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Abolition de l’esclavage : honneur et mémoire du marronnage caribéen

Mélanie Cruz
26 mai 2021
Le 22 mai 1848, en Martinique, marque l’application du décret de l’abolition de l’esclavage, proclamée par le gouverneur Claude Rostoland suite à la révolte des esclaves martiniquais. En Guadeloupe, c’est le 27 mai 1848 que le gouverneur Jean-François Layrle déclare l’abolition de l’esclavage, par crainte de l’insurrection des esclaves. En ces jours de commémoration de l’abolition de l’esclavage il est primordial de rappeler la part, longtemps omise, de l’héritage historique, culturel et ethnologique laissée par les mouvements et les figures de résistance dans la Caraïbe. Alors que les chroniques coloniales citaient les esclaves marrons au sein de brèves descriptions, ce n’est que depuis récemment, qu’émergent les écrits mémoriels de cette résistance. La figure de la Mulâtresse Solitude en est une illustration.
Dessin d'un esclave rebelle de Guyane
Esclave rebelle de Guyane

Marrons et marronnage

Le terme « marronnage », défini comme « l’action, pour un esclave, de s'évader » (CNRTL), se retrouve en contexte caribéen dans la pensée et le discours colonial raciste. Le marron est assimilé au bétail et à l’animal domestique : « le mot français marron, qui vient de l’espagnol cimarron, désignait le bétail échappé dans les collines d’Hispaniola. Puis il a servi à qualifier les esclaves amérindiens qui fuyaient les Espagnols. A la fin des années 1530, il a commencé à s’appliquer exclusivement aux fugitifs afro-américains » (Richard et Sally Price, Les Marrons, 2003).

Il est par ailleurs essentiel de rappeler les fondations et valeurs de ce mouvement de résistance caribéenne qu’est le marronnage. Le lieu secret au sein duquel se retrouvaient les marrons porte par exemple une double symbolique : non seulement surpasser les souffrances vécues sur l’habitation, mais aussi se reconstruire et fonder les principes d’une entreprise nouvelle, pour mieux se confronter à l’ennemi : « La puissance des stratégies marronnes est d’avoir su s’approprier des territoires depuis lesquels résister ; des territoires marrons où la fleur de lys ne constituait une marque, un signe, pour personne. Ici, le corps stigmatisé n’est plus le seul récif en territoire ennemi, il n’est plus cet unique instrument de résistance et de supplice. Parce que la stratégie du marronnage suppose un ‘lieu propre’, elle rend possible l’action par capitalisation du temps : un temps pour se réapproprier son corps, un temps pour adapter de nouveaux codes, pour fabriquer de nouveaux discours, pour produire une autre histoire. » (Elsa Dorlin, « Les espaces-temps des résistances esclaves : des suicidés de Saint-Jean aux marrons de Nanny Town », Tumultes 2006/2)

Statue de La Mulâtresse Solitude par Jacquy Poulier

De cette histoire caribéenne, dont on souhaite recueillir les traces au plus profond des mémoires, surgit l’un des grands noms du mouvement marron : la Mulâtresse Solitude.

 

Statue La Mulâtresse Solitude
par Jacquy Poulier
Les Abymes, Guadeloupe  

 

La Mulâtresse Solitude : une maronne emblématique

Née du viol de l’esclave Bayangumay par un colon, la Mulâtresse Solitude porte en elle un feu révolutionnaire. D’après la légende, ce dernier l’animera de son enfance jusqu’au camp des Marrons de Goyave en Guadeloupe. Devenue cheftaine du groupe des Marrons et enceinte d’un homme congolais dont elle est tombée amoureuse, elle multiplie les victoires face aux Européens. La défaite finale a lieu à l’habitation Danglemont : arrêtée et emprisonnée, Solitude est tuée le 29 novembre 1802 à Basse Terre, après avoir accouché. Tout le pouvoir de la Mulâtresse Solitude et de son marronnage est retracé au sein du roman La Mulâtresse Solitude  d’André Schwarz-Bart ; proche des esprits des ancêtres africains, elle détient un langage secret et transcendant:

« Alors les marrons se rapprochaient, se serraient les uns contre les autres, cependant que les esprits des morts se déployaient, menaient des rondes sans fin, autour du feu, pareils à un vol de moustiques qui dansent dans le soir. Certains reconnaissaient des formes défuntes et leurs cheveux se hérissaient, ils se levaient, s’asseyaient en silence, et ils se levaient et s’asseyaient encore. Et voyant toutes ces choses, se décidant en faveur des vivants, Solitude levait lentement la main droite, médius recourbé sur l’index, selon l’usage, jusqu’à ce que les morts subjugués reculent, d’un air craintif, se dissipent tout à coup devant la maigre conjuration de son poing jaune. Elle avait vu ce geste voici fort longtemps, et parfois même il lui semblait que c’était en songe, elle ne savait plus… » (A. Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, 1972)

Simone Schwarz-Bart, épouse d’André Schwarz-Bart, décrit elle aussi la place essentielle de cette héroïne marronne dans l’histoire caribéenne, restituée grâce au travail d’écriture d’André son mari : « Il n’a pas eu peur de s’attaquer à tout ce que les auteurs et les hommes ont coutume de vouloir laisser de côté, sous le tapis, toute la poussière de nos pas, qu’on couche sous le tapis. Et bien lui, il a vraiment offert aux hommes la possibilité de partager toute cette souffrance et cette Mulâtresse Solitude est une héroïne qu’il nous consacre, parce que nous avons besoin, nous, de nos héros. Nous avons été dépouillés de notre Histoire. Nous avons été dépouillés de nos exemples. Par la Mulâtresse Solitude, nous retrouvons une espèce de dignité, parce qu’on a coutume de dire « mais ce sont des esclaves, ce sont des esclaves », on ne voit pas justement ces marrons, tous ces marrons, toutes ces figures de marrons anonymes, qui ont existé, parce qu’on a écrit pour nous notre Histoire. Et là il nous la restitue, et cette Mulâtresse Solitude, est tout à fait un personnage important. C’est pourquoi d’ailleurs, il fait tellement partie de l’Histoire guadeloupéenne, et de l’Histoire antillaise et de l’Histoire des Noirs, tout court, maintenant. » (« La Mulâtresse Solitude » de Schwarz-Bart /Émission France inter du 22 novembre 2012).

Dans son autre ouvrage, Hommage à la femme noire, qui relate l’histoire des grandes figures féminines de résistance, la Mulâtresse Solitude apparaît en bonne place : S. Schwarz-Bart constate la transmission historique, culturelle, ethnologique et littéraire de cette figure féminine de la résistance : « Aujourd’hui, l’âme des héros peut trouver un certain repos. Leurs noms sont sur toutes les bouches et leur histoire est connue des petits enfants. » (S. Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire, 1988).

En ces jours de commémoration de l’abolition de l’esclavage nous célébrons, au-delà des « dè mo kat pawol » (deux mots quatre paroles) d’un jour, les héros de cette résistance restée longtemps muette : les marrons, la Mulâtresse Solitude et bien d’autres.

Pour aller plus loin :

Documents Manioc

  • La place du marronnage dans les commémorations de l’abolition de l’esclavage aux Antilles françaises de 1948 à nos jours, colloque de l’Université des Antilles, 2013 : http://www.manioc.org/fichiers/V15098
  • Sources, approches méthodologiques et historiographiques des marronnages dans la Caraïbe française, colloque de l’Université des Antilles, 2013  : http://www.manioc.org/fichiers/V14279
  • Aux frontières de la définition d’un champ littéraire antillais, colloque de l’Université des Antilles, 2015 : http://www.manioc.org/fichiers/V15160

 

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