La négritude en Guyane, entre héritage sacré et indifférence
Primo, elle a eu, avec Damas, une réception et un ancrage différents de ce qu’elle a eu avec Césaire à la Martinique et avec Senghor au Sénégal. A noter qu’Aimé Césaire a été pendant longtemps, maire de Fort de France et que Léopold S. Senghor, le premier écrivain noir de l’Académie Française, a été aussi le premier président du Sénégal, après la décolonisation de l’Afrique (1960). Damas lui, a été député de Guyane pendant une courte durée (trois ans). Cependant, il est un fait certain que la négritude en Guyane a gardé une particularité par rapport aux autres contrées qui ont connu aussi ce mouvement. En quoi consiste une telle particularité ? Quel en est son héritage ?
D’abord, Damas est le plus rebelle du célèbre trio. L’écrivain même de la rupture d’avec le monde colonial, de cette négritude qui prend corps « dans la réappropriation de l’histoire, dans le référent originel qu’est l’Afrique » (M. Blérald et al., 2014, p. 27). Il n’est pas de notre prétention de cerner la négritude en Guyane, ni de mettre des bouquets de fleurs sur la tombe de Léon Gontran Damas. Car il est nécessaire d’avoir du recul pour analyser avec précision l’homme et l’œuvre (D. Racine, 1983). Il entend cependant, jeter un regard sur ce que la Guyane a apporté comme particularité à la négritude. Une manière d’analyser la réception de Damas et son héritage par ses pairs, dans sa Guyane natale.
La Guyane et la genèse du mouvement de la négritude
L’histoire littéraire a pendant longtemps occulté l’œuvre de Damas et l’apport fondamental de la Guyane au mouvement de la négritude. Dans différentes entrevues accordées et textes publiés dans la revue Présence Africaine (1947), dirigée par Alioune Diop, les pères de la négritude se réclament de l’intellectuel haïtien Jean Price Mars dans son Ainsi parla l’oncle (1928) et de Batouala du guyanais René Maran, prix Goncourt 1921. Ce qui implique que l’espace guyanais ait marqué sa présence dès la genèse du mouvement. D’ailleurs, dans l’ouvrage collectif intitulé Léon Gontran Damas, poète, écrivain patrimonial et postcolonial, il est écrit, pour parler du rapport entre Damas et les tenants de Harlem Negro Renaissance aux USA : « Plus que dans celles de Césaire et de Senghor, il y a dans l’œuvre de Damas, cette volonté affirmée de prendre ses distances vis-à-vis de la pensée occidentale ». (M. Blerald et al., Ibis Rouge, p. 27). Il sont nombreux ceux qui tentent d’expliquer les raisons pour lesquelles Damas étaient moins connu que ses amis. Des raisons liées à la faiblesse démographique de la Guyane, aux critiques de Damas sur sa propre société guyanaise, et des raisons davantage politiques, sont entre autres les arguments avancés, pour expliquer ce qui peut être une tentative d’occultation.
Les critiques Biringanine Ndagano et Gervais Chirhalwirwa expliquent : « Il est le seul parmi ses camarades de combats, à avoir connu la censure et les ennuis politiques ». (Léon Gontran Damas, poète moderne, p. 16). Cette forme d’occultation a-t-elle pris fin ? Les critiques affirment « Damas n’est pas figuré dans la bibliographie de la littérature française de René Rancœur « Armand Colin », (Ibid., p. 15). Damas était avant tout un poète de la dénonciation. Il critique acerbement. Il prend ses distances avec la métropole : « Il a été pendu ce matin, à l’aube, un nègre coupable d’avoir voulu franchir la ligne » (Black-Label, p. 58-59). Damas dénonce la cruauté et condamne les horreurs du Ku Klux Klan aux USA. L’extrait précité, fait écho à Strange Fruit (Fruit Etrange) interprétée en 1939, par la chanteuse afro-américaine Billie Holiday, qui dénonce la pendaison et le lynchage des noirs. L’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin nous dit à son propos : « Léon Gontran Damas, avec lui, la poésie sera pétition » (Présence Africaine, 1979, p. 233).
Le poète subversif continue sur cette voie jusqu’à sa mort aux USA. Il ne cache pas son indignation face à la misère de son peuple. Kathleen Gyssels dans son livre Black-Label ou les déboires de Léon Gontran Damas s’y réfère ainsi : « Retour de Guyane qualifiait de dangereux qu’une puissance comme la France (…) outillée comme elle l’est, possédant des capitaux, n’y ait encore crée qu’un bagne » (p. 23). Il est souvent demandé quel aurait été le cahier de retour au pays natal de Césaire (1939) sans Pigments de Damas, publié deux ans avant (1937) ? Tout comme Césaire, « Haïti terre où la négritude se mit debout pour la première fois », Damas est allé en Haïti et a été nommé « Citoyen d’Honneur de la ville de Port au prince » en 1953. Un article de Marianne Palisse (2020), explique la camaraderie développée entre Damas et l’écrivain haïtien Jacques Roumain, auquel il a conseillé de s’inscrire à l’école ethnobotanique de Paris. L’auteur de Névralgie (1966) et de Veillées noires (1943) « écrit en Damné de la terre » (K. Gyssels, Ibid., p. 19).
