u r quiconque sait votre histoire et celle de votre famille, la situation
présente est encore bien inférieure à vos mérites, et ne saurait compenser les
misères du passé. Si telle a été d'une part m a pensée, j ' a i eu d'autre part un
motif plus essentiel encore.
«Tous avez déploré l'infériorité de nos colonies comparée à la prospérité des
possessions anglaises, votre cœur de patriote a gémi de cette stagnation.
— Oui, e t le but de mon existence, est, vous le savez, d'infuser à la France
Équinoxiale avec des idées nouvelles, les éléments d'une nouvelle vie.
— Une des causes principales de cette stagnation qui est presque de l a d é -
crépitude, m'a d'autant plus vivement frappé, que j e suis créole. Le Français
qui émigre, n ' a qu'une pensée : Ramasser a u plus vite une fortune petite ou
grande et revenir au plus tôt jouir de la vie dans une grande ville, ou
planter ses choux à l'ombre de son clocher. Peu lui importe la misérable
échope dans laquelle il passe une dizaine d'années avant d'arriver à son but.
Il vend, achète, troque, s'occupe d'entasser le plus qu'il peut et de consom-
mer le moins possible. Quand son portefeuille est garni, quand il s'est à loisir
transformé en éponge et qu'il a retiré de la colonie tout ce qu'il a pu, il réalise,
prend le prochain steamer, puis, on ne le revoit plus. Au lieu d'améliorer la
terre qui lui a procuré l'opulence, il la délaisse comme un ingrat repu, le jouis-
seur égoiste !

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE 579
L'Anglais, au contraire, quitte la métropole sans espoir de retour. Il devient
Anglais des Indes ou d'Australie, fait souche d'Anglais partout où il se trouve,
et transforme en un coin d'Angleterre le pays où il s'installe. S'il a un intérieur,
il l'emporte avec lui ; s'il n'en a pas, il sait bien s'improviser ce « home » si
cher à tout citoyen du Royaume-Uni. Il pratique le négoce aussi bien que per-
sonne, mais non pas à la façon des êtres parasitaires qui absorbent sans restituer.
Son commerce féconde, mais ne stérilise pas. Il vit de la vie de famille, et tout
en vaquant à ses affaires, s'occupe de créer des écoles p o u r ses enfants. Il veut
pour eux la salubrité de la ville, le confort de l'intérieur et l'obtient à tout prix,
car il sera là demain, ses enfants doivent y vivre ainsi que leurs descendants.
Ses manies elles-mêmes concourent à la prospérité de son pays d'adoption. Si
le Français était sportman, il n'attendrait pas d'avoir fait fortune pour voir
courir le Grand-Prix. Il éléverait des chevaux et Cayenne aurait peut-être des
tramways comme sa rivale Demerara, alors que l'on n'y compte pas vingt voi-
tures et que l'on n'y trouve ni un restaurant ni un hôtel meublé. Ah 1 si tous ceux
que cette terre féconde a enrichis n'avaient pas pris leur envolée, quelle serait
la prospérité de notre chère France Équinoxiale ! Au lieu d'aller mendier à prix
d'or au Para ses bœufs étiques, nous aurions les gras pâturages de la Trinité,
sur lesquels s'ébattent, comme sur les prairies du Devonshire, les plus beaux
bestiaux du monde. Nos travailleurs anémiques mangeraient à pleine bouche
le rosbif gorgé de sang, au lieu d'être réduits à la portion congrue de couac et
de bacaliau. Là où tremblottent quelques misérables carbets isolés, s'élèveraient
des villes ; les steamer sillonneraient nos grands fleuves ; des chemins de fer
relieraient comme en Australie nos exploitations ; notre colonie serait un
état puissant, et non pas un débit de morue sèche, ou un marécage insa-
lubre.
— Ce que vous dites est cruellement vrai, interrompit Robin vivement frappé
de la profondeur de ces paroles et de l'enseignement qu'elles renfermaient. Ah !
je vous comprends maintenant, et j e vous remercie du plus profond de mon
cœur.
— J'ai voulu imiter l'Anglais et créer ici, avec les simples ressources de
la colonie, l'intérieur, le « home » français. Sauf les cristaux et les porcelaines,
les armes et les instruments de travail, la nature nous a fourni tous nos maté-
riaux à l'état brut. Ces bois admirables, qu'un nabab envierait pour son palais,
portaient des feuilles il y a trois mois. Nous les avons abattus, dégrossis, polis
et mis en place. Les bambous qui nous ont donné ces sièges si commodes et si
élégants, les phormium dont nous avons tiré ces draperies, formaient des

580
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
futaies au milieu des marais. Les hamacs étaient encore à l'état de houppes sur
les cotonniers. Enfin, sur cette place que le soleil inonde en ce moment de sa
lumière, s'élevait la forêt avec ses miasmes putrides, ses herbes humides, ses
insectes répugnants, son sol fangeux.
« Je dirai alors à ceux qui veulent s'enfuir là-bas, au-delà de l'Océan, avec l'or
amassé ici : vous admirez nos demeures, vous vous étonnez des facilités de nos
existences, vous enviez peut-être notre bonheur. E h ! bien, restez près de nous,
suivez notre exemple. Voyez comme la réalisation de ce confort, de ce luxe est
chose facile. Faites souche ici. Apportez-y la France, et demain vos enfants
seront les citoyens d'une grande ville. Au lieu d'être en Europe les derniers
arrivés parmi ceux dont vous n'avez plus ni les goûts ni les habitudes, d'être
des millionnaires dépaysés et embarrassés peut-être de votre fortune, soyez les
premiers Français de l'Equateur.
« L'écrin colonial de notre patrie possèdera une perle de plus. A côté des
Indes et de l'Australie le monde acclamera la France Équinoxiale. »
Dépeindre l'émotion qui étreignit tous les cœurs, quand la voix vibrante du
créole prononça ces patriotiques paroles, serait impossible. I I est de ces scènes
que la plume est impuissante à reproduire et dont chacun préfère savourer
seul la vivifiante émotion....
La vie du placer commençait pour les Robinsons, sous d'heureux aupices.
Il y eut fête le soir au Champ d'or. Les Noirs, les Indous, dansèrent, chantè-
rent, tirèrent des coups de fusil, et burent à satiété. Les Chinois eux-mêmes
déridèrent leurs faces de magots, et semblèrent s'amuser comme nul ne l'avait
jamais constaté de mémoire de mineur. La joie, pour être bruyante, tumul-
tueuse même n'en fut pas moins raisonnable. Les réjouissances se prolongèrent
fort avant dans la nuit, et pourtant quand le coup de trompe appelant les ou-
vriers au travail retentit au point du jour, nul ne manqua à l'appel...
Le placer s'éveille un peu courbaturé, mais joyeux. La journée commence
par cette importante formalité qui s'appelle le boujaron, bientôt suivie de
la distribution des vivres. Pendant que le magasinier Marius, le « bachelier
Mana », assaisonne cette distribution de propos au gros sel, les chefs de
h a n t i e r viennent sous la verandah, recevoir les ordres du directeur relativement
au travail de la journée. Le rapport terminé, les ouvriers rentrent à la case pour
p r e n d r e repas du matin et préparer le goûter qu'ils absorberont pendant la
journée à tour de rôle, sans interrompre leur tâche, car le sluice, une fois-en
action ne s'arrête pas.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
581
De même que le gouvernement a réglementé la r a t i o n 1 de vivres, il a égale-
ment fixé les heures de travail. Tous les jours de la semaine, le dimanche ex-
cepté, les ouvriers arrivent au chantier à huit heures, et le quittent à trois
heures. Total, sept heures de travail. C'est assez, eu égard au climat de notre
colonie. Les contre-maîtres reviennent à l'habitation, reçoivent la quantité
de mercure nécessaire au fonctionnement de leur instrument, et partent suivis
de leurs hommes pour la rivière qu'ils exploitent.
Les Robinsons connaissent l'exploitation de l'or par les procédés primitifs
qu'ils ont jadis employés, mais ignorent le lavage en grand. Ils se sont servis
d'instruments relativement imparfaits, fabriqués par eux de toutes pièces ;
aussi, se font-ils une fête de cette première visite au placer. Comme les dames
doivent les accompagner, il est convenu qu'on profitera de la matinée, le seul
moment où la chaleur du soleil ne possède pas encore son implacable intensité.
M. du Vallon vient les chercher après deux heures d'absence. Il a déjà visité la
moitié de son personnel. L'activité du directeur est vraiment prodigieuse.
Il est entendu que l'on se rendra sur les bords de la crique « Fidèle», qui
coule à deux cents mètres seulement de l'établissement. Si les Robinsons et
même leur mère, familiarisés avec la vie des bois, sont susceptibles de fournir
des courses de longue haleine, il n'en est pas de même des jeunes Anglaises dont
le visage ruisselle déjà de sueur après cette simple promenade. L'on ne peut
concevoir l'intensité des morsures du soleil équinoxial sans les avoir ressen-
ties.
Trois instruments sont en plein fonctionnement. M. du Vallon en a rendu
les abords accessibles au moyen de ponts et de planches posées sur les terres
détrempées. Sans cette précaution, les visiteurs eussent dû enjamber des troncs
abattus, escalader des pentes, glisser sur des branches, et s'envaser jusqu'à mi-
jambe pour arriver jusqu'au premier sluice.
Le lit de la crique a totalement disparu. Les arbres ont été jetés par terre,
de chaque côté, sur une largeur de plus de vingt mètres. Les troncs sont enche-
vêtrés, les branches fracassées, et les chicots, géants hier, ont un mètre de haut.
Cet abattage qui doit, nous l'avons déjà dit, précéder le lavage des terres,
a été opéré depuis deux mois. Il sera poussé au fur et à mesure des besoins de
1 On se rappelle que la ration est par homme et par jou r de 750 grammes de couac ou d i
riz, S50 grammes de bacaliau pendant cinq jours, une fois la semaine 200 grammes de lard
salé ou de bœuf conservé, le septième jour, un demi-litre de légumes secs. Chaque ouvrier
reçoit en outre 30 grammes de saindoux pour faire cuire ses aliments. Le boujaron est de six
centilitres le matin et six centilitres le soir.

5 S 2
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
l'exploitation. La rivière, barrée en amont est à sec. Toute l'eau arrêtée par
le batardeau, passe dans les instruments et lave le gravier aurifère.
Le coup d'œil est des plus pittoresque. Des travailleurs, noirs ou coulies
vêtus du calembé, piochent, bêchent, fouillent, sabrent les racines, patauger
dans la boue, chantent ou jacassent à tue-tête, et transpirent comme des alca-
r a z a s . :
Le « sluice » qui est, à de rares exceptions près, l'instrument servant à laver
l'or en Guyane, se compose d'une série de boîtes en planches appelées dalles
longues de quatre mètres, semblables à d'immenses cercueils sans couvercle
et ouverts aux deux bouts. Leur h a u t e u r latérale est de trente-huit à quarante
centimètres, leur largeur est de trente-huit centimètres à un bout et de qua-
rante-deux à l'autre. Cette dépression d'une des extrémités est indispensable
pour faciliter l'emboîtement des dalles à la suite l'une de l'autre, de façon à
former un long canal découvert en bois.
— Voici, disait à l'ingénieur et à ses fils M. du Vallon, un sluice de moyenne
grandeur qui se compose de douze dalles ; sa longueur totale est de près de qua-
rante mètres. Il occupe vingt personnes hommes et femmes. Il y a d'abord
huit déblayeurs qui sabrent les derniers débris végétaux, et qui ensuite s'es-
criment de la pioche et de la pelle à travers la terre végétale pour arriver à la
couche aurifère. C'est là leur seule besogne. Ils préparent la tâche des huit
piocheurs que vous voyez au fond de ces trous, éventrer à grands coups de
pic cette couche grisâtre qui semble si dure. Après l'avoir piochée, ils la lan-
ceront à la volée dans la dalle qui passe au-dessus de leur tête.
— C'est là la couche aurifère ? demanda à Madame Robin, Miss Lucy.
— Oui, Mademoiselle, répondit en son lieu et place le directeur. C'est du
quartz désagrégé, des débris de filons affectant toutes les grosseurs, depuis
celle de la tête, jusqu'à celle d'une pointe d'aiguille.
— Et l'or se trouve en liberté entre ces graviers...
— Qui en contiennent eux-mêmes une bien plus grande quantité. Si tous ces
sables étaient broyés, notre production serait décuplée ; mais dans l'état actuel
de l'industrie aurifère en Guyane, on se contente de recueillir l'or qui est déta-
ché du quartz. Les bénéfices réalisés sont fort honnêtes encore.
— Cette couche est-elle épaisse ?
— Plus ou moins; quelquefois elle atteint un mètre cinquante, parfois elle
n'a que dix centimètres de h a u t e u r .
« Quant à la largeur, elle s'étend généralement à vingt mètres de chaque

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
583
côté de la rivière. Celle-ci est excellente, voyez l'acharnement de nos braves
piocheurs.
« L'instrument occupe encore quatre femmes qui passent leurs journées
accroupies dans les dalles, et sont chargées de retirer les gros fragments ro-
cheux s'opposant au passage des graviers. Plus, quatre tireurs de sable. Ce
sont ces hommes que vous voyez au bas du sluice, à l'extrémité de la dernière
dalle, armés de ces pioches creuses à long manche. Ils retirent les terres lavées
et les entassent de chaque côté. Total, seize hommes et quatre femmes.
— Le sluice, interrompit Henri, doit être bien solidement construit, pour
supporter avec le poids considérable du gravier, celui des femmes qui tirent la
roche. Les premières dalles sont à plus de deux mètres du fond des trous où
travaillent les piocheurs, et une chute serait dangereuse, au cas où l'instrument
dont la pente est d'au moins cinq centimètres par mètre viendrait à s'effondrer.
— N'ayez aucune crainte ; voyez, chacune des dalles est placée sur deux tra-
verses latérales reposant sur deux crochets en fer forgé, adaptés eux-mêmes
à des pieux de moutouchi, implantés de plus d'un mètre dans le sol. Vous con-
naissez 1a solidité de nos bois, ces rivaux du fer lui-même.
Les mineurs, stimulés par la présence des Européens, remuent la terre avec
fureur, et chantent avec une verve endiablée. Deux piocheurs, aux formes
athlétiques, après avoir éventré la couche de gravier, ont quitté le pic, et se
sont emparés chacun d'une pelle, dite « pelle criminelle », dont le manche n'a
pas moins de deux mètres soixante centimètres de longueur. Du fond de leur
trou, profond de près de deux mètres, ils lancent, avec une incomparable
adresse, d'énormes pelletées de gravier qui retombent au milieu du sluice plein
d'eau courante. La précision et la rapidité de leurs mouvements tiennent du
prodige, et c'est merveille de voir ces immenses pelles criminelles, les bien
nommées, évoluer comme des fétus dans leur mains robustes, frapper en ca-
dence la paroi ligneuse du sluice dont l'eau laiteuse rejaillit au contact du sable
Entre temps, ils trouvent le moyen de faire des fioritures. Ils exécutent avec le
manche de la pelle un large moulinet, et le fer, après avoir décrit une demi
circonférence, vient s'enfoncer à leurs pieds dans le sol déchiré. .
Chaque pelletée qui tombe dans l'instrument est rythmée d'une phrase qui
revient sans cesse.
— Sami kè volooo !... vocifère l'un des deux hommes, puis sa pelle retombe.
— Moun là-haut, bons-bons !... hurle à son tour son compagnon...
— Sami ke volooo !.,. reprend le premier.
— Moun là-haut, bons-bons !... réitère le second.

584
LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Que disent-ils, demanda madame Robin ?
— Que Sami est un voleur, et que les gens de là-haut sont très bons.
— Pourquoi ?
— C'est une manière de rythmer leurs mouvements, analogue aux plaintes
des boulangers, et aux chants cadencés des forgerons. Quelquefois, ils com-
posent d'interminables complaintes racontant leurs joies ou leurs peines. Ils
exposent leurs griefs, ou plaisantent leurs camarades. Parfois même, leur verve
satirique s'attaque à leurs patrons qui ne sont pas ménagés dans leur improvi-
sation, à laquelle ils donnent le nom de chanté ou de dolo.
« Sami, le soi-disant voleur, est un coulie attaché au service de l'habitation ;
quant aux « Mouns » là-haut, bons-bons, c'est vous dont le noir célèbre à sa
manière la générosité.
Puis, s'adressant aux deux piocheurs :
— C'est bien, Fidèle, c'est bien, Baron, vous aurez double boujaron ce soir.
Charles, qui, comme sa mère et ses frères, avait pris un vif intérêt à ces dé-
tails, s'écria enthousiasmé :
— Qu'il y a loin de ces admirables instruments, aux pauvres berceaux d'osier
que nous agitions jadis à tour de bras pour trouver quelques grains d'or ! Dire
que nous croyions avoir atteint le summum de l'art I Et p o u r t a n t , ces vieux
outils nous ont donné la fortune.
« Je serais désireux de savoir maintenant l'agencement intérieur du «sluice ».
Comme vous m'avez dit ne pas perdre une parcelle d'or, cette affirmation me
surprend, car, quelque fussent nos efforts là-bas, nous laissions échapper un bon
tiers de poudre. Votre procédé doit être assez compliqué.
— Il est au contraire extrêmement simple. Le sable tombe dans la dalle ou
l'eau le désagrège. La dalle est recouverte d'une plaque de tôle percée de trous
en crible, et éloignée de huit millimètres du fond de bois. Cette tôle est suppor-
tée à l'avant par deux pivots en forme de losange, et à l'arrière p a r une traverse
de bois. Elle est en outre, maintenue à chaque extrémité par deux taquets que
les roches serrent en passant, de façon à l'empêcher d'être emportée.
« J e n'ai pas besoin de vous dire que l'or s'amalgame au mercure par simple
contact. D'heure en heure, on jette un peu de mercure dans les dalles. Il file
doucement sous la plaque de tôle et s'arrête à la traverse, où le mouvement
des eaux le tient sans cesse en mouvement. Vous savez que tous les corps, y
compris le fer, flottent sur le mercure. A plus forte raison, les débris de roches.
Tout ce qui n'est pas de l'or, glisse sur le métal liquide et s'écoule à l'arrière,
pendant que l'or, absorbé au passage, s'amalgame en un clin d'oeil.

LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE.
583
Du Vallon, qui venait de laver aussi une battée. (Page 536.)
« Notez que chaque dalle contient une plaque de tôle avec du m e r c u r e , et
conséquemment un appareil complet d'amalgamation. Si, par impossible,
quelque fragment échappait à la cinquième, à la sixième, ou même à la
dixième dalle, il tomberait infailliblement dans la douzième, agencée d'une
façon toute particulière. Elle se nomme la caisse et pour cause. Elle est terminée
par une série de rainures en fonte, pleines de mercure, et profondes de huit à
7 4

586
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
dix millimètres. Nulle parcelle d'or, si petite qu'elle soit, ne peut donc
éviter le contact du mercure.
— Le rendement est-il abondant?
— Sur ce point, il est fabuleusement riche. Nous sommes dans une « poche ».
Il y a près de deux kilos d'or, sur quatre mètres cubes. Vous allez voir des
battées de cinq et six francs. La moyenne de la production de la crique Fidèle
est de soixante-quinze centimes la battée.
« Lafleur, dit-il à un Indou occupé à tirer du sable, et toi, Apawo, lavez
chacun une battée.
Les deux coulies, s'empressèrent d'obéir, et rapportèrent peu après au fond
de leur plat de bois, chacun une quantité de métal absolument pur, dont la
valeur confirmait l'évaluation du directeur.
Du Vallon, qui venait de laver aussi une battée, cueillit trois feuilles de waïe,
déposa sur chacune d'elle le produit de l'opération, replia la feuille et entoura
le petit paquet d'une fine liane, selon la coutume des mineurs. Guyanais. Puis,
avec l'élégance d'un véritable talon rouge, il l'offrit aux trois visiteuses en
disant :
— Quand les souverains visitaient leurs villes, il était d'usage de leur
offrir les clefs en signe d'hommage. Vous êtes les reines du Champ d'Or. Veuil-
lez accepter les prémices de votre domaine. Recevez en signe d'hommage et de
fidélité, cet or encore vierge, le seul digne de vous, que vous offrent vos sujets.

C H A P I T R E X V
La levée de la production. - . L'or et le mercure. - Ce que peut rapporter de bénéfice net.
le travail d'un « sluic e».—Trente mille francs d'or en poudre dans une poêle à frire.— Les
rapports des terres aurifères avec les quartz également aurifères.—Un peu de géologie.-
L'origine des filons. — Défiant l'acier, mais troué par une goutte d'eau.— L'exploitation
de l'or doit marcher concurremment avec la culture. —Encore la philanthrophie anglaise.
— Indispensables réformes. — Il faut essentiellement favoriser l'immigration en Guyane.
— L'avenir des colonies françaises est aux hommes de couleur.
Cette première journée passée au Champ d'Or, se termina par le spectacle
intéressant de la levée de la production. Les visiteurs revinrent à la crique
Fidèle à trois heure après-midi, au moment où le mugissement de la trompe
annonçait la fin du travail. Les ouvriers, heureux comme des écoliers au moment
où sonne l'heure de la récréation, s'éparpillèrent joyeusement comme si
l'écrasant labeur du jour n'avait pas pasé sur eux depuis le matin. Les chefs
de « sluice » restèrent seuls près de leurs instruments, attendant l'arrivée du
directeur ou des employés de l'administration, pour procéder à la récolte du
jour.
La vanne du bâtardeau situé au-dessus du sluice fut abaissée, un mince filet
d'eau continua de couler dans le canal de bois. La plaque de tôle de la pre-
mière dalle fut retirée de dessus les taquets, puis lavée à la brosse ainsi que les
planches et les traverses. Le mercure, chargé de parcelles d'or, s'écoula dans
la seconde dalle qui fut traitée de la même façon, de là dans la troisième, et
ainsi de suite jusqu'à la douzième. Tout l'or amalgamé se trouvait alors dans
la dernière dalle, ou caisse, tant sous la plaque de tôle, qu'entre les raies trans
versales du rifffe de fonte. Une battée vide avait été disposée à la partie infé
rieure de la caisse, pour recevoir avec le mercure, les derniers gravats métal-
lifères. La plaque et le riffle furent retirés, puis brossés minutieusement ainsi

