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Décoloniser l’imaginaire collectif : l’art pour contrer le regard colonial des cartes postales d’antan

Candice Zogo Mvoa
10 juin 2024
Ces dernières années, quand l'artiste barbadienne et héroïne nationale Rihanna participait aux campagnes touristiques de son île natale, elle était toujours représentée sur des plages de sable blanc, en tenue décontractée ou en train de siroter de l’eau de coco. Ce choix d’exploiter la beauté, les corps ou les spécificités des femmes caribéennes pour promouvoir les territoires dont elles sont originaires en surjouant d’une esthétique dite « exotique » ne date pas d’hier et s’inscrit dans un « branding » contemporain de la Caraïbe qui prend racine dans l'imaginaire colonial, où les corps des peuples non-blancs font partie intégrante du paysage et constituent un outil de marketing pour vendre les Caraïbes aux Occidentaux.
la première image met en scène des cueilleuses dans une plantation de coton en Barbade au 20e siècle et la deuxième image, quatre femmes noires se tenant debout devant une plantation de canne à sucre, face caméra
Image 1 : ‘Barbados cotton pickers’ (carte postale du 20e siècle) issus de la collection de carte postales du Barbados Museum & Historical Society / Image 2 : ‘FAFO’, oeuvre collective des artistes Risée CHADERTON-CHARLES, Jalisa MARSHALL, Joy MAYNARD, Amber NEWTON et Kia REDMAN

En retraçant et questionnant l’histoire coloniale barbadienne, les artistes Risée Chaderton-Charles, Jalisa Marshall, Joy Maynard, Amber Newton et Kia Redman se sont intéressées au support de la carte postale, et sous le commissariat de Natalie McGuire, se sont associées afin de créer des œuvres visuelles critiques de ces représentations. Ces œuvres sont présentées au Barbados Museum & Historical Society depuis juillet 2023, dans l’exposition temporaire « LOOKA : Dismantling the Colonial Gaze ».

Selon Jan N. Petierse dans Colonialism and Western Popular Culture, la carte postale met en scène l’exploitation de populations indigènes par les occidentaux dans des espaces d’abondance naturelle ou de plantation, et romantise le labeur, dans le but de promouvoir la productivité des colonies. C’est ainsi que les peuples non-occidentaux sont souvent représentés comme des objets d’études, sans nom, ou meublant le paysage.

Par le biais de leur exposition collective, les artistes font le choix de se réapproprier cet imaginaire et de replacer les femmes barbadiennes au centre de la narration. L’une des œuvres, « FAFO », est particulièrement parlante, du fait de l’insertion du texte dans la composition de l’image. On peut y lire : 

« I’ve heard enough from old white men » – J’en ai assez entendu du viel homme blanc

« Nope » – Non

« Not for sale » – Pas à vendre

« White tears » – Larmes blanches

« Joy » – Joie


Sur la photographie, les quatre artistes se tiennent debout dans un champ de canne, les unes à côté des autres, et défient du regard le spectateur. Elles sont provocatrices autant dans leur posture que par le langage employé (elles utilisent le slang, un langage  considéré comme non-conforme et familier dont l’équivalent en français serait l’argot) et rétablissent quelque chose qui a été enlevé aux femmes de l’époque esclavagiste : la parole. Il s'agit d’une parole qui traverse les cycles générationnels de souffrances, d’exploitation, d’oppression sociale et de silenciation, brisées ici par la désobéissance, le rappel de leur agency, mais aussi le courage de pointer du doigt leurs oppresseurs. Les paysages sociaux dans la Caraïbe sont fortement influencés par les rapports entre race, genre et classe, qui ont défini la société de plantation. Ainsi, une partie des réalités actuelles ne sont que les versions contemporaines des passées. Dans cette phrase : « J’en ai assez entendu du viel homme blanc » on peut voir dans la figure du « vieil homme blanc » le maître de la plantation, ou bien en élargissant les champs, une personnification du capitalisme et du concept de domination blanche.

