Cheveux et spiritualité : l’origine des locks au sein du mouvement Rastafari
Depuis septembre 2023, le Ministère de l’éducation de Trinité-et-Tobago applique son « National School Hair Code », autorisant le port des locks aux élèves des établissements du pays. Une décision qui fait suite à celle d’Anguilla, d’avril 2022, lorsque l’actuelle ministre de l’éducation et du développement social Dee-Ann Kentish-Rogers défendait son « National Code of Discipline and Dress », qui autorisait cette coiffure aux garçons, comme aux filles.
Ces autorisations sont recensées au sein d’une liste définissant les codes que doivent respecter les élèves dans leur présentation de soi à l’école. Selon Kentish-Rogers, elles permettent également de s’éloigner de la perspective coloniale, en permettant aux populations noires antillaises de s’approprier ces coiffures dans les écoles et les environnements professionnels.
Des initiatives « visant à reconnaitre et sanctionner la discrimination capillaire », comme le mentionne la proposition de loi portée par Olivier Serva, député français originaire de Pointe-à-Pitre, du groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), votée à l'Assemblée nationale le jeudi 28 mars 2024.
Auparavant, ces élèves pouvaient voir compromise leur entrée à l’école, comme cela était le cas en Martinique, en 2009 pour Noé Bervin au lycée Joseph-Gaillard.
Bien que le port des locks semble relever d’un choix esthétique pour certains, d’autres revendiquent par ce choix une appartenance à la communauté rasta, comme cela était le cas de Noé Bervin. Ce choix ouvre une dimension spirituelle dans le lien entretenu entre l’individu et ses cheveux.
L’imaginaire auquel renvoie la communauté rasta a eu un impact global auprès d’individus particulièrement réceptifs à la musique reggae, popularisée à travers sa figure de proue qu’était Bob Marley. Mais pouvons-nous supposer que le choix esthétique de porter des locks prend en partie sa source de cet impact culturel ?
Cet article effectue un retour sur les origines du rastafarisme, ainsi que celui du lien entre ce mouvement et le port des locks. Nous ouvrirons enfin la réflexion aux porteurs de locks n’ayant pas d’attaches avec la communauté rasta.
Nous nous devons toutefois de prévenir le lecteur à travers les mots de l’historienne Giullia Bonacci : le mouvement rastafari est « extrêmement difficile à circonvenir ». Celui-ci « échappe à toute définition, il est rebelle aux catégorisations. » Ainsi, nous nous mettons en garde contre toute définition caractéristique du mouvement et observons le mouvement rastafari à partir des événements historiques l’ayant fait naître. Ce faisant, nous soulignons la grande diversité géographique et culturelle à laquelle ce mouvement se rattache : il effectue des bonds constants entre les Amériques, l’Afrique, l’Europe et l’Asie et s’inscrit directement au sein du processus de créolisation.
L’Ethiopie et le fondement spirituel du mouvement rastafari
Le 1er mars 1896, l’Ethiopie dirigée par l’empereur Ménélik II remporte la guerre face à l’Italie lors de la bataille d’Adoua. Auprès de la population jamaïcaine, victime du système esclavagiste instauré par les espagnols en 1509 et poursuivi par les britanniques jusqu’à l’abolition définitive de 1838, cet événement a permis de renforcer l’image de l’Ethiopie comme symbole de la libération des populations noires de la domination blanche. Ce phénomène décrit à travers la notion d’éthiopianisme, est largement détaillé au sein de l’ouvrage Exodus ! L’histoire du retour des Rastafariens en Ethiopie de Giulia Bonnacci.
« [Le] nom Ethiopie devint le synonyme de l’Afrique et de la race noire, offrant un renversement symbolique pour les Noirs des Amériques vivant dans des sociétés à peine sorties de l’esclavage [...]. Ce processus assimilant trouva ses origines dans la lecture et l’interprétation littérale de la Bible » particulièrement la version du roi Jacques (King James Version) de 1611. « Ce choix de traduction a eu un impact inattendu au fil des siècles et les populations esclaves des Amériques comme les populations africaines évangélisées apprirent à lire ou à entendre dans ces mentions de l’Ethiopie et des Ethiopiens des références à leur origine perdue et à leur héritage glorieux, biblique, lui aussi perdu ».
