Les entretiens du blog Manioc n° 2 : André Calmont et la géographie des migrations dans la Caraïbe et en Guyane
André Calmont, vous êtes géographe et vous avez enseigné en tant que maître de conférences à l’Université des Antilles et de la Guyane puis à l’Université des Antilles, pouvez-vous nous présenter brièvement vos champs de recherche et votre laboratoire de rattachement ?
En dehors de quelques autres travaux, mes champs de recherche tournent principalement autour de deux axes : d’une part, les dynamiques migratoires dans la Caraïbe, en particulier la mobilité des Haïtiens dans cet espace mais d’autres problématiques de la Caraïbe ont été également explorées, socio-démographiques ou géopolitiques. D’autre part, les problématiques de développement en Guyane, en relation avec les migrations ou l’environnement mais aussi des problématiques urbaines.
Le laboratoire de rattachement est l’EA 929 « AIHP-GÉODE Caraïbe » (Archéologie industrielle, Histoire, Patrimoine / Géographie-Développement-Environnement de la Caraïbe) qui est rattaché administrativement à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines du pôle Martinique de l’Université des Antilles. L’équipe d’accueil EA 929 compte une trentaine de membres permanents, dont des universitaires extérieurs à l’Université des Antilles et des chercheurs associés venant de la Caraïbe, et les axes de recherche sont centrés sur la Caraïbe. Le laboratoire dispose d’un atelier de cartographie.
Quelles sont les principales caractéristiques de la géographie des migrations dans les espaces caribéen et guyanais ?
Dans le passé, l’espace caribéen a constitué un foyer majeur d’immigration : groupes amérindiens Arawak puis Karib, venant du bassin amazonien, colonisation européenne, migration forcée de la traite africaine, recrutement de travailleurs contractuels de l’Inde et de la Chine, migrants en provenance la Grande Syrie ottomane. Après la seconde Guerre Mondiale, il y a un renversement de la tendance migratoire et les flux de départ l’emportent désormais très largement, en direction des métropoles de l’économie capitaliste : Royaume-Uni, Pays-Bas, France, États-Unis, Canada. Aujourd’hui, plus de 10 millions de Caribéens vivent hors de la région. Parallèlement, se sont effectués des déplacements à l’intérieur du Bassin caribéen : environ un million de Caribéens vivent dans un autre pays de la Caraïbe que le leur, dont la moitié, il est vrai, concerne les Haïtiens en République Dominicaine.
Carte des Grandes Antilles
« Aujourd’hui, plus de 10 millions de Caribéens vivent hors de la région. Parallèlement, se sont effectués des déplacements à l’intérieur du Bassin caribéen : environ un million de Caribéens vivent dans un autre pays de la Caraïbe que le leur, dont la moitié, il est vrai, concerne les Haïtiens en République Dominicaine. »
« Aujourd’hui, plus de 10 millions de Caribéens vivent hors de la région. Parallèlement, se sont effectués des déplacements à l’intérieur du Bassin caribéen : environ un million de Caribéens vivent dans un autre pays de la Caraïbe que le leur, dont la moitié, il est vrai, concerne les Haïtiens en République Dominicaine. »
En Guyane, au contraire, les flux d’immigration s’accentuent depuis la départementalisation. Il y a eu d’abord des politiques migratoires de développement, associant migration organisée et relance du secteur productif : opérations à Saint-Jean, à Crique Jacques (Mana), à Sinnamary et surtout le « Plan Vert » dans les années 1970. D’autres migrations ont été organisées en relation avec des évènements conjoncturels extérieurs à la Guyane (Réunionnais, Hmongs) ou encore par des entreprises privées (travailleurs venant de l’île de Sainte-Lucie). Á partir des années 1960, se développent des migrations spontanées à grande échelle, dont le catalyseur a été la construction du centre spatial de Kourou qui a fait connaître la Guyane comme destination migratoire potentielle. Aujourd’hui, les trois principales « communautés » que sont les Brésiliens, les Haïtiens et les Surinamais, sont complétées par de nombreux autres groupes comme les Péruviens, les Dominicains ou les originaires de l’Afrique subsaharienne. A toutes ces migrations étrangères, s’ajoute l’installation, en nombre significatif, de nationaux en provenance de l’Hexagone et des Antilles françaises.