585
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
que les traverses de bois, les taquets et les supports en losange, auxquels adhé-
raient de fines gouttelettes pâteuses de mercure contenant de l'or jusqu'à satu-
ration.
La battée se trouvait du coup aux trois quarts pleine de graviers, à travers
lesquels serpentaient d'agiles coulées d e métal aux reflets d'argent. Le contre-
maître lava cette battée comme il a été dit précédemment lors de la description
de la prospection. Puis, quand son plat de bois, débarrassé de tous les corps
étrangers, sembla ne plus contenir qu'une certaine quantité de mercure, il
étendit sur un coui un linge de forte toile écrue, et versa sur cette toile le
métal liquide. Il prit d'une main les bords de la toile, la tordit fortement au-
dessus de la calebasse. Le mercure sortit par tous les interstice du rude tissu,
tomba au fond du vase, et la toile ne contint bientôt plus qu'une masse pâ-
teuse, d'un blanc-bleuâtre, de la grosseur d'un œuf de poule, et assez sem-
blable à un bouchon de ce papier d'étain servant à envelopper le chocolat.
C'était la production de la journée.
— Le rendement de cet instrument est excellent, dit M. du Vallon, en sou-
pesant le petit paquet étranglé au milieu p a r une ficelle, et rappelant ces
poupées rudimentaires de la première enfance. Cela pèse trois cents grammes.
Défalcation faite de 25 p . 100 de mercure, nous avons là 225 grammes d'or
au premier titre. Chaque gramme, valant 3 fr. 25 centimes, — vous savez que
l'or Guyanais fait prime — la production du j o u r s'élève pour ce sluice
à 731 fr. 25 centimes. En tenant compte de 30 p . 100 que nous coûte
l'exploitation, le bénéfice net pour ce seul sluice est pour aujourd'hui de
510 francs.
« Douze instruments ont travaillé toute la journée. J'ai tout lieu de croire
que leur rendement atteint une moyenne sensiblement égale. Vous pouvez
juger, par ce rapide énoncé, de l'opulence du placer Réussite.
— B r a v o ! mon cher directeur, répondit joyeusement Robin. Récoltons au
plus tôt des millions et enrichissons bien vite nos associés, c'est-à-dire nos
braves ouvriers que je compte intéresser dès aujourd'hui.
« Cette collaboration des muscles, cette commandite des sueurs, a droit aussi
à des bénéfices, n'est-ce pas.
— Oui, Monsieur. Le capital ne consiste pas seulement en des fonds une fois
versés par la main du millionnaire. Le constant effort des infiniment petits en
est le complément indispensable. Il a droit à une récompense.
Nous ferons du même coup une bonne œuvre et une excellente opération.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
586
Les travailleurs ayant intérêt à ce que la production se maintienne à un chiffre
élevé, surveilleront attentivement les voleurs d'or.
— C'est parfait.
— Et maintenant, si vous le voulez b i e n , nous allons regagner l'habitation
où vont arriver tous les chefs de chantier avec leur production quotidienne.
« Je vais peser tous mes petits paquets, inscrire sur nos livres le rendement
par instrument, et par crique, puis faire le total. De cette façon, j e saurai si la
production s'élève ou fléchit pour tel ou tel sluice, et si le bassin de telle ou
telle crique vaut ou ne vaut pas la peine d'être exploité.
« Je déposerai ensuite la poudre dans mon coffre-fort, en attendant le moment
de procéder à l'évaporation du mercure. C'est ordinairement le dimanche
matin qu'a lieu cette opération.
— Quelle méthode suivez-vous ?
— Je m'étais contenté jusqu'alors du moyen primitif employé par les anciens
chercheurs d'or. Il consiste tout naïvement, vous le savez, à mettre le métal
amagalmé dans une poêle à frire et à chauffer sur un feu vif. Le mercure se
volatilise par la chaleur et l'or retrouve à ce moment sa couleur fauve.
— Et vous perdez vingt-cinq pour cent de mercure...
— J'ai reçu fort heureusement de Cayenne un appareil à évaporation. Il est
fort simple et me donne d'excellents résultats. Je l'ai employé deux fois déjà,
et les pertes ont été insignifiantes.
— Encore une fois, bravo ! j e tiens essentiellement à un évaporateur irrépro-
chable. Je vais l'examiner tout à l'heure. Ceci est de ma compétence, continua
en souriant l'ingénieur. Je le veux d'autant plus parfait, que nous allons sous
peu installer nos marteaux-pilons, et bocarder les quartz.
— C'est donc vrai, reprit avec une ardente curiosité le directeur. Vous allez
tenter, et je n'en doute pas, réaliser ce que nul n'a osé même concevoir avant
vous.
— Oui, mon cher du Vallon, Nous allons incessamment nous mettre à la
besogne. Ce sera le grand coup. Dans deux ou trois mois au plus, le sifflet de
la machine à vapeur dominera les bruyants appels des toucans, et les marteaux-
pilons retentiront sourdement dans l'immense vallée.
— Mais, il y a donc des filons, sur l'emplacement de notre Champ d'or.
— Partout où il y a des terres alluvionnaires, se trouvent des roches quart-
zeuses. L'un ne va pas sans l'autre, et les graviers aurifères ont pour origine
des filons désagrégés.
« Il est incroyable vraiment, que les mineurs guyanais aient jusqu'alors n é -

590
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
gligé cette dernière exploitation, et s'en soient tenus aux maigres bénéfices
que leur procurent les lavages des graviers aurifères.
— C'est que cette théorie des filons est peut-être bien obscure encore.
— Erreur, mon cher ami. Je vais, sans plus tarder, vous la développer en
deux mots. Dans cinq minutes vous en saurez autant que moi et vous serez à
même de prospecter les filons comme un ingénieur des mines.
— J'allais vous en prier.
— Ecoutez-moi donc. Il faut tout d'abord vous expliquer ce que c'est qu'un
filon. Vous savez qu'à des époques fort anciennes, la terre fut violemment
secouée par de formidables convulsions. Le feu central qu'elle renferme et où
bouillonnent à l'état de vapeur toutes les substances minérales, disloqua la
couche qui l'entoure, la fendit, la crevassa. Ces crevasses traversèrent la
croûte solide formée par les terrains préexistants, quelle que fut leur nature
et leur solidité.
« Ces fentes, pratiquées dans l'écorce du globe, se remplirent peu à peu de
diverses matièrss, pouvant renfermer des métaux ou des minerais de métaux.
Ce remplissage s'est opéré simultanément de deux façons, par des matières
venues d'en haut et par des matières venues d'en bas. D'une part les torrents
d'eau minérale coulant sur la surface de la terre, rencontrant les lézardes s'y
précipitaient et s'évaporaient en laissant aux parois leurs matières calcaires,
surtout le carbonate de chaux qui se concrétait. D'autre part, les vapeurs
métallifères montaient du centre de la terre, se solidifiaient comme la suie, le
carbone dans les cheminées et s'incorporaient aux produits d'évaporation des
eaux.
« C'est ainsi que l'or pur, échappé du bouillonnant creuset de notre planète,
se trouve intimement mêlé à des masses rocheuses, comme par exemple ces
différents objets que l'on fait recouvrir d'une couche pierreuse aux fontaines
dites pétrifiantes.
« Les filons, contenant les différents métaux, se formèrent ainsi. Les filons
aurifères nous occupent seuls. Je vous ai dit, en commençant, que les crevasses
résultant de l'effort des convulsions terrestres, traversaient toutes les couches
quelles qu'elles fussent formant cette enveloppe. La masse de quartz qui les a
remplies dans la suite, affleure -donc par places à la surface d e l à terre. Ces
quartz formant les filons appartenant à la même époque de formation, suivent
une direction à peu près constante. Leur inclinaison est aussi à peu près iden-
tique, mais leur épaisseur est très variable.
« Les points où les filons perçant la couche végétale, apparaissent à l'œil nu

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
591
sont appelés chapeaux. Supposons qu'un bassin, celui du Maroni par exemple,
soit, et il l'est réellement, parsemé d'innombrables filons aurifères suivant
toutes les ondulations de terrain, escaladant les montagnes, rampant sous les
vallées, se ramifiant à l'infini comme les branches des arbres, et les troncs
artériels ou veineux d'un organisme.
« Partout où ce filon se montre, il est désagrégé lentement par toutes les
influences extérieures. L'action combinée de l'air et des eaux, celle de la rosée,
de la lune, du soleil, des racines faisant l'effet de corps étrangers, etc..., hâtent
sa décomposition. L'eau qui l'a produit p a r évaporation, le dissout lentement
par un lavage perpétuel. Les parties solubles s'en vont peu à peu, car
chaque goutte charrie une molécule infinitésimale de la substance qu'elle
tient en suspension. C'est ainsi que se forment par cette dissolution les argiles,
placées inférieurement à la couche aurifère. La désagrégation du quartz conti-
nuant, l'or s'échappe de la substance inerte qui le retenait incrusté. Il tombe
en dernier lieu. Comme il est insoluble, il roule avec les cassures plus grosses
de quartz. Il demeure mêlé aux sables arrachés aussi du filon et reste sur la
couche argileuse qui forme le fond imperméable du lit du torrent.
« Ainsi, voilà qui est bien compris. La crique lave sans cesse le filon et le
dissout peu à peu. Elle lui arrache son or avec sa substance calcaire et roule
dans ses eaux le métal et la roche. Elle s'est enrichie aux dépens du filon.
Ainsi, pas d'alluvions aurifères sans filons, la première chose étant la consé-
quence de la seconde. Une couche plus ou moins épaisse d'humus, produite par
des débris organiques se forme sur cette couche métallifère. Des arbres y crois-
sent, vivent, meurent, se renouvellent. Le travail d'enrichissement n'en continue
pas moins, mais il est si lent ! Quoi qu'il en soit, telle est l'action de l'air et de
l'eau sur le quartz, que des terrains exploités et abandonnés depuis quinze ans
sont complètement transformés. De sorte que des sables aurifères, ou plutôt
des graviers gros comme le poing, à cassure nette et durs à ne pouvoir être à
cette époque peu éloignée, écrasés par des marteaux de fer, sont aujourd'hui
désagrégés, effrités, et près de tomber en poussière.
— J'ai compris, s'écria le créole radieux. Vous voulez, avec les moyens dont
dispose l'industrie contemporaine, remplacer le travail séculaire de l'action
des eaux. La crique désagrège le quartz après des milliers d'années. Vous allez
le broyer avec vos batteries de bocards, enlever en quelques minutes avec les
eaux courantes le calcaire réduit en poudre, et amalgamer l'or par le mercure.
— Je vous le disais bien, vous en savez autant que moi. Nous possédons les
machines, et c'est un point essentiel. Il nous faut aussi un personnel nombreux

592
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
pour mettre a nu les filons, creuser des puits afin de les suivre en profon-
deur, etc. etc.
« Notre convoi d'immigrants est attendu de jour en j o u r . Avec des bras, le suc-
cès est assuré. Pour ne pas perdre de temps, nous allons séance tenante installer
une machine ; afin de bien nous identifier avec son fonctionnement, nous nous
contenterons tout d'abord de broyer les sables alluvionnaires déjà lavés. Notre
lavage n'a isolé que les parcelles d'or libre. Les graviers en contiennent encore
autant. Je suis certain de leur faire rendre au moins soixante-dix francs la
tonne, et cela presque sans main-d'œuvre.
— Quelle colossale exploitation!
— En effet. J'ai la prétention de réduire et de faire réduire en poussière par
ceux qui viendront après moi, ces formidables roches qui défient le fer et l'acier,
mais que nos cartouches de dynamite sauront bien pulvériser. Les filons du
placer Réussite passeront par les auges de nos batteries de marteaux-pilons
comme les alluvions par les dalles de nos sluices.
« C'est pour mener à bien cette entreprise dont la grandeur m'a depuis long-
temps séduit, car elle intéresse essentiellement l'avenir de notre colonie, que
j ' a i engagé à prix d'or les immigrants que nous allons recevoir sous peu.
— N'appréhendez-vous pas les non-valeurs?
— Qu'importe ! Les Chinois, les Indous surtout arriveront sans doute ané-
miques. La pioche ou la pelle seront bien lourdes à leurs bras débilités par les
travaux antérieurs. N'avons-nous pas dans nos hatteries de quoi leur infuser
un sang nouveau. Ne pensez-vous pas que leurs organismes saturés de couac
et de bacaliau, seront bientôt régénérés par l'absorption des viandes plantu-
reuses qui leur seront libéralement distribuées.
« Je compte d'ailleurs procéder toujours avec méthode et employer seule-
ment aux travaux de l'or, ceux qui ont reconquis toute leur ancienne vigueur.
Ainsi, quand notre premier convoi sera arrivé, j e dirigerai sur le placer les
ouvriers agricoles qui sont à l'habitation, à la condition toutefois qu'ils con-
sentent à ce changement d'existence. Tous nos immigrants, à nous, sont et
seront des ouvriers libres. Les nouveaux venus s'occuperont spécialement
d'agriculture et subordonneront à leurs forces la somme de travail fourni.
« L'entretien des plantations de canne à sucre, de manioc, de patates, de
caféiers, de cacaoyers, de cotonniers, sera le meilleur de tous les noviciats à
la vie des grands bois. Plus heureux que les Cayennais, nos mineurs et nos
cultivateurs ont à discrétion ces excellents légumes d'Europe : choux, salades,
céleri, cresson, navets, carottes, etc. que l'on ne peut se procurer qu'à prix

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E .
893
S'écroulait avec un fracas. (Page 600.)
d'or à la capitale. Vous avez mangé à Gayenne un chou venu d'Amérique et
payé cinq francs, n'est-ce pas ; nous pouvons déjà offrir même à nosmanœuvres
ces denrées si précieuses, sans que notre budget soit grevé d'un sou.
— Et pourtant, en dépit de ce confort, de cette abondance, nous avons
éprouvé de grandes difficultés pour obtenir de la Guyane anglaise, ce Renvoi
de cinq cents immigrants.
7 5

594
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
— Vous connaissez bien la philanthropie de nos excellents voisins. Ils font
des croisières sur les côtes du Krou, de Guinée et du Sénégal pour empêcher
l'immigration africaine, sous prétexte de traite deguisée. Ils pendent comme
des pirates les équipages des bâtiments portant des immigrants, mais ils ont
bien garde de rapatrier ces malheureux qu'ils conduisent en Egypte ou en
Abyssinie à la barbe de nos représentants.
« Oh ! les excellents philantropes, qui imposent aux Chinois l'opium à coups
de canon, qui assomment leurs coulies, qui traquent et tuent comme des bêtes
féroces les indigènes australiens! Et pourtant, ils prétendent nous imposer
chez nous et le régime et le mode de travail des hommes qu'ils nous
envoient. Ils ne veulent pas qu'on les emploie à l'exploitation de l'or, sous p r é -
texte que ces travaux sont trop rudes. Vous avez vu dans quel état épouvantable
ces malheureux, sortant des chantiers anglais, nous arrivent ici ! Le seul motif
des soucis que leurs maîtres semblent prendre de leur sort, n'est que de la jalou-
sie doublée d'égoïsme. Ils savent que l'exploitation de l'or constituera à bref délai
pour notre colonie une incalculable ressource. Partagés entre leur désir de se
débarrasser à bon compte de ces hommes épuisés qu'ils considèrent comme des
non valeurs et l'envie de voir notre colonie demeurer dans son état de stagna-
tion, ils veulent conserver sur eux une domination qui s'étend jusqu'ici.
« Soit, j e n'y contredirai pas. J'observerai loyalement toutes les clauses de
mon contrat. Les immigrants d'origine anglaise s'occuperont exclusivement,
pendant la période de leur engagement, d'exploitation agricole. Ils n'en colla-
boreront pas moins activement à celle de l'or, puisque grâce à eux, nos tra-
vailleurs seront constamment approvisionnés de viande et de légumes frais.
« Quand, après leur engagement fini, ils auront échappé à la férule des syn-
dicats britanniques, ils feront ce que bon leur semblera. Vous les verrez alors
demander à faire partie de notre association de chercheurs d'or.
— Vous êtes, cher monsieur, le premier Européen ayant réellement compris
cette question essentielle des approvisionnements surplace. En menant de front
nos exploitations agricole et aurifère, nous arriverons à ne pas dépenser plus de
10 p . 100 de nos bénéfices, tandis que certains placers sont grevés de 5 0 p . 100.
Cela se conçoit sans peine. Ils sont forcés de tout tirer de Cayenne, de payer le
fret des tapouyes, puis les journées des canotiers et celles des charroyeurs.
Mais une simple charge de vingt-cinq kilos de bacaliau, coûtant douze francs
au départ, a quintuplé de valeur en arrivant.
« Je m'étonne à ce propos, que la plupart des « placeriens », n'aient pas en
core pensé à remplacer pour la navigation fluviale leurs lentes et coûteuses

L E S R O B I N S O N S DE LÀ GUYANE
595
embarcations conduites à la pagaye, par des canots à vapeur comme celui que
Charles a rapporté d'Europe. Une embarcation ainsi agencée, ne coûte presque
rien, et rend d'inestimables services, tant par son tonnage que par sa vitesse et
sa légèreté.
— Vous oubliez, mon cher du Vallon, que nos collègues n'ont à leur disposi-
tion aucun de nos moyens. Beaucoup parmi eux ne demanderaient pas mieux
que de marcher de l'avant. J'en citerai un entre tous. Le jeune et intelligent
directeur du placer Dieu-Merci, monsieur Mouflet, un des ingénieurs civils les
plus distingués, devenu à force d'énergie un chercheur d'or remarquable, fait
construire en ce moment un chemin de fer. Son exploitation est admirable.
Mais ses commanditaires qui habitent Paris, comprendront-ils assez leurs in-
térêts pour le suivre dans cette voie qu'il parcourt à pas de géant ?
« Tenez, une des causes les plus essentielles de tous les insuccès, réside dans
la pénurie d'ouvriers d'art. Et pourtant, comme il serait facile d'amener ici des
intelligences d'élite servies p a r des bras vaillants ! Je puis bien vous dire cela, à
vous, mon ami, qui bien que créole blanc, ne nourrissez pas à l'égard des hommes
de couleur cette idiote et injuste prévention appelée : préjugé de la couleur.
« Il est bien avéré, n'est-ce pas, que le blanc ne peut fournir ici un travail
manuel de longue haleine, sans être brisé par la fièvre et l'anémie. L'homme
qui résiste le mieux sous la zone équinoxiale, est le noir de la côte d'Afrique.
Il est à peu près réfractaire à tous les maux qui accablent au bout d'un certain
temps les Européens, même les Basques, les plus robustes entre tous. L'Africain,
n'est hélas, qu'un instrument humain, le plus vigoureux qui existe il est vrai,
d'une constance, d'un bon vouloir et d'une douceur à toute épreuve, mais il ne
peut être avant longtemps employé aux travaux d'art. Il faut au moins une
génération, peut-être deux, pour opérer cette évolution.
« Mais il est une race, intelligente entre toutes, aussi vigoureuse que l'afri-
caine, aussi instruite que l'européenne, qui ferait merveille ici. C'est cette
vaillante race d'hommes de couleur habitant les deux perles de nos Antilles
Françaises, la Martinique et la Guadeloupe. Le mulâtre martiniquais, ou
guadeloupéen, a reçu de sa mère noire la vigueur, la résistance à toutes les
fatigues, et l'immunité aux maladies de la zone intertropicale. Son père blanc,
lui a donné cette intelligence qui le rend immédiatement accessible à tous les
arts, à toutes les sciences. Ce croisement originel, cette greffe humaine a opéré
des prodiges, et toutes les classes de cette jeune société sont éminemment
supérieures.
« Aussi, voyez les hommes de couleur, médecins, avocats, ingénieurs, soldats,

596
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
marins, fonctionnaires, étudier dans les écoles de la métropole et évoluer
dans la vie. Travailleurs acharnés, intelligences brillantes, tous, à de rares
exceptions près, sont des sujets d'élite.
« La moyenne de la population n'est pas moins remarquable. L'instruction
professionnelle est excellente. Tous les mécaniciens et chauffeurs-mécani-
ciens des steamers intercoloniaux sont Martiniquais ou Guadeloupéens ;
ceux de la Guyane ont la même origine, ainsi que nos contre-maîtres de su-
creries, d'ateliers de construction ou d'exploitations industrielles. Tous ces
travailleurs d'élite n'ont chez eux que des salaires relativement minimes, qui
seraient immédiatement triplés ici, sans préjudice des bénéfices ultérieurs.
« Pourquoi, au lieu d'aller chercher de tous côtés, non seulement nos
ouvriers d'art, mais encore nos chefs de chantiers, n'essaierions-nous pas de
provoquer en grand un courant d'immigration venant des Antilles ? La popu-
lation y est très compacte, le départ de quelques milliers d'individus, ne saurait
porter préjudice aux exploitations locales. Au contraire. Et j e crois être dans
le vrai, en affirmant que l'exécution de ce projet profiterait dans des proportions
incalculables aux trois colonies. Combien de fortunes, enfouies ici peut-être
pour toujours, qui iraient procurer le bien-être à ceux qui végètent là-bas !
— Vous avez raison, Monsieur, j e partage vos idées à l'endroit des hommes
de couleur. Je leur rends d'autant plus volontiers justice, que comme vous le
disiez tout à l'heure, je suis créole. Je les ai vus à l'œuvre depuis mon enfance
J'ai assisté à leurs luttes, j ' a i applaudi aux succès couronnant leurs efforts.
« Aussi, j e le proclame hautement : l'avenir des colonies françaises appar-
tient aux hommes de couleur. »

C H A P I T R E X V I
Nouveaux mystères et nouvelles inquiétudes. — Commencement de mutinerie — Réapparition
de Maman-di-l'Eau. — Les ruses des voleurs d'or. — Un fusil de six mille francs qui ne
vaut pas vingt-cinq sous. — Prospection dans le ventre de quatre tortues. — Un plat de
riz pour lequel nombre de mineurs donneraient leur droit d'aînesse. — Comment d'habiles
filous peuvent dissimuler quarante mille francs d'or. — Celui qu'on n'attendait plus. —
Tribulations de Peter-Paulus Brown de Sheffield. — Ce n'est pas l u i ! . . .
Il est indispensable que, usant de notre privilège de narrateur, nous fassions
franchir au lecteur une nouvelle période de trois mois, pour arriver aux drama-
tiques événements qui terminent cette véridique histoire. L'exploitation du
placer marchait à souhait et procurait d'énormes bénéfices. Tous les Robinsons
étaient depuis douze heures au champ d'or, sauf madame Robin et ses deux
filles d'adoption, retenues aux hatteries par une indisposition de la femme de
l'ingénieur.
Robin avait été mandé en toute hâte par M. du Vallon, que certains faits
mystérieux et complètement anormaux inquiétaient depuis plusieurs jours. A
peine arrivé, il avait fait une rapide visite aux chantiers, où les terrains alluvion-
naires et les filons étaient simultanément traités. Une batterie de marteaux-
pilons, installée près de la crique Fidèle, fonctionnait admirablement sous
l'excellente direction d'un jeune et intelligent Martiniquais, arrivé depuis un
mois de Fort-de-France. La machine à vapeur, chauffée au bois, sifflait, soufflait
renâclait, crachait ses jets de fumée, à la grande joie des ouvriers, que la vue
de cet organisme de métal étonnait toujours. Les lourds bocards à tête d'acier,
s'élevaient d'un brusque mouvement, et retombaient pesamment dans les auges
de moutouchi, à demi pleines de fragments de quartz aurifère. Les coups
retentissaient sourdement dans l'immense vallée, pendant que l'opulent minerai,

598
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
réduit en poussière impalpable, et lavé perpétuellement par un mince filet
d'eau, s'amalgamait au contact du mercure.
De nombreux travailleurs noirs, hindous ou chinois, évoluaient, traînant des
brouettes, ou poussant des wagonnets à roues pleines, sur des rails de bois.
D'autres s'escrimaient du pic ou de la pioche, pour mettre à nu un chapeau de
filon qu'ils débarrassaient des différentes couches de terre. D'autres enfin
perçaient avec des fleurets de mine, la dure substance rocheuse qui allait voler
tout-à-l'heure en éclats, sous l'irrésistible effort de la dynamite.
Somme toute, le placer semblait en proie à la double fièvre de l'or et du
travail. Rien en apparence ne semblait légitimer tout d'abord les appréhensions
du directeur.
— Je n'irai pas, disait-il à Robin, jusqu'à prétendre que la révolte est dans
l'air, mais j ' a i ici près de cinq cents ouvriers, et j ' a i eu plusieurs fois l'occasion
de constater les manifestations d'un esprit de désordre, pour ne pas dire plus.
— Vous avez, mon ami, pleins pouvoirs pour récompenser les bonnes actions
et punir les mauvaises. Nous avons la plus entière confiance en vous, et nous
ne doutons pas que cette répartition ne soit absolument équitable.
— J'ai dû sévir trois fois déjà et mettre à l'amende trois noirs arrivés par le
dernier convoi. C'est le seul moyen de répression que nous ayions sur les placers
et je n'en use qu'à la dernière extrémité.
— Quel a été l'effet de cette mesure disciplinaire ?
— Déplorable. Les bons ouvriers ont naturellement applaudi, mais les
mauvais, une cinquantaine de drôles venus ici depuis un mois, ont cru devoir
protester vivement.
— ... Et vous avez tenu bon?
— Naturellement. Mais le lendemain matin, le niveau d'eau de la machine
était brisé, et le manomètre arraché. J'ai dû en confier la garde à des hommes
sûrs, qui veillent en armes et se relayent de deux en deux heures.
« Le jour suivant, en dépit de ces précautions, notre grande courroie de
transmission que j'avais eu l'imprudence de laisser en place était coupée en
deux endroits.
— Coupée !... la courroie ! s'écria l'ingénieur indigné de cette mutilation.
Sa colère était d'autant plus vive, que l'installation et la fabrication de cet or-
gane essentiel de l'exploitation des quartz, étaient son œuvre. Les courroies de
cuir apportées de France étaient trop courtes, et l'atmosphère saturée d'humi-
dité, les avait d'ailleurs promptement pourries.
Robin avait alors eu l'idée de fabriquer un métier, qui par d'ingénieuses