Bonnacci, précise dans un article intitulé « “Ils nous ont emmenés en bateau et nous revenons en avion”. Rentrer en Afrique pour réparer l’esclavage : des Caraïbes à l’Éthiopie » (2010) que « l’éthiopianisme a toujours surgi dans les espaces où des conflits coloniaux et raciaux convergeaient ».
Le lien que l’empire d’Ethiopie entretient avec la religion chrétienne renforçait ces croyances. Dans un article intitulé L’empereur Hailé Sélassié, dieu des rastafariens, l’historienne Murielle Schlup écrit que « le christianisme est la religion d’État en Éthiopie, l’un des plus anciens États empreint par le christianisme avec l’Arménie et la Géorgie ». Elle rappelle également que chacun des empereurs éthiopiens étaient des descendants de la dynastie salomonienne, et que la prétention au trône était indiquée dans le Kebra Nagast, un texte rédigé au XIIIe siècle, qui retrace la légende du premier empereur d’Ethiopie : « Après une rencontre avec le roi biblique Salomon, chef de la tribu israélite de Juda, [la reine de Saba] aurait donné naissance à son fils Ménélik Ier, de retour dans sa patrie. Selon la légende, ce dernier, encore jeune homme, aurait rendu visite à son père à Jérusalem, où celui-ci l’aurait couronné premier empereur d’Éthiopie. »
Le 2 avril 1930, la mort de l’impératrice Zewditou met fin à son règne sur le Royaume d’Ethiopie. Le 2 novembre 1930, le prince héritier Ras Tafari Makonnen est couronné Empereur d’Ethiopie à Addis Abeba et devient Neguss Negast, soit le « Roi des rois ». Il choisit le nom de Hailé Sélassié Ier, signifiant en amharique « Puissance de la Trinité ». Hailé Sélassié aurait été le 225e successeur de la Reine de Saba et du roi Salomon, héritant du titre de « Lion conquérant de la tribu de Juda ».
Lectures bibliques et prophéties
Un certain nombre de prophéties renforçaient la vision salvatrice du peuple noir par Hailé Sélassié.
Y contribuait l'interprétation prophétique du psaume 68:31 : « Des grands viennent de l'Egypte; L'Ethiopie accourt, les mains tendues vers Dieu », ce qui marque, selon les historiens, la naissance du mouvement éthiopianiste (Bonacci, 2010).
Le jamaïcain Marcus Mosiah Garvey, fondateur de l’Universal Negro Improvment Association and African Communities League (UNIA), souhaitant constituer un véritable panafricanisme menant jusqu’au retour des africains-américains sur le continent africain à travers le mouvement Back to Africa (Retour en Afrique), mentionnait également l’Ethiopie comme terre sacrée. En témoigne ce couplet de l’hymne de l’UNIA :
Ethiopia, thou land of our fathers,
Thou land where the gods loved to be,
As storm cloud at night suddenly gathers
Our armies come rushing to thee.
We must in fight be victorious
When swords are thrust outward to gleam ;
For us will the vict’ry be glorious
When led by the red, black and green.
Éthiopie, terre de nos pères,
Toi la terre où les dieux se plaisaient,
Tels les nuages de tempête qui, soudain dans la nuit, s’amoncellent
Nos armées filent vers toi.
Nous devons sortir victorieux
Lorsque les épées sont brandies pour briller,
La victoire nous sera glorieuse,
Guidés par le rouge, le noir et le vert.
Ethiopia, thou land of our fathers,
Thou land where the gods loved to be,
As storm cloud at night suddenly gathers
Our armies come rushing to thee.
We must in fight be victorious
When swords are thrust outward to gleam ;
For us will the vict’ry be glorious
When led by the red, black and green.
Éthiopie, terre de nos pères,
Toi la terre où les dieux se plaisaient,
Tels les nuages de tempête qui, soudain dans la nuit, s’amoncellent
Nos armées filent vers toi.
Nous devons sortir victorieux
Lorsque les épées sont brandies pour briller,
La victoire nous sera glorieuse,
Guidés par le rouge, le noir et le vert.
