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Sophie Doin et « La famille noire ou La traite de l'esclavage » : écrivaine des mouvements antiesclavagistes et abolitionnistes du XIXe siècle.

Jessica Pierre-Louis
12 mars 2019
Moins connue que certains de ses contemporains, Sophie Doin fait pourtant partie des écrivains français ayant contribué à la diffusion des idées antiesclavagistes et abolitionnistes du XIXe siècle. Elle a notamment publié en 1825 La famille noire ou La traite de l'esclavage. Manioc s'est intéressé à l'auteure et son oeuvre. 
Portrait de Sophie Doin
Portrait de Sophie Doin dans Kadish, Doris Y., Fathers, Daughters, and Slaves ...., p. 130.

Sophie Doin, femme de lettres protestante 

Sophie Elisabeth Doin (1800-1846), née Mamy, est issue d'une famille parisienne aisée et cultivée. En 1820, elle épouse Guillaume Tell Doin, médecin et homme de lettres. A une période où les sujets de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions sont populaires, Sophie Doin produit son ouvrage La famille noire ou La traite de l'esclavage. Le livre s'organise en trois parties : une courte préface qui exprime son objectif (pp. v-viii), une introduction qui contextualise le thème (pp. 1-31) et une partie romanesque autour de la vie de Phénor, jeune africain, face à la traite et à l'esclavage (pp. 33-138). On trouve aussi en fin d'ouvrage les notes précisant certains éléments et les sources. 

La religion est au cœur de la pensée de Sophie Doin. Sur la page de couverture, elle cite un verset de Saint-Luc qui rend compte des valeurs au cœur de ses conceptions : « Traiter les hommes de la même manière que vous voudriez vous-même qu'ils vous traitassent » VI. 31. Protestante, elle interroge la moralité de ses semblables : « Mais, combien les chrétiens se montrèrent peu dignes de ce beau titre de chrétiens ! » (p. 3) et elle remet en cause l'argument de la conversion employé par certains pour justifier de la traite et de la mise en esclavage des Africains : « les fourbes seuls oseront soutenir qu'en arrachant des esclaves de l'Afrique, ce sont des idolâtres qu'ils veulent convertir à la foi » (pp. 29-30).

Un ouvrage abolitionniste entre faits avérés et littérature

Sophie Doin se donne pour mission de diffuser les idées abolitionnistes sous forme littéraire pour les rendre accessibles au plus grand nombre. On peut ainsi lire dans la préface son souhait : « Rendre populaire la connaissance des malheurs inouïs qui, depuis plusieurs siècles, pèsent sur les malheureux Africains, c'est avancer l'aurore de leur régénération sur la terre ; c'est en portant dans tous les rangs l'horreur pour la traite qui les arrache à leur patrie, et pour l'esclavage dans lequel ils gémissent aux colonies, qu'on rendra vraiment efficace l'indignation qui doit soulever tout être pensant contre cet usage homicide. (...) il est nécessaire de les éclairer tous : tel a été le but de mes efforts.» (p. VI, VII).

Elle insiste à plusieurs reprises sur le fait qu'elle rapporte la vérité, même si elle la donne sous une forme romancée. Dans la préface, elle écrit : « Ce livre n'est pas un roman, c'est l'histoire scrupuleusement fidèle des crimes qu'ont entraînés avec eux, dès leur origine, et que perpétuent de nos jours la traite et l'esclavage des noirs." (p. v) ; elle ajoute encore que "les indifférens, classe trop nombreuse, peuvent eux-mêmes lire ce petit livre comme on lit une nouvelle. Sous cette forme légère, la vérité percera dans toutes les classes". (sic) (p. vii) Même dans les notes regroupées en fin d 'ouvrages, elle rappelle que "Tous les traits affreux qui feront frémir les lecteurs sensibles sont de la plus exacte, de la plus scrupuleuse vérité (...). Cet ouvrage est une histoire impartiale bien plutôt qu'un roman. Toutes les circonstances qu'on y trouvera développées dans le cadre d'une nouvelle, sont historiques, sont appuyés sur les preuves les plus certaines, sont constatés par les ouvrages les plus recommandables. » (pp. 140-141 note 3).

Les notes de fin d'ouvrages montrent que Sophie Doin lisait les productions de la Société de la morale Chrétienne dont son mari était un membre. Les membres de cette société projetaient de mettre en œuvre un évangile actif et utile ; ils militaient notamment pour l'abolition de la traite des Noirs et avaient créé un comité à cet effet. Sophie Doin s'appuie plus particulièrement sur trois références que vous pouvez consulter sur le site de la Bibliothèque nationale de France : 

 