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
599
combinaisons, entrecroisait des fils de coton, de façon à former un tissu épais
d'un demi-centimètre, large de douze, et d'une longueur indéfinie. Il avait
obtenu de la sorte une excellente courroie de coton. Elle remplaçait d'autant
plus avantageusement celle de cuir, qu'elle avait été caoutchoutée au moyen
du suc de Balata. Cette courroie, imperméable et imputrescible, rendait donc
d'inestimables services à l'exploitation.
— Le dommage, reprit du Vallon, a été réparé séance tenante. Nous avons
heureusement tous nos appareils en double.
« C'étaient là de graves symptômes dont il importait de rechercher la cause,
afin d'en prévenir efficacement les effets. Je me suis livré à une minutieuse
enquête, qui est venue se briser contre l'invincible entêtement de mes ouvriers,
même des meilleurs.
— Peut-être les coupables ont-ils usé d'intimidation.
— A n'en pas douter. Mais, je ne puis accuser personne, car les complices
sont nombreux à coup sûr. J'ai pris alors un moyen héroïque. J'ai congédié
hier cinquante mineurs, dont vingt-cinq vont quitter aujourd'hui même les
chantiers.
— Très bien.
— Ces hommes sont, ainsi que je vous l'ai dit, les derniers venus ici. Ils se
signalent par leur paresse et leur mauvais esprit. Ce sont des drôles qui font
« leurs philosophes », comme disent les chefs de chantiers. Quelques-uns d'entre
eux appartenaient à l'ancienne équipe du placer Réussite ; j'ignore ce qu'ils
sont devenus depuis la catastrophe où j ' a i failli perdre la vie. Un beau jour,
ils sont arrivés ici sans que l'on sût d'où ils venaient, et j e les ai engagés, car
nous manquons toujours de bras. J'ai eu tort.
« Ils ont semé un commencement de désarroi, en racontant les vieilles
légendes de leur Maman-di-l'Eau. Vous savez combien les noirs sont supers-
titieux. Ces racontars idiots ont jeté le trouble de tous côtés. Leurs sornettes
ont obtenu d'autant plus de créance, que les soi-disant emblêmes du vieux
lutin Guyanais ont fait leur réapparition, accompagnés des bruits nocturnes
entendus jadis.
— Soyez certain alors, que nos ennemis ne sont pas loin.
— C'est bien mon opinion. J'affirme aussi qu'ils ont des complices parmi nos
hommes. Enfin, pour finir, la production baisse depuis quelques temps. Nous
sommes votés, quelque vigilance que l'on déploie.
« La veille du j o u r qui a précédé votre arrivée, c'est-à-dire avant-hier, l'on a

6 0 0
600
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
vu des Indiens rôder près de l'ancien placer. Nul n'a fait attention à leur pré-
sence qui n'avait rien d'anormal. Mais, pendant la nuit, un charivari intense
s'est fait entendre, accompagné de coups sonores frappés sur les arcabas des
arbres de la forêt. Le lendemain malin, une tête d'aïmara surmontant une
fleur de Victoria Regia, était accrochée à ce vieux panacoco mort, que je
voulais depuis longtemps faire abattre. C'était bel et bien une déclaration de
guerre. Je suis payé pour connaître la signification de ces emblêmes. C'est sous
cet arbre que j ' a i failli être assassiné il y a six mois.
« Les hommes éprouvèrent un moment d'indicible terreur. Les noirs surtout.
J'arrivai accompagné du chef mécanicien, et des trois chauffeurs, tous quatre
Martiniquais. Je vis qu'un moment d'hésitation allait compromettre notre sécu-
rité. Il fallait agir promptement et énergiquement. Je dis un mot au méca-
nicien qui partit en courant, et revint presque aussitôt portant deux cartouches
de dynamite. Deux trous profonds furent creusés de chaque côté du tronc, au
ras du sol. Au bout d'une demi-minute, le squelette légendaire broyé, fauché,
disloqué à la base, s'écroulait avec un fracas qui domina le bruit de la déto-
nation elle-même.
— C'est parfait.
— Je fus d'autant mieux inspiré, que nous trouvâmes juste au point où
s'arrêtèrent les ravages de l'explosion, une cachette pleine d'or. Il y avait plus
d'un kilogramme de métal amalgamé, provenant de vols successifs. Le larron,
vous le voyez, avait bien choisi ce lieu de recel, dont un reste de superstition dé-
fendait admirablement les abords.
« La chute du géant fut saluée d'un hourra retentissant, et les ouvriers
reprirent le travail.
« Vous voyez, par ce rapide aperçu, quelle est la situation. Je ne doute pas
que le tapage ne recommence cette nuit ; aussi, vais-je me hâter d'expédier
mes gaillards dont le séjour prolongé de douze heures, pourrait constituer un
danger réel.
— Que vous reste-t-il à faire ?
— Payer ceux qui ont compensé le chiffre des avances, puis opérer dans
leurs bagages une perquisition minutieuse.
— Tenez-vous beaucoup à cette formalité ?
— Essentiellement. Je suis certain que ces vingt-cinq hommes vont essayer
de nous enlever plus de dix kilos d'or.
— Vous m'étonnez.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
601
Il pèse diablement lourd, ton riz. (Page C06.)
— Voulez-vous en avoir la preuve ? Ce ne sera pas long.
Le directeur appela aussitôt l'agent comptable, et le pria de faire venir les
hommes congédiés.
Henri, Edmond, Eugène, Charles et Nicolas, quittèrent les hamacs où ils
faisaient la sieste et vinrent prendre place dans le grand cabinet de travail
du directeur. Les vingt-cinq mineurs, groupés au dehors, attendaient l'appel
76

602
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
de leur nom. Ils se détachaient un à un, touchaient leur pécule s'il y avait lieu,
recevaient leur livret, et allaient en silence reprendre leur place.
— Vous allez, reprit du Vallon, prendre chacun dix jours de vivres, puis,
quand vous serez arrivés à Saint-Laurent, vous irez chez Chevalier auquel l'un
de vous remettra cette lettre. Chevalier vous rapatriera à Cayenne par une
tapouye ou par le Dieu-Merci.
« Et maintenant, Messieurs, veuillez m'accompagner au dégrad; vous allez
voir quelque chose de curieux. Prenez vos sabres et au besoin vos revolvers.
Il y aura probablement quelques horions et peut-être une véritable bataille ;
mais il nous est interdit de faiblir, sous peine de perdre le fruit de nos travaux.
Les sept blancs s'équipèrent à la hâte, et arrivèrent au débarcadère. Trois
grandes pirogues, encombrées de pagaras, de hamacs, de couis, de marmites,
de giraumons, de patates, d'ignames, de bananes étaient amarrés au rivage de
la crique. Les voyageurs arrivèrent bientôt un à un, portant leurs provisions,
causant et riant, sans même paraître s'apercevoir de la présence des blancs
que la veille encore ils accablaient de politesses exagérées.
Quand l'arrimage fut terminé, le directeur, avisant la première pirogue, in-
terpella froidement les pagayeurs au moment où ils allaient prendre place sur
les bancs :
— Vous oubliez, garçons, que nous avons une dernière formalité à remplir.
— Qué çà oulé, mouché? demanda le patron de l'embarcation.
— Visiter ces bagages, et m'assurer s'il n'y a pas parmi vous tous, que j e
considère comme de braves gens, bien qu'un peu mauvaises tètes, quelque
voleur d'or.
— Oh! mouché, protesta vivement le noir. Nous pas volo, non. Ou qu'à
gadé (regardé) tout çà bagages la, oui, ou pas trouvé plus pitit morceau di l'or.
— Nous allons voir. Ayez donc l'obligeance, pour me faciliter la besogne,
d'ouvrir ces pagaras, et d'étaler leur contenu sur la terre.
Les mineurs s'entre-regardèrent à la dérobée, puis obéirent sans rien dire,
avec une célérité qui semblait du meilleur augure.
Cette perquisition minutieusement opérée au milieu des nippes bariolées
n'amena aucun résultat, à la grande joie des Robinsons qui voulaient croire à
l'innocence de ces hommes.
Du Vallon, toujours impassible, procédait avec méthode, et faisait entasser
à part ce qui était inventorié, pour évitertoute confusion. La plupart des objets
susceptibles de recéler le fruit d'un vol avaient été rigoureusement examinés.
L'écorce des giraumons n'offrait aucune solution de continuité, ayant pu servir

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
603
à l'introduclion du métal dans l'intérieur des cucurbitacés. Une perdrix Grand-
Bois, rôtie à point et apportée au dernier moment, fut fendue d'un coup
de sabre, sans qu'on aperçut dans la cavité thoracique ou abdominale, la
moindre parcelle d'or. Le saindoux, qu'il est si facile de fondre et dans lequel
on peut incorporer, quand il est liquide, la poudre métallique, fut trouvé abso-
lument pur.
Les noirs jubilaient, et les Robinsons commençaient à trouver quelque peu
ridicule le rôle que jouait leur ami.
— Patience, leur dit-il, nous ne sommes pas au bout.
— Mais, il n'y a plus rien, dit Henri, et à moins que les hommes n'aient
avalé chacun un demi kilo d'or, ce qui, entre parenthèse, leur pèserait sur
l'estomac plus que sur la conscience, j e ne vois pas à quoi peuvent aboutir vos
recherches, ni sur quel point elles peuvent désormais porter.
— Vous oubliez les fusils.
— Gomment, les fusils ?
— Dame, supposez que les douze ou quinze fusils simples ou doubles, soient
remplis jusqu'aux deux tiers de poudre d'or, maintenue par une bourre. Chaque
canon peut facilement en contenir cinq à six cents grammes... Mais ils sont
trop rusés pour avoir employé ce vieux procédé, depuis longtemps éventé.
« Essayons pourtant. »
Les propriétaires de fusils, retirèrent sans se faire prier les baguettes, et
les passèrent dans les canons, de façon à montrer qu'ils étaient parfaitement
vides.
— Vous voyez, interrompit bruyamment Charles.
— Patience, répéta impertablement le créole, en prenant le fusil de l'homme
le plus rapproché, et en le soupesant attentivement.
« A un autre... »
Il prit un second fusil, puis un troisième, puis un dixième sans aucun
résultat.
— A ton tour, compère, dit-il à jeune noir d'une vingtaine d'années qui
s'était obstinément tenu à l'extrémité opposée du dégrad.
Le jeune homme tendit en hésitant son arme, et quelle a r m e ! Un vieux
couloir à lessive, brun de rouille, emmanché à la diable sur un fût grossier, rafis-
tolé d'un bout de ficelle, et qui semblait toujours près de se séparer en deux.
Un léger sourire passa sur le visage du directeur. Le noir devint gris de
cendre.
— Tenez, mon cher Charles, vous avez vu sans doute des fusils de prix, mais

604
L E S R O B I N S O N S D E LA GUYANE
j e doute que vous en ayez jamais manié un qui valût au bas mot six mille
francs !
— Six mille francs! mais j e n'en donnerais pas vingt-cinq sous, le prix du
fer.
— D'accord, mais les deux kilos d'or remplissant la crosse préalablement
évidée et creuse comme une boite, puis soigneusement refermée avec la plaque
de couche, augmentent singulièrement la valeur de cet ustensile.
— Vous me stupéfiez.
Du Vallon, sans mot dire, se mit incontinent à dévisser avec la pointe de son
sabre, les deux vis maintenant la plaque de fer à la base de la crosse. Puis,
avisant un coulie qui se rendait au chantier en portant une battée, il prit le
plat de bois, renversa le fusil de la crosse d u q u e l sortit un monceau de poudre
d'or bien tassée, encore amalgamée, dont la valeur s'élevait au bas mot à six
mille francs.
— Eh ! bien, messieurs, que pensez-vous de l'aventure demanda-t-il aux
Européens plus attristés qu'indignés.
« Oh ! ce n'est pas tout, croyez-le bien. Gela ne fait que commencer, et vous
allez tomber de surprise en surprise. Il n'y a rien de suspect dans les deux
premières pirogues. Mais ou j e me trompe fort, ou je vais découvrir la cachette
dans la troisième.
— Je n'y vois plus que quatre tortues, embarquées comme provisions. Les
pauvres bêtes placées sur le dos remuent désespérément les pattes, comme si
elles avaient conscience du sort qui les attend.
— Ces estimables chéloniens me paraissent e n effet bien malades, et vous
allez être surpris en apprenant qu'ils sont malades d'indigestion.
— D'indigestion?...
— Je vais sans désemparer mettre fin à leurs souffrances.
« Eh ! compé, dit-il en interpellant le patron dont les traits manifestèrent
soudain une vive inquiétude, baïe mo çà toti là.
— Non mouché. Mo pas pouvé. Nous gain ça tôti la pou mangé li, mo pas
volô, non !
— Nous verrons cela... Allons, dépêchons... Les tortues...
— Mouché, continua en patois le noir désespéré, ces tortues ne m'appar-
tiennent pas. Que voulez-vous en faire ? Vous allez priver les pauvres noirs de
vivres frais!
— Pas tant de raisons. Je les prends, et j e les remplace par vingt kilos de

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
6 0 5
bœuf, dit le directeur après être monté dans l'embarcation, d'où il lança sur
fa terre les quatre tortues qui tombèrent lourdement.
« Là, c'est parfait. Je vais pratiquer leur autopsie, ou plutôt, me livrer à une
intéressante vivisection. Ce n'est pas la première fois, que j ' a i l'occasion de faire
cette prospection à travers les viscères de tortues bourrées à éclater de poudre d'or.
« Ah ! nos gaillards sont rusés, et c'est plaisir de lutter avec eux. Tenez... je
vous le disais bien. Sachant que la tortue a la vie chevillée aux flancs, ils ont
introduit le produit de leur vol par l'orifice inférieur du tube intestinal de l'a-
nimal, puis ils ont proprement cousu cet orifice, comme vous pouvez le consta-
ter, de façon à éviter la sortie prématurée du métal en poudre. Les tortues
tranformées en tirelires auraient vécu de la sorte quatre ou cinq jours, peut-
être plus. Je vous laisse à penser, s'il eût été possible à l'œil le plus prévenu de
découvrir cette cachette diabolique, étant donné surtout que l'animal existe et
se meut
« Ces quatre tortues appartiennent à la grosse espèce, et chacune d'elle ren-
ferme deux kilogrammes d'or au minimum. Total huit kilogrammes enlevés à
l'association.
Les larrons furieux, vociféraient comme un clan de singes rouges, et nul
doute que sans la présence des six Européens, ils eussent fait un mauvais parti
au directeur. Celui-ci, sans se départir de son calme, entassait dans la battée
pleine jusqu'aux bords, l'énorme monceau d'or amalgamé, sans plus s'occuper
de leurs cris.
— Et maintenant, mes gaillards, allez-vous-en exercer au diable votre mal-
honnête industrie. Nous ne voulons pas de voleurs ici.
Le « philosophe » de la bande crut devoir protester.
— Non, mouché, nous pas volo ! nous p r e n d ! . . . (nous n'avons pas volé, nous
avons pris).
Ce singulier argument fit sourire les blancs, non moins étonnés de la subti-
lité de ces drôles que de leur aplomb.
— Cet or nous appartient aussi, continuait l'orateur. Le bon Dieu l'a mis dans
la terre pour le noir comme pour le blanc. Nous l'avons pris où le bon Dieu l'a
mis, nous ne sommes pas des voleurs.
— C'est vrai, reprit avec dignité le créole. L'or contenu dans la t e r r e , a p -
partient au noir comme au blanc. Nous sommes tellement pénétrés de cette
vérité, que tous nos travailleurs sont nos associés, ils participent à nos béné-
1 Rigoureusement historique.
L. B.

606
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
fices, et vous n'êtes que plus criminels, vous qui volez vos compagnons de
labeur.
« Allez !... »
Au moment où le directeur prononçait ces derniers mots, un retardaire nu
comme la main, descendait lentement de l'habitation, et s'apprêtait à prendre
place dans une pirogue. Sa main gauche tenait un coui plein de riz cuit,
pendant que la droite opérait du vase à la bouche un rapide mouvement de
translation. L'homme mangeait avidement à poignées.
— En voici un, dit en riant Eugène, qui ne semble guère se préoccuper
de la différence qui existe entre prendre et voler. La. simplicité de son cos-
tume éloigne d'ailleurs toute idée de recel.
— Qui sait ! fit du Vallon tout songeur. Je me défie toujours et quand même.
« Eh ! compé, dit-il au noir, qué çà bagage là, to qué mangé ?
— Çà, dou riz, répondit-il d'un air idiot.
— Ah ! dou riz reprit le créole en enlevant délicatement la calebasse q u ' i l
sembla cueillir.
« Sacrebleu ! il pèse diablement lourd, ton riz. »
Le noir stupide d'étonnement demeurait cloué au sol.
— Tenez, messieurs, voici le plus fort de la bande. Celui-ci a trouvé un p r o -
cédé jusqu'alors inédit. Son coui renferme également environ deux kilos d'or.
Le malin compère a eu l'ingénieuse idée de recouvrir la poudre avec ce riz qu'il
absorbe de si bon appétit. Deux minutes plus tard, il embarquait et le coup était
fait.
« Je crois qu'après celui-là, il faut tirer l'échelle.
« Eh ! bien, que dites-vous de l'aventure ? Le coup était-il bien monté? Et
ce fractionnement du produit du vol, et les cachettes bizarres qui recélaient ces
douze kilogrammes d'or ! Qu'en pensez-vous? Nos larrons ne se refusent rien.
Du métal an premier titre, qui à trois francs vingt-cinq centimes le gramme,
produit la jolie somme de trente-neuf mille francs 1
— Ma foi, mon cher ami, si leur habileté me confond, j ' a v o u e que votre saga-
cité me surpasse. Quel incomparable juge d'instruction vous feriez, si vous
n'étiez pas le meilleur chercheur d'or.
— Cette expérience m'a coûté cher, croyez-le bien. Sachez d'autre part, que
malgré tout, nous éprouvons encore des pertes assez sensibles. Nos hommes
sont incorrigibles. Ils volent quand même, et les Chinois charroyeurs leur
servent de recéleurs. Je ne puis rien faire pour prendre en défaut ces enragés
magots qui avalent la poudre d'or et le mercure dont elle est recouverte, comme

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
607
si c'était du couac. A moins de les traiter comme tout à l'heure les tortues, j e
n'ai pas encore trouvé un moyen pratique d'arrêter leur industrie.
« Bon gré mal gré, j e suis forcé de passer cela aux profits et pertes.
« Nous allons maintenant continuer notre visité. Votre présence contri-
buera à affermir les travailleurs honnêtes dans la voie du devoir, et à effrayer
suffisamment ceux dont les résolutions chancellent encore. »
Le directeur avait de tous points raison. Son acte de vigueur à l'égard des
hommes indisciplinés, sa pénétration à déjouer la ruse des filous, et la vue des
six Européens avaient produit la plus salutaire influence.
La journée fut assez bonne. Aussi, Robin inquiet relativement à l'indisposi-
tion dé sa femme, jugea-t-il à propos de faire partir séance tenante Nicolas
pour l'habitation, avec une escorte de six hommes absolument sûrs et armés
jusqu'aux dents. Le Parisien devait rassurer madame Robin sur l'état de son
mari ainsi que de ses fils, et rapporter aussitôt des nouvelles. Il suffisait de
dix heures pour accomplir ce double trajet.
Le canot de papier devait depuis longtemps flotter sur les eaux du Maroni,
et les Robinsons, rentrés à l'habitation, dissertaient encore sur les curieux inci-
dents qui venaient de s'écouler, quand les aboiements de Bob, le molosse noir,
retentirent violemment. Fidèle à ses habitudes de prudence qui n'excluaient
en aucune façon la bravoure, le bon animal ne quittait pas la salle à manger,
mais il expectorait tout d'une haleine, sa rauque série de hurlements, en
regardant du côté du dégrad.
Du Vallon se dressa à demi sur son hamac et regarda, cherchant à découvrir
la cause de l'émotion de son fidèle gardien.
— Tiens ! dit-il, une visite.
— Une visite? fit Henri. Qui peut bien avoir la fantaisie d'une promenade à
pareille heure et en pareil lieu?
— Si je ne m'abuse un Européen accompagné de deux Indiens.
— C'est bizarre.
— C'est le premier étranger qui soit venu jusqu'à présent au Champ d'Or.
Qu'il soit le bienvenu... jusqu'à plus ample information.
Robin, ses fils et le directeur, se levèrent pour recevoir l'inconnu qui suivait
gravement, et d'une allure compassée, la grande avenue plantée de jeunes bana-
niers. S'il est permis de juger le* gens sur la mine, l'extérieur du nouvel arrivant
ne semblait pas annoncer un millionnaire. On salacco grossier, en feuilles sèches
de latania, couvrait sa tête, une mauvaise veste de toile bleue, lacérée par les
épines, et un pantalon de même étoffe, composaient tout son accoutrement. Un

608
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
de ses yeux était couvert d'un bandeau, et ses pieds nus semblaient profondé
ment entamés par la marche à travers les bois.
Il ne s'en avançait pas moins, droit, rigide, le cou en avant, les épaules
effacées, sans perdre un pouce de sa taille, et flanqué de ses deux Peaux-
Rouges. Arrivé sous la vérandah, il toucha de l'extrémité du doigt le rebord de
son salacco, avec ce geste hautain familier aux officiers de l'armée anglaise
des Indes, et laissa tomber négligemment du bout des dents cette formule de
politesse:
— Je hévé l'honneur de saluer vô !...
— Gomment ! C'est vous, master Brown, dit Robin stupéfait.
— Peter-Paulus Brown, de Sheffield. Yes, sir.
— Eh ! bien, master Brown, j e suis heureux de vous recevoir. Soyez le
bienvenu.
— Mon Seigneurie remerciait vô.
Puis, comme l'insulaire semblait de son œil unique, chercher des visages
absents, l'ingénieur, attristé soudain à la pensée de la mauvaise nouvelle qu'il
allait lui apprendre, reprit avec un accent de commisération :
— Vos enfants, sont en bonne santé à l'habitation, située vers le haut du
fleuve, mais hélas, Une terrible catastrophe a frappé leur pauvre m è r e . . . .
— Disez !.. Je écouté vô.
— Mistress Brown a succombé malgré nos efforts, et en dépit des soins les
plus dévoués.
— Aôh !... reprit-il sans la moindre trace d'émotion. Le Providence avait
rappelé à lui ce créature very beautiful.... Et moâ, j e étais le gentleman le
plus infotouné de l'Angleterre.
— Si la douleur que doit vous causer cette perte irréparable...
— Yes... sir ; yes !.. Un grand douleur, je pové plus continouïé le névigé-
cheune de moâ.
Un cri d'indignation, faillit échapper aux Robinsons, à cette manifestation
de monstrueux égoïsme. Le respect professé par eux pour les lois de l'hospi-
talité arrêta seul leur protestation.
L'Anglais continua imperturbablement :
— Cette paysse était détestébeule. Je hévé perdu le carnet de chèques de
moà. Je étais sans crédit près du banque de la Guyane. Je hévé plus de provi-
sionnement, je été sans souliers, les petites maringouines avaient piqué l'œil
de moâ.