Il est à rappeler que l’année de publication de Black-Label, 1956, coïncide avec l’année du premier congrès des artistes noirs à Paris. Damas, qui se veut toujours électron libre, y brillait par son absence. On apprend dans Léon Gontran Damas, l’homme et l’œuvre de Daniel Racine, que Césaire dit de Damas : « Il était le premier poète moderne, sans tricherie, le plus naturel ». (Présence Africaine, 1983, p. 13). Pendant que Ndagano de son côté analyse les raisons de la méconnaissance , et surtout le désintérêt qu’il suscite dans le milieu universitaire français. Daniel Racine nous confie les propos de Senghor : « Au demeurant, nous étions les premiers à nous étonner, Aimé Césaire et moi, que parmi les nombreuses thèses qui avaient été écrites ou qui se préparaient sur les premiers écrivains de la négritude, il eut en si peu sur Léon Gontran Damas ; sur le plus nègre des poètes francophone » (Ibid., p. 13).
Les auteurs guyanais et l’héritage « damasien »
La négritude est née de la rencontre de Césaire, Damas et Senghor, trois étudiants noirs à paris, dans le contexte de l’entre-deux guerres. Cependant, Damas a eu chez lui un héritage différent des autres. Selon Robert Vignon cité par Ndagano et Chirhalwirwa : « C’est surtout le comportement de Damas qui l’a coupé de ses compatriotes » (Damas, poète moderne, p. 17). Cependant, Il est lu et apprécié dans d’autres lieux mais aussi par d’autres écrivains. L’écrivain haïtien Jean Metellus a écrit un poème en l’honneur de Damas en affirmant : « Cet homme sait parler à ses frères ». (Gyssels p. 23). Pendant que René Depestre, qui a écrit une lettre à Léon Gontran Damas, le peint dans Le métier à métisser comme « un poète, qui ne se laisse pas piéger par l’université des blancs à la différence de ses collègues ». (p. 42). Néanmoins, dans sa Guyane natale, deux disciples ont repris à leur façon le flambeau : Sergent Patient et Elie Stephenson. Les deux ont écrit sur des thématiques chères à Damas et à toute la négritude. Biringanine Ndagano nous raconte (La Guyane entre mots et maux, l’Harmattan 1994) qu’Elie Stephenson le jeune ami qui a porté l’urne funéraire de son mentor Damas au cénotaphe le 5 septembre 1978, lui a aussi dédiée le poème titré ‘’La voie‘’qui est le premier poème de son recueil ‘’Catacombes de soleil’’ (1979).
Serge Patient de son côté nous dit : « La négritude de Stephenson n’est pas un vague concept ni une froide abstraction » (préface de Flèche pour le pays à l’encan, p. 11). Ce qui montre la profondeur de l’engagement d’Elie Stephenson. Les tenants de la négritude en Guyane écrivaient des poèmes qui abordent la question du retour au pays natal sur la thématique de l’exil, qui a marqué presque tous les écrivains de la négritude. Ils souffrent comme Césaire de cet éloignement de leur terre natale : « Exilé de ma terre, exilé de moi-même » (Patient, Le Mal du pays, p. 54). Le titre même de mal du pays, renvoie à la souffrance de l’exil. Il poursuit cette fois-ci dans Guyane pour tout dire : « Or donc, j’étais le Tama nègre » (p. 30). Ce vers pose le problème des préjugés de couleur auquel ils sont confrontés, une fois arrivée en France métropolitaine. Leur vie hors de leur terroir, leur a apporté beaucoup de chagrins. Mais, ils n’étaient pas dans l’exaltation du pays natal : « J’ai mal à ce pays comme on a mal au cœur ». (Patient, Le Mal du pays, p. 53).
Serge Patient (1935 - 2021)
Damas aimait d’un amour profond cette Guyane natale, mais tout en tachant d’être loin de l’admiration du Cahier de Césaire, face au retour au pays. Cependant, Stephenson tout comme Damas ne s’empresse pas d’encenser le pays natal sans un quelconque recul. Stephenson critique : « Il fait nuit noire sur la Guyane » (Flèche pour le pays à l’encan, p. 32). Il poursuit à la page 54, pour appeler son peuple à la bataille : « Lève-toi en plein combat, l’ennemi est sur nos rives ». Il dénonce ce désintérêt inculqué aux jeunes guyanais qui refusent de rester chez eux, des jeunes qui veulent comme il écrit dans O Mayouri (p. 28) à tout prix foutre le camp. Stephenson poursuit sa quête en critiquant aussi l’attitude du noir, par rapport aux éléments naturels de son terroir : « Pas un noir, pas un seul qui osera se baigner sur la plage, notre plage » (Flèche pour un pays à l’encan, p. 21). Les poètes de la négritude guyanaise ont eu comme les autres, un regard acide sur la France.
