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Centenaire de « La Vorágine ». Partie 2 : Premier roman de la jungle et classique latino-américain

Frédéric Vigouroux
16 décembre 2024
Le 25 novembre 1924, les librairies de Bogotá mettent en vitrine le premier roman d’un jeune avocat et poète, José Eustasio Rivera, « La Vorágine », publiée aux éditions Cromos, qui depuis le début du XXe siècle s’étaient employées à faire connaître les écrivains et penseurs les plus remarquables de Colombie.
Image Gauchero incisant un arbre à caoutchouc avec une machete
Gauchero incisant un arbre à caoutchouc avec une machete,extrait de « Les chasseurs de têtes de l'Amazone : sept ans d'aventures et d'explorations dans les forêts vierges de l'Amérique équatoriale : avec vingt et une photographies hors texte et une carte » (source : Manioc) Domaine public

Antes que me hubiera apasionado por mujer alguna, jugué mi corazón al azar, y me lo ganó la Violencia. (p. 11)

[Avant que je me sois passionné pour quelconque femme, je jouai mon cœur au hasard et la Violence me le gagna.]

Ce sont les premiers mots du narrateur de La Vorágine, Arturo Cova, mais le roman commence quelques pages avant. La première édition de 1924 s’ouvre sur trois photographies représentant « Arturo Cova, en la barracas del Guaracú (Fotografía tomada por la madona Zoraida Ayram) » puis « Un cauchero » et enfin « El cauchero Clemente Silva ». En plus des photos, le prologue, signé de José Eustasio Rivera, explique les circonstances de la publication de l’ouvrage sous la forme d’une lettre au Ministre des Relations Extérieures de Colombie qui aurait reçu ces pages de la part du consul de Colombie à Manaus au Brésil. Rivera se serait contenté de préparer la copie et n’aurait que souligné les provincialismes les plus prononcés.

Le roman se veut donc d’abord un document authentique, Rivera reprenant ici le topos du manuscrit trouvé pour renforcer l’effet de réel de son récit. C’est une tradition bien établie dans le monde hispanique, puisque Cervantès prétendait avoir trouvé le manuscrit de la vie de Don Quichotte, écrite en arabe, dans une rue de Tolède. Les photographies de la première édition en 1924 contribuent à cet effet de réel et les cartes qui accompagnent les éditions suivantes pour indiquer le trajet d’Arturo Cova inscrivent le récit dans la réalité de la géographie colombienne.

Image Incision d'un hevea
Incision d'un hevea, extrait de « Au Brésil. État de Para » (source : Manioc) Domaine public

Arturo Cova raconte sa fuite de Bogotá avec sa fiancée Alicia qu’il a enlevée avant qu’elle ne se marie avec un vieux et riche propriétaire. Cova lui-même est un pauvre poète et un séducteur. Dans un premier temps, le couple se rend dans la région de Casanare. À l’époque, il s’agit d’une partie vaste et peu peuplée de la Colombie, frontalière avec le Venezuela, qui fait partie des Llanos, les grandes plaines humides du bassin de l’Orénoque. Dans cette région à la géographie si particulière, ils arrivent dans un village appelé La Maporita où ils rencontrent Fidel Franco et son épouse Griselda, propriétaire d’un grand élevage. Arturo caresse même à un moment le rêve de devenir lui-même éleveur, mais il est surtout de plus en plus jaloux d’Alicia qui se laisse séduire par Narcissio Barrera, un recruteur de caucheros, les récolteurs de sève d’hévéa, pour le compte de la Maison Arana.

Lors d’une confrontation avec Barrera, Arturo est blessé, il est soigné par Clarita, une prostituée du village. Quand il retourne à La Maporita avec Franco, ils découvrent que leurs femmes ont fui, poursuivies par Barrera. Les deux hommes, avec d’autres, partent vers la forêt pour chercher les kidnappées et se venger. Ils rencontrent une tribu de Guahíbos, un peuple amérindien vivant dans les Llanos avec qui ils vivent un temps en chassant des hérons pour vendre leurs plumes en attendant de savoir où trouver les deux femmes.

