Félix Éboué, « Jouer le jeu » : un gouverneur guyanais aux Antilles
Portrait de Félix Eboué
Aujourd’hui encensé comme le premier Noir à avoir accédé aux plus hautes charges de l’administration coloniale, comme le premier à avoir répondu à l’appel du 18 juin, Félix Éboué incarne à lui seul la figure typique issue de l’ascension sociale propre à la Troisième République en même temps que celle d’un homme courageux aux valeurs inflexibles qui lui vaudront les hommages nationaux. Mais avant de devenir celui par qui la France libre a pu exister concrètement, celui qui proposa pour l’Afrique équatoriale française (AEF) « la nouvelle politique indigène », celui, enfin, qui sera intronisé au Panthéon, il fut celui qui administra pour un temps les Antilles françaises (1932-1934 ; 1936-1938).
Martinique
Photo : X. Hug pour Manioc, 2017 (licence CC0)
En Martinique, il est nommé secrétaire général, puis gouverneur par intérim, au cours de l’année 1932 par M. Paul Reynaud, ministre des Colonies. Il arrive à un moment où les antagonismes sociaux et raciaux étaient exacerbés. En guise d’apaisement, il lance une politique ambitieuse de logements sociaux tout en s’attaquant au problème récurrent de la fraude électorale, un programme qui lui vaudra l’inimitié du gouverneur en place. Surtout, il reste dans les mémoires d’alors comme l’homme du bal « historique » du 11 novembre 1933 pour lequel il avait convié, sans distinctions, blancs, métis et noirs sans que cela ne porte à scandale – un événement inimaginable jusqu’alors.
Outre les nombreuses rues, places et bâtiments publics nommés en son honneur dans les Antilles et en Guyane où l'aéroport porte son nom, la trace mémorielle du passage de Félix Éboué en Martinique est visible au 64 rue du Professeur-Raymond-Garcin, à Fort-de-France. Construit en 1902, l'édifice, qui a certainement fait l'objet de modifications depuis, aura vu séjourner en ses murs le gouverneur de la Martinique de 1932 à 1934. La résidence des Tourelles, dite résidence du Gouverneur Félix Éboué selon la base Mérimée du ministère de la culture, est aujourd'hui en ruine et illustre cet article.
Guadeloupe
Photo : X. Hug pour Manioc, 2017 (licence CC0)
Après une période d’intermittence au Soudan (1934-1936), Éboué est nommé gouverneur en Guadeloupe en octobre 1936. Là, chargé de mettre en œuvre le programme du Front populaire récemment arrivé au pouvoir, il engage une politique sociale et éducative en direction des masses laborieuses de l’île : cités ouvrières, coopératives, crédit maritime mutuel, aménagement sportif. Il désamorce également la forte tension sociale qu’il trouve à son arrivée par des mesures économiques favorisant la reprise de l’activité, doublé de l’assainissement des finances publiques grevées par les déficits. C’est au cours de ce mandat qu’il prononce ce qui reste comme son plus célèbre discours, le 1er juillet 1937 pour la distribution des prix du lycée Carnot à Pointe-à-Pitre, et où transparaît déjà la figure d’un homme animé par le sens du bien commun et de la justice, l’attachement aux valeurs humanistes et à la nécessaire perfectibilité de l’homme. En filigrane, on peut enfin y lire la politique respectueuse des traditions et peuples locaux qu’Éboué mit en œuvre en AEF lors de son mandat (1938-1944). Manioc vous propose donc de retrouver ci-dessous in extenso un texte qui résonne plus que jamais juste et intemporel.
Jouer le jeu
« Jouer le jeu, c’est être désintéressé.
« Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant.
« Jouer le jeu, c'est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l'échelle des valeurs uniquement sur les critères de l'esprit. Et c'est se juger, soi et les autres, d'après cette gamme de valeurs. Par ainsi, il vous sera permis d'affirmer et de faire admettre que les pauvres humains perdent leur temps à ne vouloir considérer que les nuances qui les différencient, pour ne pas réfléchir à trois choses précieuses qui les réunissent : les larmes que le proverbe africain appellent « les ruisseaux sans cailloux ni sable », le sang qui maintient la vie et, enfin, l'intelligence qui classe ces humains en hommes, en ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont guère ou qui ont oublié qu'ils le sont.
« Jouer le jeu, c'est garder farouchement cette indépendance, parure de l'existence; ne pas se laisser séduire par l'appel des sirènes qui invitent à l'embrigadement, et répondre, en pensant aux sacrifices qu'elles exigeraient en retour : Quelle mère je quitterais ! Et pour quel père !
