A chacun son bagne : déportés, transportés, relégués
Les bagnes portuaires prennent le relais des galères royales dans lesquelles les condamnés remplissaient les fonctions de rameurs sur les vaisseaux de l'État. Les progrès de la navigation à voile rendent obsolètes les galères dès le début du XVIIIème siècle. La condamnation aux galères était liée à la peine d'infamie : à perpétuité, elle entraînait la mort civile et la confiscation des biens. Les galériens ont pris ensuite le nom de forçats, hommes condamnés à des travaux obligés, forcés et qui exigent de la vigueur, de la force. Sous l'Ancien Régime, on imprimait sur l'épaule des condamnés une marque indélébile au fer rouge, d'abord G.A.L. puis T.F. ou T.P. (travaux à perpétuité).
Forçat à perpétuité |
Louis XV, par l'ordonnance du 27 septembre 1748, supprime les galères. Les galériens (appelés chiourmes) ont intégré les bagnes portuaires créés pour l'occasion, d'abord flottants (les anciennes galères couplées à des vaisseaux), ensuite sur la terre ferme, comme les bagnes de Brest et de Toulon. La Marine Royale conserve la garde des forçats, employés à des travaux de terrassement, de construction.
Les conditions de vie des forçats étaient déplorables, ils étaient enchaînés par deux, dormaient sur des bat-flancs toujours reliés par une manille, la nourriture comportait peu de viande et était surtout à base de légumes secs. L'état sanitaire était également très mauvais.
Vers 1830, les critiques tant du personnel politique que de la société civile abondent. Par exemple, le Docteur Lauvergne, médecin du bagne de Toulon les exprime en ces termes : "Les bagnes sont une œuvre aussi contraires à l'amélioration des condamnés que funeste aux intérêts de la société." Le fait que tous les prisonniers, quelles que soient leur condamnation ou la durée de leur peine soient envoyés au bagne est également critiqué. Les forçats sont accusés de prendre le travail de la population des ports, d'y amener de l'insécurité et de coûter trop cher à la Marine. Le 12 novembre 1850, le chef de l'État adresse ce message : "Six mille condamnés renfermés dans nos bagnes de Toulon, de Brest et de Rochefort, grèvent notre budget d'une somme énorme, se dépravent de plus en plus et menacent incessamment la société. Il me semble possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice et moins dispendieuse, et en même temps plus humaine, en l'utilisant aux progrès de la colonisation française."
A partir de ces années-là, les politiques souhaitent l'éloignement des criminels hors de France métropolitaine. Cette transportation est également justifiée par l'utopie de valoriser le développement de la colonie grâce au travail des bagnards, ce travail forcé étant perçu comme un outil de rédemption du condamné.
Précisions sur les termes de déportation, transportation, relégation
La déportation sous François 1er, en 1540, est une alternative à la peine de mort et s'effectue vers le Canada. En 1557, sous Henri II, les criminels sont déportés en Corse. Sous Louis XIV, la déportation est envisagée comme peine alternative aux galères pour les vagabonds, dans le but d'exploiter les colonies. Le lieu de destination est la Louisiane. Pendant la Révolution de 1789, deux lois instituent la déportation : la loi pour la déportation des prêtres réfractaires vers la Guyane en 1792, puis l'année suivante, la loi pour incivisme vers Madagascar et déportation des révolutionnaires à partir de 1795 vers la Guyane (cf plus bas).
Quatre peines peuvent être purgées dans les pénitenciers coloniaux :
- la déportation des condamnés politiques, loi du 8 juin 1850 ;
- la transportation des condamnés aux travaux forcés, décret du 27 mars 1852 ;
- la réclusion des individus d'origine africaine ou asiatique, condamnés par les tribunaux de la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion, décret du 20 août 1853 ;
- la relégation des récidivistes, loi du 27 mai 1885.
Ainsi, il faut distinguer la déportation, peine pour des crimes politiques, d'une part de la transportation qui est le mode d'exécution des travaux forcés, prononcé pour les condamnés de droit commun, et d'autre part de la relégation qui s'applique à partir de la loi du 27 mai 1885 aux récidivistes. En particulier, les déportés ne sont pas astreints au travail.
Histoire du bagne de Guyane
On parle du bagne en Guyane mais en réalité, il existe de nombreux pénitenciers disséminés sur le territoire.
Néanmoins, le bagne en Guyane a d'abord servi de lieu de déportation aux Révolutionnaires. En 1795, les révolutionnaires Billaud-Varenne et Collot d'Herbois sont déportés. Et en 1797, 16 autres révolutionnaires sont déportés. François Barbé de Marbois en fait également partie et a publié des années plus tard : Journal d'un déporté non jugé, ou déportation en violation des lois, décrétée le 18 fructidor an V (4 septembre 1797)
Le 31 mars 1852, la frégate l'Allier part de Brest avec à son bord 298 condamnés provenant des bagnes de Brest et de Rochefort et 3 déportés politiques.