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
609
« Panaoline va mourir! » ( P a g e 615.)
Je été oune moribonde, quand les Peaux-Rouges ont trouvé moa et amené
mon Seigneurie près de vô.
— Qu'à cela ne tienne, master Brown. Vos blessures seront pansées, vous
aurez des habits et tous les aliments nécessaires. Quant à la question d'argent
et de crédit, ma caisse est à votre disposition. Je vous offre telle somme que
vous jugerez suffisante à votre retour en Europe.
77

6 1 0
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
« En attendant, reposez-vous. Buvez, mangez et soyez sans inquiétude.
— Yes , sir.
— Dans deux ou trois jours, nous vous conduirons près de vos enfants.
— Yes ! Y e s ! . . »
Pendant que les deux Indiens, tenus en respect par les crocs de Bob, s'en
allaient à la cuisine, conduits par un coulie, master Brown s'installait sans
façon à table, dévorait comme un boa famélique et absorbait du liquide comme
si son gosier eût été une dalle de sluice.
L'insulaire, bien restauré pa r ce repas gargantuesque, se vêtit sans mot
dire des habits neufs qu'on lui apporta, se chaussa d'une paire de bottes, et
s'allongea dans un hamac en homme qui veut digérer en paix ce qu'il a si bien
mangé.
La nuit vint bientôt, nuit de veille pour les Européens, qui ne dormirent que
d'un œil et qui épièrent à tour de rôle les moindres bruitss'élevant du Champ
d'Or. D'heure en heure, l'un d'eux accompagné d'une escorte d'hommes en
armes et précédés de Mataaô, faisait une ronde sur les terrains découverts,
puis revenait à l a case reprendre la faction.
Peine inutile, les hruits mystérieux entendus vingt-quatre heures avant n e
se renouvelèrent pas. Le placer conserva sa physionomie habituelle. Maman-
di-l'Eau resta dans sa demeure liquide, et ses adorateurs firent relâche. L'An-
glais que ces allées et venues n'avaient aucunement troublé, dormit en homme
désireux de rattraper le temps perdu, j u s q u ' à neuf heures du matin. Encore
fallut-il le secouer vigoureusement, afin de lui faire quitter le hamac pour la
table.
Bien que ce personnage leur fût profondément antipathique, les Robinsons
lui firent à son réveil l'accueil d'hommes hospitaliers. Le bourru orgueilleux, le
maniaque égoiste fut l'objet de toutes sortes de prévenances de la part des
Européens, qui voyaient seulement en lui le père des deux jeunes filles,
quelqu'indigne qu'il fût de cette paternité.
Le déjeuner touchait à sa fin, quand des cris joyeux retentirent dans la di-
rection du dégrad. Un signal bien connu fit bondir les jeunes gens et leur père
qui sortirent précipitamment de table. Le sifflet du canot à vapeur déchirait
l'air, pendant que de nombreux passagers noirs et blancs prenaient pied sur
le rivage de la crique. Les Robinsons reconnurent leur mère qui s'avançait
lentement au bras de Nicolas. Près d'elle se tenaient les jeunes misses, accom-
pagnées d'Agéda, pendant que Lômi, Bacheliko, et leur père, le vieil Angosso,
s'élançaient pleins de joie vers l'habitation.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
611
— Master Brown, dit à l'Anglais l'ingénieur, vous avez du bonheur aujour-
d'hui. J'avais envoyé prendre hier à l'habitation des nouvelles de vos enfants
et de leur mère adoptive, les voici qui nous les apportent elles-mêmes.
Peter-Paulus, à ces mots, laissa, malgré son flegme, apercevoir une rapide
et incompréhensible émotion. Il ne trouva pas un mot à répondre, et demeuae
comme pétrifié.
Madame Robin, miss Lucy et miss Mary rentraient en même temps sous la
vérandah.
— Chères enfants, leur dit l'ancien proscrit, une bonne nouvelle peut être
annoncée sans ménagement... Votre père est retrouvé... Tenez ! le voici...
Il montrait, à l'autre extrémité de la table, Peter-Paulus atterré, qui loin de
se précipiter dans les bras de ses enfants, semblait au contraire vouloir
s'enfuir.
Cet original ne faisait rien comme un autre. Il fit un brusque mouvement,
et son bandeau tomba, laissant à découvert un œil parfaitement sain.
Les deux jeunes filles poussèrent un cri de terreur !...
— Ce n'est pas l u i ! . . . firent-elles épouvantées... C'est le faux p r ê t r e ! . . .
— Le faux capitaine, mon voleur, hurla Gondet, qui descendait également
du canot.
L'inconnu, sans perdre la tête, s'arcbouta sur le sol, et saisissant l'énorme
table de moutouchi, la renversa comme une barricade entre lui et les Robinsons.
Puis, s'emparant d'un sabre laissé p a r mégarde sur un meuble, il s'élança au
dehors, traversa en trois bonds l'espace découvert, et s'enfonça dans la forêt
avant que les spectateurs de cette scène inouïe, aient eu le temps de faire le
tour du bâtiment.
Blancs et noirs allaient s'élancer à sa poursuite. Robin les arrêta d'un mot.
— Que personne ne sorte. Cet homme n'est pas seul. Il vous conduirait à
un péril mortel.
On s'apercevait en même temps de la disparition des deux Indiens.

C H A P I T R E X V I I
Préparatifs d'une chasse au bandit. — Les quatre bûchers de la crique Saint-Jean. — Brûlés
vifs ! — Sacrifices humains. — Le « Wourara », le poison sacré des Indiens. — La langue
qui a menti sera arrachée. — Maman-di-l'Eau est morte. — Confession de l'agonisant.
— Mystères expliqués.— Ce que c'était que Maman-di-l'Eau.—La navigation de Peter-Paulus
Brown de Sheffield interrompue pour toujours.—Bravades de gredin.— La première larme
d'un damné.

Les Robinsons venaient d'échapper à un danger terrible dont il était urgent
de prévenir le retour. La présence de cet être mystérieux, tour à tour mission-
naire, officier ou voyageur, constituait pour eux un péril dont les multiples
manifestations pourraient revêtir les formes les plus inattendues. L'homme qui
se transformait ainsi à volonté, qui poursuivait avec tant d'audace et d'habileté
l'exécution de son projet ténébreux, ne pouvait être un criminel ordinaire. Il
était évident qu'il convoitait le placer et qu'il ne reculerait devant aucune extré-
mité pour atteindre son but. Sa dernière tentative pour pénétrer au cœur
de la place, en jouant avec une perfection inouïe le rôle de l'Anglais monomane,
montrait assez qu'il était rompu à toutes les ruses, et que de nouveaux strata-
gèmes remplaceraient bientôt les anciens.
Les Européens frémissaient encore à la pensée qu'ils eussent pu être quelques
heures plus tard à l'entière disposition du bandit, et qu'un narcotique les eût
livrés sans défense à toute la horde des gredins, ses complices, qui attendaient
sans doute un signal pour les égorger sans défense. Il fallait en finir au plus tôt.
Les Robinsons, après un véritable conseil de guerre, résolurent de rassembler
les hommes sur la fidélité desquels ils pouvaient compter, de se mettre à leur
tête après les avoir fractionnés en plusieurs troupes, et de traquer sans trêve ni

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
613
merci les inconnus cachés au milieu des bois. Les armes et les provisions furent
distribuées séance tenante et les travaux suspendus. Puis les mineurs se tinrent
prêts à partir au premier signal. L'expédition devait se mettre en marche le
lendemain matin. Mais une série d'incidents étranges et terribles vint bientôt
modifier ces projets si sagement conçus, et en rendre peu après l'exécution
inutile.
La nuit était venue. Il pouvait être onze heures du soir, quand tout à coup
une lueur immense surgit dans la direction des chantiers, éclairant de rouges
flamboiements, les grands arbres debout au bord des zônes aurifères. Les deux
chiens de garde, Bob et Mataaô, hurlèrent lugubrement. Les Robinsons, debout
en un clin d'œil, s'armèrent aussitôt, et demeurèrent sous la vérandah, préparés
à toutes les surprises. Du Vallon se rendit aux cases, rassembla les hommes,
posa des sentinelles, établit trois postes, l'un au dégrad, l'autre au magasin,
le troisième à l'habitation, et prévint les ouvriers qu'ils eussent à se mettre
en route.
Le feu, l'incendie plutôt, alimenté sans doute avec des matières résineuses,
devint de plus en plus intense, et toutes les formes devinrent distinctes comme
en plein j o u r . Trois coups sonores retentirent et se répercutèrent avec fracas
à travers l'immense vallée. P u i s , un cri terrible, qui fit taire les singes
hurleurs et imposa silence aux tigres eux-mêmes, vibra dans la nuit. Trois
nouveaux coups, suivis d'une nouvelle clameur, tonnèrent quelques minutes
après, puis, d'épouvantables hurlements, qui n'avaient rien d'hnmain déchi-
rèrent l'air embrasé. Cette farouche symphonie, qu'on eût dit orchestrée
par un démon, et exécutée par des damnés à la torture, dura près d'une demi-
heure. Il fallait toute l'intrépidité des Robinsons, pour n'être ni effrayés ni
même troublés p a r ce tapage que nulle oreille h u m a i n e n'avait perçu en pareil
lieu.
L'ingénieur rompit le premier le silence gardé par les auditeurs de cette
cacophonie sauvag6.
— Une occasion, unique peut-être, nous rapproche en ce moment de nos
ennemis. Nous sommes nombreux, bien armés et ignorant la défaillance. Voici
ce que j e propose : Cinquante hommes, commandés par Nicolas et Charles,
vont garder l'habitation. partirai en reconnaissance avec M. du Vallon
Henri, Edmond, Eugène, L ô m i , Bacheliko, et cinquante autres hommes,
parmi lesquels tous nos Martiniquais qui sont d'une bravoure à toute épreuve.
« Nous nous avancerons sans bruit, guidés par Mataaô. Bob, restera ici
Nous reconnaîtrons la cause de cet inqualifiable désordre, et nous interviendrons

614 L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
s'il y a lieu. Cette expédition ne présente d'ailleurs aucun danger, étant donné
notre nombre et la perfection de nos armes.
Les Européens possédaient, en effet, chacun une de ces admirables carabines
Wetterli-Guinard, portant chacune sept cartouches métalliques, à balle cylin-
dro-ogivale, contenues dans la monture de bois, et qu'un mouvement de la
culasse mobile, charge automatiquement. La portée, la justesse et la p é n é -
tration de ces armes incomparables, que tout homme voué à la vie d'aventures
doit indispensablement posséder, sont inouïes. L'entretien est nul, et la soli-
dité à toute épreuve. Charles, lors de son voyage à Paris, avait visité l'habile
arquebusier de l'avenue de l'Opéra qui arme tous les explorateurs, et lui avait
acheté une dizaine de carabines. Ainsi équipés, les Robinsons pouvaient défier
la horde des démons de la Forêt-Vierge.
La troupe commandée par Robin se mit en route silencieusement, en suivant
des voies familières, éclairées d'ailleurs à giorno par les reflets de l'incendie.
Après une demi-heure de marche, elle arriva dans un bas-fond formé par le
bassin de la crique Saint-Jean. Les hommes se masquèrent derrière les arbres
formant autour de la clairière comme le m u r circulaire d'un cirque immense,
et contemplèrent un spectacle inoubliable, ou l'étrange se confondait avec
l'imprévu.
Quatre foyers symétriquement rangés en carre sur une légère éminence et
composés chacun d'un énorme monceau de branches entassées, flambaient en
pétillant. Au centre, se tenait insensible aux morsures des flammes, un vieillard
d'une taille gigantesque, un indien. Il était complètement nu. Ses longs cheveux
blancs de neige tombaient sur ses épaules, et faisaient ressortir étrangement
l'énergie farouche de ses traits contractés par une colère terrible. Son corps
d'athlète octogénaire, aux muscles saillants, scintillait aux lueurs fauves,
comme s'il eût été plaqué d'or. Cinq indiens, nus comme lui, semblables aussi
à des statues d'or arrachées de leur socle, gisaient immobiles comme des cada-
vres, étendus autour d'une masse brune que l'on eût prise pour le corps d'un
lamentin énorme.
Un sixième, debout, devant le vieillard, se tenait, la tête basse, dans l'atti
tude du plus profond respect.
Enfin, deux Européens, attachés étroitement chacun à un arbre, au tronc
duquel étaient accrochées avec la fleur de Victoria, la tête d aïmara, se tordaient
en hurlant, les jambes consumées lentement par des charbons ardents qui mor-
daient leur chair et calcinaient leurs os. Le vieillard attisa les brasiers, et revint
près de l'homme toujours immobile.

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
615
— A toi, mon fils, dit-il d'une voix creuse, à toi, le plus jeune des Arami-
chaux ! Meurs aussi. Les blancs l'emportent. La forêt ne nous appartient plus.
Le secret de l'or est violé. Notre race doit disparaître. Gadou nous a abandonnés.
« Meurs !... de la main de ton père Panaoline, le dernier des Aramichaux ! »
L'Indien releva la tête. Le vieillard toucha du bout du doigt un de ses yeux,
et le jeune homme foudroyé, s'abattit lourdement sur la terre au milieu des
cadavres déjà raidis de ses frères.
— Et maintenant, dit-il à l'un des Européens qui brûlaient tout vifs, à nous
deux.
« Blanc, tu m'as trompé. Je t'avais ramassé mourant de faim, lorsque tu
fuyais les hommes de B o n a p a r t e 1 . Ta chair saignait, la fièvre secouait tes
membres. Tu voulais te venger des hommes à face pâle, qui avaient été tes
bourreaux. La même haine nous avait réunis, je devins ton ami. Je fus toujours
pour toi un allié fidèle. J'ai appelé à ton aide Maman-di-L'Eau, après t'avoir
initié à tous nos mystères. Tu m'avais j u r é que tu possédais le piaye qui tue les
hommes blancs, comme je possède le piaye qui tue les hommes rouges. Tu m'as
menti, puisque les blancs de la vallée de l'or éventrent la terre avec la machine
de feu, et arrachent l'or des hommes rouges, les premiers possesseurs de la
forêt.
« Blanc ! tu m'as trahi. Je suis vaincu. Mais le wourara (curare) nous sauve
de la honte. Le wourara a tué les derniers Aramichaux. Maman-di-L'Eau est
morte. Panaoline va mourir. Mais avant qu'il ait porté à son œil la pointe de
son ongle enduite avec le piaye sacré qui va le tuer, Panaoline va arracher la
langue qui a menti. »
Les Robinsons stupéfaits n'eurent pas le temps de faire un mouvement, et
déjà le terrible vieillard avait saisi un sabre, ouvert d'un seul coup la bouche
du malheureux, et arraché d'un brusque mouvement un lambeau sanglant qu'il
jeta dans le feu avec un geste de dégoût.
Les Européens se précipitaient dans la clairière, au moment où Panaoline
s'avançait vers l'autre victime. Il s'arrêta à leur aspect, et leur cria avec un
suprême accent de haine et de menace :
— Et vous aussi, j e vous hais ! blancs maudits, qui avez abattu la forêt et
ravi le secret de l'or. Je vous hais et je meurs !...
Il porta rapidement la main à sa figure, et roula sur le monceau de cadavres.
Robin et Henri avaient déjà reconnu à la lueur des bûchers les traits du
1 La pointe Bonaparte, aujourd'hui la colonie pénitenciaire de Saint-Laurent.

616
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
dernier survivant de ce drame. Ce misérable, dont les jambes ne formaient
plus que deux tronçons noircis, était bien l'inconnu qui s'était introduit à l'ha-
bitation sous les traits de l'Anglais.
Oubliant tout ressentiment, et voyant seulement dans cet homme qui, la
veille encore voulait attenter à leur vie, un malheureux en proie à d'horribles
tortures, ils tranchèrent ses liens, improvisèrent une civière et le firent trans-
porter à l'habitation. Le magasin renfermait une ample provision de coton
nouvellement récolté, dans lequel furent hermétiquement enveloppés ses
membres mutilés. Le misérable sentit ses douleurs s'apaiser un peu, et ses
plaintes déchirantes cessèrent bientôt.
C'était un homme dans la force de l'âge, aux yeux vifs, dont les tempes gri-
sonnaient légèrement. Sa face contractée encore p a r la souffrance, eût semblé
dans son insignifiante régularité, banale à un observateur superficiel. Mais on
s'apercevait bientôt, en l'examinant attentivement que cette tête impassible
était un masque susceptible de prendre toutes les empreintes, de revêtir de mul-
tiples individualités, une véritable tête de comédien. Il ne ressemblait en rien
aux trois personnages si distincts qu'il avait reproduits avec un incomparable
talent de mime. Et maintenant qu'il était lui-même, il semblait que sa
physionomie, fût instinctivement à la recherche d'une impression étrangère
à refléter.
De temps en temps, un rictus sardonique contractait sa bouche, et plissait
ses yeux, quand son regard aigu tombait sur les Robinsons qui le regardaient
curieusement. Il parut faire un effort sur lui-même, et dit d'une voix sourde :
— Donnez-moi, j e vous prie, du tafia.
Chose étrange, cette voix voilée, semblait le complément indispensable de
sa figure sans expression. Cet organe, terne comme les traits, devait pouvoir
se modifier aussi à volonté.
— Du tafia ! répliqua vivement Robin, vous n'y pensez pas.
— Je ne suis pas un enfant, n'est-ce pas, et je n'ai pas la moindre illusion
sur ce qu'il adviendra de moi. Je suis perdu sans retour.
— Mais, voulut objecter l'ingénieur, tout espoir de guérison n'est pas impos-
sible.
— Allons donc. Et quand bien même j e guérirais, ce serait pour être livré
aux autorités du pays. Elles ne plaisantent pas, les autorités guyanaises.
— Nous ne sommes pas des dénonciateurs, reprit avec dignité le proscrit, et,
encore moins des bourreaux.

L E S R O B I N S O N S D E LA G U Y A N E
617
Je suis, voyez-vous, un révolté de la nouvelle école. (Page 621.)
— Soit. Mais la vie que vous laisseriez a mon corps mutilé, serait pour
moi une torture de tous les instants, et j e n'ai pas même un revolver pour me
casser la tête. Heureusement que j e n'en ai pas pour longtemps.
« Je vois d'ailleurs que vous ne seriez pas fâchés de savoir qui je suis, et par
quel concours de circonstances je me trouve ici. Ecoutez-moi donc, car cette
histoire qui est un peu la vôtre vous intéressera. »
Robin fit signe à un coulie, qui apporta une bouteille de vieux r h u m . L'in-
7 8

618
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
connu en but avidement une large rasade. L'alcool lui procura une surexci-
tation passagère qui sembla momentanément apaiser tout à fait ses douleurs.
— J'étais encore il y a trois ans, dit-il de sa voix sourde, transporté libéré au
pénitencier de Saint-Laurent. Le motif de ma condamnation importe peu. Ma
peine achevée, j e fis mon «doublage» de cinq ans comme résident libre, puis
j e revins en Europe où j e vécus comme vivent la plupart des anciens forçats..
en guerre avec la société. Je faisais tout naturellement partie d'une association
de voleurs et j'attendais, en vivottant sur le commun, une brillante occasion de
faire fortune. Cette occasion me fut apportée à Paris par un de vos fils et son
compagnon de voyage, que j e reconnais bien en ce moment.
« Je flânais, un beau soir au café Véron, où se réunissent volontiers les
membres de la colonie Guyanaise. J'écoutais les conversations en homme tou-
jours en quête de documents. Les mots d'or, de placers, de filons, me firent
dresser l'oreille. L'on brassait des millions, les affaires les plus fastueuses
étaient discutées, puis conclues avec une largeur impliquant une opulence
fantastique.
— C'est bien, me dis-je à part moi. J'aurai ma part de ce magnifique
gâteau.
« Je suivis ceux dont dont la situation me paraissait offrir le plus de garan-
ties. J'appris leur demeure, leurs noms, ce qui m'intéressait de leur vie, tout
enfin. Je me constituai dès lors, sans qu'ils s'en doutassent, leur ombre. Je
vécus de leur existence pendant leur séjour à Paris et je réussis même à faire
admettre un de mes complices dans leur société. Ceci, notez-le bien est l'en-
fance de notre art, à nous autres damnés. J'en savais assez. Muni d'une somme
suffisante, fournie par notre banquier, j e partis sans hésiter pour venir étudier
mon affaire sur les lieux, et j'arrivai ici deux mois avant vos deux voyageurs.
« Le hasard me traita d'abord en enfant gâté, bien que j ' a i e appris ou peut-
être parce que j ' a i appris à savoir me passer de son intervention. Je rôdais,
sous l'apparence d'un mineur en prospection, près du saut Hermina, quand je
fis la rencontre d'un ancien compagnon de transportation, un pauvre diable
nommé Bonnet dont vous venez de voir la fin terrible. Bonnet, après s'être
évadé il y a dix ans, avait été repris et condamné à perpétuité. Il s'était évadé
de nouveau et vivait depuis près de trois ans avec les Indiens, complètement
indianisé lui-même. Nous nous fîmes de mutuelle confidences, avec cette fran-
chise habituelle aux forçats entre eux. Bonnet qui avait assez de la vie sau-
vage, m'avoua que le motif de sa retraite, chez les Aramichaux, était la dé-

L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
619
couverte d'un fantastique trésor qu'il avait entrevu jadis et dont ceux-ci étaient
les dépositaires.
« J'avais mieux à lui proposer. J e lui parlai sans réticences de l'affaire qui
vous concernait et nous nous comprîmes aussitôt. L'embauchage des Indiens
fut chose facile. Ces derniers descendants d'une race aujourd'hui éteinte, nour-
rissaient contre les blancs une haine farouche. Nous manifestâmes les mêmes
sentiments et j u r â m e s solennellement de collaborer à l'extinction de la race
blanche. Vous comprenez à demi-mot, n'est-ce pas, il s'agissait de vous faire
tous disparaître avec l'appui des Indiens, de nous emparer de vos titres de pro-
priété, de prendre votre exploitation, de nous substituer à vous, enfin, et
devenir d'honnêtes chercheurs d'or, après nous être débarrassés de nos auxi-
liaires, bien entendu.
Le cynisme de cet homme, qui parlait avec un tel sang-froid, d'une «affaire»
dans l'exécution de laquelle l'assassinat intervenait à chaque moment comme
moyen d'action, souleva un murmure d'horreur.
Il avala une seconde rasade et continua froidement, sans paraître s'aperce-
voir de l'impression produite. »
— Les Peaux-Rouges étaient véritablement d'habiles auxiliaires, sans pré-
jugés et possédant des procédés aussi surprenants qu'infaillibles. Ils exécutaient
sans broncher les ordres de leur chef, absolument comme les sectaires du
Vieux de la Montagne. La superstition et le fanatisme avaient une large part,
dans leur existence, je devrais même dire, qu'ils en étaient avec la haine des
blancs, l'unique fonction
« Cette superstition était d'autant mieux exploitée par eux vis-à-vis de vos
ouvriers, que ces derniers la partageaient. Vous connaissez la légende de Maman-
di-l'Eau, n'est-ce-pas. Eh! bien, Panaoline, qui avait jadis capturé un jeune la-
mentin, avait réussi à l'apprivoiser, au point de le rendre familier comme un
chien. Le lamentin 1 obéissait à un coup de sifflet, à un mot, à un signe. Il
1 Le Lamentin d'Amérique (Manatus Americanus) est le grand Lamentin des Antilles de
Buffon. Ce cétacé herbivore, dont le poids atteint 400 kilos, est la sirène, ou la truie d'eau
de certains voyageurs. Sa peau est grise, légèrement chagrinée, quelques poils isolés se
montrent en divers points, notamment à la commissure des lèvres et à la face palmaire des
nageoires. Ces nageoires, où l'on découvre sous la peau qui les enveloppe, cinq doigts com-
posés chacun de cinq phalanges, sont terminés par des ongles plats et arrondis, ont une res-
semblance grossière avec ceux de l'homme. Le corps, de forme oblongue, que l'on a com-
paré à une outre, se termine par une queue large, plate, tronquée, en forme d'éventail. La
tête, est terminée par un museau charnu, percé à la partie supérieure de deux narines.
L'intelligence du Lamentin, son instinct social et doux, forment avec ses formes grossières,
un contraste frappant.
On lui avait donné le nom de Poisson-femme à cause de ses mamelles qui prennent un déve-
joppemcnt considérable pendant la gestation.

620
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
suivait son maître partout, lui épargnait la manœuvre de la pagaye en tr??—
nant sa pirogue, et l'accompagnait même à terre, quand les besoins de la mise
en scène l'exigeaient. Panaoline croyait de bonne foi être le maître de Maman-
di-l'Eau, et il ne manquait jamais à chaque expédition, de lui offrir en guise
d'ex-voto, une fleur de Victoria-Regia, et une tête d'aïmara.
« Nous essayâmes tout d'abord de moyens que je qualifierai de platoniques
pour nous emparer du placer. Spéculant sur la crédulité superstitieuse des
noirs, nous tentâmes de leur faire abandonner l'exploitation en les intimidant.
Les charivaris nocturnes, les reptiles déposés dans les trous de prospection, la
mutilation des instruments de travail, les coups sur les arcabas, les hurlements
de Maman-di-l'Eau et de ses adorateurs, tels étaient les procédés enfantins
employés en principe. Entre temps, Bonnet, agile comme un macaque se his-
sait à l'aide d'une liane, au haut du panacoco de la clairière et bien dissimulé
au milieu des végétaux supplémentaires, frappait à tour de bras le tronc mort
de l'arbre géant.
« Mais un soir, le directeur qu'il n'était pas facile d'intimider, monta la
garde et faillit éborgner Maman-di-l'Eau. Nous résolûmes alors de frapper un
grand coup. Le temps pressait d'autant plus, que les voyageurs arrivaient
d'Europe avec d'admirables instruments d'exploitation. Nous pratiquâmes un
fourneau de mîne sous une barre rocheuse, formant la ligne de partage des
eaux entre le Champ d'Or et le bassin de la crique voisine. L'explosion déter-
mina cette inondation dont les suites n'eurent aucun résultat pour nous. Déci-
dément les affaires allaient mal, et les moyens violents devaient être pour
l'instant supprimés.
« J'avais d'autres ressources, vous avez pu vous en convaincre. Je songeai
à utiliser alors mes talents de comédien pour m'emparer facilement et sans
danger de vos richesses. J'avais eu la précaution d'emporter un assortiment
assez complet de costumes que j e revêtis suivant l'occurrence, et nul doute que
j'eusse réussi, sans la déveine constante qui me poursuivit. Avouez, entre nous,
que mes transformations en officier formaliste sur la provenance des marchan-
dises, et en missionnaire consolateur, n'étaient pas sans mérite. Mais, cet im-
bécile d'Anglais vint tout gâter. Je dois également rendre justice à votre vigi-
lance, et à votre prodigieuse habileté de batteurs d'estrade. Puis, la chance
vous a favorisés, c'est indéniable. Tant mieux pour vous. J'avais donc « tra-
vaillé » en pure perte, et nos stratagènes étaient éventés. Mais la mort de l'An-
glais...

