Centenaire de « La Vorágine ». Partie 1 : José Eustasio Rivera, diplomate et poète colombien
José Eustasio Rivera naît le 19 février 1888, dans le petit hameau d’Aguacalientes, près de Neiva à un peu plus de deux cents kilomètres au sud de Bogotá. Né dans une famille liée au Parti conservateur, il suit de brillantes études qui l’amènent jusqu’à l’École Normale. À la sortie, en 1909, il est nommé inspecteur scolaire à Ibagué. C’est à cette période, qu’il commence à s’intéresser au problème de la récolte du caoutchouc dans l’Amazonie colombienne à l’occasion de l’assaut de la Pedrera, une attaque du Pérou sur le territoire amazonien de la Colombie dans le but de s’approprier une zone riche en hévéas. Mais déçu par ses fonctions d’inspecteur scolaire, il reprend ses études en 1912 à l’Université nationale de Colombie dont il sort docteur en Droit en 1917 avec une thèse consacrée à la liquidation des héritages. Pendant ses études, il publie plusieurs articles et poèmes dans des revues de la capitale, ce qui lui vaut la reconnaissance de plusieurs personnalités de l’époque, comme Miguel Antonio Caro, philologue, écrivain et ancien président de la République.
Peu après avoir obtenu son doctorat, Rivera quitte Bogotá pour Orocué, dans la région des Llanos, où il est appelé comme avocat pour résoudre une succession difficile. Les Llanos sont la grande plaine humide dans laquelle coule l’Orénoque et qui continue au Venezuela. Dans cette petite ville, il rencontre Luis Franco Zapata, un avocat qui avait fui Bogotá avec sa fiancée, Alicia Hernández Carranza, pour éviter qu’elle ne soit mariée par sa famille à un vieux, mais riche, propriétaire agricole. C’est là qu’il commence à noter ce qui devient la première partie de son roman.
En 1920, il retourne à Bogotá où, en plus de ses activités d’avocat, il publie plusieurs récits dans la presse inspirés de son séjour dans les Llanos et prépare son premier ouvrage, Tierra de promisión, qui paraît en janvier 1921 aux éditions Arboleda & Valencia de Bogotá. Il s’agit d’un recueil de cinquante-cinq sonnets, divisé en trois parties et centré principalement sur les émotions que provoquent en lui les paysages de Colombie. Cet ouvrage est salué par la critique, ainsi Antonio Gómez Restrepo, un des plus importants critiques de l’époque, écrit dans El Nuevo Tiempo du 13 février 1921 que ce livre est : « une étape dans le mouvement ascendant du poète, lequel augmente son champ d’action et peut parvenir à une vraie conception épique. »
Ce livre vous intéresse ? Lisez-le dans son intégralité
Pour beaucoup, Rivera incarne une nouvelle école américaine de poésie. En effet, comme le souligne Jorge Guebely Ortega, professeur de Littérature à l’Université Suramericana de Neiva, jusqu’à l’apparition de Rivera, la poésie hispano-américaine était surtout tournée vers l’Europe et ses modèles :
« Avec Rivera, on voit le fleuve, la montagne, la plaine, les paysans, les jaguars, l’exubérance de l’Amérique. »
Cette nouvelle réputation de poète proprement américain et l’amitié d’Antonio Gómez Restrepo valent à Rivera, en juin 1921, d’être recruté par ce
dernier comme son assistant en tant que chef d’une délégation diplomatique devant se rendre au Pérou puis au Mexique pour les fêtes célébrant les centenaires de ces deux pays. Ces voyages permettent à Rivera d’élargir son cercle d’amis dans l’élite intellectuelle et diplomatique de la Colombie, et de faire connaissance directement avec les écrivains, les artistes et la bonne société de Lima et de Mexico.
C’est vers cette époque que Rivera commence la rédaction de son premier roman sur les instances de Luis Franco Zapata. En faisant la lecture des premiers passages à son ami, le poète Policarpo Neira Martinez, un dimanche matin de septembre 1922, ce dernier s’exclame :
« ¡Eso es una vorágine! ».
Rivera le regarde sans rien dire et marque La Vorágine sur la première page du cahier qu’il tenait.