Des caucheros ayant fui la forêt leur apprennent que Barrera a fait d’Alicia et de Griselda ses servantes et amantes. Arturo Cova et Rafael Franco repartent alors à la recherche des deux femmes guidés par un vieux cauchero, Clemente Silva, qui a passé plusieurs années dans la forêt pour chercher son fils qui avait été enlevé lui aussi par les recruteurs de la Maison Arana. Durant le voyage, il raconte à Cova les péripéties de sa vie dans la forêt et l’exploitation du caoutchouc, et particulièrement la dureté du Cayeno, un des contremaîtres les plus durs, qui a tué son fils et l’a enterré dans la forêt.

Ils finissent par atteindre un hameau dominé par la boutique de la turca Zoraida Ayram, archétype de ces commerçants d’origine syro-libanaise, qui se livraient à de multiples trafics dans l’Amazonie. Zoraida tient Griselda en servitude, mais accepte de la libérer si Arturo et ses compagnons tuent pour elle El Cayeno, qui a une dette envers elle. Pendant leur séjour dans le hameau, Griselda raconte comment Alicia s’est défendue des assauts de Barrera.

Arturo finit par retrouver Alicia qui est enceinte de lui et tue Barrera lors d’une rixe. Alicia donne naissance à un fils prématuré et la nouvelle famille décide de fuir. Arturo Cova donne alors son journal à Clemente Silva qui l’apporte au consul de Colombie à Manaus. Retourné dans la forêt, Silva le cherche. Le roman finit avec le télégramme du consul au Ministère des Affaires étrangères colombien :

Hace cinco meses búscalos en vano Clemente Silva.
Ni rastro de ellos!
Los devoró la selva! (p. [341])

[Cela fait cinq mois que Clemente Silva les cherche en vain
Aucune trace d’eux !
La forêt les a dévorés !]

L’histoire d’Arturo Calvo et les récits de Clemente Silva permettent à Rivera de dénoncer l’exploitation que subissent les caucheros colombiens entre les mains de grands propriétaires de maisons d’exportations de caoutchouc, souvent étrangères, comme la Casa Arana, anglo-péruvienne. D’autant qu’il s’agit d’une portion du territoire colombien contestée par le Pérou, au point qu’elle fait l’objet d’une guerre entre les deux pays entre 1932 et 1933. Rivera dénonce aussi les agissements du colonel Tomás Funes, un Vénézuélien installé à Rio Negro dans l’Amazonie vénézuélienne et coupable de la mort de plusieurs centaines de caucheros et d’indigènes. Rivera écrit ainsi qu’il s’agit d’un : « bandido que debe más de seiscientas muertes. Puros racionales, porque a los indios no se les lleva el número » (p. 296) [un bandit qui compte plus de six cents morts. Seulement les rationnels [les blancs], parce que les indiens on ne les compte plus]. Ce protégé du président Juan Vicente Gómez fut fusillé après la prise de San Fernando de Atabapo par Emilio Arévalo Cedeño, un fervent opposant à Gómez, le 30 janvier 1921.

L’autre grande figure criminelle est celle de Julio César Arana, un marchand de caoutchouc dont la société, la Peruvian Amazon Company, était cotée à Londres. Mais il est surtout exploiteur de caucheros et, dans l’imagination enfiévrée d’Arturo Calvo, geôlier d’Alicia dont il fait une esclave sexuelle. Sa puissance financière et politique - il était membre du Sénat péruvien - en faisait le véritable seigneur de l’Amazonie péruvienne, mais ses propriétés et ses agissements s’étendaient bien au-delà des frontières. Cet aspect monstrueux d’Arana est renforcé par la description qu’en fait Rivera lors de la première rencontre entre Calvo et lui :

En la pieza vecina se alzó una voz trasnochada y amenazante. No tardó en asomar, abotonándose la piyama, un hombre gordote y abotagado, pechudo como una hembra, amarillento como la envidia. (p. 197)

[Dans la pièce voisine, s’éleva une voix fatiguée et menaçante. Il ne tarda pas à se montrer, se boutonnant le pyjama, un homme grassouillet et bouffi, le poitrail comme d’une femme et jaunâtre comme l’envie.]