L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
621
— Comment, interrompit brusquement R o b i n , vous avez tué ce mal-
heureux !
— Non, c'eût été un meurtre inutile. Il est mort d'insolation. La mort de l'An-
glais, d i s - j e , me suggéra une nouvelle combinaison. J'avais eu le temps
d'étudier cet original. Vous le connaissiez à peine, et vous l'aviez vu seulement
affublé du costume de fantaisie qui était mon œuvre. Sachant que ses deux
jeunes filles n'étaient pas au placer, j e résolus de remplir le rôle de ce person-
nage, de m'introduire près de vous, et... m a foi de jouer mon va-tout.
« La fatalité, en décida autrement. Votre bonne étoile vous a sauvés. C'était
la ruine de nos espérances. Panaoline qui depuis quelque temps se défiait de
nous, vit ses soupçons corroborés p a r cette série de revers. Le vieux coquin
se voyant vaincu sans retour, résolut d'en finir, et de nous anéantir tous, avec
lui. Ses hommes nous saisirent, nous amarrèrent chacun à un arbre... Vous
savez le reste. »
Le misérable en proie à une fièvre ardente, râlait. Il demanda encore à
l'alcool une passagère surexcitation et continua :
— Messieurs, j ' a i fini... mes forces diminuent rapidement, il me semble
qu'une flamme ardente calcine mes entrailles. Dans quelques minutes je serai
mort... j ' a i m e mieux cela. J'ai tenu à vous édifier sur mon compte, afin de
vous montrer que je ne suis pas le premier venu... Simple amour-propre
d'auteur.
« Je suis, voyez-vous, un révolté de la nouvelle école. J'ai été vaincu mais
je ne me repens p a s . . . comme dans les romans, où l'on voit le bandit désar-
m é . . . faire une fin édifiante, et devenir le bon larron.
« C'est égal... Vous êtes de rudes hommes... Vous qui avez vaincu, aussi
Panaoline, ce vieux démon guyanais, qui personnifiait si bien cette terre jadis
maudite, transformée par vous à force d'énergie...
« La vertu a donc accompli ce que le vice a vainement tenté ! J'étais pourtant
un homme d'intelligence et de ressource !... L'honneur vaudrait donc mieux
que le crime?
— En douteriez-vous encore dans ce moment suprême, s'écria Robin d'une
voix émue, en douteriez-vous, en entendant le pardon que formule ma bouche
en mon nom, et au nom de ceux qui faillirent être vos victimes.
Le moribond, darda sur l'ingénieur son regard aigu qui s'adoucit peu à peu.

622
L E S R O B I N S O N S DE LA GUYANE
Une larme perla au coin de ses yeux... Sa poitrine se souleva avec effort et il
murmura d'une voix qui avait perdu son accent sarcastique :
— Vous avez raison... monsieur... Je suis abject comme le crime... Vous êtes
grand... comme la vertu...
« Merci à vous... qui avez fait... verser au damné... la première larme de
repentir !»

É P I L O G U E
Les Robinsons de la Guyane ont tenu parole. Après avoir dit adieu à la
métropole sans intention de retour, ils ont, à l'exemple des Anglais, improvisé
la patrie sur le sol colonial. Vivant exclusivement pour leur pays d'adoption,
consacrant à son amélioration toutes les forces de leur intelligence, ils ont,
grâce à un labeur constant, fait naître une merveilleuse prospérité sur leur coin
terre équinoxiale.
Leur devise était depuis plus de vingt ans : « Travail et Patrie » ; il n'est pas
étonnant que leur situation présente puisse se résumer en un seul mot :
« Bonheur. »
Une vieillesse heureuse, exempte d'infirmités, est le partage de Robin et de
son héroïque compagne. Encore une preuve que la Guyane est moins inhos-
pitalière que le prétendent ses détracteurs.
Henri, leur fils aîné, qui a quitté l'Europe à l'âge de dix ans, n'é-
prouve nulle envie d'y faire un voyage d'agrément. Son frère Charles estime
que son séjour d'une année en France a largement satisfait sa curiosité. Les
deux Robinsons ont en outre chacun un motif plus que suffisant de demeurer
sur les rives du Maroni. Henri vient d'épouser, à la mairie de Saint-Laurent,
miss Lucy, le jour même où l'union de Charles et de miss Mary était consacrée.
Les deux jeunes femmes, devenues de cœur et d'adoption, françaises de l'Equa
teur, ne veulent plus quitter leur seconde mère. Puis, où trouver pour une
idylle matrimoniale, un séjour comme ce pays du soleil, avec ses fleurs éblouis-
santes, son éternelle verdure, son incomparable majesté !
Eugène et Edmond ont prétendu que le complément indispensable de leur
éducation coloniale, était, comme pour Charles, un voyage en Europe. Ils
viennent de partir sur le Salvador de la compagnie transatlantique, avec

624
L E S R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E
leur ami du Vallon, que le désir de se dépayser pour dix mois a également
saisi. Les nouveaux besoins de l'exploitation nécessitent d'ailleur ce voyage.
La joie a totalement tourné la tête à Nicolas. Le brave Robinson vient aussi
de prendre femme. Il a épousé la sœur du mécanicien en chef, une char-
mante Martiniquaise dont l'intelligence et la bonté égalent la grâce créole, ce
qui n'est pas peu dire.
Le libéré Gondet, toujours bon, toujours honnête, s'efface, travaille et expie
par une vie d'abnégation, un fatal moment d'entraînement.
Le seul indice de vieillesse que présente Angosso, c'est son épaisse chevelure,
devenue complètement blanche.
— Mo fika Casimir (Je suis devenu Casimir), dit le bon noir qui ne passe pas
un j o u r sans parler de son vieil ami.
Sa femme Agéda, toujours alerte malgré un respectable embompoint, élève
« à l'européenne » tout un clan de négrillons, les Robinsons de l'avenir, de la
paternité desquels Lômi et Bacheliko sont fiers avec raison.
Tous les membres de cette grande famille habitent tantôt le Champ d'Or,
tantôt l'exploitation agricole. Le trajet s'opère facilement et avec une grande
rapidité, grâce au canot de papier qui accomplit régulièrement un voyage tous
les deux jours. Ajoutons, pour finir, que l'état sanitaire des ouvriers mineurs est
excellent, grâce à l'alimentation fournie p a r la Hatterie, dont les troupeaux
s'accroissent chaque jour, grâce aussi à une excellente mesuré prise par Robin
depuis le premier moment. Aussitôt qu'un mineur manifeste un symptôme
quelque léger qu'il soit, de fièvre ou d'anémie, il est séance tenante transporté
à l'habitation du saut Peter-Soungou. Ce changement d'air et de travail suffit
pour amener une guérison rapide.
La conquête de la civilisation est donc complète.
Aussi, quand chaque matin, le pavillon tricolore flamboie au sommet de son
mât, au moment où la trompe appelle les ouvriers au travail, l'ancien proscrit
sent-il son cœur étreint par une émotion sans cesse renaissante. C'est donc avec
un légitime orgueil, qu'il peut dire en voyant ce bouillonnant creuset où s'éla-
bore la prospérité de la France Equinoxiale : « Voici mon œuvre », et ajouter,
en contemplant le lambeau d'étamine : « C'est pour la Patrie ! »
FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.

T A B L E D E S M A T I È R E S
L E S R O B I N S O N S D E L A G U Y A N E
PREMIÈRE PARTIE
L E T I G R E B L A N C
CHAPITRE PREMIER
Un o r a g e s o u s l ' é q u a t e u r . — L ' a p p e l d e s f o r ç a t s . — T r o p d e z è l e . — A u x a r m e s !
— L'évasion. — L e s « M e u r t - d e - f a i m ». — L e s c h a s s e u r s d ' h o m m e s . — Il y a f a g o t
et f a g o t . E n t r e c h i e n s . — La f o r ê t v i e r g e l a n u i t . — L a p r o i e e t l ' o m b r e . — Tigre
m o u c h e t é e t tigre blanc. — Mauvais c o u p d e fusil, m a i s s u p e r b e c o u p d e s a b r e . —
V e n g e a n c e d'un n o b l e c œ u r . — Le p a r d o n . — Libre !... 4

CHAPITRE II
N a t u r e a d m i r a b l e , m a i s s t é r i l e . — La f a i m . — O n z e s q u e l e t t e s . — L e s f o r ç a t s c a n -
n i b a l e s . — Ce q u e c'était q u e l e tigre blanc. — U n c h o u d e t r e n t e k i l o s . — L e p r e m i e r
P e a u - R o u g e . — E n c o r e u n e n n e m i . — I n g r a t i t u d e e t t r a h i s o n . — V e n d u p o u r un
v e r r e d e tafia. — T o u j o u r s s e u l . — T e r r i b l e c h u t e . — T ê t e - à - t ê t e d'un s u r v e i l l a n t
m i l i t a i r e m o u r a n t e t d'un j a g u a r d é c a p i t é . — L a fièvre. — C o m m e q u o i u n c o n c e r t
d e s i n g e s h u r l e u r s p o u r r a i t s ' a p p e l e r u n e r e p r é s e n t a t i o n à b é n é f i c e . — E n c o r e l ' I n d i e n .
— T o u j o u r s l a c h a s s e à l ' h o m m e . — Le r e p a i r e d u tigre blanc. 2 2
CHAPITRE III
Le v a m p i r e . — Le l é p r e u x d e l a v a l l é e s a n s n o m . — L'Eden d u d é s h é r i t é . — La
c o m p a s s i o n d'un m a l h e u r e u x . — A c c è s d e fièvre p e r n i c i e u s e . — R e m è d e s d e b o n n e
f e m m e . — C o n c u r r e n c e à l a c a n t h a r i d e e t à l a q u i n i n e . — L e s f o u r m i s - f l a m a n d e s .
— A u n o m d e l a l o i ! . . . — Ce q u ' u n P e a u - R o u g e p e u t faire p o u r u n e b o u t e i l l e d e
tafia. — Le s e r p e n t aye-aye. — L e s g a r d e s d u c o r p s d u l é p r e u x . — La force a r m é e en
79

6 2 6
T A B L E D E S M A T I È R E S
d é r o u t e . — D é s a g r é a b l e e n t r e v u e d'un g a r d e - c h i o u r m e e t d'un t r i g o n o c é p h a l e . — L e
c h a r m e u r d e s e r p e n t s . — L a v a g e s a n s l e s s i v e . 4 4
CHAPITRE IV
P r o j e t s i n s e n s é s , m a i s r é a l i s a b l e s . — La l è p r e n'est p a s c o n t a g i e u s e . — C o n s t r u c t i o n
d'un c a n o t . — L'Espérance. — R e c o n n a i s s a n c e d'un d a m n é . — Le c a r n e t d u forçat.
— U n e p e r l e d a n s l a f a n g e . — U n e l e t t r e d e F r a n c e . — T r o p t a r d ! — A l ' o u v r a g e !
— Ce qui se p a s s a i t l e 1 e r j a n v i e r 1 8 5 . , d a n s u n e m a n s a r d e d e la r u e S a i n t - J a c q u e s .
— La f a m i l l e d u p r o s c r i t . — T o u c h a n t e p e n s é e d'un o u v r i e r p a r i s i e n . — Misère e t
fierté. — D e s e n f a n t s q u i p l e u r e n t c o m m e d e s h o m m e s . — S o u v e n i r à l ' e x i l é . —
S o u h a i t s d e n o u v e l a n . — I n q u i é t u d e , a n g o i s s e s e t m y s t è r e . — L e s « R o b i n s o n s » e n
G u y a n e . 62
CHAPITRE V
C o n s t r u c t i o n d'un c a n o t . — Le b o i s à r a m e s . — S o u v e n i r au Rowing-Club. — Le
r e t o u r d u m e s s a g e r . — U n e c o p i e qui v a u t b i e n l ' o r i g i n a l . — U n e p l a n t e qui a b e a u -
c o u p d e n o m s l a t i n s n ' e n est p a s m o i n s t r è s b o n n e à m a n g e r . — Ce q u ' o n n ' e n t e n d
p a r « grager l e m a n i o c » . — Le « couac » e t la c a s s a v e . — V é n é n e u x m a i s a l i m e n t a i r e .
— D a n s la c o u l e u v r e . — P i r o g u e v o l é e . — L ' i n c e n d i e . — I r r é p a r a b l e d é s a s t r e . —
Quel est l e t r a î t r e ? — D é s e s p o i r d'un v i e i l l a r d . — Celui q u ' o n n ' a t t e n d a i t p l u s . — L a
c i t a d e l l e d e v e r d u r e e t s o n c h e m i n c o u v e r t . — L ' A t l a n t i q u e plus l a r g e q u e la S e i n e à
S a i n t - O u e n . — D r ô l e d e p a y s . — Mystère e t b i e n f a i s a n c e . — L e Tropic-Bird. — L e
c a p i t a i n e h o l l a n d a i s n e v e u t r i e n d i r e , — L e s p r o s c r i t s . — P l u s d e p a t r i e . — C'est lui
q u ' o n t u e ! . . . 81
CHAPITRE VI
P a y s a g e s d e l a z o n e t o r r i d e . — R e t o u r d e l ' e s p é r a n c e . — C o u p s d e f e u i n u t i l e s . —
Habile m a n œ u v r e . — R é u n i s ! . . . — P a s s a g e d'un r a p i d e . — L e s a u t H e r m i n a . —
H a b i l e t é d e s b a t e l i e r s d u M a r o n i . — P è r e !... j'ai f a i m . — L'arbre à l a i t . — E f f a r e m e n t s
d'un n a t u r e l d e S a i n t - O u e n . — J a u n e d'œuf v é g é t a l . — P o i s s o n s i v r e s m o r t s . — Le
« robinia-nikou » ou b o i s - é n i v r é . — P ê c h e m i r a c u l e u s e . — L ' a n g u i l l e é l e c t r i q u e . —
L e s R o b i n s o n s d e v e n u s b o u c a n i e r s . — A qui d o i v e n t - i l s l e b o n h e u r ? — A v e n t u r e
d'un t i g r e qui m a n g e l a p i m e n t a d e . — L e t y r a n d e s g r a n d s b o i s a l a c o l i q u e . 107
CHAPITRE VII
L ' a r g e n t m o n n a y é n e p e r d p a s s a v a l e u r s o u s l ' é q u a t e u r . — S i t u a t i o n s a u v é e p o u r
v i n g t f r a n c s . — L e s s o u s m a r q u é s f o n t d e s « r o u l e a u x » , e t l e s r o u l e a u x d e v i e n n e n t
d e s p i è c e s d e c i n q f r a n c s . — S p l e n d e u r s m o r t e l l e s . — F i l l e s d e l a fièvre e t d e s
m i a s m e s . — L e s a u t d e l ' I g u a n e . — P é r i l l e u s e m a n œ u v r e . — L e p r e m i e r c a n o t i e r d u
m o n d e . — L a b a r r i è r e d e r é c i f s . — L'Abatis a b a n d o n n é . — A p r è s l a d i s e t t e , l ' a b o n -
d a n c e . — L'anse aux Cocotiers. — L a g é o g r a p h i e d e s R o b i n s o n s . — L ' h a b i t a t i o n d e
la Bonne-Mère.— A r c h i t e c t u r e q u i n'a p a s é t é é t u d i é e d a n s V i t r u v e . — C a s s e - c o u ! —
A t r a v e r s b o i s . — Maison s a n s m e u b l e s . — L a v a i s s e l l e r o n d e . — P o t e r i e v é g é t a l e . —
N i c o l a s c o n t e m p l e à s o n g r a n d é t o n n e m e n t d e s a r b r e s n o m m é s : l'arbre à beurre,
l'arbre à chandelles, l'avocatier, l e fromager, e t c . — É c h a n g e de p r é s e n t s . — L e s a d i e u x
d u B o n i , 4 3 3
CHAPITRE VIII
Il faut m a n g e r . — P r e m i e r s t r a v a u x . — Il faut aussi u n e p l a t i n e . — E s s a i s d e
c é r a m i q u e . — L e « b o i s - c a n o n ». — L e « p a r e s s e u x » . — U n e n r a g é d o r m e u r . — L e

T A B L E DES M A T I È R E S
6 2 7
p r e m i e r p e n s i o n n a i r e d ' u n e m é n a g e r i e . — A p p r é h e n s i o n s . — Si vis pacem, para
bellum. — F o r t e r e s s e i m p r o v i s é e . — C a s i m i r c h e f d ' é t a t - m a j o r d u g é n i e . — La
g a r n i s o n d u p o s t e a v a n c é . — L e s « f o u r m i s v o y a g e u s e s » . — L e d é j e u n e r d'un t a m a -
n o i r . — M a r m i t e r e n v e r s é e . — D u e l d'un j a g u a r e t d'un g r a n d f o u r m i l i e r . — Et
le c o m b a t finit, f a u t e d e c o m b a t t a n t s . — U n o r p h e l i n . — E n c o r e u n o r p h e l i n . —
A d o p t i o n . — N o u v e a u x p e n s i o n n a i r e s . — M. M i c h a u d e t s o n c a m a r a d e Cat. 1 5 8
CHAPITRE IX
D a n g e r s d e l ' a c c l i m a t e m e n t . — L ' a n é m i e . — C o u p s d e s o l e i l e t c o u p s d e . . . l u n e .
— L e s R o b i n s o n s p a i e n t l e t r i b u t à la G u y a n e . — L e s h o c c o s d e l a b a s s e - c o u r . —
V i a n d e f r a î c h e p o u r l ' a v e n i r . — C a l o m n i e et r é h a b i l i t a t i o n d u h o c c o . — L e s c i g a r e t t e s
du P a r i s i e n . — L'« a r b r e à p a p i e r ». — A s s a s s i n a t d ' u n e m è r e d e f a m i l l e . — D e s
p l u m e s e t d e l ' e n c r e . — L ' o i s e a u - t r o m p e t t e . — L'agami p o u r r a i t s ' a p p e l e r l ' o i s e a u -
c h i e n . — P r e m i è r e r é d a c t i o n d'un c o u r s d ' h i s t o i r e n a t u r e l l e . — P a r a d i s é q u i n o x i a l .
— L e p e t i t C h a r l e s v e u t u n s i n g e . — C a s s i q u e s e t mouches à dague. — E x p l o i t s d'un
m a c a q u e . 178
DEUXIÈME PARTIE
L E S E C R E T D E L ' O R
CHAPITRE PREMIER
L e s c h a u f f e u r s e t l ' I n d i e n p r i s o n n i e r . — D i a l o g u e d ' o i s e a u x . — Le t o u c a n et
l ' h o n o r é . — S e r a i t - c e u n s i g n a l ? — E c r o u l e m e n t d'un p a n d e f o r ê t . — C a m p e m e n t
sur u n r a p i d e . — Le «patawa». — L ' é v a s i o n . — M y s t é r i e u x e n n e m i s . — La flèche
d'or !... — La l é g e n d e d ' E l - D o r a d o . — Le trésor des fils d u S o l e i l . — Les a v e n t u r i e r s
au p a y s d e l'or. — G o u v e r n e u r e t P e a u - R o u g e . — M a n o ë l V i c e n t e e t P a o l i n e . — Le
S e c r e t d e l'or. — L e p r e m i e r g r a i n d'or r e c u e i l l i p a r u n F r a n ç a i s l e 13 a o û t 1 8 5 6 . —
Le s e c r e t qui t u e . — E n l è v e m e n t . — L e s c o m p l i c e s . 495
CHAPITRE II
V a i n c u p a r l a t o r t u r e . — Le r e p a i r e d'un b a n d i t . — En r o u t e p o u r l ' E l - D o r a d o . —
N a v i g a t i o n i n t e r r o m p u e . — A s s a u t d ' u n e b a r r i c a d e . — U n s o l o d e flûte. — Le j a r d i n
d e s H e s p é r i d e s e t ses g a r d i e n s . — L e s A r g o n a u t e s e n fuite. — Q u e l est le g é n é r a l
c o n d u i s a n t l'armée d e s s e r p e n t s ? — T e r r e u r s d e c o q u i n s . — La s a v a n e n o y é e . — A
l a b o u s s o l e . — La l i g n e c o u r b e e s t l e c h e m i n l e p l u s c o u r t d'un p o i n t à un a u t r e . —
Chez l e s P e a u x - R o u g e s . — E x i g e n c e s d e l ' é t i q u e t t e . — L e g r a n d c h e f A c k o m b a k a
d o i t m e t t r e s o n h a b i t d e g a l a . — Un f o r m u l a i r e d e r é c e p t i o n s r e c o m m a n d é à l ' a u t e u r
d e « l ' A l m a n a c h d u savoir-vivre ». — La c o u p e d e l'amitié. — E s t - c e e n f i n l e p a y s
d e l'or ? 222
CHAPITRE III
L ' e n f a n t d e v e n u h o m m e . — L ' a r c h e r m y s t é r i e u x . — Moitié I n d i e n , m o i t i é F r a n ç a i s ,
— L e s b i e n f a i t e u r s i n c o n n u s . — Dix a n s a p r è s . — T r o p g r a n d p o u r c o n n a î t r e la h a i n e .
— L e s é m u l e s d e V a u b a n . — L'or, d i t - o n , n e fait pas l e b o n h e u r . — N o u v e l l e r e c r u e .
— Le s e c r e t d e l a d é f e n s e . — Q u a l i t é s i n d i s p e n s a b l e s a u c o u r e u r d e s b o i s . — E t o n n e -
m e n t s d'un P e a u - R o u g e . — A g r i c u l t u r e c o l o n i a l e . — La n a t u r e v e u t q u ' o n l ' a i d e . —
L ' h o s p i t a l i t é d e s « R o b i n s o n s d e l a G u y a n e ». — U n c o i n d e P a r a d i s t e r r e s t r e sous