Selon le Diccionario de la lengua española (DLE), ce terme désigne tout d’abord les remous qui se forment en tourbillon au bord de la mer, des rivières ou des lacs, d’où la traduction du titre en anglais, The Vortex. Mais il signifie aussi une passion débridée ou mélangée de sentiments très intenses et enfin il désigne un amas confus d’événements, de personnes ou de choses en mouvement. Ces trois définitions peuvent s’appliquer au roman,et comme le note le DLE, « vorágine » vient du latin « vorāgo, – ĭnis », lui-même dérivé de « vorāre », dévorer, avaler. Cette connotation s’applique aussi particulièrement bien au roman.
Avant de finir son roman, Rivera accomplit un autre voyage pour le compte de la Colombie. Depuis la séparation avec le Venezuela en 1831, la frontière entre les deux pays n’est pas précisément définie. Après plusieurs décennies de discussions, la Colombie et le Venezuela décident en 1916 de confier une mission de démarcation à la Confédération helvétique. Après plusieurs démarches et allers-retours entre les trois pays, l’accord de 1918 prévoit plusieurs commissions, présidées par des ingénieurs suisses et comprenant des experts colombiens et vénézuéliens, chacune chargée d’une partie de la frontière.
En raison sa connaissance des questions de répartitions juridiques de terres et ses amitiés dans les milieux diplomatiques, Rivera est nommé secrétaire de la seconde commission qui a en charge le tracé de la ligne entre les régions de l’Apure, de l’Arauca, du Meta et le territoire fédéral de l’Amazonie au Venezuela.
C’est le 19 septembre 1922, que Rivera quitte Bogotá avec l’ensemble de la commission en direction de la ville de Girardot. Ils descendent le long du Magdalena jusqu’à Barranquilla, puis suivent la côte, en passant par Trinidad-et-Tobago, jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque qu’ils remontent jusqu’à Cuidad Bolivar puis la confluence du fleuve Meta et de l’Orénoque. Cependant, Rivera apprécie peu ses compagnons de voyage, à commencer par le chef de la commission colombienne, Justino Garavito Armero, ingénieur et professeur de mathématiques qui ne cachait pas son mépris pour les amateurs, catégorie dont relevait pour lui Rivera. De plus, les longs préparatifs nécessaires et divers incidents retardent le début des travaux de la commission. Finalement la commission décide de remonter l’Orénoque, mais sans les bateaux ni l’équipement suffisant.
Le voyage est pénible, et voyant que sa présence n’est pas indispensable, Rivera décide de prendre de l’avance et poursuit son voyage sur une petite pirogue en compagnie de Melitón Escobar Lazzarabal. Ils arrivent le 20 décembre à San Fernando de Atabapo, une petite ville vénézuélienne frontalière de la Colombie et située à la confluence de l’Orénoque, du Guaviare et de l’Atabapo. C’est dans cette ville que Rivera recueille les informations sur les agissements du colonel Tomás Funes.
Le 15 janvier 1923, une nouvelle demande du matériel nécessaire au travail de la commission est envoyée à Bogotá, mais sans succès. L’expédition décide alors de se lancer malgré tout et de tracer la frontière avec les moyens à leur disposition. Pendant ce voyage, Rivera avance dans l’écriture de son roman dont il lit certaines pages à ses compagnons. Ils descendent l’Orénoque, puis prennent le canal de Casiquiare pour descendre le rio Negro jusqu’à Manaus au Brésil. Pendant leur voyage, Rivera et Escobar collectent de nombreux témoignages de Colombiens maltraités par la Casa Arana dans l’exploitation du caoutchouc. Le 18 juillet 1923, ils envoient ces témoignages au Ministère des Affaires étrangères à Bogotá depuis Manaus.
Ils rentrent en Colombie par la mer et Rivera arrive enfin à Bogotá le 12 octobre 1923. Là, une surprise attend Rivera qui a été élu en son absence suppléant de son oncle Pedro Rivera à la Chambre des représentants de Colombie. Malade, ce dernier ne peut siéger, et c’est José Eustasio qui participe aux travaux de l’Assemblée. Bien que membre du parti conservateur au pouvoir, Rivera dénonce la situation en Amazonie où la souveraineté de l'État colombien est bafouée sur son propre territoire.