« Jouer le jeu, c'est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les circonstances veulent que l'on soit seul à les endosser; c'est pratiquer le jeu d'équipe avec d'autant plus de ferveur que la notion de l'indépendance vous aura appris à rester libres quand même. Jouer le jeu consiste à ne pas prendre le ciel et la terre à témoin de ses déconvenues, mais, au contraire, à se rappeler les conseils laminaires d'Épictète à son disciple : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y a des choses qui ne dépendent pas de nous. »
« Jouer le jeu, c'est savoir tirer son chapeau devant les authentiques valeurs qui s'imposent par la qualité de l'esprit et faire un pied de nez aux pédants et aux attardés.
« Jouer le jeu, c'est accepter la décision de l'arbitre que vous avez choisi ou que le libre jeu des institutions vous a imposé.
« Jouer le jeu, c'est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu'une expression moderne appelle le complexe d'infériorité. C'est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu'ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts.
« Jouer le jeu, c'est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou murmures et poursuivre la route droite que l'on s'est tracée.
« Jouer le jeu, c'est pouvoir faire la discrimination entre le sourire et la grimace; c'est s'astreindre à être vrai envers soi pour l'être envers les autres.
« Jouer le jeu, c'est se pénétrer que ce n'est pas en tuant Caliban que l'on sauvera Ariel [dans La Tempête de William Shakespeare: Caliban incarne l'esclave opprimé et rebelle et Ariel le collaborateur].
« Jouer le jeu, c'est respecter l'opinion d'autrui, c'est l'examiner avec objectivité et la combattre seulement si on trouve en soi les raisons de ne pas l'admettre, mais alors le faire courageusement et au grand jour.
« Jouer le jeu, c'est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu'au-delà de nos frontières, d'authentiques valeurs sont également dignes de notre estime, de notre respect. C'est se pénétrer de cette vérité profonde que l'on peut lire au 50e verset des Vers d'Or [attribués à Pythagore, IIIè ou IVè siècle]: « Tu sauras, autant qu'il est donné à l'homme, que la nature est partout la même » et comprendre alors que tous les hommes sont frères et relèvent de notre amour et de notre pitié.
« Jouer le jeu, dès lors, c'est s'élever contre le conseil nietzschéen du diamant au charbon : « Sois dur ! » Et affirmer qu'au-dessus d'une doctrine de la force, il y a une philosophie du droit.
« Jouer le jeu, c'est proclamer qu'on ne « prend pas pour juge un peuple téméraire » et poursuivre son labeur sur le chemin du juste et de l'humain, même lorsque les docteurs et les pontifes vous disent qu'il est trop humain.
« Jouer le jeu, c'est préférer à Wotan, Siegfried, « toute puissance de la jeunesse et spontanéité de la nature ».
« Jouer le jeu, c'est refuser les lentilles pour conserver son droit d'aînesse.
« Jouer le jeu, c'est fuir avec horreur l'unanimité des adhésions dans la poursuite de son labeur. C'est comprendre Descartes et admettre Saint Thomas ; c'est dire : "Que sais-je ?" avec Montaigne, et "Peut-être !" avec Rabelais. C'est trouver autant d'agrément à l'audition d'un chant populaire qu'aux savantes compositions musicales. C'est s'élever si haut que l'on se trouve partout à son aise, dans les somptueux palais comme dans la modeste chaumière de l'homme du peuple ; c'est ne pas voir un excès d'honneur quand on est admis là, et ne pas se sentir gêné quand on est accueilli ici ; c'est attribuer la même valeur spirituelle au protocole officiel, à l'académisme, qu'au geste si touchant par quoi la paysanne guadeloupéenne vous offre, accompagnée du plus exquis des sourires, l'humble fleur des champs, son seul bien, qu'elle est allée cueillir à votre intention.« Jouer le jeu, enfin, c'est mériter votre libération et signifier la sainteté, la pureté de votre esprit. »
Retrouvez sur Manioc les ouvrages suivants :
- Félix Éboué, Discours prononcé par Monsieur Félix Eboué gouverneur p. i. de la Martinique à l'occasion de l'ouverture de la deuxième session ordinaire du conseil général du 28 octobre 1933, Fort-de-France: Imprimerie du Gouvernement, 1933.
- Émile Sylvestre, Eusatche Lotaut, Annuaire de la vie martiniquaise, Fort-de-France: Imprimerie du Gouvernement, 1935.
- Félix Éboué, « Discours de M. le Gouverneur Félix Éboué », in Audience solennelle de la cour d'appel de la Guadeloupe et dépendances pour la rentrée des cours et tribunaux : 4 octobre 1937, Basse-Terre : Imprimerie catholique, 1937, p. 45-68.