628
T A B L E D E S M A T I È R E S
l ' é q u a t e u r . — « Biftecks » d ' o i s e a u x . — D u v r a i b e u r r e v é g é t a l . — U n s a v a n t i n c o n n u .
— C o m m e n t l e P a r i s i e n e m p l o y a i t s e s n u i t s . — E c o l i e r à t r e n t e - t r o i s a n s . — V é g é -
f.iux i n d i g è n e s e t v é g é t a u x i m p o r t é s . — L a c a f e t i è r e e n o r . — E n c o r e l e s e c r e t d e
l ' o r ! . . . 245
CHAPITRE IV
L a h a i n e d ' u n b a n d i t . — L e s m o n t a g n e s d e l'Or. — Ce q u ' o n e n t e n d p a r «piaye ».
— M é d e c i n , g r a n d - p r ê t r e e t s o r c i e r . — B i z a r r e s effets d e l ' i n t r o d u c t i o n d ' u n e mouche-
sans-raison d a n s l e s v o i e s r e s p i r a t o i r e s d'un P e a u - R o u g e . — A s o r c i e r , s o r c i e r e t d e m i .
— F u n é r a i l l e s c h e z tes I n d i e n s . — C o m m e n t o n d e v i e n t s a v a n t s o u s l ' é q u a t e u r . —
D e l ' i n f l u e n c e d u j u s d e t a b a c s u r l e s é t u d e s m é d i c a l e s . — E t u d e s p r é p a r a t o i r e s a u
d o c t o r a t . — Le Cacheri, l e Vicou e t l e Voupaya. — L e fléau d e l ' i v r o g n e r i e . — L e
p o i s o n d e s I n d i e n s . — D e s r a c e s q u i d i s p a r a i s s e n t . — Le c o r p s d ' u n a m i n e s e n t p a s
b o n . — Bataille d'un b o a e t d'un « m a ï p o u r i » . — L e c o l l i e r m y s t é r i e u x . — L e s d e r -
n i e r s A r a m i c h a u x . — La b a l l e d'or. 2 7 0
CHAPITRE V
L'or é t a n t i n o x y d a b l e , e s t d é c i d é m e n t u n m é t a l p r é f é r a b l e a u c u i v r e . — L ' â g e d'or
e s t l e t e m p s o ù l ' o n s ' e n p a s s e l e m i e u x . — L'histoire d e s Aramichaux. — L e fléau d e
l ' o r e t l e p o i s o n d e l ' a l c o o l . — P r e m i e r s r e m o r d s . — L e b l a n c e s t l ' e s c l a v e d e l a
f e m m e . — L e s g a r d i e n s d u t r é s o r . — E n c o r e l a l é g e n d e d'El-Dorado. — L a s a r a b a n d e
d e s s t a t u e s d'or. — L a c o u p e e m p o i s o n n é e . — R e p a i r e v i o l é , m a i s c a c h e t t e v i d e . —
Le c a d a v r e . — U n e p é p i t e d e d i x m i l l e f r a n c s . — C o n v o i t i s e e t d é c e p t i o n . — V a i n e s
r e c h e r c h e s . — L e s m y s t è r e s d e l a c a v e r n e . — P r i s a u p i è g e . 2 9 6
CHAPITRE VI
P r é o c c u p a t i o n s d e l ' a î n é d e s R o b i n s o n s . — S e s i n q u i é t a n t e s d é c o u v e r t e s . — L o n g u e
a b s e n c e e t p i è t r e g i b i e r . — P i s t e s s u s p e c t e s . — R o u g e s e t B l a n c s . — T i g r e e t l i m i e r .
— I n d i e n s é m i g r a n t s . — I n d u c t i o n s t i r é e s d e l a p r é s e n c e d ' u n c l o u d e s o u l i e r s u r u n e
r o c h e à r a v e t s . — Qui r a p p e l l e l e s e x p l o i t s d e s h é r o s d e C o o p e r . — Les é t r a n g e r s n e
p e u v e n t ê t r e q u e d e s e n n e m i s . — L e P a r i s i e n a d e v i n é . — C o n s e i l d e g u e r r e . — E n
é c l a i r e u r s . — N i c o l a s d e v e n u u n fin c h a s s e u r . — C a m p e m e n t d a n s l a f o r ê t . — L ' o u -
r a g a n . — E n s e v e l i s v i v a n t s ! 3 1 6
CHAPITRE VII
D a n s l a c a v e r n e d e l ' o r . — A q u e l q u e c h o s e m a l h e u r e s t b o n . — P a s s é m a î t r e e n
é v a s i o n s . — S é p u l t u r e t a r d i v e n o n m o i n s q u ' i n d i s p e n s a b l e . — N o u v e a u t r a i t é d'al-
l i a n c e . — La d i p l o m a t i e d e B e n o i t . — « S a u v o n s l a c a i s s e » . — Cri d ' a g o n i e ;
— S a u v e t a g e . — U n e h a i n e d e d i x a n s . — P r i s o n n i e r s d e s b a n d i t s . — I n s u l t e s a u x
v a i n c u s . — L a d e r n i è r e n u i t d e s c o n d a m n é s . — L ' o r g i e d a n s l a c l a i r i è r e . — L e s
a p p r ê t s d u s u p p l i c e . — T o r t i o n n a i r e s e n g r a n d e t e n u e . — C'en e s t fait ! — D é n o u e -
m e n t i m p r é v u . — Cri de g u e r r e d e s B o n i s . — R e t o u r i n e s p é r é d ' u n vieil a m i . —
A c k o m b a k a d é c a p i t é . — P é r é g r i n a t i o n s d'un c o r p s s a n s t ê t e e t d ' u n e t ê t e s a n s
c o r p s . 3 2 8
CHAPITRE VIII
Les N o i r s d e l a H a u t e - G u y a n e . — B o s h e t B o n i s . — U n e v a i l l a n t e race. — La l i b e r t é
o u l a m o r t . — V a i n q u e u r s d e s H o l l a n d a i s — B o n i , l e h é r o s d e C o t t i c a . — L e Grand
man A n a t o . — L e s O y a c o u l e t s e t l e u r m y s t é r i e u s e l é g e n d e . — T r a h i s o n . — L e c a p i t a i n e
K o a k o u , d i t « Bouche-Tombée » . — N o u v e a u x R o b i n s o n s . — F r è r e s n o i r s e t frères

T A B L E D E S M A T I È R E S 629
b l a n c s . — I n q u i é t u d e e t d é s e s p o i r . — A n g o i s s e s m a t e r n e l l e s . — P e r d u ! — Tigr»
b l e s s é , c h a s s e u r d i s p a r u . — E n a v a n t ! 3 5 2
CHAPITRE IX
P o l t r o n n e r i e d u j a g u a r . — Maléfices d e P e a u x - R o u g e s . — M e s s a g e d e l ' a b s e n t . —
H o r r e u r d e s f é l i n s p o u r l a p a r f u m e r i e . — P l a n d ' a t t a q u e . — D e l ' i n f l u e n c e d u « p i m e n t -
e n r a g é » s u r l e s m u q u e u s e s d e l ' h o m m e . — A v e n t u r e s e x t r a o r d i n a i r e s d u d e r n i e r - n é
d e s R o b i n s o n s . — L e p i a y e d e s A r a m i c h a u x . — L e s u c c e s s e u r d ' A c k o m b a k a . —
C h a r l e s d a n s l e s h o n n e u r s . — U n f é r o c e c o m p é t i t e u r . — E n c o r e B e n o î t . — E l o q u e n c e
i n u t i l e . — R é u n i s ! — L e s a d i e u x d'un b a n d i t . — D é v o u e m e n t s u p r ê m e . — Mort
h é r o ï q u e d'un h o m m e d e b i e n . — Le p a p i e r m y s t é r i e u x . — L e d é c r e t d ' a m n i s t i b . —
L i b r e ! . 3 6 8
CHAPITRE X
L e s d e r n i e r s d e v o i r s . — E n c r e u s a n t u n e f o s s e . — D é c o u v e r t e d u Secret de l'Or. —
Mépris d e s r i c h e s s e s . — Q u e faire d e c e n t c i n q u a n t e k i l o g r a m m e s d'or ? — C i - g î t u n
h o m m e d e b i e n . . . — P r é t e n d a n t m a l g r é l u i . — A b d i c a t i o n a v a n t l a l e t t r e . — N o u -
v e l l e s r e c r u e s . — E n p è l e r i n a g e . — L e p a r t e r r e m y s t é r i e u x . — Celui q u ' o n n ' a t t e n d a i t
p a s . — L ' a s s a s s i n e t s a v i c t i m e . — D é v o r é vif. — R é u n i s d a n s l a m o r t . — La .« mouche
hominivore». — Le Secret de l'or est-il à j a m a i s p e r d u ? • 3 8 8
TROISIÈME PARTIE
L E S M Y S T È R E S D E L A F O R Ê T V I E R G E
CHAPITRE PREMIER
L a r é v o l t e a u c h a m p d'Or. — N o i r s , I n d o u s e t C h i n o i s . — L e b a c h e l i e r d e Mana. —
L e p l a c e r a Réussite». — A s p e c t d ' u n e e x p l o i t a t i o n a u r i f è r e . — Cri d ' a n g o i s s e e t p i è g e
m o r t e l . — Qu'est-ce q u e « Maman-di-l'Eau i> ? — L e s e m b l è m e s d e l a f é e g u y a n a i s e .
— L u g u b r e s f a c é t i e s d e « M a m a n - d i - l ' E a u » . — Ce q u ' o n e n t e n d ' p a r uArcaba». —
L e s e s p r i t s f r a p p e u r s . — L e s m y s t è r e s d e l a f o r ê t v i e r g e . 399
CHAPITRE II
P a r 5 6 ° 4 5 d e l o n g i t u d e o u e s t e t 5 ° 1 5 d è l a t i t u d e n o r d . — L a t e r r e n'est p a s a u
p r e m i e r o c c u p a n t . — E s t - c e u n c a d a v r e ? — U n c a s c h i r u r g i c a l i m p r é v u . — L ' o r g i e
d a n s l a f o r ê t v i e r g e . — Ivresse f u r i e u s e e t f o l i e h o m i c i d e . — « Q u a n d l e s c h a t s s o n t
à l a c h a s s e , l e s s o u r i s d a n s e n t » , d i t l e p r o v e r b e . — A p p a r i t i o n d e s b l a n c s . — L'eau
p u r e e s t l e m e i l l e u r d e s s é d a t i f s . — L ' i n c e n d i e . — B r û l é s vifs. — L a p a r t d u f e u . —
P r o v i s i o n s a n é a n t i e s . — L ' e x p l o s i o n . — A p r è s l ' i n c e n d i e , l ' i n o n d a t i o n . — E n t r e l e
f e u e t l ' e a u . 4 1 5
CHAPITRE III
S p l e n d e u r s m é c o n n u e s e t c l i m a t c a l o m n i é . — L a G u y a n e e s t l a ' m o i n s m a l s a i n e
d e s c o l o n i e s . — O ù l a s t a t i s t i q u e p r o u v e q u e l a m o y e n n e d e l a m o r t a l i t é e s t e n
G u y a n e l a m ê m e q u ' à P a r i s . — H i s t o i r e d e C a y e n n e . — D é b u t s d é s a s t r e u x d e l a
c o l o n i e . — S i x e x p é d i t i o n s t e n t é e s e t m a n q u é e s p a r l a f a u t e d e s o r g a n i s a t e u r s . —
M a l a d r e s s e , i m p r é v o y a n c e , a b u s d e p o u v o i r e t c r u a u t é d e s c h e f s . — E x a c t i o n s à l'égard

630
T A B L E D E S M A T I È R E S
d e s n a t u r e l s . — L e d é s a s t r e d e K o u r o u . — Mort d e 1 0 , 0 0 0 é m i g r a n t s . — L e s d é p o r t é s
d e F r u c t i d o r . — On vit e n G u y a n e c o m m e p a r t o u t a i l l e u r s , e t m i e u x q u e d a n s b e a u -
c o u p d e p a y s . 429
CHAPITRE IV
U n e l e t t r e d e F r a n c e . — Le R o b i n s o n à P a r i s . — L'asphalte e t l a f o r ê t v i e r g e . —
La m a n s a r d e d e l a r u e S a i n t - J a c q u e s . — L e s d r a m e s d e l a m i s è r e . — I n q u i é t u d e s
d ' u n e m è r e . — C o m m u n i c a t i o n s i n t e r o c é a n i q u e s . — N a v i g a t i o n c o l o n i a l e . — L e Dieu-
M e r c i et l e s tapouyes. — Coup d o u b l e . — B a g a g e s s a n s p r o p r i é t a i r e . — Le forçat
r é h a b i l i t é . - A p r è s v i n g t a n s d ' a b s e n c e ! — E n canot de papier. — L e s m a c h i n e s à
s a p e u r o n t d r o i t d e cité. — L ' i n o n d a t i o n . 441
CHAPITRE V
De l ' a u d a c e , e n c o r e d e l ' a u d a c e , t o u j o u r s d e l ' a u d a c e . — P r o j e t d'un h o m m e d e
g é n i e . — Ce q u e l ' o n p o u r r a i t faire d'un territoire d e 1 8 , 0 0 0 l i e u e s c a r r é e s . — L e s
R o b i n s o n s d e v e n u s c h e r c h e u r s d'or. — L ' é t a b l i s s e m e n t d e l a « France-Equinoxiale ».
— D e u x c e n t s k i l o g r a m m e s d'or v a l e n t six c e n t m i l l e f r a n c s . — M i n e u r s e t é l e v e u r s
d e b é t a i l . — Les « Hatteries » g u y a n a i s e s . — Le b é t a i l a u P a r a . — Les m i l l e v a c h e s
g r a s s e s d e l a t e r r e p r o m i s e . — P e a u x - R o u g e s e t g é n i s s e s . — Course e n p i r o g u e . —
La c u r é e d e s c a ï m a n s . — Cris d e d é t r e s s e e t c o u p d e f e u . 455
CHAPITRE VI
C a m p e m e n t d e q u a d r u m a n e s . — A p r è s d i x m o i s e n p a y s c i v i l i s é . — La b a r q u e
m y s t é r i e u s e . — V i s i t e i n a t t e n d u e . — L e s s e r v i t e u r s d e l a v i e i l l e f é e g u y a n a i s e . — Un
cri la n u i t . — Coup d e f e u . — A l a l u e u r d e s t o r c h e s . — R é u n i s !... — E p o u v a n t e d e
L ô m i . — R e t o u r d a n s l e c a n o t d e p a p i e r . — Chauffeur e t m é c a n i c i e n . — C a p i t a i n e
e t a m i r a l en d e u x m i n u t e s . — L e s p a g a y e s e t l ' h é l i c e . — S t u p é f a c t i o n d e s d e u x B o n i s . -
— A n g o i s s e s . — C a r g a i s o n d i s p a r u e . 408
CHAPITRE VII
C o m m e q u o i u n A n g l a i s d e u x fois m i l l i o n n a i r e p e u t ê t r e t r è s m a l h e u r e u x d e n'avoir
p a s l e s p l e e n . — D é s e s p o i r d'un m a l a d e i m a g i n a i r e e n a p p r e n a n t q u e s a r a t e p o s s è d e
d e s d i m e n s i o n s n o r m a l e s . — F a n t a i s i e s d ' A n g l a i s m o n o m a n e . — N a v i g a t i o n à o u -
t r a n c e . — La « r o n d e d u B r é s i l i e n » . — Master P e t e r - P a u l u s B r o w n d e S h e f f i e l d n'a
d ' a u t r e r e s s o u r c e q u e d e f a i r e m o u r i r à p e t i t feu sa f e m m e e t s e s filles p o u r l e u r
c o n s e r v e r u n é p o u x e t u n p è r e . — N a u f r a g e d u Carlo-Alberto. — L a g o é l e t t e le Saphir.
— L ' h o r r e u r d e l a t e r r e f e r m e . — U s a g e i m m o d é r é d e t o u s l e s e n g i n s d e n a v i g a t i o n ,
d e p u i s l e s t e a m e r j u s q u ' à l a p i r o g u e . 4 8 2
CHAPITRE VIII
D e p l u s e n p l u s m y s t é r i e u x . — D a n s u n c a r b e t . — Mordu p a r u n s e r p e n t à s o n -
n e t t e s . — U n r e m è d e n o u v e a u . — L e p e r m a n g a n a t e d e p o t a s s e e t l e v e n i n d u c r o t a l e .
— T o u c h a n t e r e c o n n a i s s a n c e . — U n c h i e n c o m m e o n e n v o i t p e u . — Le c o m p a g n o n
d u b r a c o n n i e r d e l ' é q u a t e u r . — U n e d e s c e n d a n t e d e s o i e s d u C a p i t o l e . — La « ber
nache». — Bizarres c o u t u m e s des P e a u x - R o u g e s . — Q u a n d l a f e m m e d e v i e n t m è r e ,
c'est l ' h o m m e q u i e s t m a l a d e . — C o m m e n t l e s I n d i e n s d r e s s e n t l e u r s c h i e n s . — Ce
q u ' u n c h a s s e u r i n d i g è n e e n t e n d p a r « l a v e r » u n c h i e n . 496

T A B L E DES M A T I E R E S
6 3 1
CHAPITRE IX
F e u s a n s f u m é e . — P r e m i è r e e x p é d i t i o n d e M a t a a ô . — A s a u v a g e , s a u v a g e et d e m i .
— U n e t r a c e . — Ce q u e p e u t s i g n i f i e r l a m a r q u e d u f o n d d ' u n e b o u t e i l l e s u r d e s
c e n d r e s m o u i l l é e s . — I n d u c t i o n s t i r é e s d e l a p r é s e n c e d'un b o u c h o n . — L a b o u t e i l l e
c o n t e n a i t d u v i n , e t c'est u n b l a n c q u i l'a d é b o u c h é e . — P i s t e s u s p e c t e d'un t a m a n o i r
qui n e « v a p a s l ' a m b l e ». — C o u p s d e feu l a n u i t . — Les e x p l o i t s d e l a b e r n a c h e . —
T a m a n o i r e t c a ï m a n , qui n e s o n t ni c a ï m a n ni t a m a n o i r . — Un d e s c a n o t s v o l é s ,
m o n t é p a r u n P e a u - R o u g e qui n'est p a s u n I n d i e n . — S t u p é f a c t i o n d ' h o m m e s difficiles
à é m o u v o i r . 5 0 8
CHAPITRE X
U n A n g l a i s s a n s c œ u r p e u t a v o i r u n b o n e s t o m a c . — D e s a n g e s d e d é v o u e m e n t . —
La f o r ê t v i e r g e m e n a c é e d'un b o m b a r d e m e n t . — U n e o r g i e d e c o n s e r v e s a l i m e n
t a i r e s . — L e c a p i t a i n e W e m p i s'enivre e t e n i v r e u n e c r i q u e . — Où il e s t q u e s t i o n d e
la p u d e u r d e P e t e r - P a u l u s B r o w n d e S h e f f i e l d e t d e s p a n t a l o n s d e s P e a u x - R o u g e s . —
L e s I n d i e n s a n a b a p t i s t e s . — T o i l e t t e d e s f e m m e s i n d i e n n e s . — C o q u e t t e r i e s s o u s
l ' é q u a t e u r . — H a b i l l é e s a v e c d e s j a r r e t i è r e s . — P a r a s i t e s g u y a n a i s . — L e s m o r s u r e s
d e s i n f i n i m e n t p e t i t s . — L a c h i q u e . — Où p e u t b i e n p o r t e r s e s é p i n g l e s , u n e f e m m e
qui n'a n i p o c h e ni é t u i . — E n l è v e m e n t . 522
CHAPITRE XI
E n r a i s o n d e q u e l p h é n o m è n e u n c o u t e l i e r d e S h e f f i e l d , s e t r o u v e - t - i l p a r 5° 4 0 ' d e
l a t i t u d e N o r d , e t 56° 4 0 ' d e l o n g i t u d e O u e s t , l a p o i t r i n e e t l ' a b d o m e n i l l u s t r é s d ' u n e
fleur d e n y m p h œ a , e t d ' u n e t ê t e d e r e q u i n d ' e a u d o u c e ? — C o m m e n t l e l i b é r é
G o n d e t a v a i t é t é d é v a l i s é . — U n a u d a c i e u x g r e d i n . — A l l é e s e t v e n u e s m y s t é r i e u s e s .
— G o n d e t n e s a i t r i e n ! — Master B r o w n v e u t n a v i g u e r , m a i s r e f u s e d e r i e n t e n t e r
e n v u e d u s a l u t d e t o u s . — E n c o r e le c a p i t a i n e W e m p i . — E n t ê t e à t ê t e a v e c l e
v o l e u r . — T r o p t a r d d ' u n e s e c o n d e . — U n h o m m e à q u i l e s d é g u i s e m e n t s s o n t p l u s
f a m i l i e r s q u e l ' h o n n ê t e t é . 534
CHAPITRE XII
P r é c i e u x e n s e i g n e m e n t s tirés d e l a p r é s e n c e d ' u n e f e u i l l e . — U n c h i e n e n a r r ê t d e v a n t
u n e m a c h i n e à v a p e u r . — Matériel r e t r o u v é . — E n c o m b r e m e n t m o m e n t a n é . — La
b i g u e . — P a u v r e m è r e ! . . . P a u v r e s e n f a n t s ! — Ce q u ' o n e n t e n d p a r « tirer u n c o u p de
s o l e i l ». — U n p e u d e m é d e c i n e i n d i g è n e . — L a f u g u e d e s I n d i e n s . — N o n ! p a s d e
travail ! — A r r i m a g e d e la c a r g a i s o n . — F o r t s « p a s s é m a ï p o u r i » . — R e c o n n a i s s a n c e
d e l a f e m m e P e a u - R o u g e — E n r o u t e p o u r l ' h a b i t a t i o n . 547
CHAPITRE XIII
O r p h e l i n e s ! . . . — N o u v e l l e f a m i l l e e t n o u v e l a m o u r . — Le c r é o l e d e S a i n t - T h o m a s
d e v e n u R o b i n s o n d e l a G u y a n e . — Les I n d i e n s p a s t e u r s . — Mystères p l u s i m p é n é t r a b l e s
q u e la f o r ê t . — T r a v a u x p r é p a r a t o i r e s d ' u n e e x p l o i t a t i o n a u r i f è r e . — Ce q u ' o n e n t e n d
p a r « p r o s p e c t i o n » . — L e p r e m i e r v o y a g e a u p a y s d e l ' o r . — P e r m i s d e r e c h e r c h e s
e t c o n c e s s i o n s t e m p o r a i r e s . — Ce qu'il f a u t e m p o r t e r a u p a y s i n c o n n u . — L e s c o m -
p a g n o n s d u c h e r c h e u r d'or. — A l a b o u s s o l e ! — F a t i g u e s , e s p é r a n c e s , d é b o i r e s e t
s o u f f r a n c e s . — L a v o i e d o u l o u r e u s e . — P r e m i e r t r o u d e p r o s p e c t i o n e t p r e m i è r e
« battée». — D e l'or ! . . . — D e u x v a i l l a n t s m i n e u r s . — Cazals e t L a b o u r d e t t e . — L a
G u y a n e f r a n ç a i s e r i v a l e d e l ' A u s t r a l i e et d e la C a l i f o r n i e . 558

6 3 2
T A B L E D E S M A T I È R E S
CHAPITRE XIV
A p r è s la p r o s p e c t i o n , l ' e x p l o i t a t i o n . — C h a o s o r g a n i s é . — I n s t a l l a t i o n d'un p l a c e r .
— Le n o u v e a u d o m a i n e d e s R o b i n s o n s . — Un p a l a i s d a n s l a f o r ê t v i e r g e . — L u x e
i n d i s p e n s a b l e à l a p r o s p é r i t é d e l a c o l o n i e . — A n t i t h è s e d o u l o u r e u s e . — P o u r q u o i l e s
p o s s e s s i o n s a n g l a i s e s s o n t - e l l e s a u s s i p r o s p è r e s ? — P a r a s i t i s m e e t p r o d u c t i o n . —
Travail e t r é j o u i s s a n c e . — Le «sluice» d e l a c r i q u e F i d è l e . — Déblayeurs, pioaheurs
et tireurs de sable. — L a c o u c h e a u r i f è r e e t l a p e l l e « c r i m i n e l l e » . — I m p r o v i s a t i o n s
des n o i r s . — L e s p r o c é d é s l e s p l u s s i m p l e s s o n t l e s m e i l l e u r s . — L'or e t l e m e r c u r e .
— L e s r e i n e s d u Champ-d'Or. 5 7 2
CHAPITRE XV
La l e v é e d e l a p r o d u c t i o n . — L'or e t l e m e r c u r e . — Ce q u e p e u t r a p p o r t e r d e b é n é f i c e
n e t l e t r a v a i l d'un « s l u i c e » . — Trente m i l l e f r a n c s d'or e n p o u d r e d a n s u n e p o ê l e a
frire. — L e s r a p p o r t s d e s t e r r e s a u r i f è r e s a v e c l e s q u a r t z é g a l e m e n t a u r i f è r e s . — U n
p e u d e g é o l o g i e . — L ' o r i g i n e d e s f i l o n s . — D é f i a n t l'acier, m a i s t r o u é p a r u n e g o u t t e
d ' e a u . — L ' e x p l o i t a t i o n d e l'or d o i t m a r c h e r c o n c u r r e m m e n t a v e c l a c u l t u r e . — E n c o r e
l a p h i l a n t h r o p h i e a n g l a i s e . — I n d i s p e n s a b l e s r é f o r m e s . — Il f a u t e s s e n t i e l l e m e n t f a -
voriser l ' i m m i g r a t i o n e n G u y a n e . — L ' a v e n i r d e s c o l o n i e s f r a n ç a i s e s e s t a u x h o m m e s
d e c o u l e u r . 5 8 7
CHAPITRE XVI
N o u v e a u x m y s t è r e s e t n o u v e l l e s i n q u i é t u d e s . — C o m m e n c e m e n t d e m u t i n e r i e . —
R é a p p a r i t i o n d e M a m a n - d i - l ' E a u . — Les r u s e s d e s v o l e u r s d'or. — U n fusil d e six m i l l e
francs q u i n e v a u t p a s v i n g t - c i n q s o u s . — P r o s p e c t i o n d a n s l e v e n t r e d e q u a t r e t o r t u e s .
— U n p l a t d e r i z p o u r l e q u e l n o m b r e d e m i n e u r s d o n n e r a i e n t l e u r d r o i t d ' a î n e s s e . —
C o m m e n t d ' h a b i l e s filous p e u v e n t d i s s i m u l e r q u a r a n t e m i l l e f r a n c s d'or. — Celui q u ' o n
n ' a t t e n d a i t p l u s . — T r i b u l a t i o n s d e P e t e r - P a u l u s B r o w n d e S h e f f i e l d . — Ce n'est p a s
lui !... 5 9 7
CHAPITRE XVII
P r é p a r a t i f s d'une c h a s s e a u b a n d i t . — L e s q u a t r e b û c h e r s d e l a c r i q u e S a i n t - J e a n .
— Brûlés vifs ! — Sacrifices h u m a i n s . — L e « wourara » , l e p o i s o n s a c r é d e s I n d i e n s .
— L a l a n g u e q u i a m e n t i s e r a a r r a c h é e . — M a m a n - d i - l ' E a u e s t m o r t e . — C o n f e s s i o n
de l ' a g o n i s a n t . — M y s t è r e s e x p l i q u é s . — Ce q u e c'était q u e M a m a n - d i - l ' E a u . — La
n a v i g a t i o n d e P e t e r - P a u l u s B r o w n d e S h e f f i e l d i n t e r r o m p u e p o u r t o u j o u r s . — B r a v a d e s
de g r e d i n . — La p r e m i è r e l a r m e d'un d a m n é . 6 1 2
ÉPILOgUe. 6 2 3
É M I L E C O L I N .
— I M P R I M E R I E D E LAGNY




