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L’abbé Jean-Pierre Moussa, plus qu’un modèle noir #1 : sur les traces d'un abolitionniste méconnu (1er épisode)

Jean-Durosier Desrivières
17 février 2020
Du 14 septembre au 29 décembre 2019, s’affichait au Mémorial Acte de Pointe-à-Pitre (en Guadeloupe) « Le modèle noir, de Géricault à Picasso ». Cette exposition temporaire jouissait encore d’une prolongation quand, le dimanche 5 janvier 2020, notre regard s’est confronté aux œuvres représentées. Le portrait de l’abbé Jean-Pierre Moussa, peint par Pierre-Roch Vigneron en 1847, a attisé notre curiosité ; pas tant le portrait lui-même que l’histoire de ce personnage… Serait-ce le premier prêtre noir abolitionniste ?  Dans ce premier épisode, le blog Manioc retrace le parcours de Jean-Pierre Moussa de 1814 à 1846-1847 à travers ls sources.
Abbé Jean-Pierre Moussa peint par Pierre-Roch Vigneron
L'abbé Jean-Pierre Moussa peint par Pierre-Roch Vigneron en 1847 Musée Salies, Bangères-de-Bigorre

Saint-Louis – Paris, aller – retour

Jean-Pierre Moussa, d’après plusieurs sources croisées, serait né en 1814, à Saint-Louis du Sénégal, mais ailleurs on retient l’année 1815. Celui dont le nom – Moussa – semble signifier Moïse en wolof, pousse ses premiers cris sur une terre où la colonisation française, assez vieille déjà, commençait à se consolider avec l’établissement des premières missions de l’église catholique. Il est d’ailleurs le fils d’un sénégalais converti au catholicisme, selon Jean-Luc Le Bras, auteur de L’Abbé Jean-Pierre Moussa (1815-1860). Premier prêtre noir ayant exercé au Sénégal [1].

Accompagné de deux autres « métis » sénégalais, Arsène Fridoil (1815-1852) et David Boilat (1814-1901), natifs également de Saint-Louis du Sénégal, Jean-Pierre Moussa sera envoyé en France en 1827 pour une formation spirituelle et technique. Celle-ci, d’après la concordance de nos sources, rentre dans le cadre d’un projet d’émancipation des Noirs initié par la Mère Anne-Marie Javouhey, fondatrice des Sœurs de Cluny (1779-1851), et le baron Roger, gouverneur du Sénégal à cette époque.

En France, le jeune sénégalais aurait fait « ses études au Petit Séminaire africain de Bailleul-sur-Thérain dans l’Oise », avant d’être admis « au Séminaire de Carcassonne », puis envoyé au Séminaire du Saint-Esprit à Paris, le 2 novembre 1838, si l’on se fie aux écrits vraisemblables de Jean I.N. Kanyarwunga dans un forum d’échanges sur l’Afrique [2]. Quant au Père Adolphe Cabon (de la Congrégation du Saint-Esprit), concernant Jean-Pierre Moussa, il raconte ce qui suit dans ses Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti [3] :

« Élevé en France par les soins de la Vénérable Mère Javouhey, entouré d’attentions par les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, considéré au Séminaire du Saint-Esprit pendant deux ans avec ses deux compagnons, les abbés Fridoil et Boilat, comme les prémices d’un clergé sénégalais indigène, fêté à ce titre à la Cour de France, reçu aux Tuileries, admis à dire la messe à Fontainebleau devant Louis-Philippe, comblé de dons par la reine Marie-Amélie, il perdit le sens exact de sa position de missionnaire parmi les siens, pour se regarder trop comme le premier de sa race que l’Église élevait au sacerdoce et un exemple de ce que l’on pourrait obtenir de populations naguère esclaves. » (p. 454)

Ordonné prêtre le 19 septembre 1840 à Paris, en même temps que ses confrères, « réclamé par sa famille, l’abbé Moussa arrive à Saint-Louis le mardi de Pâques 13 avril 1841 », comme l’énonce Joseph Roger de Benoist dans son Histoire de l’Église catholique au Sénégal, du milieu du XVème siècle à l’aube du troisième millénaire (p. 117) [4]. Il est donc le premier à retourner au pays natal, d’après Le Bras. Plusieurs sources soulignent un accueil plein d’égards par la société coloniale. Dans L’ami de la religion et du roi : journal ecclésiastique, politique et littéraire [5], daté du samedi 12 juin 1841, on peut lire notamment :