Dans son ouvrage intitulé « Introduction au mouvement Rastafari », le journaliste Boris Lutanie présente un passage de la Bible qui, pour les croyants, confirmait ce couronnement comme la réalisation d’une prophétie :
« Et je pleurais beaucoup de ce que personne ne fût trouvé digne d’ouvrir le Livre ni de le regarder. Et l’un des vieillards me dit : Ne pleure point ; voici le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, il a le pouvoir d’ouvrir le Livre et ses sept sceaux. Pour les premiers prédicateurs rastas, au sommet desquels figure Leonard Percival Howell, cet extrait de l’Apocalypse (4 à 6), corrobore l’accomplissement de la prophétie. »
Effectivement, la croyance éthiopianiste se renforçait et se précisait, amenant la formation du mouvement rastafari, qui selon Lutanie « est né d’un faisceau d’indices convergents interprété à l’aune d’une lecture sélective de la Bible. »
L’un des disciples du mouvement, Brother Douglas R.A. Mack évoque dans son ouvrage From Babylon to Rastafari trois conceptions du rastafarisme, à savoir la figure de Hailé Sélassié perçue comme Messie, la demande d’un droit de rapatriation des populations ayant subi l’esclavage des européens, dont les coûts et réparation seraient constitués par les Nations ayant participé à ce système ; pour finir, la reconnaissance de l’Ethiopie comme part intégrante du Jardin d’Eden, comme renseigné dans le livre de la Genèse.
La force du cheveu
La lecture de la Bible apporte également des réponses aux raisons du port des locks des rastas. L’article de l’ethnologue Gerry L’Etang « Chivé-Léta, Chivé-Rasta » évoquait particulièrement le lien biblique entre le terme « dreadlocks » et celui du « Dread of God », soit la « Crainte de Dieu ». Il indique un texte tiré des Nombres 6:5, dans lequel on peut lire :
« All the days of the vow of his separation there shall no rasor come upon his head: until the days be fulfilled, in the which he separateth himself unto the Lord, he shall be holy, and shall let the locks of the hair of his head grow. » (« Pendant tout le temps de son naziréat, le rasoir ne passera point sur sa tête ; jusqu'à l'accomplissement des jours pour lesquels il s'est consacré à l'Eternel, il sera saint, il laissera croître librement ses cheveux. »)
Le rasage de la tête entraînerait la faiblesse de l’individu et le cheveux long, sa force. Une croyance qui renvoie directement au récit biblique de Samson, dont les sept tresses d’où il tirait sa force ont été coupées par Dalila.
Néanmoins, la décision de laisser pousser ses cheveux semble évoquer chez L'Étang une autre forme de revendication : le choix d’un cheveux emmêlé face à un diktat du cheveu lisse européen, distance l’individu de Babylone (le monde occidental et son administration) et le rapprocherait ainsi de Zion (le paradis sur Terre, l’Ethiopie). Il évoque également une reproduction symbolique du lion de Judas, renvoyant directement à la royauté éthiopienne et au titre hérité par Hailé Sélassié à son couronnement, mentionné précédemment.
Enfin, il serait évident selon Gerry L'Étang que les dreadlocks soient un emprunt fait par la communauté rastafari aux hindous. En Jamaïque, la migration indienne de 1845 à 1917 répond au besoin de nouvelles migrations au sein des colonies de la région caribéenne, afin de disposer de travailleurs à bas coûts : « [Des] contenus religieux apportés par l’immigration indienne contribuèrent à l’édification d’une des plus emblématiques religions de la Caraïbe : le rastafarisme. Les éléments hindous intégrés à la pratique rastafari allaient être réinterprétés au travers de correspondances établies avec des préceptes de la Bible ».
Effectivement, les correspondances sont nombreuses : L’Etang évoque entre autres la consommation cérémonielle de Ganja (Cannabis sativa), plante importée par les immigrants hindous sur l’île, le végétarisme sélectif ou l’utilisation de l’interjection hindi « Jai ! » – « Victoire ! » utilisée en hommage aux divinités –, adaptée en « Jah » chez les rastas, une contraction de « Jehovah ». Il évoque également « la croyance en l’impureté du sang cataménial » commune aux deux communautés.