Document Outline

  • grandsaven1
    • PREMIÈRE PARTIE … Le Tigre Blanc
      • CHAPITRE PREMIER … Un orage sous l'équateur. … L'appel des forçats. … Trop de zèle. … Aux armes ! … L'évasion. … Les « Meurt-de-faim ». … Les chasseurs d'hommes. … Il y a fagot et fagot. Entre chiens. … La forêt vierge la nuit. … La proie et l'ombre. … Tigre moucheté et tigre blanc. … Mauvais coup de fusil, mais superbe coup de sabre. … Vengeance d'un noble coeur. … Le pardon. … Libre !...
      • CHAPITRE II … Nature admirable, mais stérile. … La faim. … Onze squelettes. … Les forçats cannibales. … Ce que c'était que l e tigre blanc. … Un chou de trente kilos. … Le premier Peau-Rouge. … Encore un ennemi. … Ingratitude et trahison. … Vendu pour un verre de tafia. … Toujours seul. … Terrible chute. … Tête-à-tête d'un surveillant militaire mourant et d'un jaguar décapité. … La fièvre. … Comme quoi un concert de singes hurleurs pourrait s'appeler une représentation à bénéfice. … Encore l'Indien. … Toujours la chasse à l'homme. … Le repaire du tigre blanc
      • CHAPITRE III … Le vampire. … Le lépreux de la vallée sans nom. … L'Eden du déshérité. … La compassion d'un malheureux. … Accès de fièvre pernicieuse. … Remèdes de bonne femme. … Concurrence à la cantharide et à la quinine. … Les fourmis-flamandes. … Au nom de la loi !... … Ce qu'un Peau-Rouge peut faire pour une bouteille de tafia. … Le serpent aye-aye. … Les gardes du corps du lépreux .… La force armée en déroute. … Désagréable entrevue d'un garde-chiourme et d'un trigonocéphale. … Le charmeur de serpents. … Lavage sans lessive
      • CHAPITRE IV … Projets insensés, mais réalisables. … La lèpre n'est pas contagieuse. … Construction d'un canot. … L'Espérance. … Reconnaissance d'un damné. … Le carnet du forçat. … Une perle dans la fange. … Une lettre de France. … Trop tard ! … A l'ouvrage ! … Ce qui se passait le 1 er janvier 185., dans une mansarde de la rue Saint-Jacques. … La famille du proscrit. … Touchante pensée d'un ouvrier parisien. … Misère et fierté. … Des enfants qui pleurent comme des hommes. … Souvenir à l'exilé. … Souhaits de nouvel an. … Inquiétude, angoisses et mystère. … Les « Robinsons » en Guyane
      • CHAPITRE V … Construction d'un canot. … Le bois à rames. … Souvenir au Rowing-Club. … Le retour du messager. … Une copie qui vaut bien l'original. … Une plante qui a beaucoup de noms latins n'en est pas moins très bonne à manger. … Ce qu'on n'entend par « grager le manioc ». … Le « couac » et la cassave. … Vénéneux mais alimentaire. … Dans la couleuvre. … Pirogue volée. … L'incendie. … Irréparable désastre. … Quel est le traître ? … Désespoir d'un vieillard. … Celui qu'on n'attendait plus. … La citadelle de verdure et son chemin couvert. … L'Atlantique plus large que la Seine à Saint-Ouen. … Drôle de pays. … Mystère et bienfaisance. … Le Tropic-Bird. … Le capitaine hollandais ne veut rien dire, … Les proscrits. … Plus de patrie . … C'est lui qu'on tue !...
      • CHAPITRE VI … Paysages de la zone torride. … Retour de l'Espérance. … Coups de feu inutiles. … Habile manoeuvre. … Réunis ! . . . … Passage d'un rapide. … Le saut Hermina. … Habileté des bateliers du Maroni. … Père !... j'ai faim. … L'arbre à lait. … Effarements d'un naturel de Saint-Ouen. … Jaune d'œuf végétal. … Poissons ivres morts. … Le « robinia-nikou » ou bois-énivré. … Pêche miraculeuse. … L'anguille électrique. … Les Robinsons devenus boucaniers. … A qui doivent-ils le bonheur ? … Aventure d'un tigre qui mange la pimentade. … Le tyran des grands bois a la colique
      • CHAPITRE VII … L'argent monnayé ne perd pas sa valeur sous l'équateur. … Situation sauvée pour vingt francs. … Les sous marqués font des « rouleaux », et les rouleaux deviennent des pièces de cinq francs. … Splendeurs mortelles. … Filles de la fièvre et des miasmes. … Le saut de l'Iguane. … Périlleuse manœuvre. … Le premier canotier du monde. … La barrière de récifs. … L'Abatis abandonné. … Après la disette, l'abondance. … L'anse aux Cocotiers. … La géographie des Robinsons. … L'habitation de la Bonne-Mère. … Architecture qui n'a pas été étudiée dans Vitruve. … Casse-cou ! … A travers bois. … Maison sans meubles. … La vaisselle ronde. … Poterie végétale. … Nicolas contemple à son grand étonnement des arbres nommés : l'arbre à beurre, l'arbre à chandelles, l'avocatier, le fromager, etc. … Échange de présents. … Les adieux du Boni
      • CHAPITRE VIII … Il faut manger. … Premiers travaux. … Il faut aussi une platine. … Essais de céramique. … Le «bois-canon ». … Le « paresseux». … Un enragé dormeur. … Le premier pensionnaire d'une ménagerie. … Appréhensions. … Si vis pacem, para bellum. … Forteresse improvisée. … Casimir chef d'état-major du génie. … La garnison du poste avancé. … Les «fourmis voyageuses». … Le déjeuner d'un tamanoir. … Marmite renversée. … Duel d'un jaguar et d'un grand fourmilier. … ƒ.. Et le combat finit, faute de combattants. … Un orphelin. … Encore un orphelin. … Adoption. … Nouveaux pensionnaires. … M. Michaud et son camarade Cat
      • CHAPITRE IX … Dangers de l'acclimatement. … L'anémie. … Coups de soleil et coups de... lune. … Les Robinsons paient le tribut à la Guyane. … Les hoccos de la basse-cour. … Viande fraîche pour l'avenir. … Calomnie et réhabilitation du hocco .… Les cigarettes du Parisien. … L'« arbre à papier ». … Assassinat d'une mère de famille. … Des plumes et de l'encre. … L'oiseau-trompette. … L'agami pourrait s'appeler l'oiseau-chien. … Première rédaction d'un cours d'histoire naturelle. … Paradis équinoxial. … Le petit Charles veut un singe. … Cassiques et mouches à dague. … Exploits d'un macaque
    • DEUXIÈME PARTIE … Le secret de l'or
      • CHAPITRE PREMIER … Les chauffeurs et l'Indien prisonnier. … Dialogue d'oiseaux. … Le toucan et l'honoré. … Serait-ce un signal ? … Ecroulement d'un pan de forêt. … Campement sur un rapide. … Le «patawa». … L'évasion. … Mystérieux ennemis. … La flèche d'or !... … La légende d'El-Dorado. … Le trésor des fils du Soleil. … Les aventuriers au pays de l'or. … Gouverneur et Peau-Rouge. … Manoël Vicente et Paoline. … Le Secret de l'or. … Le premier grain d'or recueilli par un Français le 13 août 1856. … Le secret qui tue. … Enlèvement. … Les complices
      • CHAPITRE II … Vaincu par la torture. … Le repaire d'un bandit. … En route pour l'El-Dorado. … Navigation interrompue. … Assaut d'une barricade. … Un solo de flûte. … Le jardin des Hespérides et ses gardiens. … Les Argonautes en fuite. … Quel est le général conduisant l'armée des serpents ? … Terreurs de coquins. … La savane noyée. … A la boussole. … La ligne courbe est le chemin le plus court d'un point à un autre. … Chez les Peaux-Rouges. … Exigences de l'étiquette. … Le grand chef Ackombaka doit mettre son habit de gala. … Un formulaire de réceptions recommandé à l'auteur de « l'Almanach du savoir-vivre ». … La coupe de l'amitié. … Est-ce enfin le pays de l'or ?
      • CHAPITRE III … L'enfant devenu homme. … L'archer mystérieux. … Moitié Indien, moitié Français, … Les bienfaiteurs inconnus. … Dix ans après. … Trop grand pour connaître la haine. … Les émules de Vauban. … L'or, dit-on, ne fait pas le bonheur. … Nouvelle recrue. … Le secret de la défense. … Qualités indispensables au coureur des bois. … Etonnements d'un Peau-Rouge. … Agriculture coloniale. … La nature veut qu'on l'aide. … L'hospitalité des « Robinsons de la Guyane ». … Un coin de Paradis terrestre sous l'équateur. … « Biftecks » d'oiseaux. … Du vrai beurre végétal. … Un savant inconnu. Comment le Parisien employait ses nuits. … Ecolier à trente-trois ans. … Végétaux indigènes et végétaux importés. … La cafetière en or. … Encore le secret de l'or !...
      • CHAPITRE IV … La haine d'un bandit. … Les montagnes de l'Or. … Ce qu'on entend par «piaye ». … Médecin, grand-prêtre et sorcier. … Bizarres effets de l'introduction d'une mouche sans- raison dans les voies respiratoires d'un Peau-Rouge. … A sorcier, sorcier et demi. … Funérailles chez tes Indiens. … Comment on devient savant sous l'équateur. … De l'influence du jus de tabac sur les études médicales. … Etudes préparatoires au doctorat. … Le Cacheri, le Vicou et le Voupaya. … Le fléau de l'ivrognerie. … Le poison des Indiens. … Des races qui disparaissent. … Le corps d'un ami ne sent pas bon. … Bataille d'un boa et d'un « maïpouri». … Le collier mystérieux. … Les derniers Aramichaux. … La balle d'or
      • CHAPITRE V … L'or étant inoxydable, est décidément un métal préférable au cuivre. … L'âge d'or est le temps où l'on s'en passe le mieux. … L'histoire des Aramichaux. … Le fléau de l'or et le poison de l'alcool. … Premiers remords. … Le blanc est l'esclave de la femme. … Les gardiens du trésor. … Encore la légende d'El-Dorado. … La sarabande des statues d'or. … La coupe empoisonnée. … Repaire violé, mais cachette vide. … Le cadavre. … Une pépite de dix mille francs. … Convoitise et déception. … Vaines recherches. … Les mystères de la caverne. … Pris au piège
      • CHAPITRE VI … Préoccupations de l'aîné des Robinsons. … Ses inquiétantes découvertes. … Longue absence et piètre gibier. … Pistes suspectes. … Rouges et Blancs. … Tigre et limier. … Indiens émigrants. … Inductions tirées de la présence d'un clou de soulier sur une roche à ravets. … Qui rappelle les exploits des héros de Cooper. … Les étrangers ne peuvent être que des ennemis. … Le Parisien a deviné. … Conseil de guerre. … En éclaireurs. … Nicolas devenu un fin chasseur. … Campement dans la forêt. … L'ouragan. … Ensevelis vivants
      • CHAPITRE VII … Dans la caverne de l'or. … A quelque chose malheur est bon. … Passé maître en évasions. … Sépulture tardive non moins qu'indispensable. … Nouveau traité d'alliance. … La diplomatie de Benoit. … ƒ.. «Sauvons la caisse ». … Cri d'agonie ; … Sauvetage. … Une haine de dix ans. … Prisonniers des bandits. … Insultes aux vaincus. … La dernière nuit des condamnés. … L'orgie dans la clairière. … Les apprêts du supplice. … Tortionnaires en grande tenue. … C'en est fait ! … Dénouement imprévu. … Cri de guerre des Bonis. … Retour inespéré d'un vieil ami. …Ackombaka décapité. … Pérégrinations d'un corps sans tête et d'une tête sans corps
      • CHAPITRE VIII … Les Noirs d e la Haute-Guyane. … Bosh et Bonis. … Une vaillante race. … La liberté ou la mort. … Vainqueurs des Hollandais … Boni, le héros de Cottica. … Le Grand man Anato. … Les Oyacoulets et leur mystérieuse légende. … Trahison. … Le capitaine Koakou, dit « Bouche-Tombée ». … Nouveaux Robinsons .… Frères noirs et frères blancs. … Inquiétude et désespoir. … Angoisses maternelles. … Perdu ! … Tigre blessé, chasseur disparu. … En avant
      • CHAPITRE IX … Poltronnerie du jaguar. … Maléfices de Peaux-Rouges. … Message de l'absent. … Horreur des félins pour la parfumerie. … Plan d'attaque. … De l'influence du « pimentenragé » sur les muqueuses de l'homme. … Aventures extraordinaires du dernier-né des Robinsons. … Le piaye des Aramichaux. … Le successeur d'Ackombaka. … Charles dans les honneurs. … Un féroce compétiteur. … Encore Benoît. … Eloquence inutile. … Réunis ! … Les adieux d'un bandit. … Dévouement suprême. … Mort héroïque d'un homme de bien. … Le papier mystérieux. … Le décret d'amnistie. … Libre
      • CHAPITRE X … Les derniers devoirs. … En creusant une fosse. … Découverte du Secret de l'Or. … Mépris des richesses. … Que faire de cent cinquante kilogrammes d'or ? … Ci-gît un homme de bien . . . … Prétendant malgré lui. … Abdication avant la lettre. … Nouvelles recrues .… En pèlerinage. … Le parterre mystérieux. … Celui qu'on n'attendait pas. … L'assassin et sa victime. … Dévoré vif. … Réunis dans la mort. … La « mouche hominivore». … Le Secret de l'or est-il à jamais perdu
    • TROISIÈME PARTIE … Les mystères de la forêt vierge
      • CHAPITRE PREMIER … La révolte au champ d'Or. … Noirs, Indous et Chinois. … Le bachelier de Mana. … Le placer « Réussite». … Aspect d'une exploitation aurifère. … Cri d'angoisse et piège mortel. … Qu'est-ce que « Maman-di-l'Eau » ? … Les emblèmes de la fée guyanaise. … Lugubres facéties de «Maman-di-l'Eau ». … Ce qu'on entend par «Arcaba». … Les esprits frappeurs. … Les mystères de la forêt vierge
      • CHAPITRE II … Par 56° 45 de longitude ouest et 5° 15 de latitude nord. … La terre n'est pas au premier occupant. … Est-ce un cadavre ? … Un cas chirurgical imprévu. … L'orgie dans la forêt vierge. … Ivresse furieuse et folie homicide. … « Quand les chats sont à la chasse, les souris dansent » , dit le proverbe. … Apparition des blancs. … L'eau pure est le meilleur des sédatifs. … L'incendie. … Brûlés vifs. … La part du feu. … Provisions anéanties. … L'explosion. … Après l'incendie, l'inondation. … Entre le feu et l'eau
      • CHAPITRE III … Splendeurs méconnues et climat calomnié. … La Guyane est la moins malsaine des colonies. … Où la statistique prouve que la moyenne de la mortalité est en Guyane la même qu'à Paris. … Histoire de Cayenne. … Débuts désastreux de la colonie. … Six expéditions tentées et manquées par la faute des organisateurs. … Maladresse, imprévoyance, abus de pouvoir et cruauté des chefs. … Exactions à l'égard des naturels. … Le désastre de Kourou. … Mort de 10,000 émigrants. … Les déportés de Fructidor. … On vit en Guyane comme partout ailleurs, et mieux que dans beaucoup de pays
      • CHAPITRE IV … Une lettre de France. … Le Robinson à Paris. … L'asphalte et la forêt vierge. … La mansarde de la rue Saint-Jacques. … Les drames de la misère. … Inquiétudes d'une mère. … Communications interocéaniques. … Navigation coloniale. … Le Dieu- Merci et les tapouyes. … Coup double. … Bagages sans propriétaire. … Le forçat réhabilité. - Après vingt ans d'absence ! … En canot de papier. … Les machines à sapeur ont droit de cité. …L'inondation
      • CHAPITRE V … De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace. … Projet d'un homme de génie. … Ce que l'on pourrait faire d'un territoire de 18,000 lieues carrées. … Les Robinsons devenus chercheurs d'or. … L'établissement de la « France-Equinoxiale ». … Deux cents kilogrammes d'or valent six cent mille francs. … Mineurs et éleveurs de bétail. … Les « Hatteries » guyanaises. … Le bétail au Para. … Les mille vaches grasses de la terre promise. … Peaux-Rouges et génisses. … Course en pirogue. … La curée des caïmans. … Cris de détresse et coup de feu
      • CHAPITRE VI … Campement de quadrumanes. … Après dix mois en pays civilisé. … La barque mystérieuse. … Visite inattendue. … Les serviteurs de la vieille fée guyanaise. … Un cri la nuit. … Coup de feu. … A la lueur des torches. … Réunis !... … Epouvante de Lômi. … Retour dans le canot de papier. … Chauffeur et mécanicien. … Capitaine et amiral en deux minutes. … Les pagayes et l'hélice. … Stupéfaction des deux Bonis. … Angoisses. … Cargaison disparue
      • CHAPITRE VII … Comme quoi un Anglais deux fois millionnaire peut être très malheureux de n'avoir pas le spleen. … Désespoir d'un malade imaginaire en apprenant que sa rate possède des dimensions normales. … Fantaisies d'Anglais monomane. … Navigation à outrance. … La « ronde du Brésilien ». … Master Peter-Paulus Brown de Sheffield n'a d'autre ressource que de faire mourir à petit feu sa femme et ses filles pour leur conserver un époux et un père. … Naufrage du Carlo-Alberto. … La goélette le Saphir. … L'horreur de la terre ferme. … Usage immodéré de tous les engins de navigation, depuis le steamer jusqu'à la pirogue
      • CHAPITRE VIII … De plus en plus mystérieux. … Dans un carbet. … Mordu par un serpent à sonnettes. … Un remède nouveau. … Le permanganate de potasse et le venin du crotale. … Touchante reconnaissance. … Un chien comme on en voit peu. … Le compagnon du braconnier de l'équateur. … Une descendante des oies du Capitole. … La « bernache». … Bizarres coutumes des Peaux-Rouges. … Quand la femme devient mère, c'est l'homme qui est malade. … Comment les Indiens dressent leurs chiens. … Ce qu'un chasseur indigène entend par « laver » un chien
      • CHAPITRE IX … Feu sans fumée. … Première expédition de Mataaô. … A sauvage, sauvage et demi. … Une trace. … Ce que peut signifier la marque du fond d'une bouteille sur des cendres mouillées. … Inductions tirées de la présence d'un bouchon. … La bouteille contenait du vin, et c'est un blanc qui l'a débouchée. … Piste suspecte d'un tamanoir qui ne « va pas l'amble ». … Coups de feu la nuit. … Les exploits de la bernache. … Tamanoir et caïman, qui ne sont ni caïman ni tamanoir. … Un des canots volés, monté par un Peau-Rouge qui n'est pas un Indien. … Stupéfaction d'hommes difficiles à émouvoir
      • CHAPITRE X … Un Anglais sans cœur peut avoir un bon estomac. … Des anges de dévouement. … La forêt vierge menacée d'un bombardement. … Une orgie de conserves alimentaires. … Le capitaine Wempi s'enivre et enivre une crique. … Où il est question de la pudeur de Peter-Paulus Brown de Sheffield et des pantalons des Peaux-Rouges. … Les Indiens anabaptistes. … Toilette des femmes indiennes. … Coquetteries sous l'équateur. … Habillées avec des jarretières. … Parasites guyanais. … Les morsures des infiniment petits. … La chique. … Où peut bien porter ses épingles, une femme qui n'a ni poche ni étui. … Enlèvement
      • CHAPITRE XI … En raison de quel phénomène un coutelier de Sheffield, se trouve-t-il par 5° 40' de latitude Nord, et 56° 40' de longitude Ouest, la poitrine et l'abdomen illustrés d'une fleur de nymphœa, et d'une tête de requin d'eau douce ? … Comment le libéré Gondet avait été dévalisé. … Un audacieux gredin. … Allées et venues mystérieuses. … Gondet ne sait rien ! … Master Brown veut naviguer, mais refuse de rien tenter en vue du salut de tous. … Encore le capitaine Wempi. … En tête à tête avec le voleur. … Trop tard d'une seconde. … Un homme à qui les déguisements sont plus familiers que l'honnêteté
      • CHAPITRE XII … Précieux enseignements tirés de la présence d'une feuille. … Un chien en arrêt devant une machine à vapeur. … Matériel retrouvé. … Encombrement momentané. … La bigue. … Pauvre mère !... Pauvres enfants ! … Ce qu'on entend par « tirer un coup de soleil ». … Un peu de médecine indigène. … La fugue des Indiens. … Non ! pas de travail ! … Arrimage de la cargaison. … Forts « passé maïpouri ». … Reconnaissance de la femme Peau-Rouge … En route pour l'habitation
      • CHAPITRE XIII … Orphelines !... … Nouvelle famille et nouvel amour. … Le créole de Saint-Thomas devenu Robinson de la Guyane. … Les Indiens pasteurs. … Mystères plus impénétrables que la forêt. … Travaux préparatoires d'une exploitation aurifère. … Ce qu'on entend par « prospection ». … Le premier voyage au pays de l'or. … Permis de recherches et concessions temporaires. … Ce qu'il faut emporter au pays inconnu. … Les compagnons du chercheur d'or. … A la boussole ! … Fatigues, espérances, déboires et souffrances. … La voie douloureuse. … Premier trou de prospection et première « battée». … De l'or !... … Deux vaillants mineurs. … Cazals et Labourdette. … La Guyane française rivale de l'Australie et de la Californie
      • CHAPITRE XIV … Après la prospection, l'exploitation. … Chaos organisé. … Installation d'un placer. … Le nouveau domaine des Robinsons. … Un palais dans la forêt vierge. … Luxe indispensable à la prospérité de la colonie. … Antithèse douloureuse. … Pourquoi les possessions anglaises sont-elles aussi prospères ? … Parasitisme et production. … Travail et réjouissance. … Le « sluice » de la crique Fidèle. … Déblayeurs, pioaheurs et tireurs de sable. … La couche aurifère et la pelle «criminelle». … Improvisations des noirs. … Les procédés les plus simples sont les meilleurs. … L'or et le mercure. … Les reines du Champ-d'Or
      • CHAPITRE XV … La levée de la production. … L'or et le mercure. … Ce que peut rapporter de bénéfice net le travail d'un « sluice » . … Trente mille francs d'or en poudre dans une poêle à frire. … Les rapports des terres aurifères avec les quartz également aurifères. … Un peu de géologie. … L'origine des filons. … Défiant l'acier, mais troué par une goutte d'eau. … L'exploitation de l'or doit marcher concurremment avec la culture. … Encore la philanthrophie anglaise. … Indispensables réformes. … Il faut essentiellement favoriser l'immigration en Guyane. … L'avenir des colonies françaises est aux hommes de couleur
      • CHAPITRE XVI … Nouveaux mystères et nouvelles inquiétudes. … Commencement de mutinerie. … Réapparition de Maman-di-l'Eau. … Les ruses des voleurs d'or. … Un fusil de six mille francs qui ne vaut pas vingt-cinq sous. … Prospection dans le ventre de quatre tortues. … Un plat de riz pour lequel nombre de mineurs donneraient leur droit d'aînesse. … Comment d'habiles filous peuvent dissimuler quarante mille francs d'or. … Celui qu'on n'attendait plus. … Tribulations de Peter-Paulus Brown de Sheffield. … Ce n'est pas lui !...
      • CHAPITRE XVII … Préparatifs d'une chasse au bandit. … Les quatre bûchers de la crique Saint-Jean. … Brûlés vifs ! … Sacrifices humains. … Le « wourara », le poison sacré des Indiens. … La langue qui a menti sera arrachée. … Maman-di-l'Eau est morte. … Confession de l'agonisant. … Mystères expliqués. … Ce que c'était que Maman-di-l'Eau. … La navigation de Peter-Paulus Brown de Sheffield interrompue pour toujours. … Bravades de gredin. … La première larme d'un damné