Thomas Clarckson est probablement le plus connu d'entre eux. Non seulement il a consacré sa vie à combattre l'esclavage en Angleterre, mais il a aussi aidé à la création de la Société des amis des Noirs en 1788 en France. Il avait par ailleurs tenu une correspondance pendant 5 ans avec le roi Christophe en Haïti. Thomas Jowell (ou Fowell) Buxton, avait comme Clarckson participé à la fondation de l'Anti-Slavery Society en 1823 et s'était engagé pour l'abolition de l’esclavage dans les territoires britanniques aux côtés de William Wilberforce. M. Coquerel qui a rédigé l'introduction, était quant à lui l'un des secrétaires de la Société de la morale chrétienne. Enfin, Juste Chanlatte fut secrétaire du roi d'Haiti et rédacteur de presse ; il publia aussi 2 pièces de théâtre. L'histoire de la catastrophe de Saint-Domingue parut uniquement avec la mention de ses initiales. Une note indique : « M. J. C., orateur, historien et poëte, et l'un des écrivains les plus distingués du Nouveau-Monde. » (sic) Sophie Doin, elle, décrit un « ouvrage admirable d'un noir » (p. 143) pour évoquer l'oeuvre de Juste Chanlatte. Dans ses travaux, Doris Y. Kadish, professeur émérite en Women and French studies, souligne le fait que Sophie Doin s'appuie sur des sources diverses et complémentaires pour construire son oeuvre : écrits littéraires et non littéraires émanant d'Européens ou d'Haïtiens, Blancs ou Noirs... Sophie Doin semblait en effet accorder de l'importance à l'égalité raciale, au partage de l'autorité, à l'action humaine, au respect et à la réciprocité.

L'espoir autour de la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti

 

 

Quand en 1825, Charles X reconnait l'indépendance d'Haïti, Sophie Doin affirme la justesse de cette reconnaissance ; la note 30 débute ainsi : « Honneur au roi chrétien qui vient solennellement de reconnaître ton indépendance » (p. 147).

Haïti tient une place importante dans l'oeuvre de Sophie Doin. La première planche de l'ouvrage (illustration ci-contre) est une personnification de la France et d'Haïti. La légende indique « Mon dieu protège mon père. Mon Dieu veille sur les destinées d'Haïti. » Cette incarnation de la France se retrouve aussi au sein du récit dans le personnage de Merville, blanc riche et cultivé qui vient en aide à Phénor et instruit son fils, personnification du destin à venir d'Haïti, avant de le laisser à sa destinée. 

Sophie Doin fait partie de ceux qui voyaient dans la reconnaissance par Charles X de l'indépendance d'Haïti, un symbole d'espoir pour les peuples opprimés. Elle fait ainsi dire à Merville : « la belle république d'Haïti , naguère elle n'était qu'une colonie peuplée d'esclaves, maintenant elle est libre et respectée, mais combien de victimes ont ensanglanté ses rivages avant qu'ait lui, pour elle, le beau jour de la liberté ! » (p. 123). Elle achève son oeuvre sur ses lignes « et toi, Haïti ! ô que ta splendeur ne soit pas un brillant météore, mais un phare immortel de salut et de liberté !!! » (p. 138).

L'agentivité des rôles féminins

Sophie Doin conçoit la cohésion sociale autour des rôles complémentaires des hommes et des femmes : public et politique pour l'homme, moral et intellectuel pour les femmes. Dans ses œuvres, elle attribue des rôles importants à ces dernières. A ce titre, Néala, personnage féminin central de l'histoire est intéressant. Sophie Doin s'inspire en effet du récit autour d'une femme nommée Nealee dans Le Cri des Africains... de Thomas Clarkson, 1822, qui lui même tire son passage du récit de l'explorateur Mungo Park dans Travels in the interior districts of Africa... (première édition 1799). Mais les écrits de Sophie Doin se distinguent de ceux de ses contemporains par sa perception des rôles féminins. Doris Y Kadish n’hésite ainsi pas à dire qu'elle préfigure les féministes modernes. Ainsi, dans La famille noire, Néala fait montre de compassion et n'hésite pas à sacrifier sa liberté pour tenter de sauver la mère de Phénor. Elle sait aussi trouver les mots pour que ce dernier ne se laisse pas mourir de désespoir. Elle est encore celle qui refuse et lutte vainement contre les avances d'un maître peu scrupuleux. Le personnage de la femme chez Sophie Doin est actif, il valorise l'idéal de la mère et il est un modèle de tolérance et de compassion. 

Sophie Doin produit ainsi une oeuvre représentative voire conventionnelle des discours antiesclavagistes, imprégnée de notions caractéristiques de son époque ; mais, dans le même temps, elle offre une approche originale liée à sa sensibilité pour les inégalités et les injustices, nourrie par son expérience de minorité contrainte ou opprimée en tant que femme et protestante.

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Pour aller plus loin

  • Debbasch, Yvan. Poésie et traite, l'opinion française sur le commerce négrier au début du XIXe siècle. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 48, n°172-173, troisième et quatrième trimestres 1961. pp. 311-352. 
  • Kadish, Doris Y., Fathers, Daughters, and Slaves in the Francophone World. Liverpool: Liverpool University Press, 2012.
  • Kadish, Doris Y. Haiti and Abolitionism in 1825: The Example of Sophie Doin. Yale French Studies, no. 107, 2005, pp. 108–130.

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