Ses crimes réels furent tels qu’ils provoquèrent plusieurs enquêtes dont celle du journaliste et diplomate britannique, Roger Casement qui publie plusieurs rapports à destination du Foreign Office en 1911 et 1912. Ces rapports font scandale en Angleterre. Mais, malgré les protestations du gouvernement britannique, Arana échappe à toute sanction et continue son négoce de caoutchouc et les crimes qui l'accompagnent. Les aventures de Casement dans la région du Putumayo sont largement évoquées dans le roman de Mario Vargas Llosa, El sueño del celta (Alfaguara, 2010).

Parmi les autres personnages, on peut noter la présence de plusieurs français, un « negrote de Martinica » (p. 195) [un petit noir de la Martinique] que les voyageurs rencontrent en train d'affuter sa lame dans un petit village perdu dans la jungle ; et surtout El Cayeno, un des contremaîtres de la maison Arana dont le surnom (le Cayennais) laisse entendre qu’il s’agit d’un bagnard évadé venu de la Guyane française, mais dont la source d’inspiration reste mystérieuse malgré les nombreuses recherches menées sur les faits et personnages historiques ayant inspiré le roman.

Enfin un mosiú (p. 202) présenté comme un explorateur et un naturaliste venu pour le compte d’un musée ou d’une société géographique, en l’occurrence, il s’agit d’Eugène Robuchon un naturaliste français qui, lors d’un premier voyage, avait épousé une araona bolivienne. Rencontrant par hasard Arana sur un bateau, il est recruté par le gouvernement péruvien pour dresser une carte du Putumayo, région alors disputée entre le Pérou et la Colombie. En plus de sa mission, il documente aussi les mauvais traitements infligés par la maison Arana aux Amérindiens et disparaît au début de l’année 1906.

Quelques mois après, le consul du Pérou à Manaos, Carlos Rey de Castro, qui travaillait en sous-mains pour la maison Arana, fait publier l’ouvrage En el Putumayo y sus afluentes à Lima pour honorer la mémoire de Robuchon et annoncer que l’auteur a été dévoré par les cannibales qui vivaient dans la région. Roger Casament laisse plutôt entendre que Robuchon fut tué par des hommes de mains de la maison Arana et Rafael Uribe Uribe, une des grandes figures du libéralisme colombien, supposait même que Robuchon avait été le complice de certaines des exactions d’Arana.

Au-delà de l’aspect document qui permit à Rivera de faire connaître au grand public les mauvais traitements que subissaient les caucheros et le défi à l’autorité de l'État colombien que constituaient les exactions des compagnies étrangères, ce qui donne à La Vorágine sa puissance littéraire, c’est son style unique. De la même façon que Tierra de promisión, le premier livre de Rivera, faisait entrer l’Amérique dans la poésie hispanophone, Rivera fait entrer la forêt dans le roman ibéro-américain en général. 

Bien que Cumandá (1877) de l’équatorien Juan León Mera et Inferno Verde (1908) du brésilien Alberto Rangel abordent déjà le thème de la jungle, Rivera est le premier à rompre radicalement avec ces prédécesseurs et faire de la forêt un véritable personnage et non plus le décor d’une histoire, ainsi le début de la deuxième partie du roman commence par un monologue adressé à la forêt (p. 125-126) : 

Oh selva, oh selva, esposa del silencio, madre de la soledad y de la neblina! Qué hado maligno me dejo prisionero en tu cárcel verde? p. 125

[Ô forêt, ô forêt, épouse du silence, mère de la solitude et de la brume ! Quel destin malveillant me garde prisonnier de ta prison verte ?]

Ses descriptions annoncent aussi le réalisme magique qui s’épanouit au moment du boom littéraire latino-américain, et ouvre aussi la voie aux « romans de la jungle » du Brésilien Mário de Andrade, Macunaíma (1928), du Vénézuélien Romulo Gallegos, Canaima (1935), ou du Brésilien Jorge de Lima, Calunga (1935), mais aussi du Cubain Alejo Carpentier Los pasos perdidos (1953) et alimente l’imaginaire de la forêt tropicale et son impact sur la folie et la mégalomanie des hommes tels qu’on peut aussi les retrouver dans les films de Werner Herzog Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou Fitzcarraldo (1982) situé lui aussi pendant le boom amazonien du caoutchouc.