Patient crie ainsi les douleurs de l’exil dans Le mal du pays, « C’est vrai je fus plus nègre en mon exil de neige » (p. 55). Ce regard sera aussi celui des « héritiers ». Car Émeline Octavie dans son premier livre Masque noir sur face blanche (2006), qui fait écho à Fanon, écrit : « Du pays qu’ils prennent goût à appeler, le pays des gens » (p. 13). Ce vers pose toute la problématique de l’outre-mer. Comment être français tout en étant né ailleurs ? Cette même question que Damas s’est posée dans Pigments (1937), quand il s’est senti ridicule avec des vêtements occidentaux. L’héritage de la négritude en Guyane n’est pas intrinsèquement lié à Damas. Du lieu de la critique, la place de la femme dans cette négritude n’a pas été souvent posée. La place que les hommes de la négritude guyanais ont accordé aux personnages féminins dans leurs œuvres, qui sera redéfinie par les écrivaines guyanaises. Tina Harpin dès le résumé de son texte (p. 93) Amour, colère et Nausée nous dit : « Cette étude montre que la gente féminine reste inaudible chez les héritiers mâles de la négritude : Bertène Juminer, Serge Patient, Elie Stephenson, tandis que Lyne Marie Stanley, Sylvianne Vayaboury et Marie Georges Thébia exposent le point de vue des femmes et les épreuves subies ». Par ailleurs Tina Harpin évoque la représentation du personnage D’chimbo dans l’œuvre de Damas, patient et Stephenson. Elle écrit : « Stephenson choisit de défendre D’chimbo malgré sa franche mysoginie ». (T Harpin, Ibid., p. 100). L’auteure met aussi l’accent sur la transformation du mythe de D’chimbo par ces poètes qui ont banni le viol du personnage assassin ou lui prêter une raison de violer. C’est cette représentation que D’chimbo, voleur, violeur et assassin va avoir dans la conception littéraire guyanaise.
Dans son texte D’chimbo, un « monstre » Héroïque ? Tina Harpin traite de l’écriture du mythe de D’chimbo par Frederic Bouyer et le changement de nature du personnage à travers les réécritures de la légende, vers les années 1970. Bien que Françoise Loe Mie, qui a donné à son premier roman un titre si révélateur Voile de misère sur les filles de Cham (2003), ait pu citer Damas en dédicace dans son livre Complainte de la negresse Ambroise D’chimbo, la critique Kathleen Gyssels nous confie ceci, à propos de l’héritage et à cause de sa parole insolente : « Damas qui à part quelques émules (Elie Stephenson et Serge Patient), semble ne pas faire l’unanimité au pays natal. Parmi les jeunes auteurs guyanais, Damas n’incarne en rie un ainé ou un modèle » (p. 42-43). Elle va plus loin et affirme : « Pour Sylviane Vayaboury, et Françoise Loe Mie, c’est encore le « Nègre » violeur qui semble redécouvert. Seule Catherine le Pelletier lui voue une sincère admiration » (K Gyssels, op. cit.). Il existe non seulement cette distance des « héritiers » (non pas au sens bourdieusien) vis-à-vis de Damas, mais aussi une distance totale de certains écrivains qui sont nés dans la patrie de Bertène Juminer qui est : « Sans conteste le plus grand romancier guyanais de la négritude » (Ndagano, Guyane entre mots et maux, 1994). Il s’interroge aussi sur le fait qu’aucune recherche n’a été conduite en Guyane ou par un guyanais sur un autre écrivain guyanais. Nonobstant, Stephenson réclame en ce sens la présence d’un être sauveur : « Viendra-t-il un homme, un seul ! pour avoir o mon peuple, de l’histoire, une virgule », (Comme des gouttes de sang, p. 57).
Pour aller plus loin :
- Blerald, Monique, Lony, Marc, Gyssels, Kathleen (dir), Léon Gontran Damas, poète, écrivain patrimonial et post-colonial. Guyane, Ibis Rouge, 2014, 358 p.
- Blerald, Monique, Ndagano, Biringanine (dir), Introduction à la littérature guyanaise. Guyane, CCDP, 1996, 254 p.
- Blerald, Monique, Gnagéla, René(dir), Serge, Patient et Elie, Stephenson, Témoins de leur temps. Guyane, Orphie, 2018, 2008 p.
- Buffet, Martine, Copin, Laetitia, Anthologie littéraire des Caraïbes et de l’Amazonie. Paris, Présence Africaine, 2016, 723 p.