la première image met en scène une vendeuse de poterie, et la seconde image plus contemporaine, une vendeuse de poterie qui casse les céramiques et arrache le décor de la scène
Image 1 : 'Pottery Seller' carte postale issus de la collection de cartes postales du Barbados Museum & Historical Society / Image 2 : ‘Not for sale’ par Kia Redman issus de l'exposition 'LOOKA : Dismantling the Colonial Gaze'

Un autre œuvre attire l’attention. Il s’agit de la photographie « Not for sale » de Kia Redman. Elle revisite la populaire carte postale « Pottery Seller », portrait plein-pied d’une vendeuse de poterie barbadienne. Sur le cartel on peut lire :

« Il est temps de bouleverser la longue histoire de l'exploitation des corps noirs barbadiens. Not for Sale rompt ce récit car la femme, anciennement connue sous le nom de vendeuse de poteries, reprend son pouvoir en jetant la poterie au sol, se débarrassant ainsi de l'identité superficielle qui lui a été conférée. Sa résistance active se poursuit lorsqu'elle fait dos à la caméra, refusant de montrer son visage, mettant ainsi un terme à la conversation injustifiée qui dure depuis des siècles entre le sujet contraint et son public invisible. Dans sa dernière tentative d'auto-réclamation, elle détruit la toile de fond fictive et idéalisée pour révéler la véritable réalité de sa vie, de sa culture et de son identité. »

C’est une représentation hautement symbolique qui s’oppose au colonial gaze (regard colonial) de l’impérialisme britannique et du tourisme. Dans cette photographie, l’artiste offre à la vendeuse de poteries la possibilité de sortir de son rôle de femme tranquille et patiente et lui permet de détruire le cadre restrictif qui lui a été imposé. C’est l'expression et la légitimation d’une colère réparatrice, la Black Anger (Colère Noire). Elle souligne le paradoxe d'une société qui craint la brutalité, la violence, le bruit et la colère des femmes noires alors qu'elle leur inflige historiquement une violence sournoise et silencieuse. À travers son travail, Kia Redman permet à la vendeuse de poteries de faire sa révolution et de reprendre sa liberté.


Comme en témoignent les deux oeuvres présentées, LOOKA ouvre une fenêtre sur la condition des femmes caribéennes d’antan mais aussi de maintenant et appuie la nécessité pour les peuples caribéens de se voir autrement que par le prisme du regard occidental, qui les représente comme « les autres », faisant de leur différence non pas quelque chose de valorisant, mais plutôt de curieux, exotique, figé et possédable.

Pour aller plus loin...

Jan Nederveen Pieterse, White on Black: Images of Africa and Blacks in Western Popular Culture, Yale University Press, 1995

Rinaldo Walcott, The Long Emancipation, Moving Toward Black Freedom, Duke University Press, 2021

Toni Cade Bambara, The Black Woman : An Anthology, On the Issue of Roles, Washington Square Press, 1970

À voir aussi …

La bibliothèque numérique Manioc héberge depuis peu Les Rendez-vous numériques de l’histoire de l’art des Antilles en collaboration avec le CNRS et INHA et l’épisode numéro 3 porte sur l’essor aux Antilles de la carte postale dite « pittoresque ». La Guadeloupe illustrée, 89. Femme (Type n° 4) – Indienne qui a été commercialisée à Pointe-à-Pitre par Albert Caillé, l’un des premiers éditeurs en Guadeloupe de carte postale dans le premier quart du XXe siècle. Elle représente le portrait en noir et blanc d’une marchande indienne, d’origine dravidienne, portant sur sa tête un panier. Cette photographie rend compte de l’engagisme indien qui s’est développé en Guadeloupe entre 1850 et 1880 pour apporter une main-d’oeuvre supplémentaire contrainte en mesure de suppléer les travailleurs libres qui voulaient se libérer des stigmates de l’esclavage. Popularisées par les expositions universelles et coloniales, les cartes postales ethnographiques ont nourri les imaginaires européens donnant naissance à une construction eurocentrée d’une supposée typologie des races. Aujourd’hui, un travail de mémoire se fait par les artistes et les universitaires qui déconstruisent les stéréotypes coloniaux en recherchant les identités et les trajectoires de ces femmes anonymes. L’épisode est à visionner ici :

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