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Les arbres de Guadeloupe 1re partie

Alain Rousteau
14 février 2024
Au XIXe siècle, alors même que l'industrie prenait son essor, une nouvelle conception de la nature émerge petit à petit. Par exemple, en 1872 aux Etats-Unis, est créé le premier parc national. En Guadeloupe, il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour voir apparaître plusieurs mesures administratives ayant pour objet de protéger le patrimoine naturel.
Photographie de l'Herbe-poison
L'Herbe-poison (zèb poizon) (Lobelia persicifolia Lam., Campanulaceae) est endémique de la Guadeloupe. Elle n'existe nulle part ailleurs qu'en Guadeloupe... et encore, uniquement dans les forêts pluviales de la Basse-Terre. Les fleurs en tube, se sont adaptées aux becs des colibris, à moins que ce ne soit l'inverse (source : Alain Rousteau). CC-BY-NC-ND

Les préoccupations des hommes

Au XIXe siècle, alors même que l’industrie prenait son essor, une nouvelle conception de la nature émergea petit à petit. Les productions de Henry David Thoreau et de nombreuses autres personnalités, particulièrement aux Etats-Unis d’Amérique, ont contribué à changer les consciences et conduisent à infléchir les décisions politiques. En témoignage de cette nouvelle tendance, le premier parc national fut créé en 1872 aux Etats-Unis. Il avait fallu quelque temps pour que la société industrielle attribue (ou réattribue) une valeur patrimoniale à la nature.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la Guadeloupe a fait l’objet de plusieurs mesures administratives destinées à protéger son patrimoine naturel.
 

Photographie d'arbres fruitiers
« La splendeur merveilleuse de la nature... » Cocotiers, Echinocactus ou Chandeliers, Manguiers, Bananiers, etc... (source : Manioc). Domaine public

Auparavant, certaines parties du territoire de la Basse-Terre étaient classées en « forêts de protection » parce que la transformation du couvert végétal en forêt de production ou en terres agricoles, aurait immanquablement provoqué des catastrophes. Les forêts naturelles garantissent en effet, la stabilité des terrains, la régularité des ressources en eau, la minoration des processus d’érosion, la minoration de la sédimentation dans les cours inférieurs des grandes rivières, sur le littoral et jusqu’aux barrières récifales… En somme, on savait par expérience que le maintien des forêts « naturelles » sur des terrains en pente, soumis à des climats tropicaux insulaires, était la meilleure façon, la seule façon peut-être, de conserver les ressources naturelles (ou de retarder leur disparition) comme aussi de garantir des services écosystémiques essentiels. Et il est clair que les ressources et les services dont il est ici question, sont ceux qui profitaient aux habitants.

Ce qui est arrivé au XXe siècle, c’est un changement d’objectif. Les mesures de protection n’ont plus seulement concerné la satisfaction des hommes mais aussi, de façon explicite, le vivant « sauvage » qui peuple les îles : c’est-à-dire les espèces indigènes et les écosystèmes qu’ensemble elles constituent. Alors bien sûr, les lamentins dans la mer, les perroquets dans les canopées, le rat Moudong avaient été proprement exterminés avant la fin du XIXe siècle mais il restait sur les îles des Petites Antilles, un patrimoine considérable et c’est lui qui va être visé par la création d’un « parc naturel », qui deviendra « parc national de la Guadeloupe » en 1989. Parallèlement, des statuts juridiques adaptés vont être appliqués au patrimoine paysager (bassin versant de la Grande-Anse de Deshaies par exemple). Des réserves naturelles vont être créées pour étendre la protection à des sites transformés par l’activité des hommes. Des inventaires vont être consacrés à la diversité du vivant (inventaires des Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistiques et Floristiques ou ZNIEFF) — sans que ces recensements, juridiquement « non opposables », n’améliorent la préservation des « zones » en question.

La connaissance et la sensibilité de la flore antillaise

La connaissance de la flore antillaise ou plutôt la transcription de ce savoir, commence au XVIIe siècle (voir Rollet et al. 2010). Les contributions essentielles des peuples amérindiens (Caraïbes et Arawak en particulier) y sont intégrées. Le patrimoine correspond alors, le plus souvent, aux plantes utiles, ou conçues comme telles, et aux savoirs qui permettent d’en tirer parti. Les plantes exploitées et notamment celles qu’on mange, circulent abondamment d’île en île ou même traversent les océans. Les travaux scientifiques commencent avec le XVIIIème siècle sous forme de catalogues illustrés et, au début du XIXème, les listes d’espèces sont progressivement remplacées par de vraies « flores », c’est-à-dire des publications scientifiques qui décrivent de façon systématique, la réalité du monde végétal antillais et, en principe, permettent les déterminations (Rollet et al. 2010). L’agriculture se développe en même temps que progresse la botanique mais les terres cultivées s’étendent toujours au détriment des forêts initiales. Au fond, le patrimoine naturel semble avoir changé de statut dans les consciences lorsqu’on s’est rendu compte de sa fragilité. Ce dont nous héritons (c’est-à-dire le patrimoine au sens propre du mot) n’est nullement éternel. En particulier, dans ces régions insulaires si bien connues que sont les Petites-Antilles, on perçoit mieux la raréfaction de certaines espèces et même occasionnellement, les extinctions. Après les gravures des anciens et les informations cadastrales, les couvertures photographiques réalisées par l’IGN depuis les années cinquante, permettent d’estimer précisément le retrait des forêts. Depuis la période précolombienne, la diminution de l’aire occupée par les forêts natives, s’est nécessairement traduite par des extinctions locales. En Guadeloupe, environ 40% du couvert végétal a été supprimé et une part significative des forêts initiales a été profondément transformée (Rousteau et al. 1996, IGN 2014). Cette modification imposée par l’homme reste cependant fort modeste si on la compare à celle qui affecte d’autres territoires. Mais compte tenu de la richesse biologique en jeu, elle est préoccupante.