« Il a été reçu par tout le monde avec enthousiasme. Le gouverneur, les officiers civils, les chrétiens et les mahométans se sont empressés autour de lui ; tous l’ont félicité d’avoir si bien profité des quinze années qu’il a passées en France pour s’instruire dans les sciences divines et humaines, et surtout de ce que, le premier de la nation wolof, il a été élevé à la dignité de prêtre et d’apôtre de son peuple.Le dimanche de Quasimodo, il s’est rendu à l’église, fermée et privée de pasteur depuis long-temps [sic], et y a célébré solennellement le saint sacrifice de la messe. Son père, vieillard nonagénaire, a rempli l’office de chantre avec un jeune homme. Jamais on n’a rien vu de si touchant : l’église ne suffisoit [sic] pas pour contenir la foule d’Européens et d’Africains qui étoient [sic] accourus de toutes parts.Après l’Évangile, M. l’abbé Moussa est monté en chair et a prononcé un discours qui a fait fondre en larmes son auditoire. » (p. 538)

Considéré comme un prêtre dévoué, se préoccupant « activement à catéchiser les captifs de case dont on prévoit la prochaine émancipation » (J. R. de Benoist, p. 119), il aurait fondé avec son confrère Boilat un collège secondaire pour africains à Saint-Louis.

Un prêtre noir abolitionniste

Entre 1841 et 1845, l’intérim de la préfecture est confié à l’abbé Moussa, en remplacement de l’abbé Maynard ; aussi, il devient curé de Gorée, remplaçant ainsi l’abbé Fridoil. Toutefois, avant d’abandonner sa préfecture au début de 1845 pour rentrer définitivement en France, l’abbé Maynard, d’après Cabon :

« l’accusa d’abord de légèreté, d’imprudence, de manque de dignité et de réserve dans ses relations, de négligence dans ses devoirs d’état : « Tout en gardant à l’extérieur les vertus du prêtre, il n’en conserve plus l’esprit. » Plus tard, des fautes lui sont imputées ; l’administration civile l’en disculpe après enquête, mais dans des termes qui laissent percer un excès de complaisance. » (p. 455)

Contrairement au récit de Cabon, le Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique occidentale française (Paris, 1918-1938) [6] rapporte que :

« l’abbé Moussa ayant été nommé curé de Gorée et remplacé au Collège par le troisième prêtre noir, l’abbé Fridoil, le Préfet apostolique Maynard s’efforça, selon le Gouverneur, de trouver en faute l’abbé Moussa, pour avoir le droit de le remettre en sous-ordre au Collège et de faire passer l’abbé Fridoil à Gorée ; car, le Préfet apostolique « est peu partisan du Collège créé par M. le Gouverneur Bouet, et il espère le faire tomber en en éloignant le professeur qui se livre à l’enseignement avec un zèle digne d’éloges et exerce une grande influence sur les habitants » (p. 282)

Quand l’abbé Boilat vient à s’occuper de la cure de Gorée, refusant d’être placé sous l’autorité de son confrère, l’abbé Moussa se met beaucoup à voyager « en Guinée portugaise et au Cap Vert, puis rentre en France où il mène une vie assez mondaine dans l’orbite de l'abolitionniste Schoelcher, et même de la famille royale », affirme J. R. de Benoist à la page 20 de son livre... Le tome XXVII des Mémoires de la société académique d’Archéologie, Sciences et Arts du département de l’Oise [7], daté de 1933, nous révèle la grande joie de Mère Javouhey qui, le 23 juillet 1846, écrit en ces termes à Mère Rosalie :

« L’abbé Moussa vient d’arriver bien à propos pour confondre ses ennemis et les nôtres ; il porte dans tout son être l’empreinte de la vertu la plus pure ; ses paroles, son maintien, sont l’innocence même. Il est allé droit au séminaire du Saint-Esprit ; on lui a dit qu’il n’y avait pas de place ; nous l’avons logé chez M. Châtenay où il est très bien. Il a fait sa visite au Nonce d’abord, qui l’a reçu comme son fils ; le roi, comme son aumônier de Fontainebleau d’il y a cinq ans ; il lui a dit des choses gracieuses. La reine et Mme Adélaïde lui ont assuré que s’il avait besoin de quelque chose il pouvait s’adresser à elles… » (p. 427)

De 1846 à 1847, l’abbé Moussa séjourne donc en France. Le lundi 21 décembre 1846, son engagement auprès de Victor Schoelcher, luttant pour l’abolition du système esclavagiste, est confirmé et élucidé par Schoelcher lui-même, à travers son Histoire de l'esclavage pendant les deux dernières années. 2[8] (1847) :