      • Épilogue
  • grandsaven2
    • PREMIÈRE PARTIE … Le Tigre Blanc
      • CHAPITRE PREMIER … Un orage sous l'équateur. … L'appel des forçats. … Trop de zèle. … Aux armes ! … L'évasion. … Les « Meurt-de-faim ». … Les chasseurs d'hommes. … Il y a fagot et fagot. Entre chiens. … La forêt vierge la nuit. … La proie et l'ombre. … Tigre moucheté et tigre blanc. … Mauvais coup de fusil, mais superbe coup de sabre. … Vengeance d'un noble coeur. … Le pardon. … Libre !...
      • CHAPITRE II … Nature admirable, mais stérile. … La faim. … Onze squelettes. … Les forçats cannibales. … Ce que c'était que l e tigre blanc. … Un chou de trente kilos. … Le premier Peau-Rouge. … Encore un ennemi. … Ingratitude et trahison. … Vendu pour un verre de tafia. … Toujours seul. … Terrible chute. … Tête-à-tête d'un surveillant militaire mourant et d'un jaguar décapité. … La fièvre. … Comme quoi un concert de singes hurleurs pourrait s'appeler une représentation à bénéfice. … Encore l'Indien. … Toujours la chasse à l'homme. … Le repaire du tigre blanc
      • CHAPITRE III … Le vampire. … Le lépreux de la vallée sans nom. … L'Eden du déshérité. … La compassion d'un malheureux. … Accès de fièvre pernicieuse. … Remèdes de bonne femme. … Concurrence à la cantharide et à la quinine. … Les fourmis-flamandes. … Au nom de la loi !... … Ce qu'un Peau-Rouge peut faire pour une bouteille de tafia. … Le serpent aye-aye. … Les gardes du corps du lépreux .… La force armée en déroute. … Désagréable entrevue d'un garde-chiourme et d'un trigonocéphale. … Le charmeur de serpents. … Lavage sans lessive
      • CHAPITRE IV … Projets insensés, mais réalisables. … La lèpre n'est pas contagieuse. … Construction d'un canot. … L'Espérance. … Reconnaissance d'un damné. … Le carnet du forçat. … Une perle dans la fange. … Une lettre de France. … Trop tard ! … A l'ouvrage ! … Ce qui se passait le 1 er janvier 185., dans une mansarde de la rue Saint-Jacques. … La famille du proscrit. … Touchante pensée d'un ouvrier parisien. … Misère et fierté. … Des enfants qui pleurent comme des hommes. … Souvenir à l'exilé. … Souhaits de nouvel an. … Inquiétude, angoisses et mystère. … Les « Robinsons » en Guyane
      • CHAPITRE V … Construction d'un canot. … Le bois à rames. … Souvenir au Rowing-Club. … Le retour du messager. … Une copie qui vaut bien l'original. … Une plante qui a beaucoup de noms latins n'en est pas moins très bonne à manger. … Ce qu'on n'entend par « grager le manioc ». … Le « couac » et la cassave. … Vénéneux mais alimentaire. … Dans la couleuvre. … Pirogue volée. … L'incendie. … Irréparable désastre. … Quel est le traître ? … Désespoir d'un vieillard. … Celui qu'on n'attendait plus. … La citadelle de verdure et son chemin couvert. … L'Atlantique plus large que la Seine à Saint-Ouen. … Drôle de pays. … Mystère et bienfaisance. … Le Tropic-Bird. … Le capitaine hollandais ne veut rien dire, … Les proscrits. … Plus de patrie . … C'est lui qu'on tue !...
      • CHAPITRE VI … Paysages de la zone torride. … Retour de l'Espérance. … Coups de feu inutiles. … Habile manoeuvre. … Réunis ! . . . … Passage d'un rapide. … Le saut Hermina. … Habileté des bateliers du Maroni. … Père !... j'ai faim. … L'arbre à lait. … Effarements d'un naturel de Saint-Ouen. … Jaune d'œuf végétal. … Poissons ivres morts. … Le « robinia-nikou » ou bois-énivré. … Pêche miraculeuse. … L'anguille électrique. … Les Robinsons devenus boucaniers. … A qui doivent-ils le bonheur ? … Aventure d'un tigre qui mange la pimentade. … Le tyran des grands bois a la colique
      • CHAPITRE VII … L'argent monnayé ne perd pas sa valeur sous l'équateur. … Situation sauvée pour vingt francs. … Les sous marqués font des « rouleaux », et les rouleaux deviennent des pièces de cinq francs. … Splendeurs mortelles. … Filles de la fièvre et des miasmes. … Le saut de l'Iguane. … Périlleuse manœuvre. … Le premier canotier du monde. … La barrière de récifs. … L'Abatis abandonné. … Après la disette, l'abondance. … L'anse aux Cocotiers. … La géographie des Robinsons. … L'habitation de la Bonne-Mère. … Architecture qui n'a pas été étudiée dans Vitruve. … Casse-cou ! … A travers bois. … Maison sans meubles. … La vaisselle ronde. … Poterie végétale. … Nicolas contemple à son grand étonnement des arbres nommés : l'arbre à beurre, l'arbre à chandelles, l'avocatier, le fromager, etc. … Échange de présents. … Les adieux du Boni
      • CHAPITRE VIII … Il faut manger. … Premiers travaux. … Il faut aussi une platine. … Essais de céramique. … Le «bois-canon ». … Le « paresseux». … Un enragé dormeur. … Le premier pensionnaire d'une ménagerie. … Appréhensions. … Si vis pacem, para bellum. … Forteresse improvisée. … Casimir chef d'état-major du génie. … La garnison du poste avancé. … Les «fourmis voyageuses». … Le déjeuner d'un tamanoir. … Marmite renversée. … Duel d'un jaguar et d'un grand fourmilier. … ƒ.. Et le combat finit, faute de combattants. … Un orphelin. … Encore un orphelin. … Adoption. … Nouveaux pensionnaires. … M. Michaud et son camarade Cat
      • CHAPITRE IX … Dangers de l'acclimatement. … L'anémie. … Coups de soleil et coups de... lune. … Les Robinsons paient le tribut à la Guyane. … Les hoccos de la basse-cour. … Viande fraîche pour l'avenir. … Calomnie et réhabilitation du hocco .… Les cigarettes du Parisien. … L'« arbre à papier ». … Assassinat d'une mère de famille. … Des plumes et de l'encre. … L'oiseau-trompette. … L'agami pourrait s'appeler l'oiseau-chien. … Première rédaction d'un cours d'histoire naturelle. … Paradis équinoxial. … Le petit Charles veut un singe. … Cassiques et mouches à dague. … Exploits d'un macaque
    • DEUXIÈME PARTIE … Le secret de l'or
      • CHAPITRE PREMIER … Les chauffeurs et l'Indien prisonnier. … Dialogue d'oiseaux. … Le toucan et l'honoré. … Serait-ce un signal ? … Ecroulement d'un pan de forêt. … Campement sur un rapide. … Le «patawa». … L'évasion. … Mystérieux ennemis. … La flèche d'or !... … La légende d'El-Dorado. … Le trésor des fils du Soleil. … Les aventuriers au pays de l'or. … Gouverneur et Peau-Rouge. … Manoël Vicente et Paoline. … Le Secret de l'or. … Le premier grain d'or recueilli par un Français le 13 août 1856. … Le secret qui tue. … Enlèvement. … Les complices
      • CHAPITRE II … Vaincu par la torture. … Le repaire d'un bandit. … En route pour l'El-Dorado. … Navigation interrompue. … Assaut d'une barricade. … Un solo de flûte. … Le jardin des Hespérides et ses gardiens. … Les Argonautes en fuite. … Quel est le général conduisant l'armée des serpents ? … Terreurs de coquins. … La savane noyée. … A la boussole. … La ligne courbe est le chemin le plus court d'un point à un autre. … Chez les Peaux-Rouges. … Exigences de l'étiquette. … Le grand chef Ackombaka doit mettre son habit de gala. … Un formulaire de réceptions recommandé à l'auteur de « l'Almanach du savoir-vivre ». … La coupe de l'amitié. … Est-ce enfin le pays de l'or ?
      • CHAPITRE III … L'enfant devenu homme. … L'archer mystérieux. … Moitié Indien, moitié Français, … Les bienfaiteurs inconnus. … Dix ans après. … Trop grand pour connaître la haine. … Les émules de Vauban. … L'or, dit-on, ne fait pas le bonheur. … Nouvelle recrue. … Le secret de la défense. … Qualités indispensables au coureur des bois. … Etonnements d'un Peau-Rouge. … Agriculture coloniale. … La nature veut qu'on l'aide. … L'hospitalité des « Robinsons de la Guyane ». … Un coin de Paradis terrestre sous l'équateur. … « Biftecks » d'oiseaux. … Du vrai beurre végétal. … Un savant inconnu. Comment le Parisien employait ses nuits. … Ecolier à trente-trois ans. … Végétaux indigènes et végétaux importés. … La cafetière en or. … Encore le secret de l'or !...
      • CHAPITRE IV … La haine d'un bandit. … Les montagnes de l'Or. … Ce qu'on entend par «piaye ». … Médecin, grand-prêtre et sorcier. … Bizarres effets de l'introduction d'une mouche sans- raison dans les voies respiratoires d'un Peau-Rouge. … A sorcier, sorcier et demi. … Funérailles chez tes Indiens. … Comment on devient savant sous l'équateur. … De l'influence du jus de tabac sur les études médicales. … Etudes préparatoires au doctorat. … Le Cacheri, le Vicou et le Voupaya. … Le fléau de l'ivrognerie. … Le poison des Indiens. … Des races qui disparaissent. … Le corps d'un ami ne sent pas bon. … Bataille d'un boa et d'un « maïpouri». … Le collier mystérieux. … Les derniers Aramichaux. … La balle d'or
      • CHAPITRE V … L'or étant inoxydable, est décidément un métal préférable au cuivre. … L'âge d'or est le temps où l'on s'en passe le mieux. … L'histoire des Aramichaux. … Le fléau de l'or et le poison de l'alcool. … Premiers remords. … Le blanc est l'esclave de la femme. … Les gardiens du trésor. … Encore la légende d'El-Dorado. … La sarabande des statues d'or. … La coupe empoisonnée. … Repaire violé, mais cachette vide. … Le cadavre. … Une pépite de dix mille francs. … Convoitise et déception. … Vaines recherches. … Les mystères de la caverne. … Pris au piège
      • CHAPITRE VI … Préoccupations de l'aîné des Robinsons. … Ses inquiétantes découvertes. … Longue absence et piètre gibier. … Pistes suspectes. … Rouges et Blancs. … Tigre et limier. … Indiens émigrants. … Inductions tirées de la présence d'un clou de soulier sur une roche à ravets. … Qui rappelle les exploits des héros de Cooper. … Les étrangers ne peuvent être que des ennemis. … Le Parisien a deviné. … Conseil de guerre. … En éclaireurs. … Nicolas devenu un fin chasseur. … Campement dans la forêt. … L'ouragan. … Ensevelis vivants
      • CHAPITRE VII … Dans la caverne de l'or. … A quelque chose malheur est bon. … Passé maître en évasions. … Sépulture tardive non moins qu'indispensable. … Nouveau traité d'alliance. … La diplomatie de Benoit. … ƒ.. «Sauvons la caisse ». … Cri d'agonie ; … Sauvetage. … Une haine de dix ans. … Prisonniers des bandits. … Insultes aux vaincus. … La dernière nuit des condamnés. … L'orgie dans la clairière. … Les apprêts du supplice. … Tortionnaires en grande tenue. … C'en est fait ! … Dénouement imprévu. … Cri de guerre des Bonis. … Retour inespéré d'un vieil ami. …Ackombaka décapité. … Pérégrinations d'un corps sans tête et d'une tête sans corps
      • CHAPITRE VIII … Les Noirs d e la Haute-Guyane. … Bosh et Bonis. … Une vaillante race. … La liberté ou la mort. … Vainqueurs des Hollandais … Boni, le héros de Cottica. … Le Grand man Anato. … Les Oyacoulets et leur mystérieuse légende. … Trahison. … Le capitaine Koakou, dit « Bouche-Tombée ». … Nouveaux Robinsons .… Frères noirs et frères blancs. … Inquiétude et désespoir. … Angoisses maternelles. … Perdu ! … Tigre blessé, chasseur disparu. … En avant
      • CHAPITRE IX … Poltronnerie du jaguar. … Maléfices de Peaux-Rouges. … Message de l'absent. … Horreur des félins pour la parfumerie. … Plan d'attaque. … De l'influence du « pimentenragé » sur les muqueuses de l'homme. … Aventures extraordinaires du dernier-né des Robinsons. … Le piaye des Aramichaux. … Le successeur d'Ackombaka. … Charles dans les honneurs. … Un féroce compétiteur. … Encore Benoît. … Eloquence inutile. … Réunis ! … Les adieux d'un bandit. … Dévouement suprême. … Mort héroïque d'un homme de bien. … Le papier mystérieux. … Le décret d'amnistie. … Libre
      • CHAPITRE X … Les derniers devoirs. … En creusant une fosse. … Découverte du Secret de l'Or. … Mépris des richesses. … Que faire de cent cinquante kilogrammes d'or ? … Ci-gît un homme de bien . . . … Prétendant malgré lui. … Abdication avant la lettre. … Nouvelles recrues .… En pèlerinage. … Le parterre mystérieux. … Celui qu'on n'attendait pas. … L'assassin et sa victime. … Dévoré vif. … Réunis dans la mort. … La « mouche hominivore». … Le Secret de l'or est-il à jamais perdu
    • TROISIÈME PARTIE … Les mystères de la forêt vierge
      • CHAPITRE PREMIER … La révolte au champ d'Or. … Noirs, Indous et Chinois. … Le bachelier de Mana. … Le placer « Réussite». … Aspect d'une exploitation aurifère. … Cri d'angoisse et piège mortel. … Qu'est-ce que « Maman-di-l'Eau » ? … Les emblèmes de la fée guyanaise. … Lugubres facéties de «Maman-di-l'Eau ». … Ce qu'on entend par «Arcaba». … Les esprits frappeurs. … Les mystères de la forêt vierge
      • CHAPITRE II … Par 56° 45 de longitude ouest et 5° 15 de latitude nord. … La terre n'est pas au premier occupant. … Est-ce un cadavre ? … Un cas chirurgical imprévu. … L'orgie dans la forêt vierge. … Ivresse furieuse et folie homicide. … « Quand les chats sont à la chasse, les souris dansent » , dit le proverbe. … Apparition des blancs. … L'eau pure est le meilleur des sédatifs. … L'incendie. … Brûlés vifs. … La part du feu. … Provisions anéanties. … L'explosion. … Après l'incendie, l'inondation. … Entre le feu et l'eau
      • CHAPITRE III … Splendeurs méconnues et climat calomnié. … La Guyane est la moins malsaine des colonies. … Où la statistique prouve que la moyenne de la mortalité est en Guyane la même qu'à Paris. … Histoire de Cayenne. … Débuts désastreux de la colonie. … Six expéditions tentées et manquées par la faute des organisateurs. … Maladresse, imprévoyance, abus de pouvoir et cruauté des chefs. … Exactions à l'égard des naturels. … Le désastre de Kourou. … Mort de 10,000 émigrants. … Les déportés de Fructidor. … On vit en Guyane comme partout ailleurs, et mieux que dans beaucoup de pays
      • CHAPITRE IV … Une lettre de France. … Le Robinson à Paris. … L'asphalte et la forêt vierge. … La mansarde de la rue Saint-Jacques. … Les drames de la misère. … Inquiétudes d'une mère. … Communications interocéaniques. … Navigation coloniale. … Le Dieu- Merci et les tapouyes. … Coup double. … Bagages sans propriétaire. … Le forçat réhabilité. - Après vingt ans d'absence ! … En canot de papier. … Les machines à sapeur ont droit de cité. …L'inondation
      • CHAPITRE V … De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace. … Projet d'un homme de génie. … Ce que l'on pourrait faire d'un territoire de 18,000 lieues carrées. … Les Robinsons devenus chercheurs d'or. … L'établissement de la « France-Equinoxiale ». … Deux cents kilogrammes d'or valent six cent mille francs. … Mineurs et éleveurs de bétail. … Les « Hatteries » guyanaises. … Le bétail au Para. … Les mille vaches grasses de la terre promise. … Peaux-Rouges et génisses. … Course en pirogue. … La curée des caïmans. … Cris de détresse et coup de feu
      • CHAPITRE VI … Campement de quadrumanes. … Après dix mois en pays civilisé. … La barque mystérieuse. … Visite inattendue. … Les serviteurs de la vieille fée guyanaise. … Un cri la nuit. … Coup de feu. … A la lueur des torches. … Réunis !... … Epouvante de Lômi. … Retour dans le canot de papier. … Chauffeur et mécanicien. … Capitaine et amiral en deux minutes. … Les pagayes et l'hélice. … Stupéfaction des deux Bonis. … Angoisses. … Cargaison disparue
      • CHAPITRE VII … Comme quoi un Anglais deux fois millionnaire peut être très malheureux de n'avoir pas le spleen. … Désespoir d'un malade imaginaire en apprenant que sa rate possède des dimensions normales. … Fantaisies d'Anglais monomane. … Navigation à outrance. … La « ronde du Brésilien ». … Master Peter-Paulus Brown de Sheffield n'a d'autre ressource que de faire mourir à petit feu sa femme et ses filles pour leur conserver un époux et un père. … Naufrage du Carlo-Alberto. … La goélette le Saphir. … L'horreur de la terre ferme. … Usage immodéré de tous les engins de navigation, depuis le steamer jusqu'à la pirogue
      • CHAPITRE VIII … De plus en plus mystérieux. … Dans un carbet. … Mordu par un serpent à sonnettes. … Un remède nouveau. … Le permanganate de potasse et le venin du crotale. … Touchante reconnaissance. … Un chien comme on en voit peu. … Le compagnon du braconnier de l'équateur. … Une descendante des oies du Capitole. … La « bernache». … Bizarres coutumes des Peaux-Rouges. … Quand la femme devient mère, c'est l'homme qui est malade. … Comment les Indiens dressent leurs chiens. … Ce qu'un chasseur indigène entend par « laver » un chien
      • CHAPITRE IX … Feu sans fumée. … Première expédition de Mataaô. … A sauvage, sauvage et demi. … Une trace. … Ce que peut signifier la marque du fond d'une bouteille sur des cendres mouillées. … Inductions tirées de la présence d'un bouchon. … La bouteille contenait du vin, et c'est un blanc qui l'a débouchée. … Piste suspecte d'un tamanoir qui ne « va pas l'amble ». … Coups de feu la nuit. … Les exploits de la bernache. … Tamanoir et caïman, qui ne sont ni caïman ni tamanoir. … Un des canots volés, monté par un Peau-Rouge qui n'est pas un Indien. … Stupéfaction d'hommes difficiles à émouvoir
      • CHAPITRE X … Un Anglais sans cœur peut avoir un bon estomac. … Des anges de dévouement. … La forêt vierge menacée d'un bombardement. … Une orgie de conserves alimentaires. … Le capitaine Wempi s'enivre et enivre une crique. … Où il est question de la pudeur de Peter-Paulus Brown de Sheffield et des pantalons des Peaux-Rouges. … Les Indiens anabaptistes. … Toilette des femmes indiennes. … Coquetteries sous l'équateur. … Habillées avec des jarretières. … Parasites guyanais. … Les morsures des infiniment petits. … La chique. … Où peut bien porter ses épingles, une femme qui n'a ni poche ni étui. … Enlèvement
      • CHAPITRE XI … En raison de quel phénomène un coutelier de Sheffield, se trouve-t-il par 5° 40' de latitude Nord, et 56° 40' de longitude Ouest, la poitrine et l'abdomen illustrés d'une fleur de nymphœa, et d'une tête de requin d'eau douce ? … Comment le libéré Gondet avait été dévalisé. … Un audacieux gredin. … Allées et venues mystérieuses. … Gondet ne sait rien ! … Master Brown veut naviguer, mais refuse de rien tenter en vue du salut de tous. … Encore le capitaine Wempi. … En tête à tête avec le voleur. … Trop tard d'une seconde. … Un homme à qui les déguisements sont plus familiers que l'honnêteté
      • CHAPITRE XII … Précieux enseignements tirés de la présence d'une feuille. … Un chien en arrêt devant une machine à vapeur. … Matériel retrouvé. … Encombrement momentané. … La bigue. … Pauvre mère !... Pauvres enfants ! … Ce qu'on entend par « tirer un coup de soleil ». … Un peu de médecine indigène. … La fugue des Indiens. … Non ! pas de travail ! … Arrimage de la cargaison. … Forts « passé maïpouri ». … Reconnaissance de la femme Peau-Rouge … En route pour l'habitation
      • CHAPITRE XIII … Orphelines !... … Nouvelle famille et nouvel amour. … Le créole de Saint-Thomas devenu Robinson de la Guyane. … Les Indiens pasteurs. … Mystères plus impénétrables que la forêt. … Travaux préparatoires d'une exploitation aurifère. … Ce qu'on entend par « prospection ». … Le premier voyage au pays de l'or. … Permis de recherches et concessions temporaires. … Ce qu'il faut emporter au pays inconnu. … Les compagnons du chercheur d'or. … A la boussole ! … Fatigues, espérances, déboires et souffrances. … La voie douloureuse. … Premier trou de prospection et première « battée». … De l'or !... … Deux vaillants mineurs. … Cazals et Labourdette. … La Guyane française rivale de l'Australie et de la Californie
      • CHAPITRE XIV … Après la prospection, l'exploitation. … Chaos organisé. … Installation d'un placer. … Le nouveau domaine des Robinsons. … Un palais dans la forêt vierge. … Luxe indispensable à la prospérité de la colonie. … Antithèse douloureuse. … Pourquoi les possessions anglaises sont-elles aussi prospères ? … Parasitisme et production. … Travail et réjouissance. … Le « sluice » de la crique Fidèle. … Déblayeurs, pioaheurs et tireurs de sable. … La couche aurifère et la pelle «criminelle». … Improvisations des noirs. … Les procédés les plus simples sont les meilleurs. … L'or et le mercure. … Les reines du Champ-d'Or
      • CHAPITRE XV … La levée de la production. … L'or et le mercure. … Ce que peut rapporter de bénéfice net le travail d'un « sluice » . … Trente mille francs d'or en poudre dans une poêle à frire. … Les rapports des terres aurifères avec les quartz également aurifères. … Un peu de géologie. … L'origine des filons. … Défiant l'acier, mais troué par une goutte d'eau. … L'exploitation de l'or doit marcher concurremment avec la culture. … Encore la philanthrophie anglaise. … Indispensables réformes. … Il faut essentiellement favoriser l'immigration en Guyane. … L'avenir des colonies françaises est aux hommes de couleur
      • CHAPITRE XVI … Nouveaux mystères et nouvelles inquiétudes. … Commencement de mutinerie. … Réapparition de Maman-di-l'Eau. … Les ruses des voleurs d'or. … Un fusil de six mille francs qui ne vaut pas vingt-cinq sous. … Prospection dans le ventre de quatre tortues. … Un plat de riz pour lequel nombre de mineurs donneraient leur droit d'aînesse. … Comment d'habiles filous peuvent dissimuler quarante mille francs d'or. … Celui qu'on n'attendait plus. … Tribulations de Peter-Paulus Brown de Sheffield. … Ce n'est pas lui !...
      • CHAPITRE XVII … Préparatifs d'une chasse au bandit. … Les quatre bûchers de la crique Saint-Jean. … Brûlés vifs ! … Sacrifices humains. … Le « wourara », le poison sacré des Indiens. … La langue qui a menti sera arrachée. … Maman-di-l'Eau est morte. … Confession de l'agonisant. … Mystères expliqués. … Ce que c'était que Maman-di-l'Eau. … La navigation de Peter-Paulus Brown de Sheffield interrompue pour toujours. … Bravades de gredin. … La première larme d'un damné
      • Épilogue