Vous avez travaillé sur l’immigration haïtienne dans la Caraïbe et en Guyane, cette présence est-elle identique dans ces deux espaces, ou au contraire, présente-t-elle des traits distinctifs par exemple en termes de provenance géographique ou sociale d’origine ?
Par rapport à la population totale, les Haïtiens sont relativement moins nombreux dans les territoires caribéens qu’en Guyane, à l’exception des Bahamas et de Saint-Martin. Ils sont présents dans une quinzaine de territoires insulaires, totalisant environ 700 000 personnes dont la majeure partie, il est vrai, se trouve dans le pays voisin.
Il existe des circuits et des réseaux différenciés : chaque région d’Haïti a développé ses propres filières dans lesquelles se construisent des chaînes de solidarité et d’échanges entre la zone d’origine et le pays d’installation : ainsi, les régions centrale et septentrionale sont les principaux espaces d’émigration vers la République Dominicaine, tandis que les régions du Nord-Ouest et plus tard du Nord sont les principales sources de flux à destination des Bahamas. En Guyane, les premières tentatives d’installation ont concerné des travailleurs d’Aquin, dans le sud du pays, et ces prémices expliquent que la majorité des migrants est toujours issue de cette région.
« En Guyane, les premières tentatives d’installation ont concerné des travailleurs d’Aquin, dans le sud du pays, et ces prémices expliquent que la majorité des migrants est toujours issue de cette région. »
« En Guyane, les premières tentatives d’installation ont concerné des travailleurs d’Aquin, dans le sud du pays, et ces prémices expliquent que la majorité des migrants est toujours issue de cette région. »
Si le profil socio-économique reste globalement le même dans l’ensemble de la Caraïbe (migrants peu ou pas formés, emplois dans le secteur agricole, le bâtiment, les services à la personne, …), des différences peuvent être observées : ainsi en Martinique, il y a beaucoup d’exploitants agricoles par rapport à la Guadeloupe qui compte surtout des salariés dans l’agriculture. De même, à la différence de la Guyane et même de la Guadeloupe, la Martinique compte depuis longtemps des migrants dans des professions qualifiées, enseignants et surtout médecins, en raison notamment de la coopération qui existe entre la Faculté de médecine d’Haïti et le CHU de Fort-de-France.
Quelles sont les évolutions récentes de la migration haïtienne dans la Caraïbe et en Guyane ?
En République Dominicaine, les travailleurs pour la coupe de la canne à sucre ont progressivement laissé la place à ceux qui se dirigent vers d’autres zones agricoles (riz, cacao, banane, café) ou d’autres secteurs économiques (bâtiment, tourisme, industrie) ou vers le secteur informel du milieu urbain, en particulier dans la capitale, Santo Domingo, tandis que les femmes et les étudiants sont désormais plus nombreux à émigrer.
Bien que plus récente, la migration haïtienne en Guyane présente, depuis les années 2000, de nouvelles tendances. On observe d’abord une croissance des flux, en relation avec la dégradation de la situation politique, économique, sociale et sécuritaire dans le pays de départ. D’autre part, les migrants, traditionnellement des ruraux originaires du Sud, viennent de plus en plus des centres urbains ; ils arrivent à un âge plus jeune que les générations précédentes, avec une fraction importante de mineurs et la féminisation des flux s’est accentuée. De ce fait, la seconde génération représente une part croissante de la population d’origine haïtienne. La migration s’est aussi spatialement diversifiée, au-delà de la capitale, pour investir une grande partie du territoire guyanais, l’Ouest en particulier. Par ailleurs, le profil social et professionnel a changé, avec l’arrivée croissante de travailleurs qualifiés et surtout d’étudiants. Enfin, la forte endogamie traditionnelle chez les migrants haïtiens semble évoluer, depuis quelques années, vers une certaine mixité, même si elle reste très loin du niveau d’exogamie d’autres groupes d’immigrés.