En ce qui concerne le port des locks, il renverrait dans la communauté hindou aux Jatadhari : ces « porteurs de Jata (locks), sont en Inde des Sahdu », des ascètes vouant un culte à Shiva, un dieu qui est représenté comme portant des locks. Ce serait ces Sahdu qui, à leur arrivée en Jamaïque, aurait introduit cette coiffure dont les rastas se seraient inspirés.
L’émergence du mouvement rastafari découle directement de l’histoire coloniale caribéenne. Les emprunts que font les fidèles de ce mouvement à d’autres cultes et communautés témoignent de la créolisation des populations caribéennes. C’est ce processus qui permettrait l’adoption du port des locks auprès de la communauté, comme le présente Gerry L’Etang.
« Un rapprochement entre la communauté afro-américaine et ses racines africaines expliquerait alors que de nombreux rappeurs noirs américains s’approprient la fameuse coiffure. Les rappeurs et les [rastafariens] ont en commun de porter des messages très politiques. Le rap puise ses origines dans la contestation d’un système qui opprime les minorités noires étatsuniennes. » écrit Sylsphée Bertili dans un article du Bondy Blog
La causalité permettant d’établir le lien entre cette communauté et la démocratisation du port des locks au sein de nos sociétés caribéennes reste toutefois à démontrer.
La journaliste Sylsphée Bertili tentait de comprendre les raisons poussant « les jeunes hommes noirs des quartiers populaires » à en porter. Elle y évoque le retour de ces jeunes à « leur part d’africanité. » Elle mentionne également le fait d'œuvres ou de personnalités influentes, comme l’ont été Black Panther, The Woman King ou le port de locks par certains artistes, notamment des rappeurs.
Finalement, elle écrit : « Un rapprochement entre la communauté afro-américaine et ses racines africaines expliquerait alors que de nombreux rappeurs noirs américains s’approprient la fameuse coiffure. Les rappeurs et les [rastafariens] ont en commun de porter des messages très politiques. Le rap puise ses origines dans la contestation d’un système qui opprime les minorités noires étatsuniennes. » L’article avance toutefois un phénomène d’imitation par les individus français de la communauté africaine-américaine : « la dimension revendicatrice se serait perdue en traversant l’Atlantique : “Je pense que c’est une question de style, qu’ils [les rappeurs français, ndlr] s’inspirent juste des Etats-Unis. Et chez les jeunes, je n’ai pas l’impression qu’il y ait une résurgence d’afro-conscience.” »
Bibliographie
Bertili, S. (2023, janvier 11). De la marge à la tendance : Les locks gagnent le cœur des jeunes hommes noirs des quartiers populaires. Bondy Blog.
Bonacci Giulia, Exodus ! L’histoire du retour des Rastafariens en Ethiopie, Paris, L’Harmattan, 2010
Bonacci Giulia, « “Ils nous ont emmenés en bateau et nous revenons en avion”. Rentrer en Afrique pour réparer l’esclavage : des Caraïbes à l’Éthiopie », dans : Myriam Cottias éd., Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines. Paris, Karthala, « Esclavages », 2010, p. 249-255. DOI : 10.3917/kart.cotti.2010.01.0249. URL : https://www.cairn.info/les-traites-et-les-esclavages--9782811104221-page-249.htm
L'Étang Gerry, Chivé-léta versus Chivé-rasta, Bibliothèque numérique Manioc, consulté le 22 janvier 2024. http://www.manioc.org/recherch/HASH5b82da62b6480303b4deb7.
Lutanie, Boris, Introduction au mouvement Rastafari. Paris, l’Esprit frappeur, 2000.
Mora Kai, Marcus Garvey, Ethiopia and the Founding of the OAU. The Republic, 1 septembre 2023 https://republic.com.ng/august-september-2023/marcus-garvey-ethiopia-and-the-oau/
Schlup Murielle. L’empereur Hailé Sélassié, dieu des rastafariens – Musée national—Blog sur l’histoire suisse, 28 janvier 2022.Consulté 26 janvier 2024, à l’adresse https://blog.nationalmuseum.ch/fr/2022/01/lempereur-haile-selassie-dieu-des-rastafariens/