Aujourd’hui, on estime que 256 plantes indigènes de Guadeloupe sont menacées de disparition et 110 autres sont quasiment menacées (IUCN 2019). Parmi ces plantes, on relève 14 espèces endémiques. On compte dans ce dernier recensement, la disparition de 5 espèces. Evidemment, il n’est pas facile de confirmer ces disparitions…

Le patrimoine : la richesse

Comme la biodiversité, la richesse peut concerner différents niveaux d’organisation ou différents taxa. Par exemple, on peut estimer la richesse en comptant le nombre de familles différentes représentées dans un territoire. Ici, nous adoptons la façon traditionnelle en comptant le nombre d’espèces que la botanique reconnaît comme distinctes. On doit à Jacques Fournet la patiente recollection des taxa antillais, la mise à jour de la taxinomie et enfin, la rédaction de la flore des Antilles françaises (1978 et 2002).

 

Si certaines plantes antillaises ont disparu, d’autres espèces, originaires de territoires tropicaux plus ou moins lointains, ont été apportées par l’homme. Ces introductions répondent souvent à des besoins alimentaires ou industriels, voire à des préoccupations ornementales, comme l’est sans doute l’introduction du Flamboyant depuis sa patrie malgache ; d’autres introductions sont moins indispensables. Dans un grand nombre de cas, les botanistes connaissent l’origine des plantes et les raisons de leur introduction. Mais dans certaines familles de plantes telles que les Graminées (Poaceae) ou les Cyperaceae, les transports des semences ont été multipliés, surtout à l’époque récente, de sorte qu’il est difficile d’établir la liste des espèces introduites par les agronomes. Malgré tout, l’incertitude ne porte que sur quelques dizaines d’espèces herbacées de milieux ouverts.

 

Dessin d'un arbre à pain
Arbre à pain (source : Manioc). Domaine public

Aujourd’hui on estime le nombre des plantes vasculaires natives de la Guadeloupe (c’est-à-dire indigènes), à quelque 1706 (selon le Référentiel taxonomique). On observe qu’un certain nombre d’espèces incluses dans le référentiel ne sont pas indigènes, ou possèdent un statut incertain. En clair, il reste un peu de ménage à faire mais il demeure que la flore des Antilles est une des flores tropicales les mieux connues. Avec 1100 espèces, la richesse des plantes à fleurs (Angiospermes) est le tiers ou le quart de la richesse observée en France hexagonale, un territoire 338 fois plus vaste que la Guadeloupe.

Photographie ancienne de fougères
Un fourré de fougères géantes dans la forêt amazonienne (source : Manioc). Domaine public

Parmi les plantes vasculaires de Guadeloupe, on compte aussi, 308 fougères et quelques Lycopodineae (Bernard 2010) ; ce groupe est représenté par seulement 116 espèces dans l’Hexagone et 144 en Europe occidentale. La seule île de la Basse-Terre (qu’on appelait initialement la Guadeloupe) héberge les 308 espèces de fougères, c’est-à-dire 2 fois plus que l’Europe occidentale.

Nous savons depuis les explorations d’Alexander von Humboldt et d’Aimé Bonpland (1799-1804) — et sans doute bien avant cette époque — que les régions tropicales humides sont presque toujours plus riches que les régions tempérées. Dobzhansky soulignait ce contraste et s’en étonnait encore en 1950. Cette richesse anormale témoigne-t-elle de conditions favorables à la spéciation (c’est-à-dire à la naissance de nouvelles espèces) ou témoigne-t-elle de conditions limitant les extinctions ? Les forêts tropicales pluviales sont-elles des berceaux ou des musées ? Nous n’avons pas la réponse, bien entendu.

Malgré tout, et en dépit des chiffres un peu vertigineux proposés à l’instant, les îles des Petites-Antilles ne sont pas les territoires les plus riches du monde. Sur ces petits mondes, l’effet « tropical » est atténué par un effet insulaire : si on compare des aires équivalentes, choisies à une latitude donnée, les îles apparaissent moins riches que les territoires continentaux voisins. C’est une règle biogéographique et nous en connaissons à peu près les raisons, au moins depuis McArthur et Wilson (1967).

La diversité taxinomique qu’on identifie ici, accompagne une grande diversité de formes. Les plantes des régions tropicales humides, ont des architectures et des comportements variés à l’extrême. Les lianes ligneuses ou herbacées, les plantes de sous-bois, les épiphytes, c’est-à-dire les plantes qui vivent sur les arbres, dans la canopée ou bien sur les troncs, plus à l’ombre, sont nombreuses et expriment un polymorphisme dont les « types biologiques » des manuels rendent maladroitement compte. Cette diversité de formes participe à l’exubérance qu’on évoque souvent à l’endroit de la végétation ombrophile. Les Antilles ne font pas exception mais on doit noter que, pour des raisons non totalement élucidées, cette impression paysagère est plus évidente et plus accessible dans les montagnes des Petites Antilles que dans les grandes forêts planitiaires des continents.

Références

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