Le carnaval à la Martinique dans les livres anciens. De Saint-Pierre à Fort-de-France, de 1891 à 1935...
Le carnaval, moment de liesse
Dans Madinina « Reine des Antilles »... publié en 1931, le médecin colonial William Dufougeré rappelle que « le carnaval commence le dimanche qui suit le jour des Rois et ne prend fin que le mercredi des Cendres ». (p. 142) Ce qui marque tous les auteurs, c'est cette marée humaine colorée et grouillante. Dans Trois ans à la Martinique publié en 1891, Louis Garaud, vice-recteur de Martinique, rédacteur d'un compte rendu de son séjour dans l'île, écrit : « Ici, la ville entière est descendue dans la rue ; la ville entière a pris le masque ; elle chante, elle danse, elle agite ses grelots ». (p. 62) Dans le roman Cœurs martiniquais, Clémence Cassius de Linval, issue d'une famille blanche créole de Saint-Pierre, et écrivant sous le pseudo Jean Max, raconte, elle aussi : « Partout des fleurs et des lumières, de la musique et des grelots. Le dimanche soir, les rues étaient abandonnées aux masques. C'était une marée montante de costumes extravagants , de déguisements étranges et bigarrés. » (p. 87). Dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré précise :
« Jeunes et vieux y participent, et tout le monde s'amuse franchement ; c'est la vraie fête d'un peuple enjoué qui célèbre par des chansons et par des danses sa joie de vivre au milieu d'une nature exubérante, en oubliant pour quelques instants les soucis de la vie quotidienne. » p. 144
Ce temps de réjouissance est ponctué de rassemblements dans la rue, d'hommes, de femmes et d'enfants réunis dans les chants, la danse, et les rires. Que ce soit chez Louis Garaud, Maxime Petit ou d'autres écrivains, on retrouve l'idée de ce cortège joyeux. Dans Trois ans à la Martinique, Louis Garaud écrit encore :
« Au son de cette musique, l'innombrable cortège des hommes et des femmes marche en mesure, se tenant la main, se donnant le bras, se séparant, s'unissant, se rapprochant selon les mouvements de cette danse accidentée, au milieu des cris, des chants, des rires, dans un déhanchement endiablé, dans une ivresse sans frein. Ah! ce n'est pas le carnaval des riches! C'est le vrai peuple chez lui, souverain dans la rue, en fête extravagante, en joie débraillée (...) » p. 65.
On retrouve des mots presque identiques dans Les colonies françaises : petite encyclopédie coloniale... de Maxime Petit publié en 1902 ; au point, qu'on peut se demander si le second ne s'est pas inspiré du premier pour rédiger ce paragraphe.
« Il faut les voir, par exemple, le jour du carnaval. Au son d'une mélopée plaintive, à la phrase tombante et reprise sans intermittence avec quelques variantes, l'innombrable cortège des hommes et des femmes marche en mesure, se tenant par la main, se donnant le bras, se séparant, s'unissant, selon les mouvements de cette danse accidentée, au milieu des cris, des chants, des rires, dans une ivresse sans fin. » p. 597
Dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré parle quant à lui de « vidée » (sic) :
« Le vidée n'est ni un défilé, ni un cortège, mais une cohue de masques qui suivent en chantant et en dansant un groupe de musiciens. Pressés les uns contre les autres, hommes et femmes s'agitent, dansent, se dandinent, gesticulent, lèvent les bras et reprennent en chœur le refrain à la mode. » p. 147.
Masques et costumes de carnaval
Les descriptions font la part belle aux masques et aux costumes. Dans le roman Cœurs martiniquais, Clémence Cassius de Linval cite les dominos, les Pierrot, les Polichinelles, un clown enfariné, un don Quichotte, la mort, les diables... Elle mentionne aussi des déguisements somptueux comme celui d'un Henri IX, d'un François Ier, ou d'un triboulet (bouffon). Dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré dépeint les costumes de bébé (p. 144) , des nègres gros sirop (p. 145), et du diable rouge (p.146). Mais c'est auprès de Lafcadio Hearn que l'on trouve le plus de détails. Ce dernier vécut un temps à Saint-Pierre comme correspondant du journal Harper's Monthly aux Antilles ; une partie de son oeuvre est ainsi directement inspirée de son passage dans la Caraïbe. Dans Esquisses martiniquaises, il s'attarde tout particulièrement sur les costumes. Il mentionne non seulement les capuchons pointus, les coiffures hautes et les caricatures de costumes de religieux, mais il précise aussi qu'on « voit certaines idées de costumes décidément locales qui méritent qu'on les note : le congo, le bébé ou ti manmaille, le ti nègue gouos sirop (petit nègre à la mélasse), et la diablesse. » (sic) (p. 180). Il décrit ensuite avec minutie ces costumes locaux. C'est encore avec lui qu'on en apprend plus sur les masques :
« Parmi les masques que porte la foule des danseurs, il y en a très peu de grotesques ; en général ce sont simplement des masques en laiton bleu, ayant la forme d'une figure humaine ovale et régulière, et ils déguisent parfaitement bien celui qui les arbore, qui peut cependant voir très clairement derrière ce masque. » p. 182.