« Si les abolitionistes [sic] avaient besoin d’un encouragement pour s’assurer que la cause qu’ils défendent est sacrée, le grand concours de monde que l’annonce du sermon de M. l’abbé Moussa avait attiré lundi dans la petite église Saint-Laurent, suffirait pour ne leur plus laisser de doute. Là se trouvaient des hommes, des femmes de tout caractère et de tout rang ; là, nous avons pu voir de notre place de généreux ouvriers à côté de M. Lamennais, de M. Ed. Quinet, de M. Geoffroy Saint-Hilaire, accourus pour entendre le prédicateur nègre. » (p. 434)

Plus loin, Schoelcher nous fait entendre les propres mots du sermon de l’abbé en le
citant longuement :

« Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il fût l’esclave d’un autre homme ; Dieu a créé tout pour l’homme, et l’homme pour lui. L’esclavage commet un sacrilège ; il tue l’âme, et l’âme, vous le savez, chrétiens, c’est le souffle de la Divinité. – Pourquoi ne puis-je apprendre à mes frères dans la servitude à connaître et adorer Dieu ? Pourquoi m’est-il défendu de faire arriver jusqu’à leur oreille les consolations puisées dans l’Évangile ? Pourquoi ? c’est parce qu’ils sont esclaves et que l’Évangile c’est la liberté. Non ! m’ont dit les maîtres ; ne leur parlez pas ; ils sentiraient leur dignité, ils ne seraient plus soumis. Mais je ne veux point crier malheur sur ceux qui, par cupidité, ont étouffé les bons instincts de ma race en l’asservissant ; je prie pour eux ; je n’ai dans l’âme que charité pour leur cruel aveuglement ; et si je suis tout aux noirs qui gémissent dans l’opprobre, ceux qui les oppriment ne trouveraient qu’indulgence dans mon cœur s’ils avaient besoin de mon ministère. » (p. 435)

M. l’abbé Moussa a terminé son discours par une image poétique et touchante », affirme Schoelcher, fidèle aux longues citations :

« Depuis six mois, mes frères, que je suis au milieu de vous, j’ai deux anges à mes côtés ; l’un, triste comme la mélancolie et la face recouverte d’un crêpe, me rapporte toutes les plaintes de mes enfants du Sénégal, c’est l’ange de la patrie. Que fais-tu loin des tiens ? me dit-il ; t’est-il permis de te reposer quand ils pleurent, quand ils sont encore déchirés par le fouet de leurs maîtres ? t’est-il permis d’être à Paris quand leurs cœurs ont besoin de tes exhortations ? Qui consolera la mère à qui son fils répète : Mère, je suis homme ; pourquoi m’as-tu fait naître esclave ? » (p. 436). L’autre ange, n’est autre que celui de la France qui lui déclare : « Toi, enfant de cette race avilie, je t’ai fait entrer dans le sacerdoce, et depuis que tu es revenu au milieu de la grande famille, tu n’as pas fait entendre ta voix !  » (p. 437)

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Dans le tome III de L’abolitionniste français (1846)[9], l’on analyse la résistance du « Gouvernement » aux différentes voix prolétaires et philanthropiques de la société civile et du monde politique qui réclament l’abolition complète de l’esclavage dans les colonies françaises. A bien lire le court passage suivant, soulignant les retards du gouvernement français par rapport à d’autres gouvernements sur la question de l’abolition, la manière d’y évoquer le prêtre noir paraît surprenant et témoigne, en conséquence, de son aura dans le contexte sociopolitique de l’époque : « Émancipation par deux gouvernements représentatifs et un gouvernement absolu… Émancipation par deux Monarques protestants et un Monarque musulman… De Monarque catholique, point… Mais M. l’abbé Moussa nous annonce un meilleur avenir. » (p. 357).

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Le prochain épisode vous conduira sur les traces de l'abbé Moussa en Haïti... A suivre !

 

Documents cités

 

Autres documents

Les documents suivants évoquent l'abbé Moussa :

  • François Delaplace, La vénérable mère Anne-Marie Javouhey, Paris, Maison-mère de l'institut, 1915. Disponible sur Manioc.org, collection Archives territoriales de Guyane.
  • François Delaplace, La R. M. Javouhey, fondatrice de la Congrégation de Saint-Joseph de Cluny : histoire de sa vie, des œuvres et missions de la congrégation. Tome II, Paris, Librairie Victor Lecoffre ; Paris, Librairie catholique internationale, 1886. Disponible sur Manioc.org, collection Conseil départemental de la Guadeloupe, La Médiathèque Caraïbe.

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