Le 24 novembre 1924 paraît la première édition de La Vorágine aux éditions Cromos y Luis Tamayo. La réception est partagée : si beaucoup sont enthousiasmés, comme le Costaricain Moisés Vincenzi Pacheco qui parle de l’ouvrage comme d’« un morceau de chair qui saigne et tremble dans la main », d’autres attaquent l’œuvre en soulignant les régionalismes, la construction sommaire des personnages ou la langue trop poétique pour un roman. Ces dernières critiques sont très mal prises par Rivera qui fait d’importantes corrections à son roman dès la seconde édition en 1925.
Malgré le succès littéraire, Rivera est surtout attaqué par la presse conservatrice à cause de son travail parlementaire comme membre d’une commission d’enquête sur les malversations commises par des membres du gouvernement lors de la signature du contrat pour la mise en place d’un oléoduc, et le parti conservateur du Huila ne renouvelle pas son investiture comme député.
En 1928, il est nommé représentant de la Colombie au Congrès international sur les migrations qui se tient à La Havane en mars. Après le congrès, il se rend à New York par ses propres moyens et s’active à faire traduire son roman en anglais. Il fonde une maison d’édition, Andes, pour aider à la diffusion de la littérature latino-américaine aux États-Unis. Il y publie la cinquième édition de La Vorágine, considérée comme définitive.
Peu de temps après, José Eustasio Rivera tombe gravement malade et meurt le 1er décembre 1928 dans son appartement de Manhattan. Son corps est ramené à Bogotá où il est enterré au cimetière central accompagné d’une grande foule d’amis et d’admirateurs le 9 janvier 1929.
Cet article a été rédigé grâce à l’aimable accueil des collègues bibliothécaires de la Biblioteca Pública Municipal Gabriel Turbay (Bucaramanga, Colombie) et du Centro Cultural del Banco de la República en Bucaramanga (Colombie).
Pour découvrir les secrets de La Vorágine et comprendre pourquoi ce roman est devenu un véritable classique de la littérature latino-américaine, ne manquez pas la deuxième partie, disponible le 16 décembre !
Bibliographie
- Boraz, Steven, et al. « Case Study: The Colombia-Venezuela Border ». Ungoverned Territories, RAND Corporation, 2007, p. 243-76. JSTOR, https://www.jstor.org/stable/10.7249/mg561af.20.
- Hardenburg, W. E. (Walter Ernest), et C. Reginald (Charles Reginald) Enock. The Putumayo, the Devil’s Paradise; Travels in the Peruvian Amazon Region and an Account of the Atrocities Committed upon the Indians Therein. London, T. Fisher Unwin, 1913. Internet Archive, http://archive.org/details/putumayodevilspa00hardrich.
- Guebelly Ortega, Jorge Elías. Tentativas de sacralidad: visión humanística del poema « Tierra de Promisión » de José Eustasio Rivera. Trilce : Universidad Surcolombiana, 1997.
- Mundi, Jus. Colombian-Venezuelan Borders (Colombia versus Venezuela), Award, 24 Mar 1922. 25 juillet 2024, https://jusmundi.com/en/document/decision/fr-frontieres-colombo-venezueliennes-colombie-contre-venezuela-sentence-friday-24th-march-1922.
- Neale Silva, Eduardo. Horizonte humano : vida de José Eustasio Rivera. Fondo de cultura económicaeconomica, 1960. Internet Archive, http://archive.org/details/horizontehumanov0000neal.
- Neale-Silva, Eduardo. « The Factual Bases of La Vorágine ». PMLA, vol. 54, no 1, 1, 1939, p. 316-31. JSTOR, https://doi.org/10.2307/458641.
- Ospina, William. « Entre Amor y violenca ». El Tiempo, 1 août 1999, https://www.eltiempo.com/archivo/documento/MAM-918196.
- Pearce, Sarah. « Colombia and Venezuela: A Tense Relationship Has Hopes for Cooperation ». Perspectives on Business and Economics, vol. 31, 2013, https://doi.org/10.18275/pbe-v031-007.