Le raisinier bord de mer et son champignon : une symbiose indéfectible au secours de la restauration écologique
Introduction
Les forêts littorales sont particulièrement vulnérables à la montée des eaux, à l’érosion et à la dégradation des habitats provoquées par les changements climatiques (Farrer et al. 2022). Ces forêts représentent un réservoir de biodiversité et un habitat pour de nombreuses espèces qui s’y reproduisent (Tuxbury & Salmon 2005). Dans les Antilles, les forêts littorales sont des zones très convoitées en raison de leurs multiples intérêts économiques, touristiques et écologiques. Les pressions anthropiques exercées sur ces forêts provoquent des dégâts considérables sur la régénération naturelle en l’empêchant de se mettre en place. La surface de ces forêts ne cesse donc de régresser. Une stratégie de restauration écologique des forêts littorales consiste à utiliser des arbres adaptés aux contraintes salines des sols. Coccoloba uvifera L (Polygonaceae), communément appelé raisinier bord de mer, est un arbre emblématique des plages de la Caraïbes et de l’Amérique tropicale, qui est utilisé dans la restauration écologique (Figure 1 ; Figure 2a). Il est associé à une diversité de sporophores (partie fructifère du champignon) de champignons ectomycorhiziens en particulier Scleroderma bermudense avec lequel il forme sur ses racines un nouvel organe mixte appelé ectomycorhize. Cette structure souterraine facilite les échanges bidirectionnels entre les deux partenaires de la symbiose : le raisinier fournit des photosynthétats au champignon, tandis que ce dernier contribue à sa nutrition minérale et sa tolérance à la salinité en bordure de mer (Bandou et al. 2006 ; Bullain Galardis et al. 2022 ; Bullain Galardis et al. 2023). De plus, le raisinier résiste aux embruns marins, constituant ainsi un brise-vent contre les alizés. Ses fruits comestibles, pulpeux et pourpres à maturité, sont groupés en forme de grappe et peuvent être transformés en gelée ou en une boisson liquoreuse (Figure 2b). La reproduction du raisinier est aisée par graines, boutures ou rejets de souche. Cependant, il est confronté à une forte pression anthropique notamment pour ses fruits et son bois de chauffage en Guadeloupe.
Le raisinier est considéré comme non invasif et introduit dans de nombreuses régions tropicales pour stabiliser les sols littoraux et pour ses fruits charnus et appétissants. Des questions se posent : (i) Quelle est la diversité des champignons associés au raisinier dans sa zone d’origine ? (ii) Quel est le scénario de co-introduction du raisinier associé à S. bermudense ? (iii) La symbiose entre le raisinier et S. bermudense permet-elle de restaurer les écosystèmes côtiers dégradés ?
Diversité des champignons associés au raisinier dans sa zone d’origine
En Guadeloupe (Petites Antilles) et à Cuba (Grandes Antilles), le raisinier est associé à une diversité de sporophores de champignons ectomycorhiziens parmi lesquels le champignon Scleroderma bermudense (Figure 3b), qui s’est révélé prédominant sur les racines du raisiner et en nombre de sporophores récoltés tant en Guadeloupe qu’à Cuba (Séne et al. 2015 ; Bullain Galardis 2023). Sous le couvert des arbres-mères, prolifèrent des plantules issues de semis et de rejets de souche (Figure 2a) dont les racines sont interconnectées grâce à ce champignon. Celui-ci joue un rôle crucial dans la régénération naturelle du raisinier en bordure de mer (Bandou et al. 2006 ; Bullain Galardis et al. 2022 ; Bullain Galardis et al. 2023).
Un scénario inédit de co-introduction de la symbiose entre le raisinier et Scleroderma bermudense
En zones d’introduction, les racines du raisinier sont colonisées exclusivement par deux espèces de champignon du genre Scleroderma dont l’espèce S. bermudense abondante dans les Caraïbes mais inconnue ailleurs (Sène et al. 2018). Cette espèce de champignon, en forme de vesses-de-loup partiellement enfouies, libèredes spores qui s’accumulent dans le sol (Figure 4a). Les fruits, tombés au pied de l’arbre dans leur milieu d’origine, sont débarrassés de la pulpe par les rongeurs et par l’homme (Figure 4b). En séchant, les graines retiennent les spores dans leur tégument (Figure 4c). Grâce à cette transmission spontanée et inédite, le raisinier emporte dans ses graines des spores de S. bermudense dans son périple planétaire. En effet, des graines importées de Guadeloupe germent dans les pépinières du Service des Eaux et Forêts au Sénégal (Figure 5a). Cerise sur le gâteau, elles donnent des plants dont les racines sont colonisées par S. bermudense, sans que le champignon soit sciemment introduit (Figure 5b). Les spores du champignon se trouvent donc sur le tégument des graines. A la question de savoir pourquoi S. bermudense et pas les autres champignons associés au raisinier dans sa zone d’origine, on pourrait répondre que ce champignon produit beaucoup de spores et aurait ainsi plus de chance de s’incruster en grande quantité sur les téguments des fruits.
Figure 5. (a) Raisinier en pépinière au Sénégal, (b) Racines du raisinier colonisées par Scleroderma bermudense, (c) Ectomycorhizes blanches typiques de Scleroderma bermudense (source : Amadou M. Bâ). CC-BY-NC-ND
La symbiose entre le raisinier et Scleroderma bermudense dans la restauration écologique
Au Sénégal, en collaboration avec le Service des Eaux et Forêts et l’Association des jeunes « Fonk Ligueey » de la localité de Guédiawaye, nous plantons avec succès le raisinier avec son partenaire fongique S. bermudense le long des routes côtières menacées d’ensablement (Figure 5 ; Figure 6a, b et c). Les arbres permettent de fixer les dunes sur lesquelles sont installées ces chaussées et de protéger les cuvettes maraîchères plus en amont. Le projet prévoit de border 17 km de voies dans la région de Dakar avec des raisiniers. Le raisinier est, avec le filao, un des rares arbres capables de pousser sur des sols de dunes très pauvres en nutriments, cumulant stress hydrique et salin. En effet, le raisinier n’est arrosé que par les embruns et de rares pluies d’hivernage, pendant 3 mois de l’année, et le sol y est constitué de sable salé (Sène 2016).
A Cuba, en partenariat avec la Municipalité de Manzanillo et l’Université de Granma, nous conduisons un projet de restauration des sols dégradés par le sel le long de la côte est (Figure 7). Le projet vise à réintroduire le raisinier là où il a disparu à cause de la forte pression anthropique. Pour cela, des raisiniers sont inoculés en pépinière avec le champignon S. bermudense avant d’être transplantés sur le site à restaurer. Nos résultats montrent un effet bénéfique remarquable de l’inoculation avec S. bermudense sur la croissance et la tolérance à la salinité du raisinier après 12 mois de plantation (Bullain Galardis 2023 ; Bullain Galardis et al. 2023).
Le succès des plantations au Sénégal et à Cuba devrait nous conduire à envisager des plantations de raisinier et son champignon dans les enclos dits de régénération mis en place par l’ONF (2020-2021) sur des plages de Guadeloupe.
Références bibliographiques
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