Quelles sont les réactions des sociétés d’accueil, le fait migratoire haïtien est-il une source de crispation identitaire de la part des hôtes ?
Les réactions sont très diverses en fonction du contexte spécifique à chaque territoire. Á Cuba, par exemple, depuis la révolution castriste, la discrimination à l’égard des Haïtiens s’est estompée et ils se sont rapidement intégrés à la société cubaine, notamment par le biais de l’éducation. Il est vrai aussi qu’en dehors des nombreux descendants d’Haïtiens, il y a peu de véritables migrants aujourd’hui à Cuba, à l’exception d’une importante migration estudiantine.
A contrario, la question migratoire est particulièrement sensible en République Dominicaine et la crispation engendrée par ce phénomène constitue un enjeu central dans le débat politique de ce pays. Les réactions dominicaines sont souvent hostiles et les Haïtiens sont confrontés quotidiennement à la discrimination et aux abus, sur les lieux de travail comme dans les administrations, sans compter les expulsions massives et brutales, les incidents frontaliers ainsi que le problème posé par la seconde génération des migrants sans papiers, leurs enfants constituant une population sans existence légale.
En dehors du cas emblématique dominicain, le rejet des Haïtiens a pris des formes radicales dans d’autres pays caribéens, comme Saint-Martin après le cyclone Luis en 1995 ou les Bahamas après l’ouragan Dorian en 2019 : dans ces deux territoires, les autorités ont profité de la catastrophe naturelle pour effectuer un « nettoyage ethnique », renvoyant dans leur pays les migrants sinistrés sans papiers. L’intégration des Haïtiens en Guadeloupe et en Martinique semble poser moins de problèmes. Il existe cependant quelques phénomènes de discrimination par la population et les autorités, surtout en Guadeloupe (affaire Ibo Simon en 2002) mais également et plus récemment en Martinique (graffitis xénophobes).
En Guyane, la croissance de l’immigration haïtienne depuis les années 2000 a généré une crispation de la part d’une grande partie de la société d’accueil, remettant en cause le processus d’intégration qui s’était progressivement enclenché dans la décennie précédente et qui, lui-même, faisait suite à un premier rejet des migrants haïtiens dans les années 1980. Au-delà des préjugés et du discours, l’insertion des Haïtiens semble, malgré tout, se poursuivre dans une société guyanaise en quête d’identité.
Propos recueillis par Camel Boumedjmadjen
Pour aller plus loin :
Bibliographie sommaire :
- André Calmont et Pierre Jorès Morat (dir.), Haïti entre permanences et ruptures : une géographie du territoire, sous la direction de André Calmont,... et Pierre Jorès Mérat,...
- La question de la terre : dans les colonies et départements français d'Amérique 1848-1998 / GEODE Carai͏̈be ; [coordonné par Maurice Burac et André Calmont]
- L'espace caribéen [Texte imprimé] : institutions et migrations depuis le XVIIè siècle / [coordonné par Didier Destouches,...]
- La Guadeloupe et la Martinique dans l’histoire française des migrations en régions de 1848 à nos jour
Giraud, Michel ; Dubost, Isabelle ; Calmont, André ; Daniel, Justin ; Destouches, Didier ; Milia-Marie-Luce, Monique, Hommes & migrations, 2009, Vol.II (1278), p.174-197 - Guadeloupe, Martinique, Guyane : des espaces tropicaux entre insularité et continentalit
André Calmont, Christian Vassoigne, Mappemonde (2000-2003), 1999 - Les Haïtiens en Guyane : une communauté en voie d'intégration ?,
André Calmont, Espace populations sociétés, 1993, Vol.11 (2), p.427-434