En ouvrant la voie à une littérature véritablement américaine, Rivera et son roman jouent un rôle fondamental dans la formation de l’identité littéraire latinoaméricaine et annonce le développement de la littérature colombienne qui trouve son apogée avec Cien años de soledad (1967) de Gabriel García Márquez.

Page de titre de « La Vorágine »

 

Envie de découvrir ce roman ?
Retrouvez-le dans sa version espagnole sur le site de
La Biblioteca Virtual del Banco de la República
https://babel.banrepcultural.org/digital/collection/p17054coll10/id/4309/rec/9 

 

 

Cet article a été rédigé grâce à l’aimable accueil des collègues bibliothécaires de la Biblioteca Pública Municipal Gabriel Turbay (Bucaramanga, Colombie) et du Centro Cultural del Banco de la República en Bucaramanga (Colombie). 

Les citations de La Voragine sont issues de la première édition reproduite par la Biblioteca Luis Ángel Arango (https://babel.banrepcultural.org/digital/collection/p17054coll10/id/4309/rec/9). Toutes les traductions françaises ont été réalisées par mes soins.

Bibliographie

  • Aub, Max. Discurso de la novela española contemporánea. El Colegio de México, 1945. Project MUSE, https://muse.jhu.edu/pub/320/oa_monograph/book/67579.
  • Bernucci, Leopoldo M. Un paraíso sospechoso: « La Vorágine » de José Eustasio Rivera : novela e historia. Primera edición en español, Editorial Pontificia Universidad Javeriana, 2020. Project MUSE, https://muse.jhu.edu/pub/530/monograph/book/115651.
  • Callan, Richard J. « La Vorágine: A Touchstone of Character ». Romance Notes, vol. 3, no 1, 1, 1961, p. 13-16.
  • Hunt, Laura. « Imagining Amazonia: The Construction of Nature in the Latin American “Novela de la selva” ». Hispanic Journal, vol. 34, no 1, 1, 2013, p. 71-84.
  • « Manuscript of “The Vortex”. » Library of Congress, Washington, D.C. 20540 USA, 22 juillet 2024, https://www.loc.gov/item/2021667803/.
  • Mutis, Ana María. « Del río a la cloaca: la corriente de la conciencia ecológica en la literatura colombiana ». Revista de Crítica Literaria Latinoamericana, vol. 40, no 79, 79, 2014, p. 181-200.
  • Peláez, Sol. « Invaluable Literature: Eustasio Rivera’s La vorágine ». CR: The New Centennial Review, vol. 15, no 3, 3, 2015, p. 65-90. JSTOR, https://doi.org/10.14321/crnewcentrevi.15.3.0065.
  • Rivera, José Eustasio. La vorágine: primera edición 1924. preparada por la Facultad de Ciencias Humanas ;  editor Carlos Guillermo. Universidad Nacional de Colombia. Facultad de Ciencias Humanas, 2024.
  • ---. Tierra de promisión. Ed. Arboleda & Valencia, 1921.
  • Rueda, María Helena. « La selva en las novelas de la selva ». Revista de Crítica Literaria Latinoamericana, vol. 29, no 57, 57, 2003, p. 31-43. JSTOR, https://doi.org/10.2307/4531250.
  • Schulman, Ivan A. « La vorágine: contrapuntos y textualizaciones de la modernidad ». Nueva Revista de Filología Hispánica, vol. 40, no 2, 2, 1992, p. 875-90.
  • Thomson, Norman. El libro rojo del Putumayo, precedido de una introducción sobre el verdadero escándalo de las atrocidades del Putumayo. Ilustrado con tres mapas. Bogotá, Arboleda & Valencia, 1913. Internet Archive, http://archive.org/details/ellibrorojodelpu00thom.

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