A partir de 1852, 3000 bagnards seront envoyés en Guyane.
Après la signature de trois décrets, le 30 mai 1854, sous le Second Empire, une loi relative aux travaux forcés officialise la création du bagne de Cayenne. L'objectif de la loi est triple : elle permet donc de débarrasser les bagnes portuaires métropolitains de leurs forçats ; du fait de l'abolition de l'esclavage en 1848, elle fournit à la colonie une main d'œuvre abondante et bon marché ; elle autorise enfin les transportés les plus méritants à s'installer sur place au terme de leur peine. En effet, les libérés sont appelés à rester dans la colonie et à devenir concessionnaire, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un terrain rural ou urbain à valoriser. Dans la transportation, il y a également la notion de rédemption par le travail.
Débarquement à Cayenne |
Les transportés sont astreints aux travaux forcés et parqués dans des camps, à Cayenne, puis à partir de 1858, à Saint-Laurent du Maroni, bientôt le principal point d'accueil des transportés en Guyane. Cette ville, construite par et pour les bagnards, devient commune pénitentiaire en 1880, c'est-à-dire que son conseil municipal est entièrement composé de membres de l'administration pénitentiaire. Les taux de mortalité sont particulièrement importants, tant pour les forçats que pour le personnel pénitentiaire car les pénitenciers sont construits dans des lieux insalubres, où sévissent alors la fièvre jaune et le paludisme. C'est par exemple le cas de la ville de Guisanbourg (ou Guizanbourg) sur l'Approuague, créée en 1832 et qui est l'un des trois ateliers disciplinaires de la colonie où sont envoyés les esclaves insoumis ou considérés comme dangereux. Cette ville est délaissée ensuite au profit de Regina. En 1856, 63% de la population pénale du bagne de la Montagne d'Argent décède d'une épidémie de fièvre jaune. Ce camp caféier, dans l'Est de la Guyane est d'ailleurs surnommé le "Camp de la Mort". Ces écarts de mortalité témoignent néanmoins du fait que la malnutrition, la dureté du travail et l'inadéquation de la vêture participent largement à cette hécatombe.
Selon le principe du "doublage", les survivants ont l'obligation de résider dans la colonie autant de temps que le nombre d'années d'emprisonnement, voire toute leur vie si leur peine est supérieure à 8 ans. Ils reçoivent un lot de terres pour leur subsistance. Le plus souvent, il s'agit donc d'un aller sans retour, une véritable "guillotine sèche", titre de l'ouvrage du célèbre évadé René Belbenoît (1938).
La transportation n'est pas seulement masculine et en 1859, les premières femmes sont envoyées au bagne des femmes à Mana. Cependant, jusqu'à la fermeture des bagnes de femmes en 1907, le départ en Guyane est fondé sur le volontariat : les condamnées peuvent faire le choix - majoritaire - de purger leur peine de travaux forcés dans une prison hexagonale. Le but principal de cette transportation féminine est de former des couples de bagnards et de participer au peuplement de la colonie. L'Administration s'efforce même d'attirer des détenues d'Afrique du Nord pour former des couples musulmans avec les bagnards dits "arabes". Les religieuses dirigent ces bagnes et organisent les rencontres avec les forçats libérés, dans un kiosque dédié à Saint-Laurent-du-Maroni. Cette politique matrimoniale reste cependant largement un échec.
En 1867, on compte déjà 18000 transportés depuis l'ouverture des bagnes de Guyane. Cette année-là, la Nouvelle-Calédonie est également désignée comme colonie pénale et reçoit les transportés de "race" européenne ayant une peine inférieure à 8 ans jusqu'en 1897, date à laquelle le gouverneur Feillet, nommé en 1894 décide de "fermer le robinet d'eau sale" (le bagne a fonctionné jusqu'en 1924). Pendant vingt ans, les bagnes de Guyane sont réservés aux détenus des colonies et ne sont rouverts aux Européens qu'en 1887.
La relégation
La loi de relégation du 27 mai 1885 signifie l'internement à perpétuité des condamnés récidivistes sur le sol d'une colonie. C'est une loi d'extrême sévérité qui condamne les petits larcins de la misère. Elle repose sur le présupposé d'un "gène criminel" et l'existence "d'incorrigibles". Il s'agit d'un important retournement idéologique : on ne cherche plus la réhabilitation d'un criminel mais seulement à l'éloigner de la métropole où il est un corps criminel contaminant. Par ailleurs, cette loi vient compenser la loi sur la liberté conditionnelle, considérée par les opposants à la République comme excessivement clémente. La Guyane et la Nouvelle-Calédonie sont désignées comme lieu de relégation collective. Les relégués qui bénéficient de moyens financiers pour se prendre en charge sur place et qui ont de bons antécédents en détention bénéficient du régime de la relégation individuelle. Ils sont libres de travailler ou peuvent bénéficier d'une concession à la condition de ne pas quitter la colonie. Tous les autres, c'est-à-dire l'immense majorité d'entre eux, sont placés au régime de la relégation collective. Puisque l'État doit subvenir à leur entretien, ils doivent en contrepartie travailler pour son compte. Ils sont donc internés au sein d'un dépôt, encadrés par des agents de l'administration pénitentiaire et astreints à des travaux forcés. La relégation, tout comme la transportation cherchent donc à favoriser leur installation dans la colonie.
