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Karl Rathgen, critique de la colonisation par un esprit visionnaire : de la démocratie traditionnelle au despotisme provoqué

Jean-Durosier Desrivières
23 mars 2020
Nous sommes le 14 mars 1909, à Bruxelles. Karl Rathgen (1856-1921), un économiste allemand « de gauche », méconnu du grand public aujourd’hui, prononce une conférence mémorable à l’Institut Solvay : Les nègres et la civilisation européenne. En spécialiste de la politique coloniale, il déconstruit les préjugés des colonisateurs et apprentis colons, notamment les Allemands, et les théories racistes relatives aux indigènes africains. De même, il critique l’introduction de la société moderne, individualiste et capitaliste, en Afrique, détruisant le principe naturel de solidarité, conduisant fatalement au despotisme.
Karl Rathgen
Portrait de Karl Rathgen Source : Wikipédia

Quelques éléments biographiques

Karl Rathgen
Portrait de Karl Rathgen
Source : Wikipédia

Économiste et juriste réputé à son époque, Karl Rathgen a vu le jour à Weimar, en Allemagne, le 6 décembre 1856. Ses années d’études l’ont conduit à diverses grandes villes : Strasbourg, Halle, Leipzig, Berlin… Après son premier examen d’état à Naumbourg en 1880 et sa thèse sur la création des marchés en Allemagne, à l’université de Strasbourg, il se retrouvera au Japon, de 1882 à 1890, où il enseigne le droit public, les statistiques et l’administration à l’université impériale de Tokyo. Au même moment, il assume un rôle de conseiller au niveau du ministère japonais de l’agriculture et du commerce.

Cette expérience nippone donnera lieu à plusieurs ouvrages sous la plume de l’économiste, consacré spécialiste du Japon. En ce sens, le nom de Rathgen sert souvent de référence à certains arguments d’autorité pour corroborer divers énoncés figurant dans plusieurs articles de périodiques à caractère colonial, à l’instar des Annales Coloniales du 31 janvier 1907 qui traite du « Développement économique du Japon » [1], concurrençant sévèrement les puissances européennes (Angleterre, Allemagne, Belgique, etc.). Aussi, on retrouve quelquefois l’économiste à prendre position nette dans un quelconque différend entre son pays et un autre, comme la Belgique, concernant quelques intérêts coloniaux.

Son habilitation à l’université Friedrich Wilhems (Berlin) une fois acquise, Rathgen s’est mis à enseigner en tant que Professeur à l’université de Marbourg en 1895, avant de remplacer provisoirement, à l'université de Heidelberg, de 1900 à 1903, le fondateur de la « sociologie compréhensive », Max Weber (1864-1920). Fort de ses connaissances sociopolitiques et socioéconomiques de l’Europe et d’ailleurs, il se rend aux Etats-Unis, dans le cadre d’un échange de professeur, pour dispenser des cours à l’université Columbia (New York), de 1913 à 1914.

Karl Rathgen s’éteindra le 4 novembre 1921 à Hambourg où il était Professeur de l’Institut colonial (1907), avant de devenir, conjointement, professeur de politique coloniale et premier chancelier de l’université de Hambourg, laquelle étant une transformation de l’Institut en 1919. Douze ans avant son décès, il se rend en Belgique en tant que Professeur à l’Institut colonial de Hambourg, pour prononcer une conférence mémorable.

Contre les préjugés raciaux des colonisateurs

C’est donc à Bruxelles, à l’Institut Solvay, le 14 mars 1909, que Karl Rathgen fait entendre sa voix à travers ladite conférence intitulée : Les nègres et la civilisation européenne [2].  Le regard de l’économiste suit une perspective sociopolitique, considérant la colonisation à partir de l’expérience allemande en Afrique. Ses analyses tentent de balayer les théories racistes du comte Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), et ses disciples, tout en essayant d’élucider de façon nuancée quelques zones d’ombre du système colonial de manière quasi globale. Sa démonstration ne semble pas s’éloigner de la méthode weberienne (sociologie compréhensive).
Les trois premières questions du conférencier recèlent déjà les germes des préjugés qui motivent les puissances coloniales :

« Une colonie, est-elle tout simplement une entreprise commerciale, ou bien est-ce une œuvre de civilisation, une œuvre humanitaire ? 

Les indigènes ne sont-ils que des êtres méprisés et méprisables, objets de l’exploitation économique et de la domination politique, ou bien faut-il les appeler à prendre part aux bienfaits de notre civilisation aussitôt que possible ? 