Les chars du carnaval
La cavalcade n'est pas composée que d'hommes et de femmes à pieds. Clémence Cassius de Linval dans Cœurs martiniquais (p. 89) relate aussi la présence de chars tout comme le fait un extrait du texte de Paul Boye dans le journal La Paix du 18 mars 1931 repris par Césaire Philémon dans Galeries martiniquaises... Pour ce dernier, il s'agit d'une partie du poème Souvenirs de Mi-Carême, occasion pour Paul Boye d'évoquer le carnaval à Saint-Pierre avec ce char marquant :
« Le char du rhum, du sucre et des cultures secondaires monté par les travailleurs de l'Habitation Pécoul. Juché sur une grosse barrique, le dieu Bacchus tient une bouteille de dimension à la main. Le char est orné de cannes superbes au vert feuillage, de fleurs, de lianes, de branches, de cacaoyers, de caféiers chargés de fruits. » pp. 262-263.
Ce char est suivi de la description de plusieurs autres : le char de la pêche, le char de la Musique, le char de l'Abeille.
L'incontournable Bois-Bois / Bwa-Bwa
Que serait le carnaval de la Martinique sans son Vaval ? Ce que l'on nomme désormais Vaval portait autrefois le nom de Bois-bois. Trois auteurs l'évoquent. Dans le roman Cœurs martiniquais, Clémence Cassius de Linval précise :
« Ce mot, qui ne se rencontre dans aucun dictionnaire, représente à la Martinique, sous la forme d'un mannequin plus ou moins bien réussi, quelque vice ou quelque travers que le peuple sans pitié se croit, à cette époque, le droit de flétrit ainsi. » p. 96
Dans Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, on peut aussi lire :
« Le bois-bois était un mannequin qui caricaturait l'incident le plus impopulaire dans la vie de la ville, ou dans la politique. Après avoir promené avec une feinte solennité à travers toutes les rues de Saint-Pierre, le bois-bois était enterré ou noyé et jeté à la mer. » pp. 183-184
Dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré, avant de détailler la représentation du bois-bois de l'année, explique de même :
« Celui-ci n'est autre qu'un mannequin que l'on porte au bout d'un bâton. Mais ce mannequin a une physionomie propre, et ceux qui sont au courant des petits potins de la ville y reconnaissent telle ou telle personne, nouvelle victime de la malignité publique. » p. 149
Les chansons politiques, satiriques et les chansons d'amour
Le chant et la musique sont au cœur du carnaval, ils en rythment les vidés. Vous trouverez quelques bouts de paroles par exemple dans Trois ans à la Martinique de Louis Garaud (p. 66), dans Madinina « Reine des Antilles »... de William Dufougeré (pp. 145, 147, 149) ou dans Les Antilles filles de France ... de Marthe Oulié (pp. 48, 53). Mais Le carnaval de St-Pierre... est sur ce sujet une perle publiée en 1930 par « un instituteur de la Martinique, M. Victor Coridun, musicographe » (p. 24). L'ouvrage mériterait un article à lui seul tant il est rare et précieux. En effet, Victor Coridun a entrepris de 1920 à 1925 un projet pour recueillir des chansons créoles dont il a donné pour certaines l'origine des paroles. Son ouvrage se décompose en plusieurs sections : chansons politiques, chansons satiriques, chansons d'amour... 45 chansons créoles, 53 pages de musique, le tout est précédé par des extraits d'auteurs qui évoquaient le carnaval ; on retrouve ainsi Trois ans à la Martinique de Louis Garaud, Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, Cœurs martiniquais de Clémence Cassius de Linval cités précédemment.
Dans Esquisses martiniquaises, Lafcadio Hearn revient sur la création de ces chants en 1887 :
« Ce sont deux grandes sociétés de danse rivales, les Sans-Souci et les Intrépides, qui composent et qui chantent des chansons de carnaval, -en général de cruelles satires, dont le sens local est inintelligible pour ceux qui ignorent l'incident qui a inspiré l’improvisation aux mots trop souvent grossiers ou obscènes, et dont les refrains seront répétés dans tous les tours de l'île (...) Et la victime d'une chanson de carnaval ne peut espérer qu'on oubliera jamais son forfait ou son erreur. On les célébrera encore longtemps après qu'il sera enterré. » pp. 175-176.
