Frankétienne (1936-2025) : peintre, écrivain et pédagogue haïtien

Troisième avec Césaire et Glissant de la trilogie à qui Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau ont dédicacé l’Éloge de la créolité (Gallimard, 1989), Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent dit Frankétienne est né le 12 avril 1936 dans la région de l’Artibonite en Haïti. Abandonné par son père, un industriel américain, il est élevé par sa mère, Annette Étienne et son père adoptif, Joseph Volcy, une personnalité du quartier de Bel Air à Port-au-Prince, un quartier populaire où Frankétienne habita presque toute sa vie avant de déménager à Delmas à la fin du XXe siècle. À l’école, il se montre pendant plusieurs années un élève dissipé et peu studieux avant de devenir un brillant étudiant. Pendant ces années, il joue aussi un rôle de mentor auprès de ses frères et sœurs plus jeunes.
Au début des années 1960, il fréquente régulièrement le salon littéraire organisé par la romancière Marie Vieux-Chauvet (1916-1973) et un groupe de poètes : Davertige (1940-2004), Serge Legagneur (1937-2017), Roland Morrisseau (1933-1995), Anthony Phelps (1928-2025) et René Philoctète (1932-1995) connu sous le nom d’Haïti Littéraire. Ce groupe crée une revue radiophonique, Prisme, qui mélange poésie, pièces de théâtre et critique culturelle diffusée tous les dimanches sur Radio Cacique à partir de 1960 et publie la revue Semences à partir de 1961. Ils critiquent l’école indigéniste qui avait prospéré dans les années 1930 et s’inspirent du Dadaïsme, du Surréalisme et du Cubisme pour créer une poésie et un art humaniste et onirique.
C’est à cette période en 1964 et 1965 que Frankétienne publie ses premiers poèmes, Au fil du temps (Imprimerie des Antilles, 1964), La marche (Éditions Panorama, 1965). A partir du milieu des années 1960, le durcissement du régime de François Duvalier contraint à l’exil de nombreux membres du groupe. Franckétienne décide cependant de rester en Haïti et devient le directeur du collège « Les Humanités » dans le quartier de Bel Air à Port-au-Prince, il y enseigne aussi la physique et les mathématiques. Il y rencontre Marie Andrée qu’il épouse à la fin des années 1960.
En 1965, il fonde, avec les écrivains-intellectuels Jean-Claude Fignolé (1941-2017) et René Philoctète (1932-1995) le concept philosophique et esthétique de spiralisme. Il est devenu depuis le plus connu des trois auteurs et le plus facilement associé à la pratique spiraliste.
Il publie son premier roman, Mûr à crever en 1968 et en 1972, la publication d’Ultravocal est considérée comme le manifeste du mouvement spiraliste.
Selon Kaiama Glover, le spiralisme naît d’un désir de remettre en question les conventions littéraires existantes dans les Caraïbes francophones qui restent alors trop ancrées dans l’imitation des modèles classiques de la littérature française. Cette esthétique se caractérise par l’exploration du paysage haïtien et de sa culture populaire et propose des changements radicaux dans la manière dont le romancier représente à la fois les aspects stagnants, tragiques et magiques de la réalité haïtienne. Dans ce cadre, l’œuvre de Frankétienne met explicitement l’accent sur l’énorme richesse culturelle qui se trouve dans la mythologie collective de la vie villageoise en Haïti, dans la sensibilité vaudou des classes dites inférieures et dans l’imagerie vivante des proverbes créoles.
En tant que tel, Frankétienne conçoit le spiralisme comme une esthétique ancrée dans la tradition orale caribéenne, une tradition dans laquelle les histoires sont relayées sous forme de récits cumulatifs et cycliques, temporellement détachés et a-chronologiques, ouverts à l’intervention d’un public profondément impliqué. Sa conception de la spirale est aussi liée aux dimensions les plus universelles du monde physique, dans la mesure où la notion de spirale reflète intégralement la dynamique par laquelle les organismes et les systèmes vivants croissent et se développent.
Il a emprunté cet outil métaphorique aux domaines de la biologie, de la physique et de l’arithmétique comme moyen d’universaliser sa perspective créative, sans jamais abandonner l’espace de l’île. Ses œuvres de fiction en prose, que Frankétienne appelle souvent « spirales », sont des représentations denses et souvent violentes de la réalité haïtienne, qui vont et viennent entre les espaces les plus privés des êtres humains individuels et l’espace large et inclusif de l’humanité commune.
Au début des années 1970, il se lance aussi dans la peinture et tient sa première exposition en décembre 1974 au Consulat d’Italie à Port-au-Prince. Au total, il a peint plusieurs centaines de tableaux au cours de sa vie.
En 1975, il publie Dézafi aux éditions Fardin, premier roman en créole haïtien.
À partir de 1978, il commence aussi une œuvre d’auteur de théâtre créolophone et publie la pièce Pèlin-tèt aux éditions Soleil qui est jouée pour la première fois le 6 juillet au théâtre Rex de Port-au-Prince, mais elle est interdite par le pouvoir duvallieriste et Frankétienne doit s'éloigner du théâtre. Il revient sur scène en 1983 avec Zago Loray, suivi rapidement par Bobomasouri (1984), Kaselezo (1985), Totolomannwèl (1986), Minwy mwen senk (1987), Kalifobobo (1987) et Foukifoura (1999). Ces pièces à petite distribution reposent sur un dédoublement des rôles qui rappelle les cérémonies vaudou où un sujet peut être possédé avec succès par plusieurs loas ou esprits. Le symbolisme accessible de Frankétienne, issu de la culture traditionnelle, est contrebalancé par des techniques de distanciation brechtiennes et une organisation ludique de l'action.
Malgré son œuvre prolifique et sa renommée parmi les Haïtiens en Haïti et à l’étranger, l’œuvre de Frankétienne est restée pendant plusieurs décennies plongée dans un silence presque total en dehors de son île. Ayant choisi de rester en Haïti tout au long de la période extrêmement répressive et silencieuse des présidences Duvalier, de peur d’être empêché de revenir, il a passé la majeure partie de sa carrière d’écrivain dans un isolement relatif - au sens littéral et physique du terme - par rapport au « courant principal » de la littérature de la région des Caraïbes. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que ses œuvres ont fait l’objet d’une attention critique soutenue dans un contexte national et international.
En 1979, le magazine français Demain l’Afrique lui consacre quatre pages. Sa pièce Kaselezo est présentée à Beaubourg à Paris en 1986 et, en 1987, au Festival de théâtre des Amériques à Montréal, la même année la revue Dérives de Montréal lui consacre un numéro spécial. En 1988, il est Ministre de la Culture d’Haïti sous la présidence de Leslie Manigat

Dézafi occupe une place fondatrice pour le mouvement de la créolité qui dédie l'Éloge de la créolité en 1989 à Frankétienne, à Aimé Césaire ainsi qu'à Édouard Glissant. En 1998, un premier livre, L’Oiseau schizophone, est réédité à Paris par Jean-Michel Place qui reprendra en 2000 Les Affres d’un défi ; et enfin les éditions Vents d’Ailleurs reprennent en huit volumes Les Métamorphoses de l’Oiseau schizophone (2004-2005). Il se voit attribuer le prix Carbet en 2005 et une partie de ses œuvres littéraires est rééditée par des maisons d’éditions françaises, notamment Vents d’ailleurs et Hoëbeke au début des années 2000. En 2010, il est fait Commandeur des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture français.
Frankétienne meurt le 20 février 2025 à Delmas où il résidait depuis plusieurs années.