Faut-il les assimiler sans délai à nos institutions sociales et économiques, ou faut-il les isoler, soit pour les assujettir complètement, soit pour les protéger dans leurs institutions traditionnelles ? » (Rathgen, p. 3)

Suit, plus loin, une affirmation du Professeur, flanquée de deux autres questions : « La grande difficulté fondamentale est – il serait trivial d’y insister – que le nègre est différent de nous. Mais pourquoi est-il différent ? Pourquoi est-il inférieur ? » A ces questions de rhétorique, emplies de malice, les réponses « compréhensives » de Rathgen, en une période à la fois de consensus et d’inconfort intellectuel, constituent une véritable avancée en Europe, d’autant plus qu’il fustige ouvertement :

« … les théories d’après lesquelles [la] race blanche et blonde est faite pour dominer et les autres pour obéir, les théories qui veulent expliquer tous les problèmes sociaux par des différences de race [qui] sont assez en vogue, notamment en Allemagne. […] Mais vis-à-vis de ces théories, j’ai toujours éprouvé le sentiment que ce n’est pas seulement la peau des races inférieures qui n’est pas claire, mais c’est le problème lui-même », ironise Rathgen. (p. 5)

« Comment faire travailler le nègre ? »

Tout compte fait, quel est le problème du colonisateur ? Quelle est la question essentielle qu’il se pose, en somme ? Selon Karl Rathgen « l’homme blanc arrive dans les colonies avec l’idée, qui lui est toute naturelle, mais qui pour cela n’en est pas moins naïve, que c’est le devoir de l’homme de travailler, d’avoir une profession, d’avoir le désir de gagner de l’argent. Et si le nègre ne comprend pas cet idéal, on le taxe d’indolent, de paresseux, et le problème de la colonisation se résout dans la question : « Comment faire travailler le nègre ? » » (Rathgen, p. 6)
Bien entendu, cette question en appelle à une idéologie propre au capitalisme : faire le maximum de profits. Et l’économiste, qui semble un peu se pencher à gauche, renchérit : « En Allemagne, j’ai observé que les journaux qui demandent une politique d’assujettissement des indigènes sont les mêmes qui, dans nos différends en politique sociale, prennent invariablement et sans réserve le parti des patrons. C’est le herrenstand punkt, le principe de domination dans les deux cas. » (Rathgen, p. 7) De même, il souligne, pince sans rire, ne jamais avoir entendu, « dans une colonie de n’importe quelle nation, que les planteurs se soient déclarés satisfaits. » (Rathgen, p. 10)
A bien lire les réflexions et propositions « socialistes », assez suggestives, de Karl Rathgen, l’on ne peut s’empêcher de penser un peu aux idées écologiques d’un Pierre Rabhi qui, dans Vers la sobriété heureuse (2010) [3], préconise un nouvel humanisme qui valorise la lenteur, l’autosuffisance volontaire et la convivialité : « Les cultures traditionnelles, régulées par la modération qui y est une attitude naturelle et spontanée (« nous appartenons à la Terre »), font place aux civilisations de l’outrance (« la Terre nous appartient »), responsables de leur propre éradication. » (Rabhi, p. 51)

De la solidarité à l’individualisme, de la démocratie au despotisme

Les vingt pages édifiantes de la conférence de Karl Rathgen sont d’une grande actualité, si l’on tient compte des prévisions du conférencier à l’égard des conséquences de la colonisation en Afrique, voire d’autres régions du globe. Il affirme sans détour : « au contact de la civilisation européenne le nègre ne disparaît pas, comme nous avons vu, mais son organisation sociale s’efface. Elle se décompose sous l’influence d’agents multiples d’ordre intellectuel aussi bien que d’ordre matériel. » (Rathgen, p. 11)
L’économiste précise que la domination européenne, qui repose sur le manque d’unité, les rivalités, les hostilités et les antipathies parmi les indigènes, introduit la société moderne, individualiste, capitaliste, axée fondamentalement sur la propriété privée : « De démocratique, la constitution de la tribu devient despotique. » Le chef, dont l’autorité augmente avec « le pouvoir du blanc qui est derrière lui, profite de ses nouveaux pouvoirs pour s’enrichir. Le chef est le premier, dans la tribu, à s’enrichir par le commerce avec les nouveaux venus, car c’est lui qui fait le commerce. » (Rathgen, p. 11) Le système France-Afrique ne résulterait-il pas d’une telle logique ?
En résumé, avec la colonisation, l’institution des traditions des peuples indigènes, d’après Rathgen, s’éloigne de toute perspective de solidarité naturelle. Et le grand danger appréhendé par le Professeur à l’époque : un antagonisme naturel des classes doublé d’un antagonisme des races ; avec pour ultime conséquence, la prolétarisation de la masse des indigènes, complètement dépossédés, complètement expropriés. N’est-ce pas, dans l’ensemble, la situation actuelle d’un grand nombre de pays africains et d’autres régions, anciennement colonisés ?

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