Différents rapports sur la relégation sont envoyés au Président de la République. Ainsi, dans celui publié en 1908, il est mentionné que la main-d'œuvre était difficilement utilisable : "[…] C'est ainsi que sur 190 relégués, une centaine seulement étaient capables d'un travail vraiment productif. A cette dépression physique, dont le climat est une des causes déterminantes, s'ajoutait, en outre, la déchéance physiologique des relégués. On ne doit pas perdre de vue, en effet, que ces individus sont, pour la plus grande partie, fort anémiés par un séjour prolongé dans les prisons de la métropole."
Camp de la relégation à Saint-Jean-du-Maroni |
Quelques détenus célèbres
- Le capitaine Alfred Dreyfus, enfermé sur l'île du Diable de 1896 à 1899.
- Un détenu devenu célèbre grâce au récit de son évasion : Henri Charrière, surnommé Papillon (à cause d'un tatouage) et qui a donné le titre du livre qu'il a écrit ainsi que du film réalisé ensuite.
- Guillaume Seznec.
Fin du bagne
A partir des années 1920, les critiques affluent contre le bagne. Les élus locaux font front contre ce qu'ils considèrent comme une souillure pour leur territoire, et en premier lieu le député Jean Galmot. L'enquête d'Albert Londres, Au bagne, parue en 1923 est retentissante et précède un grand nombre de séjours de journalistes dans la colonie jusqu'à la Deuxième Guerre Mondiale. Elle conduit au règlement de 1925 améliorant les conditions de détention et assouplissant le régime disciplinaire. Les critiques internationales se multiplient alors que la France est le dernier grand État à entretenir des bagnes coloniaux. Les États-Unis d'Amérique, dont le public lit avec passion les récits d'évadés du bagne, s'indignent particulièrement de la présence sur leur continent d'une institution qu'ils jugent brutale et colonialiste.
A l'initiative du guyanais Gaston Monnerville, petit-fils d'esclave guyanais, devenu sous-secrétaire d'État aux colonies, les bagnes coloniaux français sont abolis en 1938 (transportation vers le bagne) et définitivement supprimés en 1945 (détention au bagne). Pendant la Seconde Guerre Mondiale, près de la moitié des bagnards meurent de malnutrition ou de mauvais traitements, avec un commandement qui s'appuie sur des logiques concentrationnaires. En août 1946, 145 détenus sont rapatriés de Guyane à Marseille. Les derniers bagnards rapatriés quittent la Guyane le 1er août 1953. En tout, plus de 3000 bagnards ont été rapatriés.
Au total, la Guyane aura accueilli 52000 transportés et 16000 relégués.
Ressources et références
Livres anciens sur Manioc.org
- Notice sur la relégation à la Guyane française et à la Nouvelle-Calédonie : année 1904-1904, Melun : Imprimerie administrative, 1908.
- Alhoy, Maurice, Les bagnes, histoires, types, moeurs, mystères, Paris : Gustave Havard, 1845.
- Lepelletier de la Sarthe, Almire, Système pénitentiaire : le bagne, la prison cellulaire, la déportation, Le Mans : Monneyer, 1853.
- Barbé de Marbois, François, Journal d'un déporté non jugé, ou déportation en violation des lois, décrétée le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), Paris : Chatet, Fournier, 1835.
- Cor, Henri, Questions coloniales de la transportation considérée comme moyen de répressions et comme force colonisatrice, Paris, V. Giard et E. Brière, 1895
Ouvrages sur le bagne
Il est possible également de trouver des ouvrages sur ce thème dans les différentes bibliothèques :
Pour aller plus loin
- Article de blog En 2014, Manioc avait recensé tous ses documents sur l'histoire du bagne.
Je remercie mes relecteurs qui ont également complété l'article avec des éléments très intéressants.
Avertissement :
Certains de ces ouvrages reflètent des courants de pensée caractéristiques de leur époque, mais qui seraient aujourd'hui jugés condamnables. Ils n'en appartiennent pas moins à l'histoire et sont susceptibles de présenter un intérêt scientifique ou historique. Le sens de notre démarche éditoriale consiste ainsi à permettre l'accès à ces œuvres sans pour autant cautionner le contenu.