La danse et les bals masqués
La période de carnaval se caractérise aussi par ses nombreux bals. Comme l'écrit Clémence Cassius de Linval dans Cœurs martiniquais : « les bals succédaient aux bals, les matinées musicales aux soirées. » (p. 88) Après les vidés de l'après-midi vient le temps des soirées. Dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré relate :
« Le vidée ne prend fin que lorsque la nuit est venue ; ceux qui y ont participé vont en hâte se déshabiller et dîner, mais ce ne sera qu'un intermède de courte durée : princes et bébés, dominos et diables se rencontreront à nouveau dans les bals masqués qui dureront toute la nuit. » p. 148
Comme la chanson, la danse est au cœur du carnaval. Dans Esquisses martiniquaises, Lafcadio Hearn offre une courte description de la danse la bouéné : « les danseurs s'avancent en vis-à-vis, ils s'étreignent, se pressent et se séparent pour s'étreindre de nouveau. C'est une danse fort ancienne, d'origine africaine. » (pp. 182-183) Il conclut qu'il s'agit peut-être de celle que décrivait déjà Labat en 1722 avant d'en donner citation.
Enfin, l'un des passages les plus importants consacrés au bal figure dans Trois ans à la Martinique. Louis Garaud consacre toute une partie au bal de masques dans le théâtre de Saint-Pierre pendant le carnaval. Il décrit l'orchestre, la foule compacte dansant d'un même mouvement, le quadrille. (pp. 301-307)
De Saint-Pierre à Fort-de-France
Le carnaval de Saint-Pierre de la Martinique a rempli la littérature jusqu'à ce que la grande éruption de 1902 vienne frapper la ville. Dans Les Antilles filles de France : Martinique, Guadeloupe, Haïti, Marthe Oulié donne une version peu élogieuse du carnaval de Fort-de-France pour se replonger dans le souvenir de Saint-Pierre (pp. 51-53) ; mais dans Madinina « Reine des Antilles »..., William Dufougeré explique : « pendant plus de douze ans, il n'a plus été question du Carnaval, et les joyeuses fêtes populaires de jadis restaient à l'état de souvenir. Mais un quart de siècle s'est écoulé depuis l'année terrible, et comme aucun deuil n'est éternel, les générations nouvelles fêtent actuellement à Fort-de-France le Carnaval, comme on le fêtait jadis à Saint-Pierre. » p. 144 Manioc vous souhaite de passer un agréable temps de carnaval et vous laisse avec ce poème de M. ROSAL cité par Césaire Philémon dans Galeries martiniquaises... (p. 261)
Livres anciens sur Manioc.org évoquant le carnaval à la Martinique
- Cassius de Linval, Clémence, Coeurs martiniquais, Paris : E. Figuière, 1919.
- Coridun, Victor , Le carnaval de St-Pierre (Martinique) : folklore martiniquais, 45 chansons créoles, 24 pages de texte, 53 pages de musique, recueillies de 1920 à 1925, Fort-de-France : R. Illemay, 1930.
- Dufougeré, William, Madinina "Reine des Antilles" : étude de moeurs martiniquaises : avec 63 reproductions photographiques, Paris : Berger-Levrault, 1931.
- Garaud, Louis, Trois ans à la Martinique, [S.l.] : Alcide Picard et Kaan, 1895.
- Hearn, Lafcadio, Esquisses martiniquaises, Paris : Mercure de France , 1924.
- Oulié, Marthe, Les Antilles filles de France : Martinique, Guadeloupe, Haïti, Paris : Fasquelle, 1935.
- Petit, Maxime, Les colonies françaises : petite encyclopédie coloniale. Tome second, Congo, Madagascar et ses satellites, La Réunion, Côte des Somalis, Inde, Indo-Chine, Saint-Pierre et Miquelon, Antilles, Guyane, Nouvelle-Calédonie, Etablissement de l'Océanie, Appendices : 213 gravures, 25 cartes, Paris : Librairie Larousse, 1902.
- Philémon, Césaire, Galeries martiniquaises : population, moeurs, activités, diverses, et paysages de la Martinique, [S.l.] : Ateliers Printory, 1930.
Audio-vidéo sur Manioc.org
- Semeley, Lorelle , Crisis and the Carnivalesque in the Little Paris of the Caribbean, Extrait de : "46ème colloque annuel de l'Association des historiens de la Caraïbe", 12 mai 2014. Université des Antilles et de la Guyane.
- Donatien-Yssa, Patricia , Lorsque la rue parle : le délire comme contre-pouvoir dans la sphère carnavalesque, Extrait de : "Créations, pouvoir et contestation en Caraïbe" : Journée d'études, le 26 février 2015. Université des Antilles et de la Guyane.
Iconographie sur la Banque numérique des patrimoines martiniquais
La photographie Fort-de-France, centre-ville. Carnaval : défilé de chars, parade et les spectateurs dans les rues est extraite de la Banque numérique des patrimoines martiniquais. Vous pouvez y retrouver d'autres iconographies en tapant le mot-clé carnaval.
Les précédents billet du blog Manioc sur le même thème